Écrivain, psychanalyste, Michel Schneider nous a déjà offert des œuvres enlevées et incisives : entre autres « Big Mother, Psychopathologie de la vie politique » (Odile Jacob, 2003) « Marilyn : dernières séances » (Grasset, 2006), « La confusion des sexes » (Flammarion,2007) et surtout un remarquable « Lacan les années fauves » P.U.F., 2010).
L'éloge de son écriture n'est plus à faire, son style est un véritable régal, ses formules sont ciselées drôles, efficaces. Le sujet est grave il s'agit de la crise que traverse, dans nos sociétés, le politique ou plus précisément le triangle : politique, média, opinions. Il décrit une scène où « de mensonges en dénégations, trois regards se cherchent, s'évitent, se séduisent. Trois miroirs : le pouvoir, les médias, l'opinion. Miroirs des princes.1 » De la démocratie parlementaire Voltaire disait : « trois pouvoirs étonnés de ce qui les rassemble ». Michel Schneider, lui, écrit « Trois impouvoirs enivrés de ce qui leur ressemble, c'est la formule de la démocratie médiatique »2
Il souligne cette redoutable constatation « l'opinion ne croit pas ce qu'elle voit, elle voit ce qu'elle croit. On veut croire. Les faits sont têtus disaient Lénine en octobre 1917. Les croyances encore plus. On croit ou non un fait en fonction de son idéologie et de ses intérêts, en raison de sa survenue réelle. Croire une chose parce qu'on ne peut pas croire à son contraire »3
Après avoir épinglé les rapports amour-haine des politiques et des journalistes , l'auteur s'intéresse au dépérissement médiatique du politique : moins les politiques ont de pouvoir, plus ils exhibent leur personne :« La politique était naguère une scène : meetings, estrades, arène du Parlement. Elle est devenue une loge de maquillage où les gouvernants apprêtent leurs reflets pixélisés sous le regard inquiet de gouvernés virtuels ».
La « peopolisation » croissante des présidents de la République et des candidats à cette fonction n'est pas, pour lui, un simple avatar de la personnalisation du pouvoir sous la Ve République mais une mutation profonde des rapports dans toutes les démocraties entre l'homme politique, les citoyens et les médias : « ne soyons pas injustes pour notre classe politique nationale, elle n'a pas le monopole du débraillé communicationnel ni de l'exhibition compassionnelle » . Mais il n'en demeure pas moins que cette malsaine confusion entre la personne et la fonction fonctionne par ce que : « l'exhibitionnisme des politiques répond à l'avide indiscrétion des journalistes et suscite l'appétit nauséeux du public. L'exhibitionnisme est la forme moderne du narcissisme. Exhibition de la puissance, de la souffrance, de la jouissance qu'importe : tout est bon à montrer. »4
Michel Schneider nous livre quelques pages d'analyse des discours présidentiels. Il revient sur l'usage de l'anaphore politique « Moi président » qu'a martelée François Hollande en campagne contre celle de l'épiphore : « l'État c'est moi ! » de son adversaire. L'analyse se poursuit sur l'usage et la signification du Moi et du Je, de la négation etc en politique et sur les significations que l'on peut leur attribuer.
L'auteur consacre aussi des lignes savoureuses à l'évolution de la psychopathologie des dirigeants qui, dit-il, a changé comme celle de l'ensemble des individus dans nos sociétés postmodernes : « de moins en moins de névrosés et de plus en plus de personnalités narcissiques, parfois de pervers »5. S'il remarque que rien n'est plus normal en politique que de n'être pas normal, il distingue trois choses différentes au niveau du « pas normal » : l'exceptionnel, le pathologique, l'amoral pour en conclure que les grands hommes de pouvoir, s'ils ne sont pas normaux, ne sont pas pourtant anormaux au sens pathologique du terme : « la folie d'être président est la condition nécessaire mais non suffisante pour avoir quelques chances de le devenir. Nécessaire, car il faut avoir, chevillé au corps, le fantasme d'être tout pour un pays, d'être le seul à pouvoir l'incarner ou d'être le premier dans la conduite de son destin. Mais non suffisante car combien d'appelés et combien peu d'élus parmi ceux qui ont eu le même fantasme ». L'électorat choisit aussi ces individus littéralement extra-ordinaires qui ont pu supporter cette épreuve presque inhumaine, peut-être le peuple lui-même exige t-il le sacrifice de l'âme chez celui qui va le représenter. « Il y a quelque chose de proprement moderne dans cette folie résultant des effets conjugués d'un mode de scrutin – l'élection au suffrage universelle directe – et le renforcement de la personnalisation. »
Mais de quelle folie s'agit-il ? Le diagnostic de Michel Schneider est le suivant : « pour reprendre les trois structures pathologiques que distingue Freud, si les pervers purs sont rares, on trouve peu de névrosés simples parmi les candidats et encore moins parmi les élus. La plupart relèveraient de ce que l'on appelle des « états limites » qui, parfaitement adaptés à la réalité, restent prisonnier de défenses psychotiques ou perverses et ont recours à cette drogue dure, l'addiction au pouvoir ». Mais ce qui l'intéresse, plutôt que de ranger les uns et les autres dans des cases étiquetées, c'est de voir comment les princes, séduits par les miroirs, sont à leur tour, utilisés comme miroir par les « français de base » qui y voient une image d'eux même idéalisée à laquelle aspire leur propre narcissisme.
Ce narcissisme est d'abord nécessaire pour ne pas mourir, il est ensuite indispensable au développement psychique. « Le paraître répare le manque à être, le manque constitutif de l'être. ». L'auteur se demande combien de politique ont été des enfants peu ou mal-aimés. Le politique serait celui qui croit combler le creux de l'être par l'illusion des pleins pouvoirs. Le narcissisme est une force d'auto conservation qui est sérieusement mise à profit par les prétendants au pouvoir. Le système politique contemporain ne serait-il pas fondé sur l'auto conservation ? « Les politiques ne sont au pouvoir que pour y rester le plus longtemps possible et les médiatiques que pour conserver leur position de faiseur ou défaiseur de roitelet. »6. Le narcissisme des politiques débouche sur la panique existentielle de ne plus être aimé et les rive aux sondages. Or à vouloir tout maîtriser on referme la main sur du vide. L'envers d'un narcissisme exacerbé est une souffrance celle d'être et de n'être que ce que l'on est. « Les narcisses absolus sont pris à leur propre piège : le désir d'être libéré du désir les conduits à la mort. »7 Leur fuite en avant ramène en arrière les narcisses politiques c'est à dire vers l'enfant démuni que le chef tout-puissant voudrait une fois pour toutes avoir semé dans son ascension.
Reprenant les catégories distinguées par Jacques Lacan le réel comme l'empire du chiffre un, l'imaginaire : l'espace de la dualité et le symbolique qui commence avec le chiffre trois, Michel Schneider souligne que l'absence de grand autre (symbolique) maintient captif dans la relation à l'autre (imaginaire). Le psychanalyste qu'il est, témoin de l'effacement progressif de la névrose classique et de l'apparition de pathologies aujourd'hui dominantes (états-limites, psychose, perversion) est fondé à s'interroger sur les aspects sociaux et politiques du malaise dans la dé-civilisation qui accompagnent la dé-symbolisations du monde. » Ceci l'amène à un long développement sur l'ordre symbolique où il monte que le symbolique qui constitue comme tel le sujet humain est ce sur quoi la volonté de l'individu n'a pas de prise mais qui au contraire organise ses représentations individuelles à partir d'invariants collectifs . C'est enfin et « surtout ce qui échappe à chacun de nous, résiste à nos désirs, ce qui était avant et sera après, ce qui est en dehors de ». À cette aune on conçoit aisément que la chose soit dure pour les hommes politiques, qui font du pouvoir profession et de sa conquête comme de sa conservation le sens de leur vie.
« Le Narcisse fonctionne comme anti- Œdipe : il évite les deux axes qui forment les coordonnées du complexe d'Œdipe : la différence de génération et celle des sexes. Pour conserver son image intacte, Narcisse refuse de vieillir et en même temps, refuse l'amour sexuel qui permet une sorte d'immortalité biologique par la reproduction. Il meurt deux fois : de ne pas accepter de mourir et de ne pas désirer. Le complexe d'Œdipe fait sortir du narcissisme pathologique. L'ordre symbolique, c'est ce qui empêche Œdipe d'être pervers et Narcisse d'être fou »8.
À partir de là Michel Schneider dessine un certain nombre de vignettes sur les formes politiques du narcissisme. Par exemple celle du narcissisme névrotique : le besoin banal d'être aimé, celle du narcissisme exhibitionniste qu'il illustre avec Sarkozy. Il pointe au passage le narcissisme spectaculaire au niveau collectif dont la scénographie des manifestations fournit une illustration à gauche comme à droite : « une revendication ne devient légitime que si elle devient un théâtre de rue ». « On ne dira jamais assez de mal des dégâts qu'on fait les sonorisations tonitruantes à la dignité des manifestations syndicales. » Il repère aussi le narcissisme mimétique qui s'essaye à la rencontre du terrain accompagné de l'escorte journalistique, le narcissisme d'exaltation : les brefs moments de bonheur où l'homme politique se sent digne de la situation qu'il occupe (Hollande à Bamako le 2/2/13). L'auteur ajoute encore le narcissisme masochiste ( être haï de ses amis), le narcissisme pervers, celui de l'argent, le narcissisme victimaire partagé par les politiques et les basiques ...
Mais un peuple de narcisse est il un peuple ? Freud avait déjà noté « que le narcissisme d'une personne déploie un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute la mesure de leur propre narcissisme ».
En politique les Français aiment les narcisses conclue Michel Schneider :« s'il y a toutes les raisons pour que le chef élu soit beaucoup plus narcissique que ceux qui l'ont élu, il y en a aucune pour que les dirigeants ne soient pas régis par la même revendication d'authenticité, d'affirmation d'un moi vide et programmé que les consommateurs de messages que nous sommes à qui la publicité feint d'accorder un statut de sujet. Dans les sociétés de narcissisme, les électeurs comme leurs élus sont centrés sur la réalisation persistante d'eux mêmes au détriment de la relation aux autres, figé sur le présent et incapable de différer leur satisfaction »9. « Moi d''abord, et tout tout de suite ce n'est pas seulement Sarkozy au Fouquet's » et de s'interroger sur cette peur qui donne le pouvoir au pouvoir. Notre peur, si nous nous libérons de son emprise d'être plus seuls et plus nus.
Certes le ton de cet ouvrage est souvent pamphlétaire au bon sens du terme. Nous souhaiterions simplement que les esquisses d'analyse soient plus développées : mais cela ouvre des perspectives de travail et de réflexions bien utiles par les temps qui courent.
1 SCHNEIDER Michel : Miroirs des princes P 13
2 Idem P.2 0
3 Idem P. 28
4 Idem P.46
5 Idem page 41
6 Idem Page 69
7 Idem Page 70
8 P. 77
9 P. 117