N°18 / L'inconscient collectif Janvier 2011

Réflexions sur le mouvement « gabberskins »Une première approche sociologique

Stéphane François

Résumé

Since about three years, some young peoples, the “Gabberskins”, make the front pages of local newpapers by their racist violence in the small town of Chauny, a small city of the North of France. The situation deteriorated so much that national newspapers were interested in these events. Indeed, “Gabberskins” shock by their clothing racist signs, by their insults or by racist tags. So, we will analyze in this article the reasons for this growth, its origins, the ideology underlying recovery and that attempts by extreme right parties.

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Nous remercions Sylvain Crépon pour ses conseils et sa relecture. Ce texte est une première approche. En effet, nous poursuivons avec celui-ci nos recherches sur ce milieu.

Depuis quelques années, des adolescents et de jeunes adultes, que nous appellerons faute de mieux les « gabberskins1 », font la Une des journaux locaux par leurs violences racistes dans la petite ville de Chauny, dans l’Aisne. La situation s’est tellement détériorée que des journaux et des magazines nationaux (Le Monde, Libération, Marianne, Le Parisien) ainsi des radios (France Culture), se sont intéressés à ces évènements. En effet, des dégradations de lieux de culte, des tags à caractère raciste les ont placés sous les projecteurs des médias.

Étant originaire de la région et ayant observé un certain nombre de signes dont nous avons souhaité approfondir la portée, tel le port de maillot du Stormfront (un groupuscule néonazi américain) par une jeune adolescente. À partir ces observations, et en particulier à partir de la vue du fameux maillot, nous nous sommes posé une question : S’agit-il de simples inconscients qui ne connaissent pas la signification idéologique de leurs références, ou bien de militants qui savent parfaitement ce qu’ils font ? Nous partons d’une hypothèse qui sera notre fil conducteur : ce mouvement est un phénomène nouveau, né indépendamment des groupes d’extrême droite locaux et nationaux qui tentent en retour de le récupérer. En effet, cette scène musicale peut être vue comme un langage exprimant à la fois une colère et une peur sociales, qui entrent en symbiose avec leurs discours extrémistes. Mais, ses dimensions festive, musicale et contestataire, qui parlent à une jeunesse en déshérence sociale et affective, cadrent mal avec une initiative provenant des milieux de la droite radicale. Nous verrons d’ailleurs que ces jeunes entrent en politique via ce médium contre-culturel.

Le terme « gabber », présent dans le langage courant néerlandais, signifie « ami » ou « pote », et vient lui-même d’un mot yiddish au sens similaire. Issue du milieu « techno », la « gabber » est à l’origine une musique agressive, car excessivement rythmée, mais festive. Ce registre musical est né au Benelux, vers le milieu des années 1990, les « gabberskins » apparaissant seulement vers la fin de cette décennie. Concernant la France, ce registre musical s’est surtout développé dans les régions qui lui sont limitrophes (Nord-pas-de-Calais et Picardie), dont l’exemple très symptomatique du chaunois analysé ici. Ailleurs, il a une existence tout à fait marginale.

Jusqu’à présent, il nous a été impossible d’obtenir des entretiens de la part de ces « gabberskins », du fait de leur défiance vis-à-vis de toute personne étrangère à leur milieu : celle-ci est en effet considérée ipso facto soit comme un ennemi, soit comme un membre des services de police. Nous avons donc dû étudier ce milieu par deux canaux différents mais complémentaires : d’une part, au travers d’entretiens avec des personnes confrontées à ce phénomène (enseignants, journalistes, forces de l’ordre, responsables associatifs, responsables politiques, etc.) ; d’autre part, nous avons analysé à la fois les discours émanant de ces milieux et les signes vestimentaires. Nous nous sommes aussi intéressé à la sociologie électorale et à l’histoire politique de cette zone géographique. Enfin, il nous a semblé pertinent de nous questionner sur les modalités de diffusion de ces discours. De fait, nous avons pu tirer des informations exploitables scientifiquement, envisagées sous l’angle des contenus, des réseaux et des réceptions.

Contextualisations

La région de Chauny est une vieille zone industrielle, s’inscrivant dans le bassin plus large de la vallée de l’Oise (Compiègne, Noyon, Chauny, Tergnier, Saint-Quentin). Elle a connu une première phase de désindustrialisation dans les années 1980. Ce bassin industriel a bien résisté à cette première vague, grâce à ses entreprises du secteur chimique et pétrochimique, contrairement au reste dudit bassin2. En effet, le nombre de chômeurs diminue même entre 1999 et 2006 : le taux de chômage était de 16,9% en 2006 contre 19,5% en 1999. Néanmoins, cette ville a été touchée de plein fouet par la dernière vague de désindustrialisation, commencée au début des années 2000. Malgré cette relative prospérité, le chaunois3 et le ternois sont des zones ayant de fortes proportions de bénéficiaires des minima sociaux, dont le RMI, en particulier dans les communes rurales se situant à proximité de ces villes4.

Du fait de sa tradition industrielle, ce bassin a été durant longtemps un bastion communiste, socialiste et cégétiste. Cependant, depuis le milieu des années 1980, il connaît une forte proportion du vote Front national. Cela s’inscrit dans une évolution nationale : le Front national a commencé à attirer le monde ouvrier à partir de 1986. En effet, ceux-ci, ne sentant pas leurs revendications sociales prises en compte par les politiques, ont alors investi le champ idéologique identitaire comme une thématique de compensation5.

Il faut aussi tenir compte d’un autre facteur : l’abandon des références ouvrières des partis de gauche, au profit des classes moyennes, a permis au Front national d’investir le rôle de « porte-parole » des « français d’en bas », substituant le marqueur identitaire de classe à celui de race, comme le fait remarquer Jean-Yves Camus : « La conjoncture économique et sociale, caractérisée par un niveau de chômage élevé, une désindustrialisation rapide et une forte dépendance des sociétés privées les plus performantes par rapport aux capitaux étrangers, produit, surtout parmi les classes moyennes et populaires, un mécontentement réel par rapport à la mondialisation libérale et au désengagement de l’État, caractérisé notamment par les coupes dans le service public et les privatisations6 »

Localement, cette évolution nationale va se combiner à la fois avec une pauvreté endémique et avec un vote protestataire bénéficiant à ce parti7. En effet, en 2007, lors des dernières élections présidentielles, ce parti a récolté 17,43% des suffrages. Aux dernières élections régionales de mars 2010, le Front national a amélioré son score de 3 points, passant à 20,24% des suffrages exprimés. Concernant le cas précis de la ville de Chauny, épicentre local de l’agitation « gabberskin », ce vote protestataire est encouragé par les difficultés politico-judiciaires du maire divers droite8.

C’est dans ce contexte difficile que va apparaître la population « gabberskin » qui nous intéresse. Celle-ci est composée au trois quart de mineurs (dont un nombre important est encore au collège9), les majeurs ayant un rôle de meneurs, provenant de familles défavorisées. Au niveau scolaire, ils sont soit déscolarisés, soit en lycée d’enseignement professionnel (LEP) mais n’ont pas sombré dans la délinquance.

Les autorités politiques et judiciaires sont face, selon nos estimations, à 100 (estimation basse) à 200 (estimation haute) personnes localisées dans des communes rurales limitrophes de Chauny, le long de la vallée de l’Oise. Cependant, cette estimation doit être corrigée : D’un côté, nous devons ajouter les éléments habitants dans le reste de l’Aisne et les zones frontalières des départements limitrophes. Ce qui fait une population d’environ 300 personnes. De l’autre, il faut aussi garder à l’esprit qu’il existe une population n’ayant pas la tenue vestimentaire mais qui n’en sont pas moins favorables aux idées des « gabberskins ».

La scène « gabber »

Le « gabber » est un sous-registre de la musique « techno », apparenté au « hardcore », qui se distingue par un rythme plus agressif, voire martial. Ce dernier aspect attire un public plus radical et génère une ambiance plus tendue, ce qui peut expliquer les dérives observées. Généralement, la pratique de cette musique est parallèle à une consommation de drogues excitantes, comme l’ecstasy ou le « speed ». Cependant, le mouvement va se radicaliser politiquement, à la fin des années 1990.

Le mouvement « gabberskin » est d’origine néerlandaise, qui s’est étendu par la suite en Belgique. Un rapport de la Fondation Anne Frank, une structure néerlandaise surveillant la montée des actes racistes aux Pays-Bas, a estimé, pour la période 2001-2005, à 125 le nombre de groupes de jeunes racistes se réclamant du « gabber » qui auraient été à l’origine de 200 incidents, dont 140 violents et commis 41 agressions et 50 affrontements opposant jeunes Hollandais et jeunes immigrés10. De ce fait, les « gabberskins »  sont surveillés aux Pays-Bas et en Belgique. Les pratiques mises en lumière par les évènements qui ont fait connaître Chauny et ses alentours sont donc un mouvement à l’audience internationale.

Contrairement aux punks et aux skinheads des années 1970 et 1980 chez qui il y avait une bonne part de provocation adressée aussi bien à leurs parents qu’au reste de la société, les jeunes gabber d’aujourd’hui semblent avoir hérité leurs idées racistes de leurs parents. Leur engagement se manifeste à la fois par les discours racistes, par le port ostentatoire de vêtements marqué, et par l’écoute de ce type de musique. En effet, la musique est une partie intégrante de leur culture. D’ailleurs, c’est de cette scène primitive hollandaise que vient la mode des vêtements de la marque « Lonsdale11 ». Ces jeunes forment des groupes dont la taille varie tout autant que le comportement raciste ou d’extrême droite12.

Les « gabberskins », comme d’autres contre-cultures musicales, se caractérisent par un certain nombre de pratiques sociales. En effet, la musique et les pratiques sociales qui lui sont propres sont les éléments centraux de la subculture de ces milieux. Il ne faut pas oublier que la musique est un vecteur d’identité13. Elle peut être aussi un support d’engagement, à la fois individuel (celui qui écoute) et/ou collectif (ceux qui jouent), de résistance à la domination culturelle ou politique.

Un engagement avant tout musical ?

Cependant, nous pouvons affirmer que cette scène musicale a amené certains adolescents vers l’engagement politique, et non l’inverse. Comme l’a montré Christophe Traïni, « les “dispositifs musicaux” sont appropriés dès lors qu’il s’agit de véhiculer des significations de nature protestataire14 ». En effet, la musique exprime des contenus émotionnels suggestifs, à susciter des sentiments et des humeurs. En l’occurrence, la musique des milieux étudiés exprime de la colère et de la haine. Ces rythmiques font de cette scène une scène exutoire, une scène cathartique pour des milieux défavorisés, à l’instar du football pour les hooligans. Comme pour le football, il s’agit aussi d’un lieu d’embrigadement.

Ce mécanisme d’embrigadement est, dans notre cas, relativement simple : ces jeunes recherchent dans cette musique extrême un exutoire à un mal de vivre et à une déshérence sociale. Or, il n’y a pas en Picardie et dans le Nord-Pas-de-Calais de lieux jouant les différents registres de techno extrême (« gabber », « Hardcore », etc.). Les amateurs picards et nordistes de ce genre de musique doivent se déplacer en Belgique, pays limitrophe connu depuis la fin des années 1980 pour ses établissements jouant de la musique « techno ». Au sein de ces établissements, nos jeunes fréquentent des salles réservées aux registres extrêmes comme la « gabber ». Ils y rencontrent des « gabberskins » locaux, connus pour leur radicalité et, comme nous l’avons déjà dit, pour l’ancienneté de leur militantisme extrémiste. En effet, la fréquentation de ces établissements permet la mise en en place de certaines pratiques sociales affinitaires dans lesquelles dominent le relationnel et l’affectif. L’une des conséquences sociales importantes, outre l’attitude militante, est la constitution de clan, voire, pour certains de ces adolescents, d’une famille de substitution. Paradoxalement, cette même musique donne le sentiment d’appartenir à une communauté, à une tribu : la haine parfois rapproche. Enfin, les « gabberskins » fréquentent localement un magasin vendant les vêtements fétiches de ce mouvement et dont le propriétaire est connu pour ses positions radicales. À partir de ce moment, l’embrigadement devient facile.

Il l’est d’autant que le contexte local est favorable au Front national. En effet, nos « gabberskins » proviennent majoritairement de communes rurales proches de Chauny ayant très largement voté pour le Front national aux élections régionales de mars 2010 (dont 42% pour le Front national à Abbécourt, village du responsable local du Front national de la jeunesse, très proche de ces jeunes). On peut donc en conclure qu’une majorité de ces jeunes ont des parents qui ont voté pour ce parti et que par conséquent évoluent dans des milieux sociaux non seulement défavorisés mais aussi très imprégnés par les thèses xénophobes. Des éléments vont dans ce sens : 1) leur attitude contestataire et leur rejet du politique (le « tous pourris » des démagogues d’extrême droite) ; 2) la très grande occurrence sur leurs blogs de certaines idées anti-immigrées, dont celle de la préférence nationale (les immigrés sont tous des délinquants et des dealers, ils prennent le travail des français, ils nous envahissent, etc.). Il faut garder à l’esprit l’importance de l’électorat frontiste qui se maintient aux environs de 17/19% suivant les élections.

Tentatives de récupération

Les caciques locaux du Front national ont tenté de récupérer ces éléments radicaux. Les responsables frontistes ont fait circuler des tracts. Le contenu de l’un d’entre eux est très proche des discours du Bloc Identitaire, c’est-à-dire qu’il exprime une très forte islamophobie, associant population maghrébine et délinquance ou associant immigration et colonisation. Ces tracts font explicitement des « gabberskins » des protecteurs des filles blanches qui risquent « de se faire agresser ou violer par des hordes de racailles maghrébines15 », une pratique courante de l’extrême droite fort bien analysée en son temps par Marc Augé16. De fait, les responsables locaux du Front national ont réussi à envenimer la situation, en particulier avec la distribution de ces tracts. Cette situation est d’autant plus envenimée que nos « gabberskins » ne sont pas à l’origine de la majorité des violences physiques : lors d’affrontements, l’initiative vient de leurs opposants et non pas des « gabberskins » : ils sont agressés pour ce qu’ils représentent. Cela renforce leur victimisation. Cela les rend aussi réceptifs à certains tracts circulant qui proposent d’adhérer à des associations contre le « racisme anti-blancs ».

Nous avons pu identifier la source de ces tracts. La trajectoire de son émetteur est éclairante : Michelle Dall’Ara, actuelle responsable de la section frontiste de Soissons, est une ancienne responsable du Parti Nationaliste Français Européen17, un parti néonazi. En 1991, elle le quitte pour rejoindre le FN. Les tracts diffusés à Chauny diffusent des idées dans la continuité des thèses développées par le PNFE. Nous pouvons en conclure que c’est elle qui diffuse les tracts précédemment mentionnés.

D’autres structures d’extrême droite ont tenté de récupérer localement les « gabberskins ». Nous avons en effet observé des plaques d’immatriculation provenant de l’Oise, du Nord et du Pas-de-Calais, ce qui nous permet de déduire la présence de liens soit avec d’autres « gabberskins » (c’est le cas de façon sûr avec des « gabberskins » de Noyon), soit avec des militants extrémistes issus de ces départements. Nous avons aussi constaté l’apparition de graffitis : ceux-ci, sont trop différents (slogans et symboles) pour être l’œuvre des gabberskins locaux. Nous savons que certains éléments locaux sont en contact avec des militants du Renouveau Français18. Par contre, nous n’avons pas constaté de liens avec le Bloc Identitaire. D’ailleurs, celui-ci n’est pas implanté localement : nous n’avons jamais vu de stickers typique du « Bloc Identitaire », ni d’affiches de cette structure.

Ailleurs en Europe, nous pouvons constater une même mécanique : différents partis ou groupuscules d’extrême droite nouent de liens avec les groupes de « gabberskins », des liens qui vont en se développant. D’un point de vue stratégique, ces « gabberskins » constituent, pour les organisations racistes, un important milieu de recrutement. Le mouvement « gabberskin » les dépasse, même s’ils tentent d’en récolter les dividendes politiques. Il faut aussi garder à l’esprit que « Des initiatives de ce type illustrent comment les entrepreneurs de cause peuvent tirer parti de la fonction de socialisation politique de la musique dans le sens où elle contribue à inculquer, plus particulièrement auprès des plus jeunes, les valeurs qui organisent la perception des clivages et des enjeux politiques19 » Ces tentatives de récupérations sont une pratique très classique dans les milieux structurés d’extrême droite. Celle-ci tenterait alors de les socialiser politiquement. Nous pouvons citer en exemple les stratégies passées du Front national et de groupuscules nationalistes-révolutionnaires.

Néanmoins, ces « gabberskins » posent un certains nombre de problèmes pour des structures politiques : premièrement, la consommation de drogue va à l’encontre des positions classiques de l’extrême droite à ce sujet20 ; deuxièmement, ils sont violents et agressifs, ce qui est mauvais pour l’image de marque ; enfin, ils rejettent le jeu politique et les discours idéologiques. En ce sens, les « gabberskins » ont beaucoup de points communs avec les naziskins dans les années 198021. Tout cela valide l’hypothèse d’un mouvement indépendant des groupuscules politiques, avant tout subculturel, qui se structure par la musique et par un mode de vie particulier.

Analyse du discours

Les populations étudiées refusent les appellations trop disqualifiantes22 comme « skinhead » ou « nazis », bien que leurs graffitis soient ouvertement racistes et de type néonazi/skinhead (« mort aux youpins » ; « mort aux négros » ; « mort aux arabes » ; « tonton Hitler » ; « vive l’holocauste », « white power », etc.). Leur look est lui aussi très connoté : nous avons observé les habitudes vestimentaires classiques des milieux radicaux de droite comme le port du pantalon de treillis, ou du jean droit, des vêtements des marques Lonsdale et Fred Perry. Nous avons aussi observé dans les rues chaunoises le port de vêtements avec des logos nazis (nous avons vu dans un commerce un blouson avec un aigle impérial sur une croix gammée) ou racialiste, comme des maillots portant le slogan du site Internet néonazi américain Stormfront23, « White Pride World Wide » (Fierté blanche partout sur Terre). Nous avons enfin remarqué des signes plus discrets mais néanmoins très symboliques comme des pendentifs ou des pins représentant la croix celtique, voire le port de vêtements de la marque néonazie allemande Thor Steinar, etc.

Malgré ces signes ostentatoires et ces pratiques ouvertement racistes et néonazies, nos « gabberskins » préfèrent être désignés par le qualificatif « nationalistes ». Et il vrai que leurs blogs regorgent de déclarations de type « Fier d’être français », « Français et fier », etc. Ce début de conscientisation politique doit être cependant très relativisé. En effet, nous avons constaté sur ces sites un net flou idéologique. Leurs idées sont très succinctes. La principale d’entre elle se limite à une xénophobie exacerbée : tous les blogs insistent sur l’idée d’invasion de la France par les immigrés. En effet, ces jeunes, ou leur famille, se retrouvent en concurrence avec les populations immigrées, mais aussi simplement avec l’» Autre », c’est-à-dire la personne extérieure à la commune, pour l’emploi ou le logement. Cette xénophobie masque difficilement un racialisme typique de la culture skinhead, en particulier une influence de la seconde vague skinhead des années 1980, au discours ouvertement raciste et suprématiste. En effet, les tags sont explicites à ce sujet : nous avons relevé un grand nombre de « Morts aux négros », Morts aux Arabes », « White Power », « SS », « HH », « 88 », de croix gammées, etc. et peu de « Vive la France », ce qui est paradoxal pour des personnes qui se réclament du nationalisme et qui se définissent comme des patriotes.

Ces discours correspondent aussi à ce que Pierre-André Taguieff a appelé « […] la quatrième vague du nationalisme, celle que nos contemporains vivent dans la fausse conscience, la crainte et la culpabilité diffuse depuis quelques années, pourrait simplement se définir comme l’ensemble des réactions identitaires contre les effets ambigus, à la fois déstructurant et uniformisant, du “turbo-capitalisme”, réactions ethno-nationalistes et séparatistes suscitées par l’achèvement du marché planétaire stigmatisé en tant que “mondialisation sauvage”. Le néo-nationalisme, ou la quatrième vague du nationalisme, renvoie à des formes de mobilisation diversifiées (de l’ethnicité au fondamentalisme religieux), à différents modes de rébellion identitaire, ou plus précisément de résistance des “communautés” ou des identités collectives (dotées ou non d’une conscience nationale) aux effets désagrégateurs, voire désintégrateurs, de la globalisation économique et de la mondialisation de l’information et de la communication, dont les conséquences les plus visibles sont le chômage structurel, la fragilisation de la condition salariale et l’imposition d’une culture de masse planétaire, porteuse d’uniformisation appauvrissante, et plus ou moins violente, des valeurs et des formes de vie24. » Il s’agit donc d’une volonté de repli « entre soi », entre personnes de même « race ». Cela est parfaitement explicite dans les discours peu élaborés de nos « gabberskins ».

Nous pouvons voir dans cet embryon idéologique une forme à la fois de « socialisme du ressentiment » et de sous-culture populaire, d’une « culture du pauvre », comme pouvait la décrire Hoggart25, qui se caractérise par sentiment d’appartenance sans conscience de classe, valorisation du « nous » et rejet des « autres » qui ne sont pas comme « nous » sans autre forme d’idéologisation. Ce sentiment communautaire/affinitaire, pouvait être contenu, jusqu’au milieu des années 1980, par les partis et syndicats ouvriers et transcendé par un discours politique. Depuis cette époque, ce n’est plus le cas, et le « sens commun » partagé par ces classes populaires en crise d’identité, du fait de l’effacement de ses repères traditionnels, notamment produit par le monde du travail, fait que la qualité de « français » s’est substitué à l’ancienne qualification « d’ouvrier ». La scène « gabber » est une très bonne illustration de ce processus.

Des éléments de leur « culture » tendent à montrer une sous-culture faite d’emprunts, glanés ici et là avec le label « vu à la télévision ou au cinéma ». En effet, certains tags récents proviennent du film américain American History X du réalisateur Tony Kaye. Ce film, datant de 1999, raconte l’histoire d’un jeune américain, Derek, qui adhère à un groupuscule nazi et qui, par la suite, va essayer d’empêcher son jeune frère de suivre ses traces. Le personnage principal, Derek, porte un tatouage, « DOC », signifiant « Disciple of Christ ». C’est ce « DOC » que nous avons vu très récemment tagué dans les rues de Chauny. Or ce « DOC » est une invention pour les besoins du film. Nous sommes donc face à un bricolage idéologique qui se pare de quelques oripeaux vestimentaires pour habiller le tout. De jeunes qui reprennent à leur compte les clichés véhiculées sur leur compte par les médias. Un phénomène qui montre bien, a contrario, l’acculturation de ces jeunes. Cependant, Claude Lévi-Strauss souligne que « l’identité se réduit moins à la postuler ou à l’affirmer, qu’à la refaire, la reconstruire26 », qu’elle n’est, en fait, qu’une « sorte de foyer virtuel27 ». Dans ce cas, nous sommes face à une identité en devenir, en projet28, et non pas face à une identité constituée.

Tout ceci, ainsi que le rejet des idéologies et de la politique, nous permet d’affirmer que ce mouvement doit plutôt être analysé comme une forme de contre-culture contestataire rejetant radicalement le système. Du fait de la nature culturelle, musicale, de ce phénomène, nous pouvons imaginer différents scénarios : 1) il se peut d’une partie des membres de cette subculture se lasse de cette musique, mettant fin à une mode de type contestataire (n’oublions pas que le public/les militants sont très jeunes) ; 2) il est possible que le nombre de militants baissent avec l’accès à un emploi stable et avec la constitution d’une famille, d’une mise en ménage ; 3) enfin, ces personnes peuvent aussi donner naissance à une nouvelle génération d’électeur d’extrême droite ; dans ce cas, il y a un risque de pérennisation d’un électorat raciste, voire l’apparition de couples de « gabberskins » avec enfants sur le modèle américain ou allemand, des cas de figure de ce type ayant déjà été observés.

Conclusion

Le phénomène « gabberskin » inquiète les pouvoirs publics et les militants antifascistes. Ainsi, il y eut, le 27 mars 2010 à Chauny, une manifestation qui a attiré 400 personnes condamnant cette situation. Cette manifestation pose le problème de la méthode à suivre pour résoudre le problème occasionné par les « gabberskins ». Une répression serait à notre avis ambivalente : d’un côté, elle peut dissuader les éléments les moins radicaux mais de l’autre, cela risque de radicaliser les éléments les plus engagés. En outre, l’opposition frontale face aux « gabberskins » tend à provoquer des affrontements entre eux et leurs « opposants », posant aux pouvoirs publics le problème de la gestion de la violence. Ailleurs, au Benelux notamment, il y a eu des tentatives pour désavouer les amateurs racistes de la marque Lonsdale : des importateurs belges et hollandais ont arrêté de distribuer les vêtements de la marque. Cette méthode, si elle fait disparaître certains signes ostentatoires, ne s’attaque pas aux discours xénophobes de cette scène. Cependant, nous devons analyser l’attitude des pouvoirs publics et des organisations antiracistes des pays limitrophes comme la Belgique et les Pays-Bas, qui sont confrontés à ce milieu depuis une dizaine d’années, pour trouver des pistes de réflexions, voire des solutions. Au-delà de ces considérations, nous devons garder à l’esprit que ce milieu radical fait partie de ces mouvements qui n’ont pas leur pareil pour refléter le malaise d’une époque, en l’occurrence les conséquences de la mondialisation sur la précarisation et la déshérence sociale de classes sociales extrêmement fragiles.

1  Le néologisme « gabberskin » est forgé de la façon suivante : les gabberskins ont les habitudes vestimentaires des « skins » (vêtements Lonsdale, polo Fred Perry), des propos violemment xénophobes et écoutent de la musique « gabber ».

2  Source : Insee, RP2006 exploitation complémentaire.

3  Selon les chiffres de l’INSEE, le chaunois a connu depuis 1999 une diminution de ses artisans/commerçants et chefs d’entreprise (2,2% en 2006 contre 2,7% en 1999) et des ouvriers (16,9% en 2006 contre 18,4% en 1999) et a vu en retour une augmentation des retraités (26,8% en 2006 contre 22,3% 1999). Néanmoins, le nombre d’actifs ayant un emploi reste constant (53% en 2006 contre 52,7% en 1999), grâce à l’essor du tertiaire. Source : Insee, RP2006 exploitation complémentaire.

4  À Chauny, au 31 décembre 2008, 27,4% des jeunes de 15 à 24 ans étaient sans emploi (dont 14,9% en chômage de longue durée) et 29,4% étaient sortis du système scolaire sans diplôme. Le nombre de famille monoparentale est aussi en augmentation depuis 1999 (20,6% en 2006 contre 13,5% en 1999). Source : Insee, RP2006 exploitation complémentaire.

5  Nonna Mayer & Pascal Perrineau, Les Comportements politiques, Paris, Armand Colin, 1992 ; Nonna Mayer & Pascal Perrineau (ed.), Le Front National à découvert, Paris, Presses de Sciences-Po, 1996.

6  Jean-Yves Camus, « Le Front national : état des forces en perspective », Les Cahiers du CRIF, n°5, novembre 2004, p. 8.

7  Cf. Pascal Perrineau dont Pascal Perrineau & Colette Ysmal (dir.), Le Vote de tous les refus. Les élections présidentielle et législatives 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.

8  Le maire Marcel Lalonde a été accusé, en août 2009, du délit pénal de « prise illégale d’intérêts » en sa qualité de président du centre de gestion de la fonction publique territoriale de l’Aisne. À cela s’ajoute des élections municipales houleuses, annulées pour irrégularités en 2008. Voir notamment Pascal Brocheton, « Francis Hérédia accuse le maire de favoritisme », L’Aisne Nouvelle, 3 septembre 2008 ; Ludovic Quillet, « “Affaire” Marcel Lalonde : le procureur s’interroge », L’Aisne Nouvelle, 23 janvier 2009.

9  Ces jeunes revendiquent ouvertement une sympathie pour Adolf Hitler et n’hésitent pas à exprimer explicitement des propos racistes et xénophobes devant le personnel enseignant et encadrant.

10  Jaap van Donselaar, « Monitor Racism & Extremism: The Lonsdale Issue », The Anne Frank Foundation/University of Leiden, 2005.

11  « Lonsdale » est une marque anglaise de vêtements affectionnée par les skinheads, qu’ils soient d’extrême droite ou pas.

12  Il existe des scènes « gabber » non politisées, voire politisées à l’extrême gauche.

13  Alain Darré (dir.), Musique et politique. Les répertoires de l’identité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1996.

14  Christophe Traïni, La Musique en colère, Paris, Presses de Science Po, 2008, p. 16.

15  Tract diffusé dans certains quartiers de Chauny. Non daté. Nous avons aussi eu entre les mains un tract similaire, intitulé Halte aux agressions.

16  Marc Augé, Le Sens des Autres. Actualité de l’anthropologie, Paris, Fayard, 1994, pp. 91-92.

17  Le PNFE était un parti raciste, xénophobe, antisémite et néonazi fondé en 1987 par Claude Cornilleau. Sa devise était « France d’abord, blanche toujours ! » Des membres du PNFE ont commis des profanations de sépultures, des agressions et des incendies contre des foyers d’immigrés et des locaux du PCF entre 1986 et 1989, dans le sud de la France. Une partie des militants et sympathisants du PNFE ont fondé un groupuscule « naziskin », les Charlemagne Hammer Skins. Cf., Jean-Yves Camus et René Monzat, Les Droites nationales et radicales en France, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1992, pp. 256-259.

18  Le Renouveau français est un groupuscule d’extrême droite nationaliste, catholique et contre-révolutionnaire.

19  Christophe Traïni, La Musique en colère, op. cit., p. 58.

20  Cependant, localement, la consommation de stupéfiants a baissé dans ces milieux. Un événement a été le déclencheur : en 2009, un jeune de cette mouvance est décédé d’overdose dans une discothèque belge. En outre, un début de conscientisation politique fait que de plus en plus de ces jeunes décident l’arrêt de la consommation de ce type de produit.

21  Cf. Gildas Lescop, « “Honnie soit la Oi !” Naissance, émergence et déliquescence d’une forme musicale de protestation sociale », Copyright Volume ! Autour des musiques actuelles, vol. 2, n° 1, 2003, pp. 109-128.

22  Sur les blogs ou lors de conversations (lorsqu’il est possible d’en avoir), ces individus refusent les expressions « skin » ou « néonazi » et se présentent en retour en tant que « nationalistes ».

23  Le Stormfront est un site Internet racialiste, xénophobe, antisémite et suprémaciste blanc fondé au début des années 1990 par un ancien responsable du Ku Klux Klan, Don Black.

Cf. Betty Dobratz & Stephanie Shanks-Meile, The White Separatist Movement in the United States: White Power, White Pride, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001 et Carol Swain & Russel Nieli, Contemporary Voices of White Nationalism in America, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

24  Pierre-André Taguieff L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, p. 157.

25  Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.

26  Claude Lévi-Strauss, L’Identité, Paris, Grasset, 1977, p. 331.

27  Ibid., p. 332.

28  Christian Bromberger, Pierre Centlivres et Gérard Collomb, « Entre le local et le global : les figures de l’identité », in Martine Segalen (dir.), L’Autre et le semblable, Paris, Presses du CNRS, 1989, p. 140.

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