N°17 / Littérature et politique Juillet 2010

Lecture critique de La pensée captive

Alexandre Duclos

Résumé

Dans La pensée captive, Czeslaw Milosz propose une analyse comparative de l'évolution de quatre écrivains confrontés au réalisme critique puis au réalisme socialiste. L'approche politique, morale, poétique, psychologique et amicale du poète polonais offre un champ d'analyse inespéré pour comprendre les relations entre littérature et politique et les baliser. L'analyse du texte nous permettra aussi bien de comprendre les réactions violentes du type « cas Majakowski » que la construction de littérateur totalement soumis au politique. Dans tous les cas, il s'agira de comprendre les modalités de l'appropriation de la contrainte, l'étrange fécondité de la censure et les torsions de la langue.

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Introduction

La pensée captive, publiée par Cseslaw Milosz en 1953, est un chef d'œuvre à plusieurs titres. C'est à la fois l'œuvre d'un poète, d'un analyste politique, d'un fin psychologue et d'un historien. L'auteur se donne explicitement pour but de rendre compte de la complexité des rapports entre littérature et politique ou plus exactement, entre littérateur et politique dans les démocraties populaires et particulièrement en Pologne, entre 1945 et 1950. La phase1 qui attire le plus son attention est celle du grand saut : le passage du réalisme critique au réalisme socialiste. Le centre, c'est à dire le parti communiste russe, procède par étape, demandant au départ une littérature qui, par toutes les formes possibles, critique le fascisme, le capitalisme, la décadence des sociétés occidentales (…) avant d'exiger, dans un second temps une apologie du socialisme, limitée dans la forme (on rejettera toute ironie, toute recherche stylistique par trop complexe, sous peine d'être accusé de formalisme). Pendant cette période, les écrivain polonais furent placés devant une exigence d'utilité sociale. Cette utilité sociale devait être concrète et viser l'édification du monde meilleur, du salut terrestre. La méthode des dialecticiens communistes est graduelle, pragmatique et rusée. Ils exigent progressivement et ce rythme de la contrainte, cette intelligence de la contrainte est efficace. On observe dans les lignes de Milosz à la captation de la pensée. La pensée est captive parce qu'elle est contrainte, incarcérée mais encore parce qu'elle captée, c'est à dire attirée, charmée. Ayant activement participé à ce processus2, Milosz l'aborde sans jugement hâtif, considérant toujours la part de séduction, la part de contrainte, le désarroi, les tensions intérieures, les formes de résistances passives à l'œuvre dans l'instrumentalisation des écrivains polonais de son époque.

La lecture critique de cette œuvre que nous nous proposons de faire ici vise trois objectifs : penser l'utilisation de la production littéraire comme un outil politique, observer les limites de cette instrumentalisation et enfin tirer de ce parcours une modélisation du processus de captation de la pensée, du processus complexe d'asservissement de la pensée du littérateur à une cause qu'il n'aurait pas embrassé sans une puissante contrainte sociale.

I) La littérature comme arme politique

Affirmer qu'une littérature reflète un contexte social, et que les conditions matérielles et sociales de la production d'une œuvre la marquent nécessairement relève de l'évidence. L'épisode historique qui nous intéresse ici a ceci de particulier que la littérature y est considérée comme un outil pour transformer le contexte social. On lui donne un rôle immédiatement politique. Les lettres doivent préparer le peuple aux phases successives du matérialisme historique, l'aider par des moyens dérivés à comprendre, c'est à dire à admettre, les fondements idéologiques du léninisme-stalinisme. Par comprendre, on doit ici entendre incorporer. Mais tordre les écrivains aux exigences de la diamat n'est pas une chose évidente, quand bien même les écrivains seraient des communistes convaincus. Il faut les guider, les amener progressivement à suivre précisément les étapes définies par les théoriciens de la révolution.

Cette tension est illustrée par le cas de D.3, poète polonais décrit comme un enthousiaste de la vie. D. est un ivrogne talentueux, un barde imprévisible composant des élégies fabuleuses sur Moscou (Moscou est semblable à Taormina, on y mange plus d'oranges, alors que D. n'aime pas les oranges) quand de telles aventures de l'imagination sont clairement interdites par la doctrine du parti. On le laissera faire avant de resserrer progressivement l'étau sur lui. Le parti utilisera son aura et son talent d'ancien poète de la droite nationaliste avant de l'amener en douceur vers le droit chemin. Le moindre pas de côté aurait signifié sa disparition inéluctable du champ littéraire. Cette tension entre le parti et les écrivains existe encore, dans une certaine mesure, entre les littérateurs et le public et doit être comprise dans toute sa complexité.

La littérature diffuse essentiellement des manières de penser et de sentir et des manières d'agir dans la mesure ou l'écriture est une action. Milosz nous apprend pour l'avoir expérimenté lui-même que si quatre-vingt dix pour cent d'un poème patriotique soviétique relèvent d'un exercice de style quelque peu hypocrite, il en reste dix pour cent qui relèvent d'une intime conviction, obtenue progressivement, presque inconsciemment. Cette conviction est obtenue soit par la cohérence du discours, soit par la persuasion puissante qui émane des actions de l'état et qui possède tous les signes d'une forme de nécessite, de Providence nouvelle. Cette impression ou cette conviction forme ce fond, ces dix pour cent qui comptent et qui ont vocation à croître, à constituer la base de la future construction politique. Observons le cas du poète B. Ce jeune homme, amoureux déçu du genre humain, revient des camps allemands avec une haine féroce de tout ce qui a pu faire naître l'horreur nazie (capitalisme débridé, crise, Occident « décadent », crise de l'humanisme classique).

« B. voyait aussi l'ordre nouveau à portée de main. Il croyait au salut terrestre et il le désirait. Il n'avait que haine pour les ennemis qui voulaient nuire au bonheur de l'humanité. Est-ce que ce ne sont pas des malfaiteurs, ceux qui, dans le moment où la planète entre dans une nouvelle ère, osent dire que, tout de même, ce n'est pas bien d'enfermer des gens dans les camps et de les forcer, par la peur, à proclamer la Nouvelle Foi politique ? Mais qui sont les gens qu'on enferme ? Les ennemis de classe, les traîtres, les canailles. Et cette foi que l'on nous offre, n'est-elle pas vraie ? Voilà l'histoire ! L'histoire est avec nous ! Nous voyons jaillir sa flamme vivante4.

B. écrira quelques œuvres à la gloire de la Nouvelle Foi qui connaîtront un grand succès avant de se suicider avant même la fin de la période stalinienne. Dans ses derniers jours, il parlait sans cesse du cas Majakowski. Il eut des funérailles en grandes pompes sous les étendards du parti, au son de l'Internationale. Cet exemple a ceci d'intéressant que la pureté révolutionnaire récente du jeune B. dépassait de loin les attentes des responsables politiques qui essayaient de calmer ses ardeurs. Du point de vue du parti, il était plus utile dans l'écriture de nouvelle ou de roman que dans la rédaction d'articles théoriques enflammés à laquelle il se consacrait. « Mais personne ne lui a demandé d'écrire des articles, me répondit-on, c'est tout le malheur5 ». En ce sens, même celui qui veut se rendre utile, qui est pris dans le sentiment d'urgence, le sentiment d'utilité, dépasse dans son action les réquisits de la dialectique matérialiste. Il ne réalise pas parfaitement son utilité sociale. Cependant, en tant que symbole et par son action même, cet écrivain eut une utilité sociale et politique. Laquelle ?

Puissance de séduction, que même le lecteur occidental peut comprendre aisément que ce soit en considérant l'impact considérable de certaines figures tutélaires de la révolution comme Wladimir Majakowski, Bertold Brecht, Sergueï Eisenstein, Maxime Gorki, Fadeev, Simonov, (ou encore l'icône du Che) ou en pensant aux icônes de la musique populaire occidentales (Beatles, Michael Jackson...). De cette puissance de séduction découle une fonction de diffusion de normes, de « normalisation » de pratiques, de représentation. En ce sens les artistes permettent une appropriation de la norme. Il devient par exemple normal d'être édifié politiquement lorsque l'on vient se distraire au théâtre ou dans une œuvre littéraire. Il est tout aussi normal pour le spectateur de pouvoir exiger des œuvres populaires, dénuées de snobismes, de complexifications, de symbolismes qui les rendent inaccessibles à la masse (on interdira tout populisme). Il est normal de produire une critique virulente du capitalisme, de la vie en Occident, des ennemis du peuple. Il est normal d'affirmer la validité des fondements du marxisme-léninisme. Il est enfin normal de sacrifier la réalité des faits à l'utilité politique de la vision du monde proposée. Ces éléments qui deviennent normaux, presque inconsciemment, ne constituent ni la trame narrative, ni les points politiques spécifiques. C'est la forme qui créé un fond commun, une manière de penser qui deviendra une base commune.

L'utilité sociale de la littérature asservie ou de la pensée captive, si l'on préfère, s'illustre dans un dernier domaine. Elle complète le champ de l'expérience sociale totale. Le grand roman national, les manuels de littérature, les chansons, les poèmes (jusqu'aux manuels de langue étrangère) racontent la même histoire et décrivent le même monde. Ils font monde6. Ils permettent de rendre cohérente la scène sociale de l'action. Elle ne comporte plus de faille, elle est complète et cohérente. Le bureaucrate du Kolkhoze peut mentir, le responsable politique peut être corrompu, la perspective politique immédiate peut être erronée, peu importe, le fond de pensée commun est passé dans les normes. Le destin du pays est communiste. Cette destinée est commune à toute l'humanité. Il est normal de tout penser en termes politiques, et plus particulièrement dans les mots et les schèmes de la dialectique matérialiste.

Ainsi, une des parts essentielles de la socialisation est en partie maitrisée ou fait l'objet d'une volonté de maîtrise. Cette dernière n'est pas totale mais elle assure du point de vue de ceux qui l'orientent une cohésion minimale. Si nous n'avons pas les moyens de vérifier l'impact de cette littérature sur la population des pays soviétiques par manque de données sur cette période, nous pouvons en revanche suivre Czeslaw Milosz dans sa tentative de compréhension des relations entre les auteurs et la contrainte politique venue du centre.

II) Typologie des réactions, ou les limites des manipulations

Murti Bing

C'est en tant que poète, en tant qu'être sentimental que Milosz théorise les relations entre les écrivains et la contrainte politique. On peut résumer ses analyses en quatre grands thèmes dont les deux premiers sont développés explicitement : l'effet Murti Bing, le Ketman, l'esprit de sérieux et la fécondité de l'auto-censure. Le terme Murti Bing fait référence à un roman de Stanislaw Witkiewicz, Insatiabilité, paru à Varsovie en 1932. Dans ce roman, Murti Bing est un philosophe oriental dont les théories servent de base au développement d'un grand empire sino-mongolo-russe. L'occident est parfaitement décadent face à cet empire organisé. Les artistes s'y vautre dans l'absurde, leur action n'a plus de sens, leur production moins encore. Dans le désarroi, dans la perte générale des valeurs et des repères (bref dans cette situation d'anomie totale) surgissent des petites pilules dites Murti Bing. Elles permettent d'assimiler d'un seul coup toute la philosophie du même nom. Le patient qui ingère la pilule voit son horizon simplifié. Tous les problèmes existentiels lui semblent abscons, tout doute devient pour lui inutile. Il perçoit clairement les modalités de son utilité sociale et désire calmement les réaliser. Cette pilule a un succès clandestin immense et quand vient la grande bataille entre l'Occident et l'Empire oriental, l'Occident se rend, déjà conquis de l'intérieur par sa propre absurdité et le travail discret de la pilule doctrinale. Prophète trop vite confirmé par les faits, Witkiewicz se suicidera au moment précis de l'entrée des troupes soviétiques en Pologne. A partir de cette métaphore romanesque, Milosz balise la question de l'attirance pour la dialectique matérialiste et le léninisme-stalinisme. Les notions essentielles de ce repérage sont les suivantes.

D'une part, le sentiment de vide et d'absurde. La civilisation occidentale ne fait plus sens en 1945, du moins vu de Pologne. Tout y est perçu comme un fourmillement incohérent d'aberrations esthétiques. Ce champ semble se complaire dans la vacuité. Un sentiment de nécessité se dégage de ce premier constat. Il ne peut en être autrement et les nouvelles qui parviennent d'Occident ne viennent pas contredire ce déterminisme. L'écriture qui a du sens doit être celle qui prend une place dans le cheminement de l'humanité vers sa réalisation. Ce mouvement paraît puissant, ou pour le moins, il est revendiqué par une puissance militaire, policière, politique, une puissance qui paraît absolue. Cette nécessité historique ne tarde pas à se transformer en nécessité économique tant l'adhésion à la doctrine officielle conditionne le succès. Mais le succès est en revanche toujours possible. Milosz remarque qu'en Occident, il y a un véritable gâchis de talents. En pays soviétique, tout écrivaillon, pourvu qu'il ait quelque aisance, trouvera son utilité pour le centre et par conséquent son lectorat et son salaire.

Pour synthétiser la notion de Murti Bing, on pourrait dire que la captation de la pensée permet une suspension de l'activité de penser et de douter au-delà des limites de l'utilité sociale. Cette activité devient une forme de communion, scandée par des raisonnements auto-justificateurs. La pensée du monde, qui est d'habitude souffrance et solitude devient ludique et efficace. Peu importe de dire la vérité ou de suivre un chemin solitaire dans les méandres de l'art pour l'art et de la pure relation au symbolique. Ce qu'il faut, c'est pouvoir suivre le grand courant de l'histoire, c'est trouver en même temps un public, une grande œuvre à accomplir, un ordre cohérent dans le monde, une cohérence dans sa vie et surtout un grand repos par rapport au tremblement perpétuel au beau milieu de l'anomie, du chaos qui surgit de la Seconde guerre mondiale finissante. Il ne faut pas négliger cet élément de séduction. Les écrivains, par leur travail et leur sensibilité, se placent au cœur de la langue. Or si une langue est bien ce « poison qui poétise et pense à ta place7 », ils sont les mieux placés pour la ressentir, la subir, la transmettre et la manipuler.

Le Ketman

Le Ketman est une notion de théologie persane rapportée par Arthur de Gobineau et qui correspond à un art de la dissimulation. Le Ketman est un art de paraître plus pieux et plus humble que les plus rigoureux mollahs afin de glisser dans ses discours, une fois acquise la confiance des religieux, de légères variations, puis d'autres encore jusqu'à diffuser ouvertement des doctrines concurrentes, celle d'Averroès par exemple. Dans chaque cas, il s'agit par une grande finesse et un art de la dissimulation, de participer du discours dominant tout en l'infléchissant légèrement. On peut adopter cette posture pour plusieurs raisons. Soit parce que l'on souhaite préserver une dimension nationale au communisme, soit parce que l'on est animé par une pureté révolutionnaire et que l'on est prêt à accepter les vicissitudes du siècle, soit que l'on est croyant et que l'on est décidé à souffrir ce que l'on considère comme un châtiment...

Parce qu'il permet de se développer intérieurement tout en trompant son adversaire, le Ketman est un vecteur de joie et de fierté. C'est toute l'intelligence de Milosz que d'identifier dans l'art de la dissimulation la dimension jouissive individuelle. Certes, la plupart des individus vont développer ce double discours et cet art de cacher, faisant ainsi du Ketman un fait social, mais peu pousseront cet art très loin et chacun construira son plaisir de manière autonome. Plaisir de sentir que l'on trompe, de sentir que l'on domine, de sentir qu'intérieurement, on se préserve de toute influence impure. Il s'agit d'un plaisir pervers (puisqu'il participe essentiellement d'une manipulation) mais simultanément, il s'agit d'une stratégie défensive. Voici donc une forme de jouissance et de valorisation de l'image de soi qui participe d'un jeu avec la contrainte. On joue le jeu sans être dupe et on se construit autour de cette tension.

L'esprit de sérieux

Dans la même veine mais de façon moins claire, Milosz identifie un facteur de captation de la pensée de l'écrivain dans ce que l'on peut appeler l'esprit de sérieux. L'impression d'être dans le vrai, dans un état de conscience qui domine, qui précède et détermine ceux des autres peut être considéré comme le Ketman c'est à dire comme une source continuelle de plaisirs, de fierté et d'autosatisfaction. Deux passages en témoignent :

« L'homme de l'Est ne peut pas prendre les Occidentaux, et en particulier les Américains, au sérieux, justement parce que la plupart n'ont pas passé par les expériences décisives -celles qui nous instruisent sur la relativité de nos jugements et de nos habitudes8 ».

« Un habitant des pays occidentaux ne se rend absolument pas compte du fait que des millions de ses congénères, extérieurement, semblerait-il, plus ou moins pareils à lui, vivent dans un monde pour lui aussi fantastique que celui des habitants de Mars. A côté d'eux, il est naïf comme un enfant, car il ignore les perspectives que le Ketman découvre de la nature humaine. La vie soumise à une tension intérieure développe les talents qui dorment au fond d'un homme. Il ne soupçonnait même pas de quels trésors d'ingéniosité et de perspicacité psychologique il peut disposer quand il se trouve au pied du mur et qu'il lui faut faire preuve d'adresse ou périr. La survivance des plus aptes à l'acrobatie spirituelle créé un type d'humain peu répandu jusqu'ici dans l'Europe Moderne9 ».

Dans ces deux étonnants passages, Milosz est à la fois juge et partie. Cependant, ce témoignage est très complet, et il nous place aux frontières du psychologique et du sociologique. L'image de soi des écrivains acquis au réalisme socialiste trouve un réconfort dans cet esprit de sérieux, dans cette perpétuelle aventure mentale. On peut décrire cette tension perpétuelle comme une intensification de la vie intérieure. Cette intensification est une réaction à une situation politique et sociale. Par conséquent, même si cette manière de penser se développe d'une manière quasi pathologique à l'échelle individuelle, elle devient un fait social, une manière de penser externe à l'individu et qui s'impose à lui, que ce dernier en soit conscient ou non. Les « cas Majakowski » résultent justement de la prise de conscience de l'habileté de la contrainte sociale.

Les résultats, sur l'œuvre de l'écrivain sont décrits par l'auteur serbe Danilo Kis qui connut le goulag pour n'avoir pas maîtrisé parfaitement la Diamat.

« L'autocensure, c'est l'art de lire son texte avec les yeux des autres. (…). L'autocensure donne une certaine couleur et un ton particulier à cette avant-garde. La prose de Pilniak et de Babel, la poésie de Mandelstam ou de Tsvétaïeva ont tiré de cette bataille avec l'autocensure des effets littéraires optimums. Amère et tragique victoire. L'autocensure est le pôle négatif de l'énergie créatrice, elle dérange et irrite, et au contact du pôle positif peut faire naître l'étincelle. Alors l'écrivain, surmontant sa peur, tue son double, et dans cette violente libération d'une prudence longuement accumulée, de la honte et l'humiliation, les métaphores se désintègrent, les périphrases volent en éclats, il ne reste plus que le langage nu des faits. (…) (C'est en un tel moment que Mandelstam écrira son poème sur Staline, le deuxième, celui qui représenta une libération par rapport à l'autocensure et à l'humiliation. Celui qui lui coutera la vie)10 ».

On a ici un tableau assez complet la vie intérieure de l'écrivain pris dans les rets de la diamat. Dialogue intérieur, voire un dédoublement, une tension féconde et douloureuse qui peut aboutir à une fin catastrophique pour l'auteur et sublime pour l'œuvre.

III) Généralisation du propos

Avant de pousser plus avant notre réflexion, une remarque s'impose. D'une part, il va de soi que certains parmi les auteurs cités étaient authentiquement communistes. Leur conviction ne fait pas de doute mais ce n'est pas cela qui intéresse Milosz et Kis. Nos deux auteurs pensent la tension entre un processus créateur d'une part, et une contrainte sociale extrêmement poussée d'autre part dans le contexte de l'ère stalinienne. Nous ne cherchons en aucun cas à critiquer l'hypothèse communiste pour elle-même mais à penser la censure ou plus précisément, l'organisation sociale et politique consciente de la production littéraire. Dans la période stalinienne, le projet politique inclut la production littéraire, et cette dernière doit s'inscrire dans un processus méthodiquement et rationnellement planifié. Elle se voit attribuer une vocation politique, une utilité sociale explicitement délimitée La littérature cesse d'être le lieu de l'ambiguïté et de la création. Dans L'Art du Roman, Milan Kudera définit ainsi l'essence du roman et par là, de la littérature.

« Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter au lieu d'une vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des egos imaginaires appelés personnages), posséder donc comme seule certitude cette sagesse de l'incertitude, cela exige une force non moins grande ».

Là encore, il nous faut affaiblir la certitude sensible qui nous envahit en lisant ces séduisantes lignes. Certes, la littérature ne cherche pas à fonder des certitudes comme la philosophie ou la science mais au contraire à les ébranler, à faire vibrer, à se glisser dans les arcanes du symbolique pour éroder ses fondations ou y apporter une lumière nouvelle. Certes, en ce sens, elle ne peut se plier sans périr aux réquisits d'une doctrine politique qui la conçoit comme le vecteur d'une philosophie et d'un ensemble de certitudes. Cependant, la dose de contrainte et de licence caractérise toutes les relations société-auteur dès lors que la société dispose d'un cadre moral coercitif (la force pour les appliquer ou l'influence pour les diffuser) et du pouvoir de commander les œuvres (dans les deux sens du terme). Lorsque l'on compose un poème à la gloire du Prince, on choisit ses mots, de même lorsque l'on doit se plier à tel ou tel interdit moral (Flaubert et Baudelaire en ont temporairement fait les frais). A une autre échelle, l'Index Librorum Prohibitorum a maintenu l'Occident chrétien dans une tension comparable, quoique la force de répression et de contrôle fût moindre en 1559, à l'échelle européenne. Zola dut s'exiler, Victor Hugo aussi (en France, la censure a été laïcisée par le Cardinal de Richelieu en 1629). La dernière grande vague de censure dans les pays occidentaux date probablement du Maccarthysme aux USA et de la Guerre d'Algérie en France (La Question, d'Henri Alleg, par exemple). Le stalinisme se caractérise donc essentiellement par l'intensité du contrôle et la cohérence idéologique du discours organisant la censure, en d'autres termes l'intention délibérée et explicite d'attribuer à la littérature un fin politique et sociale.

Marcel Mauss, dans l'article « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie11 » prophétise une future entraide entre les deux disciplines en affirmant que les deux disciplines sont complémentaires. « Il peut paraître, au premier abord, que le sociologue ne peut guère apporter de faits nouveaux de symbolisation psychologique et aussi physico-psychologiques, puisque les mécanismes mentaux de la vie collective de l'individu ne sont pas, comme tels, différents des mécanismes de la vie individuelle consciente. Mais tandis que vous ne saisissez ces cas de symbolisme qu'assez rarement et souvent dans des séries de faits anormaux, nous, nous en saisissons d'une façon constante de très nombreux dans des séries immenses de faits normaux ». Notre analyse se situe très précisément dans la perspective proposée par l'anthropologue. On peut induire des témoignages cités et des cas analysés une certaine schématisation des pathologies mentales touchant les écrivains en particulier. Ces symptômes sont cependant décelables à l'échelle d'une génération d'écrivains mais encore à l'échelle d'un peuple entier, à divers degrés dans un temps et un espace déterminés. En d'autres termes, ces pathologies constituent pour des faits sociaux normaux, c'est-à-dire une norme dans l'espace et dans le temps.

On peut décrire cette pathologie dans les termes suivants : dédoublement léger de la personnalité (entre le surveillant incorporé et le surveillé), déplacement de la formation de l'idéal du moi (ce n'est plus le rapport au public mais un rapport à soi qui produit la fierté), satisfaction narcissique et accessoirement perverse tant il va s'agir de jouir de la dissimulation, de la manipulation et dans le cas du Ketman, de la domination. Cet ensemble de dispositions reste cependant, si l'on se fie aux témoignages de Milosz ou de Kis, une source de souffrances. On peut ajouter à ces éléments une habitude de la tension (comme si cette dernière devenait consubstantielle de l'existence sociale normale) et une modification du rapport à l'autre sous l'effet de la contrainte. L'interlocuteur ne peut plus être que soi ou la contrainte. En ce sens, l'autre, le public ou le confident disparaissent temporairement de la sphère de la sincérité.

Ce panorama étonnant de faits sociaux normaux, repérés dans l'activité littéraire d'une époque donnée, peut pourtant aider à penser les rapports sociaux normaux dans notre société et dans toute autre forme de socialisation. Il ne s'agit là, bien évidemment que d'idéaux-types, c'est-à-dire de modèles d'intelligibilité permettant d'affiner la lecture que l'on aura des sociétés et des comportements individuels. En effet, quelle société peut se passer de contrainte ? La pensée de Milosz nous permet de penser le rapport complexe que les individus entretiennent avec les faits sociaux. Si l'on suit Durkheim dans les Règles de la méthode sociologique, on n'est jamais forcé à accomplir un fait social. On le fait sous le poids d'une contrainte sociale. Je peux parler slovaque dans un marché français mais mon action sera inefficace. Je peux essayer de payer en zlotis mes consommations facturées en euros, je peux encore agir indifféremment avec un homme ou une femme, un enfant et un directeur, mais mon action ne sera pas efficace. C'est toute la puissance des faits sociaux de contraindre sans que la contrainte soit explicite. Ainsi, elle peut être incorporée et mobilisée inconsciemment, créant ainsi en chacun de nous un sens pratique. Cependant, on doit postuler que chacun, en son âme et conscience, a une connaissance partielle de l'aspect coercitif des faits sociaux, ne serait-ce que parce que l'existence même de cette contrainte est connue du sens commun. L'action sociale est toujours, au moins pour partie, réflexive. L'effort est toujours, pour une partie aussi infinitésimale soit elle, conscient. Mais une faculté inconsciente d'agir socialement laisse une trace. C'est probablement ce que l'on peut décrire dans un autre champ que le nôtre comme une névrose.

Dans une telle perspective, on devrait admettre que Milosz donne à voir des cas de névrose du créateur. Cette névrose complexe opposerait une contrainte politique au génie individuel, le moi au sur-moi (mais à un sur-moi incarné institutionnellement, c'est-à-dire réel), et résulterait en une jouissance de la maîtrise de sa souffrance, ou plus exactement de la domination silencieuse et discrète de ses bourreaux. Si l'on généralise le propos, on arrive à cette assertion étonnante qu'un des principaux aspects de la socialisation est le plaisir que l'on peut tirer de la somme de solitude et de frustrations inhérentes à la contrainte sociale. En ce sens, l'individu socialisé serait toujours un créateur frustré, un recréateur de sa propre socialisation, en proie à la crainte, suspect, surveillé, s'autocensurant et trouvant dans ce jeu un plaisir, une fierté et un fondement de son idéal du moi.

Ce que Milosz nomme le Ketman ou, plus généralement, la maîtrise de l'autocensure ne correspondent en aucun cas à des formes élaborées de servitude volontaire. Il s'agit plutôt d'une forme de résistance rusée, résistance discrète et peut-être inhérente à toute forme de socialisation à divers degrés. En d'autres termes, ces écrivains sont dans une situation où le jeu social se déplace. Il ne s'agit plus d'interpréter à sa façon un statut social déterminé mais d'endosser ce rôle dans les moindres détails afin de pouvoir faire de cette maîtrise intériorisée l'occasion d'un rapport de forces ou d'un jeu social incorporé. Ce jeu est cependant strictement individuel, ou pour le moins secret tant que l'écrivain est soucieux d'assurer sa sécurité physique et financière. Tout se passe comme si l'incorporation des faits sociaux était exigée de manière si abrupte et si explicite que la marge de manœuvre de l'individu se l'imite à la sphère de sa conscience. Ce déplacement n'est pas anodin. Le jeu social, la marge d'interprétation ne produisent plus tant des interactions entre des individus mais des interactions à l'intérieur de chaque individu. Un réseau complexe de relations réelles se tisse naturellement et ce sont ces dernières qui influenceront l'évolution réelle des évènements mais tant que le système coercitif est cohérent, il existe un dédoublement de la socialisation : une scène politique qui est essentiellement le lieu d'une surveillance de soi et des autres et une scène intime qui est le lieu d'une interprétation, d'une redigestion solitaire du social. Ce travail du social ne se faisant plus à l'air libre, c'est tout un pan de la vie sociale qui disparaît : la création de l'imaginaire social est le fait de quelques uns.

Une telle socialisation est possible, elle fonctionne, l'histoire le démontre. Chacun aura une utilité sociale bien définie. Chacun pourra à loisir développer son intériorité et les rapports s'en trouveront complexifiés. Elle produira une littérature, tant il est vrai que l'on ne peut limiter la littérature aux compositions nées dans les démocraties libérales. Cependant, une telle société produit une souffrance liée à la transformation de la structure psychique des individus et des relations entre ces derniers. L'autocensure et ce que nous avons appelé la névrose du créateur en sont de bonnes illustrations.

Conclusions

Au terme de notre cheminement aux côtés de Czeslaw Milosz, deux points affleurent à la surface de notre raisonnement. Le premier point, c'est la résistance complexe et protéiforme des sujets soumis à une contrainte politique et sociale complète. Cette résistance est pour part consciente, pour part inconsciente. On constate une complexification de la construction du sujet qui répond à une complexification de la contrainte sociale. Le sujet résiste symétriquement, quand bien même il accompagne la contrainte avec enthousiasme. Cette résistance se traduit dans un écart entre l'exigence sociale et l'action sociale réellement produite. Ce décalage, lorsqu'il est poussé à un point de rupture, produit chez le sujet une véritable crise au terme de laquelle il peut : se suicider, se soumettre, ne plus être utilisable par le politique, ou encore être utilisé mais agir toujours de manière décalée, dysfonctionnelle. Le contrôle social de la littérature offre de nombreux exemples de ces ruptures tant l'écriture littéraire est le lieu d'une opposition entre un sentiment, une vocation de liberté créatrice et une volonté de contrôle impersonnel, une sensibilité et une rationalité opératoire.

La période stalinienne est caractérisée par une hypertrophie de la demande sociale. Cette contrainte est telle qu'elle enfouit un ensemble de rapports sociaux, ceux qui se jouent à l'échelle de la fréquentation, dans le cours quotidien des relations. L'ajustement des rapports à la contrainte sociale se déroule essentiellement dans le for intérieur de chaque individu. Le Ketman, le Murti Bing ou encore l'esprit de sérieux sont les marques, les indices d'une incorporation et d'une intériorisation du jeu social. On fonctionnera socialement mais le jeu social sera intériorisé. En d'autres termes, toute tentative d'appropriation par la création, l'interprétation, l'échange incertain, sera disqualifiée par avance. C'est une société sans les risques de la socialisation. Tout se passe comme si, hors de ces risques, hors de l'instabilité, la socialisation était comme incomplète, intenable psychologiquement. Il y manque la possibilité d'une création collective spontanée.

1  Nous mettrons en italique les termes de l'époque, souhaitant restituer la langue de la contrainte dans les termes de ceux qui l'ont subie, incorporée, transformée de l'intérieur, ce qui est le cas de Czeslaw Milosz.

2  Czeslaw Milosz, sans avoir jamais adhéré au parti a obtenu un emploi dans les services diplomatiques de la République Populaire de Pologne avant de demander le droit d'asil à Paris en 1951.

3  Dans son oeuvre, Milosz présente les cas de quatre écrivains, qu'il nomme A, B, C, D. Nous avons de bonnes raisons de penser qu'il s'agit du poète Gatczynski.

4  La pensée captive, p. 174.

5  La pensée captive, p. 171.

6  Sur la question de la sociogenèse des mondes communs et des mondes sociaux, on peut se référer à nos précédentes recherches. Cf. Alexandre Duclos, Des formes modernes de cosmopolitisme, L'Harmattan, Paris, 2009.

7  Victor Klemperer, LTI, la langue du troisième Reich.

8  La pensée captive, p. 54.

9  La pensée captive, p. 111.

10  Cf. Danilo Kis, Homo Poeticus, pp. 70, Traduction du serbo-croate par Pascale Delpech, Librairie Arthème Fayard, 1993.

11  Sociologie en Anthropologie, p. 299, PUF, 2004,(première édition, PUF 1950).

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Littérature et formation politique des patriotes italiens au XIXe siècle

Laura Fournier-Finocchiaro

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