N°14 / Les multiples visages des crises Janvier 2009

L’occultisme et quelques subcultures « jeunes ».Une première approche.

Stéphane François

Résumé

L’auteur montre dans ce texte comment les thèmes occultistes se sont diffusés hors de leurs subcultures initiales vers les subcultures dites « jeunes » et comment ceux-ci sont devenus des éléments constitutifs de certaines de ces subcultures jeunes, en particulier celle dite « gothique ».

The autor shows in this text how occultist thesis are distributed outside their original subcultures to the subcultures so-called « young »and how they are became woven into fabric of some of these youth subculture, especially so-called « gothic ».

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Nous allons nous pencher dans cet article sur la diffusion, et la recomposition, de l’occultisme dans les subcultures, en particulier dans celles connues sous les expressions génériques de « musique industrielle »1 et de « gothique »2, des milieux culturellement et sociologiquement assez proches3. Ceux-ci sont l’une des multiples manifestations des subcultures, connues sous l’appellation générique d’« underground », nées dans le sillage de la contre-culture des années soixante, mélange de culture « pop » et d’agitation estudiantine. Ces subcultures ont proposé des modèles alternatifs de vie. L’analyse de ces milieux, à la confluence de l’occultisme, des avant-gardes artistiques et la culture populaire, « pop », pour reprendre l’expression consacrée, est essentielle à la compréhension des évolutions spirituelles et sociales de la culture occidentale comme l’explosion des pratiques néo-païennes, des milieux gothiques, satanisme, etc. Nous essaierons donc dans cette étude de mettre en évidence ce phénomène qui a permis la recombinaison et le redéploiement de cet occultisme dans ces subcultures.

Comme il a été dit ci-dessus, il s’agit de phénomènes marginaux et donc en tant que tel, ces milieux sont organisés de manière alternative : il existe dans chaque catégorie musicale une presse spécialisée légale vendue en kiosque et une non officielle (les « fanzines »), des circuits alternatifs de production musicales et de diffusion propres : magasins spécialisés et vente par correspondance. Cette marginalité est revendiquée et assumée. Notre étude s’appuiera donc principalement sur un corpus de textes issus de diverses revues des milieux étudiés, en particulier la quasi totalité des numéros des magazines Elegy, D-Side, ainsi sur des numéros des publications suivantes : Acéphale ; L’âme électrique ; Anhstern ; Aorta ; Cynfeirdd ; Dagobert’s Revenge ;Descent ; Hammer Against Cross ; Omega ; L’Originel ; Raven’s Chat ; Runen ; Spectrum ; Symposium ; Tyr : Myth, Cultur, Tradition. Elle s’appuie aussi sur l’analyse des sites Internet de certains groupes de première importance de ces scènes dont les sites suivants : welcome.to/bloodaxis ; www.deathinjune.net et www.boydrice.com

I/Définitions

Afin de mieux cerner cette contamination, il est nécessaire de définir quelques termes, dont l’ésotérisme et l’occultisme. Premièrement, l’ésotérisme. Selon Antoine Faivre, il existe six contenus sémantiques présents dans ce terme4 : le terme « fourre-tout » ; le discours volontairement « crypté » ; l’ésotérisme traditionaliste d’un Guénon ; le discours gnostique ; et enfin, l’approche universitaire. Le premier sens nous intéresse particulièrement par son aspect confusionnel. Il mêle en effet allégrement dans les rayonnages des librairies l’ufologie, les « mystères de l’histoire », le channeling, la divination sous toutes ses formes, la franc-maçonnerie, le New Age, le néo-paganisme, la Wicca, la parapsychologie, les expériences de mort imminentes, etc. Cet aspect confusionnel va se retrouver tout au long de notre démonstration, d’où son importance.

Ces différences de signification ont fait dire à Jean-Pierre Laurant que la pensée ésotérique pouvait être vu comme un « “mot autobus” où montent des gens qui ne se connaissent pas et qui descendront à des haltes différentes sans s’être parlé, mêlés à d’autres voyageurs, au hasard du trajet, n’ayant en commun que la destination5 ». Complétant cette définition assez poétique, mais fort juste, Jacques Maître estime, quant à lui, que l’ésotérisme peut être vu comme un « mode d’existence souterrain de visions du monde qui se veulent alternatives aux savoirs “officiels”6. » Néanmoins, malgré cette impression d’hétérogénéité, il a été possible d’en établir une critériogie, notamment celle devenue classique d’Antoine Faivre qui distingue six composantes, dont quatre essentielles (les correspondances, la Nature vivante, l’imagination et les médiations, l’expérience de la transmutation) et deux accessoires (la pratique de la concordance et la transmission).

Cette critériologie a été reprise par Jean-Pierre Laurant dans ses travaux, constatant qu’elle avait le double avantage de diminuer les risques de confusions même si ce chercheur s’éloigne par la suite d’Antoine Faivre sur le point de la transmission, soulignant que la pensée ésotérique développe dans l’histoire des modes spécifiques de transmission où prédominent l’oralité, la relation personnelle de maître à disciple, l’initiation et, dans une moindre mesure, le secret. Nous verrons dans cette étude que ces caractéristiques ne sont que très secondaires pour les objets de notre analyse.

En effet, nous avons constaté lors de l’analyse des pratiques culturelles des catégories étudiées que celles-ci quittent rapidement le champ de l’ésotérisme stricto sensu. Nous nous sommes assez vite trouvé en présence de milieux et de pratiques sociales « […] dont les champs recoupent celui de l’ésotérisme sans s’y confondre », de « fausses sciences que le besoin croissant d’irrationnel multiplie, d’autant que nombre d’entre elles s’avancent sous le masque ésotérique ou, à tout le moins, se couvrent du mot7. »

Du fait de ce constat, nous emploierons donc plutôt le terme d’« occultisme ». En effet, celui-ci est souvent associé dans le langage courant, au mot « occulte » et à ses dérivés, qui renvoient à ce qui est caché, masqué. De plus, le mot « occulte » renvoie aussi à une doctrine à la fois de nature religieuse et de culture populaire, l’« occultisme »8 donc, qui fait non seulement référence à une histoire, ou à une politique, qui serait cachée (pour des raisons innommables), mais aussi à une série de pratiques sociologiques (la création de « sociétés secrètes » et l’inscription de celles-ci dans une filiation continue de ces « sociétés ») et de pratiques religieuses dont la magie, le contact avec des entités supranaturelles et les rites initiatiques9.

II/Contextualisation historique

Ce travail de définition étant fait, il s’agit maintenant de situer historiquement notre sujet. Pour faire simple sans pour autant sombrer dans le simplisme, nous pouvons dire que les milieux subculturels « occultistes » que nous allons étudier sont l’une des multiples manifestations de l’underground, né dans le sillage de la contre-culture des années soixante, mélange de culture « pop », de thèses alternatives et d’agitation estudiantine. La contre-culture, l’underground et l’occultisme ont en effet une longue histoire d’échange et de fécondation mutuelle, comme a pu le montrer Jean-François Bizot dans son livre consacré à l’underground10.

Longtemps confiné dans des milieux marginaux, « underground » pour reprendre l’expression de Bizot, la forme d’occultisme qui nous intéresse s’est exotérisée, c’est-à-dire qu’elle s’est diffusée dans de nouveaux milieux dont ceux étudiés, perdant dans le même temps son côté marginal et occulte : cet occultisme est devenu « mainstream » culturellement, c’est-à-dire qu’il est devenu un élément constitutif de la culture populaire de cette époque. Cette exotérisation s’est brutalement manifestée dans la culture populaire des années soixante avec la publication, en 1960, du Matin des magiciens du couple Jacques Bergier et Louis Pauwels11. Cet ouvrage un peu bâclé (la table des matières annonce même un chapitre inexistant) est l’un des phénomènes éditoriaux importants des années soixante. Le succès surprendra même ses auteurs. Ce livre ne cessera pas d’être réédité à la fois aux Éditions J’ai lu et dans la collection « Folio », la collection « de poche » de Gallimard, et cela, sans compter sur la dizaine de traductions qu’il suscitera. Ainsi, il s’est écoulé, rien qu’en France, environ un million d’exemplaires depuis sa parution.

III/ L’exotérisation : des années soixante-dix aux années quatre-vingt

Les auteurs exploiteront ce succès en fondant l’année suivante une revue, Planète, qui revue a permis aux thèmes occultistes, théosophistes, d’« histoire mystérieuse », etc. aussi scientifiques et artistiques d’avant-garde de se diffuser hors des cercles restreints de son public habituel. Dès sa création en 1961, cette revue culturellement incorrecte, déchaîna les passions en revendiquant une guerre contre une culture établie figée, fermée, morose, qui n’était plus contemporaine selon ses animateurs de son époque. Pour cela, elle proposait une ouverture d’esprit aux idées insolites, aux « faits maudits », à l’étude des savoirs et des civilisations perdus, mais aussi à la littérature et à la vulgarisation scientifique, à la contestation des frontières (interdisciplinarité), en refusant les partis pris idéologiques. Son succès fut prodigieux : son tirage atteignait les cent mille exemplaires et elle avait suscité trois éditions étrangères12.

Cette diffusion a touché une population jeune ayant une culture assez sommaire cherchant de nouveaux référents que ceux proposés par la société de l’époque comme le montre le succès de Planète et des collections comme « L’aventure mystérieuse » des Éditions J’ai lu ou « Les mystères de l’univers » des Éditions Robert Laffont, qui lui sont contemporaines. En effet, parallèlement au désintérêt pour le christianisme et à la décomposition, à cette époque, des formes classiques du religieux, la civilisation occidentale a connu, par un mouvement de balancier, un phénomène de recomposition du religieux, notamment à travers l’apparition d’une nébuleuse spiritualiste foisonnante, elle-même issue des contre-cultures post Mai 68. Concrètement, cette période, corrélativement à la remise en cause des valeurs dominantes de l’Occident, a connu une crise métaphysique, voire mystique pour certains, a abouti à la fois à la (re) découverte des spiritualités de l’Orient, à la mode des gourous, mais aussi à la diffusion de toute une subculture aux intérêts occultistes variables.

L’une des conséquences de ce phénomène est une dilution qualitative des thèmes ésotériques, au profit de l’occultisme. En effet, dans les années soixante-dix et dans un curieux relativisme culturel, de jeunes gens mettaient sur le même plan des références aussi diverses et diversement comprises que l’ésotériste René Guénon, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, l’ufologue Erich von Däniken, les « gourous » indiens, la culture pop (musique, cinéma, bande dessinée, etc.) et les références alternatives. Dès lors, le moindre livre écrit par un inconnu sur le thème de l’« histoire mystérieuse », du paranormal, des vampires ou des ovnis se voyait tiré à cinquante mille exemplaires. De cet étonnant bouillon originel émergeront les objets de notre étude. En effet, en retour, ce relativisme culturel a permis une recombinaison innovante des thèses occultistes dans de nouvelles subcultures, a priori éloignées de ces milieux, donnant naissance à une interpénétration et à une fécondation mutuelle.

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Ainsi, la vague contestataire de Mai 1968 a permis à de nouveaux dessinateurs issus de ses rangs d’exprimer leur intérêt pour les thèmes occultistes/ésotériques/spiritualistes. Pour s’en convaincre, il suffit simplement de se pencher sur une bande dessinée culte dans les milieux subculturels, L’Incal, mise en image par Moëbius sur un scénario d’Alejandro Jodorowski. Celle-ci nous familiarise, au travers d’une trame narrative classique, et en six volumes tout de même, avec des thèmes ouvertement occultistes/ésotériques comme la mystique de l’Empire, l’androgyne alchimique, la théorie des cycles, la place du Bien et du Mal, le Chaos en tant qu’ordre, la tentation prométhéenne, l’harmonie avec la Nature, etc. Mais il est vrai que Jodorowski, bon connaisseur de l’occultisme et de l’ésotérisme, spécialiste des tarots, est une figure importante de la culture underground : il a été cinéaste, nous allons bientôt en reparler, scénariste de bandes dessinées et membre fondateur, avec Roland Topor et Fernando Arrabal, du groupe néo-surréaliste Panique. Cette exotérisation est aussi flagrante dans les bandes dessinées de Philippe Druillet à l’irrationalité symboliquement puissante.

Dès lors, une partie de l’imaginaire occidental, dont font partie l’ésotérisme et l’occultisme, semble avoir trouvé refuge dans les bandes dessinées. À ce titre, celles d’Hugo Pratt sont passionnantes par leur richesse symbolique et leur érudition. Son personnage le plus célèbre, le « gentilhomme de fortune » Corto Maltese, créé en 1970, vit des aventures se situant entre 1905 et les années vingt. Une période des plus riches sur le plan politique et historique qui lui permet de rencontrer des personnages aussi divers qu’Enver Pacha, Ernest Hemingway, Staline, Ungern-Sternberg, Jack London, Gabriele d’Annunzio, Herman Hesse, etc. Mais surtout, cette bande dessinée acquiert au fur et à mesure un côté ésotérique, notamment dans Les Helvétiques, Les Celtiques, Fable de Venise. Ce thème éclate dans toute sa splendeur dans la dernière aventure de Corto Maltese, , publiée quelques années avant la mort de l’auteur.

Ces dessinateurs ont aussi redécouvert, à cette époque, leur patrimoine régional composé de légendes et de contes tombés païens en déshérence, chez Servais (La Tchalette) ou Comès (La Belette, Silence, Iris) par exemple. Cet enracinement se double souvent d’une critique de la modernité comme le montre la trilogie du couple Enki Bilal (dessins) et Pierre Christin (scénario), La Croisière des oubliés, Le Vaisseau de pierres et La ville qui n’existait pas, celle de Jacques Tardi sur un scénario de Pierre Christin, Rumeur sur le Rouergue, où s’exprime la défense d’un art de vie, rural, anti-consumériste, refusant l’idéologie du progrès. Cette bande dessinée est particulièrement intéressante, car les thèses gauchistes/alternatives rencontrent le régionalisme et le folklore. Ainsi, la mythologie, les légendes et le fantastique ouvrent à divers degrés de nouvelles portes laissant s’exprimer des forces anciennes magiques et païennes. En outre, les thèmes à connotation historiques y sont souvent archétypaux et les références appuyées à une mentalité païenne fréquentes.

Cette thématique se retrouve alors fréquemment dans le cinéma avec des films comme The Wicker Man de Robin Hardy, profondément païen, ou La montagne sacrée et El Topo, films hallucinés et mystiques de l'incontournable Alejandro Jodorowski. Enfin, il ne faut surtout pas oublier que l’occultiste anglais Aleister Crowley fut célébré dès les années soixante par le cinéaste expérimental américain Kenneth Anger. Cependant, l'étude des thèmes occultistes dans le cinéma ne sera pas abordée dans ce travail du fait de l'importance de la production cinématographique. Nous pouvons quand même citer les œuvres suivantes : Excalibur de John Boorman, L’Exorciste, etc.

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Les thèmes occultistes ont aussi été diffusés auprès des milieux underground par les groupes de rock de cette époque : il est notoirement connu qu’Aleister Crowley, pour ne prendre que cet exemple, a influencé assez profondément des groupes importants de cette époque comme les Beatles (il figure sur la pochette de Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band - première ligne en haut à gauche, deuxième visage), les Rolling Stones, Led Zeppelin (son guitariste Jimmy Page est un grand collectionneur d’objets lui ayant appartenu et a été le propriétaire de Boleskine, l’une de ses demeures), Ozzy Osbourne, le premier chanteur de Black Sabbath, David Bowie ou plus récemment Sting. Dès lors, Crowley devient une figure importante de la contre-culture, une situation favorisée par l’apparition d’une « branche noire » en son sein. Mais, il s’agissait, il ne faut pas l’oublier de l’underground de l’underground, c’est-à-dire d’un milieu peu du grand public.

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Enfin, les thèmes occultistes se sont diffusés grâce à un genre littéraire longtemps considéré comme mineure, l’Heroic fantasy. Ce registre est apparu dans les années vingt en Grande-Bretagne sous la plume de Robert E. Howard avec Conan le Barbare, une œuvre influencée par les mythes de Mésopotamie, en particulier sumériens. Cependant, les lettres de noblesse de ce genre ont été données, outre Tolkien, comme grands auteurs d’Heroic Fantasy, Fritz Leiber et son Cycle des Épées, Michael Moorcock et son Elric le Nécromancien, David Edding et Belgariade, etc., le panorama complet étant impossible à faire.

Globalement, l’Heroic Fantasy est une dérive de la littérature arthurienne et/ou celtique. Elle est aussi beaucoup influencée par les sagas scandinaves, les Eddas, la symbolique du combat entre chevalier et dragons et par les épopées anglo-saxonnes de l’An mille telles que le Beowulf. Cette littérature est aussi très largement imprégnée de la notion de « géographie sacrée ». Elle est aussi marquée par l’aspect initiatique, notamment celle du héros. Le thème récurrent de cette littérature est une quête mystique ou d’un objet mystique (Graal, Excalibur, l’Anneau…), voire une quête guerrière : ce genre est aussi connu sous l’expression Sword and Sorcery (Épée et Sorcière).

Cette littérature s’est développée de façon prolifique dans le monde anglo-saxon, à la suite des livres de l’universitaire anglais John Ronald Reuel Tolkien qui lui donna ses lettres de noblesse. Son œuvre est fortement influencée par les mythologies nordique et celtique. Ce fervent catholique conservateur serait d’ailleurs très surpris de son nouveau public. J. R. R. Tolkien est un auteur important dans notre étude car son œuvre est une mise en garde contre la tentation prométhéenne de nos sociétés techniciennes. D'ailleurs, ce sont les hippies, autres contempteurs de la modernité technicienne qui l’ont popularisé. Ils y ont trouvé le même désir d’évasion de la société utilitariste dans laquelle ils vivaient.

Ces quelques graines vont germer donnant naissance dans les années quatre-vingt à un second phénomène d’exotérisation de l’ésotérisme/occultisme. Cette seconde exotérisation est née du désir d’acteurs subculturels (évoluant dans les milieux gothiques, néo-folk néo-païen13, Black Metal14, etc.) de compléter d’un côté leur connaissance dans ces domaines et de l’autre, d’agrémenter leurs musiques, les pochettes et les livrets de leurs productions, mais aussi de leurs publications littéraires, de références occultistes.

Lors de cette seconde exotérisation, la bande dessinée a, de nouveau, joué un rôle important. Outre les « classiques » cités précédemment, de jeunes dessinateurs ou scénaristes issus de l’underground des années quatre-vingt ont connu le succès. Deux scénaristes anglais de bandes dessinées sont connus pour leur intérêt pour l’occultisme : Alan Moore et Grant Morrisson. Le premier est connu pour les scénarii de V pour Vendetta, From Hell, Swamp Thing, Miracleman, Batman (pour le volume « Rire et mourir »), Promethea, Tom Strong, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, etc. C’est aussi un romancier et un musicien aux convictions écologistes, anarchistes et adepte de certaines formes de magie. Il participe en outre à la revue occultiste anglo-saxonne Kaos 19. Le second est célèbre pour avoir adapté Chapeau melon et Bottes de cuir en bande dessinée et surtout pour avoir créé Les Invisibles dont le héros a ses traits. En effet, Morrison considère cette série comme une véritable technique magique de transformation personnelle et le personnage le représentant comme un sceau sur lequel il concentre sa magie.

L’un des traits les plus intéressants de cette seconde exotérisation est l’apparition des jeux de rôle. L’univers du jeu de rôle est d’ailleurs fortement symbolique. Nous pouvons y rencontrer d’étranges êtres se côtoyant comme des elfes, des gnomes, des amazones, des fées, des vampires, et des magiciens et des guerriers. Le monde dans lequel se situe le jeu de rôle est une terre semée de périls à surmonter, hantée de spectres et de monstres, jalonnée de cités fortifiées singulières et de temples voués à des cultes inconnus. Bref, un monde imprégné de mythes, notamment celtiques et nordiques. Ces jeux montrent le besoin d’irrationnel et de merveilleux dans une société supposée envahie par le réalisme économique et technologique. Le jeu Vampire : The Masquerade tiré des romans d’Anne Rice, est à ce titre symptomatique. En effet, ce jeu de rôle, qui se joue grandeur nature, est à l’origine d’une subculture vampirique qui se développe considérablement aujourd’hui.

Il existe une autre extension de l’Heroïc Fantasy qui a connu un succès phénoménal dans les années quatre-vingt-dix : la féerie, qui peut être vue comme un intérêt pour le monde merveilleux du « Petit Peuple » du folklore européen : fée, elfe, lutin, etc. L’attrait pour celle-ci touche une large part des jeunes adultes, même s’il est plus important encore dans les milieux influencés par l’Heroic Fantasy, la musique gothique, néo-folk ou métal. Cet engouement pour la féerie se double aussi souvent d’un intérêt pour le celtisme. En effet, ces personnes baignent dans une subculture ouvertement néo-païenne d’inspiration celte et scandinave.

IV/ Une manifestation concrète : le néo-paganisme

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Cela nous amène donc à notre dernier point : le néo-paganisme. Succinctement, le paganisme contemporain, ou néo-paganisme, est apparu dans les milieux artistiques et occultistes du XVIIIe siècle, puis dans les milieux romantiques du XIXe siècle. Par sa nature, il s’oppose aux religions universalistes et prosélytes comme le christianisme et l’islam. La principale composante cultuelle de ce néo-paganisme est une conception panthéiste et/ou polythéiste de la religion. Le néo-paganisme occidental se manifeste principalement par la réapparition de cultes consacrés aux divinités pré-chrétiennes. Cependant, il existe différentes formes de néo-paganisme. La première fait référence à des divinités ou à une tradition cultuelle précise et a généralement un fondement ethnique, il s’agit la plupart du temps d’une reconstruction d’une religion pré-chrétienne fondée sur des recherches historiques ou pseudo-historiques (comme l’odinisme ou le druidisme). La seconde renvoie à un discours écolo-panthéiste de nature universaliste et à un paganisme créé de toutes pièces (néo-sorcellerie Wicca, néo-chamanisme). La troisième enfin regroupe sous le terme générique de paganisme un choix philosophique et/ou artistique qui peut être le corollaire d’un « paganisme politique ».

La fin des années quatre-vingt-dix a vu une explosion de la pratique néo-païenne chez les adolescents et les jeunes adultes, en particulier chez ceux qui évoluent au sein de la subculture dite « gothique », qui fait tant peur aux parents et aux médias. Ces jeunes gens sont surtout réceptifs aux pratiques de la néo-sorcellerie Wicca, un véritable phénomène de société dans les pays anglo-saxons où les adeptes se comptent par centaine de milliers. La Wicca se réfère à une étymologie gaélique, largement contestée, signifiant « sagesse » et/ou « sorcier ». Elle se prétend issue des plus antiques traditions remontant au néolithique. En fait, c’est une religion néo-païenne contemporaine qui se caractérise par une reconstruction totale du passé fondée sur une interprétation de la sorcière. Les membres de cette religion, ou wiccans, croient en l’existence d’un matriarcat primordial pacifique et égalitaire européen centrée sur la femme-prêtresse maîtresse des mystères de la création. La figure centrale du panthéon de ce matriarcat était la déesse mère, qui peut être approximativement identifiée à la déesse de la Fertilité de l’Âge de Pierre.

Le créateur de la Wicca est l’Anglais Gérald Brousseau Gardner, un disciple de l’occultiste Aleister Crowley. Il s’est passionné, à partir des années 1940, pour les thèses d’une ethnologue anglaise, Margaret Murray, qui affirmait l’existence au Moyen-Âge d’une survivance des cultes païens, la sorcellerie. La doctrine de la cette « religion » prête largement à la critique : la Wicca n’est qu’un assemblage de références éclectiques et qu’un « bricolage » spirituel, au sens non péjoratif forgé par Claude Levi-Strauss15.

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Cette question du « bricolage » est l’une des caractéristiques les plus importantes des subcultures dites « jeunes ». En effet, la principale caractéristique des groupes ou des amateurs d’occultisme issus des catégories sociologiques étudiées est le peu d’intérêt pour la notion de filiation, primordiale pourtant pour les sociétés occultistes « classiques »… Ces nouveaux venus sont donc dépourvus de culture profonde dans les domaines ésotériques. De fait, nous sommes plutôt en présence de pratiques « sauvages », c’est-à-dire hors du cadre normatif d’une société initiatique : même s’il y a parfois des références à des « Grands Anciens » ou à des « Maîtres spirituels »16, les groupes occultistes nés dans ces subcultures s’attachent plutôt à citer des occultistes connus, comme Crowley, un personnage d’ailleurs en cours de mythologisation, c’est-à-dire que le personnage historique disparaît au profit d’une image mythique.

V/ Analyse du phénomène

À ce moment de l’étude, il devient nécessaire de nous demander pourquoi ces thèmes occultistes réapparaissent de façon aussi importante et touchent autant ces tranches d’âges. Comme l’a montré Wiktor Stozkowski, « Les idées nouvelles, comme toutes les créations culturelles, n’émergent pas du néant ; elles se nourrissent de l’ancien, en se construisant à partir des brides du passé soumises aux mécanismes qui, sans être déterministes, sont loin d’être chaotiques et impénétrables. À chaque moment historique, le passé offre aux hommes un vaste répertoire de matériaux à partir desquels ils peuvent échafauder leurs œuvres, en transformant, en combinant et en assemblant des éléments que la tradition laisse à leur portée17. » Plusieurs pistes sont donc à suivre. Premièrement, pour les personnes évoluant dans les subcultures musicales, nous sommes en présence d’un phénomène d’imitation : ces personnes imitent les pratiques occultistes ou néo-païennes de leurs groupes ou musicien favoris. Ils peuvent aussi imiter les pratiques de leurs subcultures d’adoption, nous avons vu que celles-ci sont très perméables à ce type de discours. D’un côté, il y a les productions (littéraires, dessinées, musicales, etc.) de certaines personnes actives au sein des subcultures et, de l’autre, un public ayant peu de culture dans ce domaine, mais très demandeur. Enfin, le phénomène des blogs a permis de toucher un nombre plus important de personnes que n’étaient capables de le faire les publications papier spécialisées telles que les fanzines.

Les subcultures, qui sont sociologiquement parlant des microsociétés marginales, ne sont pas pour autant des mondes fermés sur eux-mêmes : il existe des va-et-vient permanents entre celles-ci. En effet, les valeurs de l’une peuvent féconder une autre et revenir modifiées, fécondant en retour leur subculture d’origine. Ainsi, il existe des passerelles assez larges entre les subcultures musicales, les avant-gardes artistiques, les mouvements magiques, le monde des sexualités marginales et le néo-paganisme. Cette proximité offre l’avantage d’accroître leur audience, limitée par définition. Nous pouvons même dire que nous sommes en présence d’une « nébuleuse des hétérodoxies », pour reprendre un concept forgé par Jacques Maître.

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L’une des possibles réponses à cette diffusion de l’occultisme reprend une partie des thèses de Michel Maffesoli. Celui-ci postule la résurgence d’un « paganisme social », perceptible dans la réapparition de valeurs archaïques et d’enracinements dynamiques au sein de nos sociétés. Cette résurgence irrationnelle s’opposerait, selon Maffesoli à la modernité, qui n’est qu’une forme laïcisée de la réduction judéo-chrétienne et qui trouve son aboutissement dans le rationalisme moderne. Il persisterait donc une forme d’irrationalisme culturel qui se manifesterait par des pratiques culturelles persistantes depuis l’Antiquité. Ainsi, la mythologie, les légendes, la féerie et le fantastique, dont l’attrait connaît un second souffle, ouvrent à divers degrés de nouvelles portes laissant s’exprimer des forces anciennes irrationnelles, magiques et païennes. Jean-Bruno Renard considère ce phénomène comme le « retour du surmonté ». En effet, les différentes manifestations du sacré transparaissant dans ces milieux (cultes, pratiques cérémonielles, références à l’occultisme ou à la magie, etc.) peuvent être analysé comme une catégorie, comme une manifestation, du numineux au sens donné à ce terme par Rudolf Otto.

Marcel Gauchet affirme que la sortie de religion « ne signifie pas sortie de la croyance religieuse, mais sortie d’un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et où elle définit l’économie du lien social […] La sortie de la religion, c’est le passage dans un monde où les religions continuent d’exister, mais à l’intérieur d’une forme politique et d’un ordre collectif qu’elles ne déterminent plus18. » En ce sens, l’apparition et l’essor de ces subcultures montrent un besoin important d’irrationnel et de merveilleux dans notre société occidentale désenchantée, utilitariste, envahie par le réalisme économique et technologique. Il s’agit donc d’un besoin de réenchanter le monde.

Les différentes cultures et subcultures étudiées font appel à tout un registre occultiste, païen et merveilleux, qui montre un refus fort d’un monde rationaliste, technicien et désenchanté. Ce refus de l’Hubris, c’est-à-dire de la démesure et l’aspect tragique, autodestructeur, de nos sociétés techniciennes, est particulièrement flagrant dans les bandes dessinées irrationnelles, mais symboliquement puissantes de Philippe Druillet, comme le cycle de Loane Sloane. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si le recours permanent aux mythes européens n’est pas une tentative de représentation collective de soi, dans le sens où il sanctionne l’appartenance à un groupe. En effet, comme ont pu le montrer Claude Lévi-Strauss, Mircea Eliade et Gilbert Durand le mythe est par sa nature même fondateur. Il est le socle sur lequel les cultures, ou les subcultures, se construisent et se projettent dans l’espace et le temps. Le rejet du mythique aux marges de la culture par le rationalisme moderne a désenchanté les sociétés occidentales en détruisant sa place au sein de la culture. Pourtant, le mythe ne meurt pas. De la bande dessinée au cinéma, en passant par les études universitaires, il renaît aujourd’hui spontanément sous différents aspects qui se manifestent par éventail de pratiques.

Ces milieux subculturels en dépit de leurs constructions « culturelles » qui peuvent sembler étrange pour le commun des mortels, peuvent donc être considéré, anthrologiquement parlant, comme une construction identitaire. Claude Lévi-Strauss souligne que « l’identité se réduit moins à la postuler ou à l’affirmer, qu’à la refaire, la reconstruire19 ». Selon lui, elle n’est, en fait, qu’une « sorte de foyer virtuel20 ». En ce sens, la pérennisation des milieux que nous venons de rencontrer est sur le plan sociologique, créatrice d’une nouvelle identité.

1  Celle-ci est une musique extrême apparue dans les milieux artistiques avant-gardistes de la seconde moitié des années soixante-dix. Elle se caractérise par une atonale, bruitiste, d’où le nom, héritière à la fois des expériences les plus radicales de la musique psychédélique, du futurisme, du minimalisme américain de la musique dadaïste et des premiers groupes punks.

2  La scène gothique, musicalement protéiforme, comprend une composante littéraire et artistique. Théâtrale, tourmentée par la religion et la sexualité, profondément mélancolique et nostalgique d’un passé qui n’a jamais existé, cette scène est née des cendres du punk (et, dans une certaine mesure du dandysme du glam rock) au début des années 1980.

3  Ces milieux musicaux et culturels sont nés approximativement à la même époque, quoique la « musique industrielle » est plus ancienne de quelques années, et de la même subculture initiale. Cf. Greil Marcus, Lipstick Traces. Une histoire secrète du XXe siècle, Paris, Allia, 1998.

4  Antoine Faivre, « Qu’est-ce que l’ésotérisme ? », in Catherine Golliau (dir.), L’ésotérisme. Kabbale, franc-maçonnerie, astrologie, soufisme, Paris, Tallandier, 2007, p. 8.

5  Jean-Pierre Laurant, L’ésotérisme, Paris/Québec, Cerf/Fides, 1993, p. 8.

6  Jacques Maître, « Ésotérisme et instances officielles de régulation des savoirs » in Jean-Pierre Brach et Jérôme Rousse-Lacordaire (dir.), Études d’histoire de l’ésotérisme. Mélange offert à Jean-Pierre Laurant pour son soixante-dixième anniversaire, Paris, Cerf, 2007, p. 25.

7  Jean-Pierre Laurant, L’ésotérisme, op. cit., p. 10.

8  Sur les subtilités lexicales différenciant ces « ésotérisme » et « occultisme », cf. les études de Jean-Pierre Laurant, L’ésotérisme, Paris/Québec, Cerf/Fides, 1993, p. 12 et pp. 42-43 ainsi que ses notices « occultisme » et « politique » in Jean Servier (dir.), Dictionnaire critique de l’ésotérisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, pp. 964-967 et pp. 1060-1063.

9  À ce titre, nous utiliserons la définition de la magie faite par Massimo Introvigne : la magie peut être vue comme une pratique immémoriale et amorale qui cherche la reconquête de pouvoirs perdus, permettant à l’homme de devenir l’égal des dieux. Il s’agit donc, pour les magiciens, de retrouver la part divine que l’homme a perdue en chutant. La magie noire, quant à elle, est une tentative de manipulation prométhéenne du sacré au service du sujet agissant désirant s’emparer des pouvoirs mêmes de Dieu, à commencer par le pouvoir sur la vie et la mort. La magie sexuelle peut donc être considérée comme l’utilisation de la sexualité dans des pratiques magiques. Cf. Massimo Introvigne, La magie. Les nouveaux mouvements magiques, Paris, Droguet et Ardant, 1993.

10  Jean-François Bizot, Underground. L’histoire, Paris, Denoël/Actuel, 2001.

11  Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le matin des magiciens, Paris, Gallimard, 1960.

12  Cf., Jean-Bruno Renard, « Le mouvement Planète : un épisode important de l’histoire culturelle française », Politica Hermetica nº 10, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1996, pp. 152-167.

13  Comme son nom l’indique, cette scène musicale se réclame du paganisme européen et des traditions folkloriques européennes.

14  Le Black Metal est une évolution ultra brutale du Hard Rock.

15  « Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements : “Odds and ends”, dirait l’anglais, ou en français, des brides et des morceaux, témoins fossiles d’un individu ou d’une société. », Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1962, p. 32.

16  En effet, l’occultisme, ou les mouvements magiques pour reprendre la typologie forgée par Massimo Introvigne, se caractérise par une référence appuyée à des maîtres spirituels (« Grands Anciens », « Supérieurs Inconnus » à prendre dans le sens « initiés ») dont il se réclame ouvertement, en se plaçant dans la filiation. En effet, toutes les grandes structures occultistes (Golden Dawn, Société Théosophique) seraient nés de textes donnés par des « Supérieurs Inconnus » aux fondateurs de ces structures.

17 Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Paris, Flammarion, 1999, p. 88.

18  Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 11.

19  Claude Lévi-Strauss, L’identité, Paris, Grasset, 1977, p. 331.

20  Ibid., p. 332.

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