Compte rendu du livre de Jean-Bruno Renard, 2011, Le Merveilleux. Sociologie de l’extraordinaire, Paris, CNRS éditions, 214 pages ; ISBN : 978-2-271-07203-0
L’ouvrage de Jean-Bruno Renard, professeur à l’université Paul-Valéry de Montpellier et sociologue reconnu des légendes urbaines, de l’imaginaire, des cultures populaires et des rumeurs, se divise en quatre chapitres, formant un programme de recherche et un dispositif de réflexion heuristiques. Après une introduction tonique, « Le dilemme du merveilleux, entre positivisme et obscurantisme », le lecteur pourra approfondir quatre chapitres bien articulés entre eux, selon une logique de définition scientifique de l’objet d’étude lui-même : « Le merveilleux comme catégorie de la réalité : la notion d’extraordinaire » ; « Le merveilleux comme objet de controverses : aspects structuraux » ; « Le merveilleux comme objet de controverses : permanence historique du doute » et, finalement, « Le merveilleux comme configuration symbolique ». L’étude se conclut autour du thème de la littérature et de la croyance fantastiques.
Qu’est-ce que le merveilleux ? Difficile de transcrire, dans une courte recension, la complexité et l’érudition des références illustrant le propos qui, dès le début, plante un décor déroutant sur le plan épistémologique, faisant entrer le lecteur, de plain-pied, dans la chambre des curiosités, des dilemmes (dont celui des « haricots sauteurs », commenté par André Breton et Roger Caillois) et des étrangetés des siècles passés et présents, tout en prévenant les fantaisistes ou les mystiques invétérés, dès la première page : « L’approche sociologique du merveilleux […] place le problème de la croyance au cœur de sa réflexion […] et ambitionne de comprendre comment et pourquoi se produit une construction sociale de l’extraordinaire » (p. 9). Cette catégorisation est, d’une certaine manière, une « créature » de la modernité et d’assemblages modernistes entre croyances plus ou moins traditionnelles et convictions scientistes et positivistes. Ces phénomènes extraordinaires et merveilleux s’expriment donc soit par des fantasmagories technoscientifiques, de Frankenstein aux OVNI, soit par divers archaïsmes résurgents (loup-garou, diableries, fantômes, sorcelleries et lévitations en tous genres) aux lisières des religions et des sciences officielles. Ces événements et processus pluriels et foisonnants ont donc été très longtemps analysés à partir de visions mythologiques du monde. C’est l’émergence de la rationalité expérimentale et cartésienne qui a contraint les divers acteurs et contempteurs de ces récurrences multiformes à bouger les lignes de leur classification. Renard précise d’ailleurs que, pour définir le merveilleux, il faut suivre des points de tensions (vrai/faux, positivisme/obscurantisme, réel/irréel…), selon trois critères : caractère matériel ou sensible de l’événement ; apparence extraordinaire, insolite, faisant basculer les cadres de références de l’observateur ; instauration d’une controverse sur l’explication du phénomène.
Dans le premier chapitre, « Le merveilleux comme catégorie de la réalité : la notion d’extraordinaire », il s’agit de mieux saisir sémantiquement et lexicalement, l’objet d’étude du livre : « Quels que soient les mots utilisés –merveilleux, fantastique, insolite, incongru, étrange, monstrueux, incroyable, inexplicable, prodigieux, invraisemblable, etc.- le concept d’extraordinaire est mobilisé lorsque le réel ‟ne colle” plus à la réalité, c’est-à-dire lorsque des événements ou des phénomènes s’écartent de notre perception ordinaire du monde. La catégorie de l’extraordinaire permet ainsi de désigner un type de réalité » (p. 23). Pour l’auteur comme pour de nombreux spécialistes, cette notion n’est pas cantonnée dans un lointain passé ou au sein de cultures « primitives ». On doit l’appréhender socio-anthropologiquement dans sa multiplicité historique et ses connexions avec les pratiques contemporaines. Ainsi, on peut le définir de façon objectale et sensible : le merveilleux dont l’étymologie renvoie au latin « mirabilia » et sa racine « mir », signifiant « quelque chose de visuel », correspond aussi aux « phanies » (hiérophanies, kratophanies). On y retrouve, en permanence, l’inter-validation entre transcendances et manifestations immanentes du sacré. Contrairement aux croyances religieuses, celles ayant trait aux merveilles sont toujours rattachées ou rattachables à des preuves. Au-delà de ces précisions phénoménales, lexicales et terminologiques, Renard est un très bon conteur : il émaille régulièrement son argumentation d’anecdotes, de références historiques ou événementielles et de récits croustillants et significatifs. Ce qui en rend la lecture constamment agréable tout en incitant à la pensée critique tolérante. Autre élément définitionnel : le vide de sens et le caractère absurde de l’extraordinaire conduisent à d’intenses activités cognitives. Renard parle de « vertige » et de « stupeur », reprenant diverses grilles d’analyse pour expliquer l’effet d’attrait-répulsion de ces événements-objets et le tropisme de leurs observateurs pour l’aberration, l’inclassable ou l’infime plutôt que pour la cohérence cognitive. En fin de chapitre, l’auteur propose un mode de classification des phénomènes extraordinaires, prenant en compte, à la fois, leur permanence et leurs transformations-résurgences.
Dans le chapitre 2, « Le merveilleux comme objet de controverses : aspects structuraux », on entre dans la deuxième caractérisation générale de cet objet. On se souvient que Dany-Robert Dufour, dans diverses contributions, abonde dans ce sens : le mythe est d’abord un récit, une suite de bégaiements, impliquant débat et conflit d’interprétation « pour avoir le dernier mot ». La controverse permet d’engendrer et de partager la bienfaisance du doute là où la certitude d’avoir à faire à de la pure fantaisie peut prédominer. Renard a, là aussi, un sens très juste de la formule en parlant de « structure dubitative du merveilleux » (p. 60-76). Pour ce faire, la méthode du carré sémiotique d’Algirdas Greimas est utilisée pour classifier les positions possible face à l’extraordinaire. Est alors décrit un parcours narratif entre le pôle sémantisé (appelé « A »), connu, et la dimension ignorée, dite « non sémantisée » (le « non-A »), faisant donc référence à l’objet extraordinaire, avec ses effets de sidération verbale. Parallèlement le parcours narratif se poursuit sur un autre registre d’explication de l’inconnaissable : « le quasi-sémantisé » (ou « Non-B ») qui correspond, selon nous, à ce que Moscovici avait appelé « familiarisation de l’étrange » dans la théorie des représentations sociales et où des thématiques connues de l’acteur servent à catégoriser un nouvel objet afin de lui conférer progressivement un statut de connaissance alternative. Enfin, la narration s’achève dans le pôle dit « néo-sémantisé » (ou « B ») : émerge alors un nouveau lexique, par exemple, sur le spiritisme ou les OVNI. Une véritable herméneutique de ces phénomènes est donc effective et applicable, en tenant compte d’autres facteurs non évoqués dans cette recension. La seconde partie du chapitre 2 est consacrée à la thématique « rationalité et merveilleux », à partir de modèles théoriques issus des travaux de Sigmund Freud, sur l’ « inquiétante étrangeté », de Dan Sperber, sur la pensée symbolique, et de Raymond Boudon sur la rationalité subjective.
Le troisième chapitre, « Le merveilleux comme objet de controverses : permanence historique du doute » permet de mieux cerner à quel point l’approche critique de ces phénomènes, accolée aux phases classiques de l’histoire, est ancienne et de quelle manière leur fascination, associée aux périodes romantiques, perdure. On sait qu’il y a une vraie consistance mentale de l’athéisme ou de la mécréance, voire une « tradition d’incroyance », de la même façon qu’il y a conservation des besoins de croire aux entités mystiques ou sacrées et de leurs formes ou manifestations. Ces thématiques sont alors successivement observées et présentées, de façon socio-historique, dans la Bible et durant l’Antiquité, puis le Moyen Âge, la Renaissance et l’Âge classique jusqu’à l’époque contemporaine. Les écrits de Bernard Le Bovier de Fontenelle notamment sont cités comme précurseurs et annonciateurs d’une approche rationaliste de l’extraordinaire. On note aussi l’émergence d’une « naturalisation du merveilleux », non exempte d’errances (mesmérisme), figurant une attitude d’attribution de critères naturalistes à certaines formes expliquées autrement, à des périodes historiques antécédentes, ou inexpliquées, à d’autres moments. Ce mécanisme psychosociologique cristallise ainsi le remplacement d’une « épistémé religieuse par une épistémé scientifique » (p. 136).
Le dernier chapitre, « Le merveilleux comme configuration symbolique » permet de terminer l’exploration de ces multiplicités interconnectées par des fils peu visibles, au premier abord, et que l’auteur révèle subtilement à notre attention. L’interprétation symbolique fait appel aux théories de l’imaginaire, en complément aux grilles d’analyse inspirées de l’hégélianisme et du marxisme, axées sur les effets de masquage de l’idéologie et de la quotidienneté. Les enjeux et les modalités de l’interprétation des mythes et de la recherche de sens impliquée par le merveilleux sont décrits. En effet, tout surgissement de l’inhabituel dans le champ social et culturel d’un groupe ou d’un individu fait appel à des systèmes de valeurs et à une manière de penser l’environnement, donc à des récits mythifiants. Les « faits signifiants » sont alors appréhendés en fonction d’un savoir (composé d’ethnométhodes, de représentations, de mythes, de croyances) que la sociologie tente de formaliser et d’expliquer. Ne se voulant ni apologétique, ni radicalement critique, la position du sociologue montpelliérain se veut attentive aux « configurations symboliques » (p. 145), à leur contenu et à leur processus, à leur caractère provisoire et à leur dynamique. Il s’agit, dans ce cas, d’appliquer une herméneutique, soucieuse de s’écarter du subjectivisme tout en restant présente face au surgissement des événements (repérage de structures sémantiques, approches intersubjectives de phénomènes, comparaisons transhistoriques et transculturelles). Quatre études de cas illustrent cette perspective d’analyse symbolique dans le reste du chapitre : « Merveilleux et contestation populaire », « Le monstre comme support de projection de la pensée sociale », « L’exemple des extraterrestres » et « La signification sociologique des croyances au paranormal ». Ce dernier phénomène est notamment catégorisé en trois types de croyance : périreligieux, parareligieux et parascientifique, illustrés par des modèles de conduite, croisant les deux variables suivantes : « croyance paranormale spécifique (les OVNI ou les anges, par exemple) » et « adhésion, faible, moyenne, très forte, à des pratiques religieuses ».
Jean-Bruno Renard, par ce livre, engage son lecteur à ré-analyser les replis de ses doutes et de ses certitudes, tout autant qu’il l’incite à se maintenir fermement arrimé à la barque scientifique, soigneusement entretenue, du raisonnement sociologique. Le sous-titre de ce volume rend explicite le but de l’auteur : donner consistance et corps à une véritable anthropologie générale de l’extraordinaire. Ce dernier phénomène passe inaperçu et prolifère dans toutes sociétés. Cependant, si l’on poussait encore plus loin le raisonnement, il pourrait même être utilement appliqué à l’analyse des phénomènes catastrophiques, catastrophistes, démographiques, économiques, politiques, non directement traités dans cette contribution mais qui peuvent être jaugés à l’aide de critères analogues d’appréhension du merveilleux et de socio-anthropologie de l’extraordinaireté. C’est dire l’importance de ce travail dont il était urgent de dire tout le bien qu’on en pense et tout l’intérêt qu’il y a à en recommander fermement la lecture.