Myriam Revault d'Allonnes, mais est-il encore besoin de la présenter est philosophe, professeur des universités à l’École pratique des Hautes Études, spécialiste de philosophie morale et de philosophie politique1.
Oui pourquoi la démocratie, cette forme d'organisation du pouvoir après laquelle tant de peuples ont soupiré, est-elle victime d'un tel discrédit dans nos sociétés surmédiatisées et repues ? Ne peut-elle être vécue que comme un pis-aller selon la fameuse formule de W. Churchill ?
Dans un court ouvrage au style incisif, Myriam Revault d'Allonnes aborde cette question en philosophe. Elle nous parle d'abord de cette « condition réceptive de l'homme démocratique » : Dès l'avènement de la démocratie, la société se trouve confrontée à la « dissolution des repères de la certitude ». L'homme y fait « l'épreuve d'une indétermination dernière, quant au fondement du pouvoir, de la Loi et du Savoir et au fondement de la relation de l'un avec l'autre2.... ». Cette incertitude mine le lien social, le pouvoir ne peut pas s'y représenter. La forme même de la démocratie qui repose sur le principe de division favorise ce mécanisme.
Dans cette situation la domination ne disparaît pas, mais « les revendications et l'action des dominés pèsent toujours sur les détenteurs de la puissance3 ». On comprend mieux la tentation toujours présente en démocratie du fantasme du Peuple-Un (comme le nomme Claude Lefort) soit d'un corps social soudé préservé des divisions. Face à cette incertitude que nous voyons chaque jour à l'œuvre dans l'incapacité de la démocratie à résoudre les problèmes sociaux dans les situations de crise, dans les dérapages de comportement des hommes politiques, pouvons-nous continuer à investir ce lieu qui est le lieu d'une insatisfaction permanente ? Que reste t-il alors à investir ?
D'autant que, selon Claude Lefort, le pouvoir est infigurable et l'indication de cette vacance s'accompagne d'une société sans détermination a priori ; il y a dissolution des repères de la certitude car la démocratie est à l'épreuve d'une indétermination radicale. En définitive, il n'y a pas, à terme, de modèle de société parfaitement accomplie et c'est ce dont la démocratie s'accommode.
On peut alors comprendre qu'un surcroît législatif, comme on le constate aujourd'hui, va accréditer l'idée inverse que la perfection existe. La rapidité avec laquelle les lois qui se succèdent donnent cette impression. Cette idéalité devient alors dangereuse car elle laisse croire à une parfaite adéquation entre les lois et ce qu'elles veulent orienter. À vouloir annuler l'incertitude et l'indétermination tandis que tout est suspendu à l'exigence de produire de l'unité, ou plus exactement une apparence d'unité, on tend vers le totalitarisme. Avec le totalitarisme il y a indivision et au lieu d'une conflictualité à l'œuvre tout est fait, au contraire, pour nier l'écart entre le pouvoir et la société.
Ces éléments de réflexion nous permettent de comprendre comment le désir de liberté peut se retourner en un désir de servitude ? Myriam Revault d'Allonnes nous dit que « si le désir lui-même perdure, s'il ne renonce jamais, c'est que, précisément, en lui cohabitent la liberté et la servitude. Doit-on en conclure que les hommes ne savent pas ce qu'ils désirent ? Ou bien que leur désir d'un maître n'est pas celui de « quelque chose » mais qu'il est plutôt « désir de désir » qui se fixe seulement sur un objet ?
Cela renvoie à la question de ce qui est désiré dans la servitude : Machiavel et La Boétie soulignaient déjà la part d’imaginaire qui existe dans la « relation entre » que constitue le pouvoir et notamment cet attrait pour l'Un : « le désir maladif qu'il n'y ait que de l'un et qu'il y ait que de l'un » soulignait M. Blanchot4.
Dans la démocratie l'attrait pour le Un ne peut plus se porter sur le monarque. Il va se porter sur le semblable. Tocqueville avait bien vu ce mécanisme qui transforme la chaine de relance en processus d'atomisation. Un extrait de» De la démocratie en Amérique » que cite l'auteur nous parait d'une cruelle actualité : « dans la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort du rang et qui parvient en peu d'années à la richesse et à la puissance ; ce spectacle excite leur surprise et leur envie ; ils recherchent comment celui qui était hier leur égal est aujourd'hui revêtu du droit de les diriger. Attribuer son élévation à ses talents ou à ses vertus est incommode, car c'est avouer qu'eux-mêmes sont moins vertueux ou moins habile que lui. Il place donc la principale cause dans quelques-uns de ses vices, et souvent ils ont raison de le faire. Il s'opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de bassesse et de pouvoir, de dignité et de succès, d'utilité et de déshonneur. »
Myriam Revault d'Allonnes souligne avec pertinence que « la disposition à croire la masse et l'opinion commune vont ainsi orienter et imposer les croyances. La passion du semblable « les fera pénétrer dans les âmes par une sorte de pression de tous sur l'intelligence de chacun5 » cela débouche sur une « imprégnation mimétique qui fait lien à travers des régimes de croyances incertains, instables voire pathologiques : d'où l'émergence d'un nouveau style d'existence, régie par la « tyrannie de l'opinion » ou du « grand nombre » et au sein duquel coexistent sans cesse le désir d'autonomie et le risque incessant de la dépendance6 »
L'alternative serait elle alors entre la doxa et un logosà la recherche d'une rationalité ordonnatrice ? N’y aurait-il, comme l'affirme Max Weber, que la croyance en la rationalité pour fonder la légitimité de l'Etat moderne ? Celle ci fonderait alors l'ensemble des modes de subjectivation, d'intériorisation et de résistance. Comment, dans ce cas, le retour des affects et des passions va t-il s'effectuer ?
C'est là où Myriam Revault d'Allonnes renvoie à la manière dont Michel Foucault a analysé la mise en œuvre d'un système de domination des personnes qui fonctionne non seulement comme capacité d'imposition du pouvoir, mais surtout comme effet de la croyance en cette même capacité. Toute domination repose donc non sur la seule contrainte mais sur un minimum de « volonté d'obéir ».
Pour Myriam Revault d'Allonnes, c'est peut-être une des facettes essentielles du néolibéralisme que de, précisément, vouloir atteindre et transformer les modes de subjectivation qui sont le propre des sujets politiques.
Notons que ces notions de libéralisme et de néo-libéralisme restent floues : le terme « libéral » n’a jamais été si ambigu qu’aujourd’hui, non seulement en raison de son double sens économique et politique et de la variation historique de ses significations, mais aussi parce qu’aux États-Unis, la distinction partisane traditionnelle entre « libéral » (avec ce qu’en américain cela suggère de mouvement) et « conservateur » (au sens de conservation) s’est récemment effondrée. On peut considérer que le néo-libéralisme fonctionne comme une rationalité politique.
Si, avec Myriam Revault d'Allonnes, on pose la question de savoir quel est le premier opérateur du lien social : l'intérêt ou la sympathie, les choses ne sont pas simples. Le libéralisme ne repose pas simplement sur l'harmonie des intérêts, il laisse ouverte la possibilité d'une discordance entre le sujet d'intérêt et le sujet moral. La question se pose donc d'établir la synthèse entre les deux. C'est dans ce contexte que le néo-libéralisme accentue le libéralisme classique : il désigne alors une nouvelle rationalité politique, un art de gouverner qui enveloppe l'État mais ne s'y limite pas, car il vise aussi à produire des sujets et des modes de citoyenneté, des comportements ainsi qu'une nouvelle organisation sociale7.
Pour lui l'intérêt et la concurrence règlent aussi bien l'action individuelle que l'action collective restreignant de ce fait la pluralité des formes d'existence des individus Il nous confronte à l'introduction permanente de nouveaux paramètres d'évaluation : c'est l'extension de la rationalité économique aux autres sphères de l'existence jusque-là considérées comme privées qui conduit le néo-libéralisme à façonner les individus comme des acteurs entrepreneurs et à s'adresser à eux sur ce mode dans tous les domaines de la vie (cf. la privatisation des risques au détriment des systèmes de protections sociaux, ou la construction des politiques universitaires et de soin).
Nous sommes pleinement d'accord avec Myriam Revault d'Allonnes lorsqu'elle affirme que « se reconnaissant comme expérience d'une société insaisissable, où les idéaux ont un contenu inassimilable, où les conflits qui ne cessent de ressurgir témoignent d'une unité improbable, la démocratie politique n'atteint jamais ses fins. Et lorsque — face aux nouvelles donnes de la réalité contemporaine — elle atteste son impuissance et est menacée de voir disparaître ces principes, la déception, portée à son point extrême, se mue en désespérances. ».
Cela débouche sur deux tentations inverses :
La première réactive sans cesse le fantasme d'un achèvement encore non réalisé de la démocratie (en ressassant la litanie des buts manqués, des aspirations trahies) ce qui entraîne une position hypercritique à l'encontre de la démocratie considérée comme un simple véhicule d'hypocrisie sociale et de justification des rapports de force.
La deuxième ressource étant de se résigner à en rabattre sur l'exigence démocratique en tant que telle.
Ce sont là deux positions du désenchantement. Le choix qui resterait alors serait enchanter le monde ou abandonner la politique (ou ce qui en tient lieu, la gestion des affaires courantes). Il est d'ailleurs significatif que la démocratie néo-libérale ne promette rien quant à l'éventualité d'un monde meilleur ou plus juste.
Peut-être faut-il alors comme le proposait Freud dans « Deuil et mélancolie » « utiliser cette occasion privilégiée qu'est la perte de l'objet d'amour (ici la démocratie) pour faire valoir et apparaître l'ambivalence des relations d'amour » et passer ainsi d'une énonciation de la haine à une énonciation conjointe de l'attachement.
Cela voudrait dire qu'il convient d'opposer à l'émergence de la mentalité néo-libérale une vision qui refuse la réduction du sujet humain à une simple rationalité et qui défende, envers et contre tout, la place de l'affect et de la recherche de sens qui le constituent.
Myriam Revault d'Allonnes conclue : « il est impossible de réduire la démocratie à son fonctionnement procédural — si essentiel soit-il — son exercice s'accompagne nécessairement d'un horizon de choix de valeurs, de conflit faisant souvent appel à des affects élémentaires. Le sens de la pluralité qui habite la démocratie est décisif : il accompagne l'existence de la rationalité en valeur et il fait obstacle à la cohérence visée par la rationalité politique calculante. Celle-ci voudrait transformer le sujet démocratique, c'est à dire le sujet politique — en proie à ses multiples tensions et de ce fait ingouvernable — en un sujet gouvernable autrement dit réunifié ou homogénéisé8 ».
Elle ajoute : « si la démocratie est ce que nous n'aimons pas et ne pouvons pas ne pas vouloir, cessons d'attendre qu'elle nous délivre du « trouble de pensée et de la peine de vivre».
En dépliant ainsi les difficultés et les ambiguïtés de la position démocratique, Myriam Revault d'Allonnes nous donne, nous semble t-il une leçon magistrale sur ce que pourrait être l'acceptation du vouloir vivre ensemble.
1 A publié entre autres :
- L’Homme compassionnel. Seuil, 2008
- Le pouvoir des commencements : essai sur l'autorité. Seuil
- Fragile humanité. Aubier, 2002
- Ce que l’homme fait à l’homme. Seuil, 1995
2 Lefort (C) (1986) : Essais sur le politique. Seuil. Paris
3 Revault d'Allonnes ( M) : Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie ? P. 24
4 Blanchot (M),(1980) : L'écriture du désastre. Gallimard. Paris
5 Tocqueville (Alexis de) : De la démocratie en Amérique
6 Revault d'Allonnes (M.) : Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie P. 72
7 Telle est la thèse développée par Wendy Brown : Les habits neufs de la politique mondiale.
8 Myriam Revault d'Allonnes (M.) : Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie P. 112