N°22 / La psychologie politique en Amérique Latine Janvier 2013

Les universités et la pente technocratique

Alexandre Dorna

Résumé

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Introduction

La « pensée » des nouveaux politiques technocrates qui ont le chargé de l’Éducation Nationale et de L’Université française consiste à mettre l’université à l’épreuve de leur propre acculturation technicienne : l’évaluation quantitative de la connaissance. Ainsi, la pression du rouleau compresseur imposé par le système managériale-technocratico-ministérielle, risque fort de détruire le fond culturel des universités françaises et d’en transformer le plus grand nombre (surtout en province) des établissements d’enseignement supérieur en « lycées techniques et professionnels », entraînant l’ensemble de la tradition culturelle et de l’acte même de connaitre (se faire une idée rationnelle du réel et le vrai) vers l’utile consommable par la société de masses. Soyons clairs : selon une enquête (Le monde du 16 juin 20011) les français se méfient plus des chercheurs que de la science. Autrement dit, l’opinion publique doute de l’indépendance des scientifiques par rapport aux pouvoirs.

De la réflexion humaniste à l’usine technicienne

Si autrefois l’Université était le symbole d’un espace de réflexion humaine dans un monde dominé par les intérêts de la rationalité technicienne, aujourd’hui, avec la pénétration de la pensée néolibérale, cette « exception culturelle » n’est plus. La marche forcée de la « modernisation » des universités aboutit à une grave impasse, voire à un processus de démantèlement du cadre des valeurs qui guident notre pacte spirituel et sociétal.

Il faut être aveugle pou ne pas voir que l’institution universitaire et le corps enseignant sont en train de subir une métamorphose au sens kafkaïen du terme, dont la conséquence perverse est de détruire la mission des humanités (humanitas) assignée à l’université moderne au moment de sa fondation : transmettre des connaissances et non seulement des savoirs, affirmer des valeurs et non seulement des techniques, assurer des finalités et non seulement des moyens. Bref : accompagner l’homme vers son perfectionnement et garantir la plénitude de l’humain.

L’insistance du gouvernement sur l’évaluation de la « performance », qui se veut objective et quantitative, dite « scientifique », se fonde sur la pensée calculatrice, un savoir, donc une connaissance partielle, aujourd’hui au service de l’esprit gestionnaire, voire comptable, des pouvoirs bureaucratiques qui contrôlent et guident les intérêts productivistes, à l’image des entreprises, selon la règle libérale du marché et de la « gouvernance » rentable. Les nouveaux dispositifs d’expertise, à la fois pratiques idéologiques et de pouvoir, assurent une normativité extrême sur des connaissances et des savoirs, tout en réduisant la pensée critique et la libre capacité de juger. Ce phénomène, au cours de ces dernières années, est devenu de plus en plus formel, standardisé, encadré et ritualisé, sous la surveillance des « agences » d’évaluation soi-disant indépendantes des pouvoirs.

L’évaluation purement chiffrée de l’activité intellectuelle universitaire de recherche, sans compter ni la créativité ni la pédagogie, par des « agences » est l’expression académique du nouvel esprit du capitalisme globalisé, dont les conséquences se font sentir ici, autant qu’ailleurs, en termes de diminution de la portée institutionnelle de la culture et d’affaiblissement de la connaissance comme totalité. Pire encore : l’évaluation des travaux universitaires par des soi-disant experts réduit les marges de liberté et impose un moule d’auto-soumission. Le nouveau chercheur est poussé à vendre et à monnayer ses « produits » sur le marché des entreprises et des organisations selon des critères normalisés et un fonctionnement stratifié. Ainsi, la connaissance universitaire, à plus long terme, aboutira à une réification totale, et à une autosatisfaction éloignée de plus en plus de l’intérêt général et du perfectionnement de l’humanité. Transformée en usine spécialisée, l’Université est traitée par le pouvoir politique comme un simple outil de production. Avec les mêmes outils et les mêmes critères qu’un autre.

Dans une perspective générale, la perte d’équilibre entre les connaissances et la culture ne cesse de provoquer la rupture entre les formes de vie, les liens sociaux et la crise de la société dont l’humain en tant que valeur universelle est en train de se transformer en marchandise. C’est l’ensemble de tout le dispositif de l’Éducation nationale qui claudique devant « l’esprit d’entreprise » au sens marchand du terme et devant l’idéologie de l’intérêt privé au détriment des principes républicains.

Les « Humanités » se trouvent réduites à une portion de plus en plus incongrue et jugées improductives par le monde de l’économie productiviste qui domine la pensée politique. Ainsi, la vision progressive, positive et optimiste de la modernité aboutit par la force de ses excès à une impasse épistémologique et morale autant que politique et laisse la place à un post-humanisme technique prêt à rendre l’humain superflu.

De la psychologie à l’ingénierie des automates

Les sciences de l’homme subissent une pression pour adopter leurs bases épistémologiques (théories et méthodes) aux conditions qui régissent les sciences naturelles, et surtout la technologie. C’est la victoire de l’ingénierie des automates sur la psychologie humaine, dont l’objectif est de vampiriser la nature humaine. Or, les discours flamboyants sur les potentialités économiques des sciences, se heurtent à une réalité forte différente. A savoir :

  • Le savoir technoscientifique qui justifie une technocratie puissante n'a pas pour autant l'efficacité qu’il prétend avoir. Ainsi, les recherches inspirées de l’ingénierie se montrent de moins en moins utiles pour faire face aux problèmes qui accablent l'humanité. L’utilisation de la physique nucléaire à des fins autant industrielles que guerrières en est un triste exemple.

  • La connaissance issue de la méthode scientifique se révèle de plus en plus lacunaire et les résultats s’éparpillent en multiples micro-théories qui polluent sciences humaines et sociales et se rendent aveugles pour bâtir des projets de société humainement viables.

  • Les sciences naturelles disposent de moyens énormes (en contraste avec les sciences humaines) pour leur développement, et leurs méthodes sont imposées aux questions de société, avec des résultats non seulement contradictoires, mais nuisibles aux idéaux humanistes et démocratiques.

Inutile donc d’insister : les citoyens n’exercent plus un véritable contre-pouvoir sur l’emprise des idéologies économiques qui les manipulent avec cynisme pour le plus grand bien des intérêts particuliers des élites arrogantes et sans vertu.

Les « pôles » d’excellence : une chimère de marchands

Les rapports sociaux et les expectatives psychologiques ont changé de nature. L’homme est devenu égotiste et son idéal de soi se fait narcissique à l’image de la pensée et le modèle managérial. De plus, le savoir en sciences humaines et sociales est devenu si parcellaire et si fragmenté qu'il ne peut plus concourir à proposer une perspective globale, d’où l’approfondissement des crises qui affaiblissent le fonctionnement équilibré et démocratique des institutions sociétales et font de l’homme un pur appendice de la technique qu’il est possible d’extirper.

La formule hypocrite de « pôle d’excellence » en vogue dans les milieux politiques est un délire stratégique à la hauteur de l’ivresse technologique. Cet effort est prescrit à tous afin de s'adapter sans cesse aux exigences d'une mécanique devenu autant incompréhensible que stressante. Aussi faut-il ajouter l'impression ressentie d'une l'insécurité qui s'installe sans que les pouvoirs ordinaires (gouvernements) puissent cerner les causes directes et les issues possibles d’un monde devenu virtuel. En conséquence, la connaissance s'émiette, se fragmente et finit par se transformer en savoirs autonomes, c'est-à-dire en connaissances de rien. Il y a ainsi deux politiques du savoir qui sont en train de s'écarteler : l’humaine et la mécanique. C’est pourquoi le fétichisme de l’évaluation et l’obsession du rendement ont écarté le bon sens du généraliste et le besoin d’un dialogue sur les questions qui intéressent tout le monde pour éclairer les enjeux.

Un piège libéral : l’évaluation de la sous-traitance

Pour rendre « cohérent » et surtout contrôlable l’éducation universitaire les autorités de tutelle ont crée les AERES (agence d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche) c'est-à-dire un dispositif technique d’évaluation mise en place en 2007 afin de conduire le processus d’évaluation des établissements d'enseignement supérieur, des organismes et des unîtes de recherche, des formations et diplômes d’enseignement supérieur, ainsi que de la validation des procédures d’évaluation de leurs personnels.

La formule rhétorique et puérilement arrogante des ministres des Universités, sur le caractère « irréformable » de l’Université est le paradigme de l’épreuve de force imposé aux universitaires par des techniciens dont la rigidité est la partie visible d’un pur volontarisme : ça passe ou ça casse ! Tout montre que les universitaires devaient payer pour leur esprit critique devant l’anti-intellectualisme pragmatique de la technocratie ministérielle et la pensée unique libérale qui domine le monde.

Le projet de réforme de l'Université, qui avait provoqué sept mois de grève, faisait partie de la stratégie mondiale engagée depuis des années autour de l'idée de new public management, dans la quête d’une norme universelle de « bonne gouvernance » qui devrait s'imposer dans tous les États. Il y a là une responsabilité partagée par les gouvernements successifs, dont les élites techniciennes et politiques connaissent peu la culture universitaire, et les universitaires eux-mêmes, qui n'ont pas réussi à créer des instances de débat ni à fonctionner comme une communauté par delà des corporatismes.

Pour des observateurs critiques, (Beaud et al 2010), la politique de reforme est une tentative de démanteler l’enseignement et la recherche et d’éliminer leur mission de service public, tout au moins en France, afin de subordonner la connaissance aux lois du marché. Pour ce faire (le malheur des uns fait le bonheur des autres), l’AERES a vu son budget tripler entre 2007 et 2009, une évolution dont bien des universités auraient aimé pouvoir profiter sur la même période.

L’AERES fonctionne grâce aux tâches évaluatives des « experts », qui sont surtout des techniciens issus de l’université elle-même qui trouvent là une occasion de renforcer leurs soifs et leurs réseaux de pouvoir. Leur tâche idéologique est inavouée : contribuer à l’élimination des laboratoires de l’enseignement supérieur non conformes à l’orientation économique libérale mise en place par le gouvernement de l’Union européenne. Encore pire : ces pratiques évaluatives seront appliquées également dans l’enseignement primaire et secondaire. Avec l’idée sournoise de faire des recteurs et des chefs d’établissements du second degré des super-gestionnaires qui pourront désormais bénéficier de primes d’intéressement aux résultats, comme les actuels présidents d’Universités. Enfin, rappelons que la création des agences d’évaluation universitaires s’est inspirée à la fois du modèle de la gouvernance des entreprises privées et des méthodes de management dont les grandes universités technologiques nord-américaines ont exporté les prototypes en Europe et dans le reste du monde ; la France étant un de derniers pays à résister à la vague technocratique en matière de promotion universitaire.

Des questions sans véritable débat

Rarement les enseignants universitaires ont eu l’occasion de s’exprimer, car les « dialogues » organisés par les autorités se sont limité à des réunions d’information. En conséquence, l’idée de ré-ouvrir un dossier bouclé dans la précipitation politique s’impose. Il faut clarifier les conditions et situer les questions qui habilitent la compétence des uns et des autres, afin d’entamer un dialogue à la hauteur des besoins. A savoir :

  • La méthode dite scientifique est-elle encore l'horizon indépassable pour faire la transmission des connaissances en SHS ?

  • La science est-elle devenue une créature faustienne et dogmatique à travers la technocratie ?

  • La raison est-elle séparable de l'émotion humaine ?

  • Quels sont les antagonismes entre le savant, le technicien et le politique ?

  • Peut-on continuer à privilégier la pensée technique issue des sciences naturelles au détriment d’une approche humaniste ?

  • Quelle est la place de la culture dans l'évaluation de la pratique des sciences sociales ?

  • Quel est la part du scientisme dans l’idéologie libérale actuelle ?

  • Quel est le rôle épistémologique des évaluateurs et des agences d’évaluation universitaire ?

  • Quelle est la crise universitaire soluble par le marché économique ?

  • Quelle Université, quelle science et pour quelle société sont-elles à proposer ?

Ces questions nous semblent-elles nécessaires, utiles et pertinentes. Mais insistons sur le contexte. La vision « gestionnaire » de l'Université est essentiellement économique et s'inscrit parfaitement dans une perspective néolibérale et conformément à la volonté stratégique de la mondialisation d’un capitalisme omniprésent. Malheureusement, la majorité des professeurs d'université sont des spécialistes dont les fonctions et la formation ne favorisent que très peu la réflexion critique sur les liens qui existent entre leur travail de recherche et la société dans laquelle ils évoluent. Ils se perçoivent eux-mêmes comme faisant partie de l'élite, appelés à renouveler les connaissances et à former les plus doués de la société ; un trait commun d’autocongratulation les faisant adhérer inconsciemment à l'ordre social dont ils pensent constituer une couche aisée et privilégiée. Rares sont ceux qui saisissent l’érosion du socle culturel qui avait rendu l’Université moderne et leurs fonctions non seulement souhaitables, mais possibles. H. Bergson le rappelait en 1919, avec une certaine fierté, lors d’une conférence aux universitaires américains, en ces termes : « Le principe de notre système d'éducation est qu'il faut traiter tout étudiant, et même tout écolier, comme s'il y avait en lui l'étoffe d'un maître ».

Aujourd’hui, peu nombreux sont les universitaires qui comprennent la raison de la menace de « prolétarisation » qui pèse sur la grande majorité des intellectuels par les orientations managériales à l’échelle mondiale. Ainsi nous sommes non seulement aux antipodes de l’idéal d’Université classique, mais sur la pente d’un suicide culturel profitable à certains.

Les membres du corps des professeurs d'université se conforment, car leur propre condition est devenue superflue dans un monde où la technique et la concurrence la conditionnent. Les enseignants-chercheurs ont épousé une « réalité statutaire » sans avoir perçu pleinement la portée anti-culturelle des reformes qui sont en cours. Leur peu d’intérêt pour les questions de la cité - jugées négativement par l’idéologie « scientiste » officielle – a rendu les universitaires très réfractaires au questionnement politique. C’est une des raisons qui leur font avaler les pilules amères d’une stratégie de réformes qui vise à transformer les anciennes Alma Mater en simples établissements techniques au service d’un système productif sans vision d’ensemble ni sans projet de société.

Dans un ouvrage récent, Martha Nussbaum (2010), universitaire américaine, affirme, au contraire, que les humanités constituent un des éléments-clefs de la réponse à cette crise et surtout pas un luxe. Bref, les Humanités ont un intérêt social et politique. Car si nos anciennes valeurs nous tiennent à cœur, il nous faut alors former non seulement de bons techniciens, mais également des hommes et des femmes dotés des capacités critiques et empathiques nécessaires pour bien remplir leur rôle de citoyens capables de comprendre des situations nouvelles et traiter des problèmes différents, tout en respectant le cadre moral et culturel sur lequel repose notre civilisation commune.

Sachons-le : le rêve moderne d’émancipation par la connaissance laïque et l’instruction du savoir partagé par tous les républicains est brisé. Le glas est sonné pour l’espoir du perfectionnement de l’homme et l’amélioration spirituelle de l’humanité toute entière. Comment alors les nouvelles générations pourront aller au-delà des préjugés, des idées préconçues et surtout au-delà de ce qui peut nous être dit sous la forme de manipulation mentale ? Ce que la culture apporte est une capacité à analyser les faites et les dires (notamment politiques) pour mieux les comprendre. Si les humanités sont effectivement « très théoriques », les aplatir ou les retirer des programmes universitaires, c'est refuser l'accès à des savoirs pour mieux comprendre la société.

L’apport de la culture est crucial. Autrement, il n’y aurait plus d’empathie citoyenne, mais uniquement la tyrannie du calcul insensible de la machine productiviste. Car l’homme issu du système éducatif productiviste deviendra décérébré et amorphe au point de finir jetable, superflu et peu rentable après quelques années d’usure intensive. C’est la conséquence du modèle anglo-saxon et de l’idéologie libérale qui font du pragmatisme technique la panacée d’un monde où le profit privé maximal se fait en méprisant la culture et l’altruisme. Voilà la question de fond au sens noble du terme : l’Université doit continuer à transmettre des outils de compréhension du monde qui nous entoure, en toute indépendance et en toute connaissance des causes.

O. Beaud, P. Encrenaz, M. Gauchet, F. Vatin, A. Caillé : Refonder l’Université. La Découverte. Paris. 2010

Martha Nussbaum : Not for Profit. Why Democracy Needs the Humanities, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2010.

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