Cet ouvrage collectif propose une réflexion et un regard nouveaux sur la démocratie telle qu’elle se déploie dans onze pays différents au niveau du globe. Pour chacun de ces pays, un auteur, chercheur et spécialiste en anthropologie, sociologie ou sciences politiques expose la situation politique spécifique et les conditions concrètes d’études. Il présente et analyse, sur des séquences de temps pertinentes à l’histoire respective de chaque pays, la manière dont la démocratie se manifeste dans l’espace politique intérieur. Ces exposés d’une démocratie en action, d’une dynamique très contextualisée, ouvrent sur des réalités dans lesquelles la promotion de la démocratie est synonyme de transformation des données terrain et de restructuration du champ politique interne.
De nombreux discours politiques proclamaient la démocratie comme norme universelle pour un monde tendant à l’uniformité ou perçu comme tel. D’ailleurs, en 1982, Ronald Reagan, Président des Etats Unis, déclarait la promotion de la démocratie à l’échelle planétaire comme antidote au communisme. En 2004, Askar Akaev, Président du Kirghizstan, tout juste sorti du bloc communiste, lui répondait en quelque sorte, en précisant que si la démocratie faisait partie de son credo, il ne l’envisageait pas selon une formule universelle mais enracinée dans la culture des pays et dans la conscience des peuples. L’effondrement du bloc soviétique a signé la victoire de la démocratie occidentale en lui lançant un mandat impératif d’avoir à agir dans un défi prophylactique contre le communisme. La rhétorique relative au questionnement du bien-fondé du caractère universel de la démocratie a laissé la place à l’urgence de la pratique prophylactique de la démocratie comme thérapeutique.
Dès le début des années 1980 déjà, le gouvernement américain avait décrété que la démocratie et les droits de l’homme constitueraient dorénavant les bases de son action internationale. Dans cette perspective, il créait en 1983 le NED (National Endowment for Democracy) pour promouvoir la démocratie dans le monde. Dès lors, les intérêts américains et la propagation de la démocratie se donnaient pour indissociables. Depuis, le NED a engendré deux fondations : le NDI (National Democratic Institute) et l’IRI (International Republican Institute). Un essaimage par le biais de puissantes ONG a complété ce dispositif, prônant l’ingérence dans les affaires politiques et publiques d’autres pays, relayé par d’autres Etats comme la Grande Bretagne, le Canada et la France, etc…. Certaines ONG, professionnalisées, se sont consacrées à des projets spécifiques et mènent à travers le monde des combats jugés universels. La chute du mur de Berlin a intensifié cet élan avec l’accueil dans les nouvelles républiques de l’ancienne URSS, de ces nouveaux « acteurs politiques » que sont les ONG. L’Asie et l’Afrique ont rejoint le concert des nations à partir des années 1990. Dans l’euphorie, démocratie et économie de marché faisaient bloc en sollicitant de nouveaux partenaires tels que le FMI, la Banque Mondiale, le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) à participer à la réalisation des projets. La « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama marquait le début d’une « mondialisation démocratique », une forme de croisade en quelque sorte, dotée de moyens humains, techniques et financiers. Des prosélytes d’un profil neuf, « missionnaires » du 21ème siècle, prêts à l’aventure de la conversion, interviennent de façon adaptée dans ces onze contextes nationaux particuliers. La logique des pouvoirs politiques locaux doit composer avec les nouveaux acteurs que sont ces « experts » de la démocratie. La promotion de la démocratie ne serait-elle pas engagée au nom d’une harmonisation universelle, mais laquelle ?
Du plaidoyer à l’engagement politique du Sénégal dans l’anticorruption et la bonne gouvernance, telles sont les raisons d’être d’un organe interne majeur, le Forum Civil, créé dans ce but. Encouragé par le discours d’Obama en 2009, cet organe, composé d’acteurs locaux au passé politique neutre, s’est peu à peu investi dans la réflexion militante puis l’action pour s’imposer dans un contexte très complexe. Sa professionnalisation a permis au Sénégal son entrée dans le monde transnational de l’anticorruption. Cependant, est posée la question du choix de société du fait d’une confusion sous-jacente entre anticorruption et engagement dans le modèle libéral de société.
Le Kirghizstan, en 1990, a attiré dans un premier temps les bailleurs de fonds internationaux en se présentant comme le champion régional de la démocratie. Les fondations et ONG internationales sont d’abord intervenues dans l’observation électorale pour dénoncer les fraudes et les irrégularités, puis peu à peu ont œuvré à créer les conditions d’une économie de marché par des réformes radicales. Elles furent ensuite accusées par ceux-là même qui leur avaient ouvert les portes, de subversion interne par l’émergence d’une opposition dans la société civile qui peu à peu s’est manifestée contre eux. La démocratie accueillie, elle devait maintenir le pouvoir en place.
Les think tanks en Bulgarie ont produit et sont le produit de la transition dans ce pays avec un investissement très important « sur tous les fronts ». Tour à tour, médiateurs garants de réformes libérales, pourvoyeurs d’idées nouvelles telle que l’application du système des primaires des présidentielles américaines, leurs actions visent, par tous les moyens y compris l’utilisation du populisme, à restructurer le champ politique bulgare en assurant la promotion de l’esprit pro-atlantique et pro-libéral comme choix civilisationnel. Développant le software américain sur le sol bulgare et un know-how local, leur objectif est de l’exporter en Bosnie tout en l’adaptant.
Gonzalo Sanchez de Lozada, chef d’entreprise et ancien étudiant aux Etats Unis, élu Président de la République de Bolivie en 1993 pour un premier mandat, décide de dynamiser son pays et entreprend un changement politique radical. Etat centralisé, est décrétée par une loi, une décentralisation municipale radicale. Une démocratie participative conduit à attribuer un pouvoir effectif en matière d’administration locale à l’échelle de communautés locales. En même temps, se met en place une dynamique économique par la privatisation d’entreprises d’Etat et de réformes de l’administration publique. Des acteurs identiques, dans des positions différentes quelques années plus tard, ont une lecture différente du sens des projets et actions auxquels ils ont contribué. Stratégies politiques et options de société rendent le champ politique mouvant et l’intelligibilité parfois difficile ou contradictoire.
Le Pakistan partage dans l’une de ses régions, la souveraineté avec l’Aga Khan et ses fondations humanitaires pour le développement. Le religieux intervient dans cette partie du pays dans une logique de gouvernance et une forme de pouvoir visant à assister, à protéger et à accompagner les populations rurales dans leurs efforts de modernisation. Un exemple de promotion de la démocratie qui fait se côtoyer le militaire et le religieux.
L’Afghanistan accueille de nombreuses ONG, en rivalité fréquente, au sein desquels des experts s’engagent pour diffuser les valeurs de la modernité (démocratie, droits de l’homme, émancipation des femmes) et pour lutter contre les corruptions de toutes sortes. La reconstruction du pays à laquelle participe la Banque Mondiale induit une certaine confusion intérieure entre le local et le global, le national, le transnational et l’international. Les projets locaux et la démocratie participative qui s’y applique ont un effet direct sur la division de la souveraineté.
Pour sa reconstruction, la Serbie est confrontée au constat de l’utilité de l’aide internationale. Pour assurer son développement, elle souhaite intégrer l’Union Européenne. Pour la réalisation de ces deux objectifs, la Serbie accueille un certain nombre d’experts internationaux grâce auxquels ce pays pourra à terme prendre en charge les intérêts de ses citoyens. Des transformations sociales ont été entreprises visant à introduire des mécanismes inspirés des lois du marché afin qu’à terme, une restructuration du champ politique intérieur permette une meilleure efficacité des actions en faveur de ces deux objectifs précités.
Depuis 2001, l’Azerbaïdjan a fait son entrée au sein des 47 pays du Conseil de l’Europe. A ce titre, elle s’est engagée à entreprendre des réformes radicales de son système politique pour recevoir une assistance technique et financière internationale, et à régler un litige relatif à ses 716 prisonniers politiques. Ce dernier point constitue une condition absolue de l’adhésion. La conception politique des dirigeants en général, et celle de la notion de prisonnier politique par rapport au Conseil se sont avérés très rapidement divergentes notamment par le refus de l’ingérence étrangère dans les affaires de politique intérieure. Parallèlement aux interventions des ONG, cette question centrale est toujours en discussion.
Le régime autoritaire, fermement anticommuniste excluant toute forme d’opposition interne, du Président Suharto a su investir dans une démocratie de façade, faisant naître une très grande anxiété lors de sa démission en 1998. Des signes d’assouplissement du régime sont pourtant apparus à sa succession. Devant la multiplicité des candidats aux élections dorénavant libres, une commission interne édicta des critères de candidatures recevables et accrédita certains partis d’opposition. L’entrée officielle en démocratie de l’Indonésie s’est peu à peu caractérisée par une forme de nationalisme aristocratique dans lequel une élite intérieure composée de juristes devenaient interlocuteurs et cautions sur le plan international.
Le Nigéria, puissance pétrolière, est hostile aux normes de gouvernance internationale et réfractaire aux courtiers « en démocratie » que sont les ONG. Pourtant, deux ONG allemandes y sont présentes et participent diplomatiquement à la vie locale. Si corruption, mauvaise gestion et autres manques sont monnaie courante, l’Allemagne semble s’appuyer sur le temps pour l’efficacité de ses ONG.
Cuba, a conforté sa résistance politique par la dépendance à l’égard de l’URSS, sans s’être réellement investi dans une alternative pour son futur. S’ouvrant peu à peu, le défi démocratique s’inscrit dans la compatibilité avec une société d’un autre type à créer respectant le ni communisme, ni libéralisme et en s’inspirant des expérimentations politiques de certains pays d’Amérique du Sud. La démocratie se fabrique avec beaucoup de prudence.
En conclusion, la vie politique nationale et internationale dans son mouvement perpétuel, ses options, ses combats et ses risques pour les citoyens suscite une attention et une prise de conscience contrastée selon l’angle d’observation adopté. Devant ces situations, une attitude nuancée peut se faire jour.
Au niveau national en démocratie, il est fréquent de déplorer le désengagement citoyen, la fascination pour la réussite sociale, la servitude volontaire comme moteurs de l’humaine condition. Parfois même, la convergence des peurs et des ambitions trouble la lucidité dans les prises de décision politique. Les citoyens s’expriment à la périodicité des élections tandis que les élites assurent la permanence du gouvernement de l’Etat. La possible alternance du pouvoir au niveau national rassure en évitant parfois un examen trop approfondi sur la nature réelle du changement manifeste.
Sur le plan mondial, des questions plus fondamentales peuvent apparaitre dont l’intuition des réponses sont autant de chocs : la compétition que se livrent les Etats au niveau international pour prendre le pouvoir absolu est en route depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, avec un regain depuis 1989. La démocratie victorieuse partageait cette victoire avec le libéralisme, engagé dans le combat contre le communisme. Depuis, la démocratie ne se serait-elle pas placée au service du libéralisme ? N’aurait-elle pas endossé la forme d’une clé universelle pour ouvrir toutes les portes à une restructuration radicale des champs politiques favorable au libéralisme ? Pour un certain nombre d’individus sur la planète, les vertus du modèle américain et de la libre entreprise sont incontestables sur le plan du vécu quotidien. Mais internet et la recherche scientifique consolident cette américanisation et placent le dilemme sur un autre plan : celui du risque de permettre à un Etat tout puissant d’user d’une souveraineté absolue, sous prétexte d’une gouvernance mondiale engagée a priori à défendre les droits de l’homme sur la planète. Qui exercera un contrôle sur cette souveraineté absolue auto-proclamée ? Quels risques entraînent d’ordinaire les puissances incontrôlées ? S’agit-il là de science-fiction ou de simple anticipation ? Serons-nous une nouvelle fois placés devant le fait accompli à n’avoir comme argument que l’aveu de notre ignorance ?
De quoi la démocratie est-elle le nom ? Si le désordre appelle l’ordre, l’ordre libéral apporte-t-il avec le libéralisme, une forme d’espérance ou d’illusion d’autodétermination individuelle matérielle possible et suffisante pour le futur ? Citoyen, individu et homme sont-ils des facettes disjointes ou conjointes d’un même sujet ? Ce boom des experts de la démocratie transnationale, considéré comme une forte activité citoyenne, contraste avec l’apathie observée chez les citoyens des démocraties anciennes ? Les conditions d’une gouvernance mondiale libérale aux mains des financiers sont-elles en train d’être préparées dans le cadre d’une promotion universelle de la démocratie ? Sommes-nous confrontés à une nouvelle forme de colonisation et d’impérialisme à l’échelle planétaire ? La démocratie est-elle le véhicule d’une pensée unique ou bien en favorise-t-elle l’émergence ? Sommes-nous éveillés et consentants ou bien endormis et manipulés ? N’y-a-t-il qu’un seul train politiquement correct, celui du libéralisme ? Sont-ce des questions à choix multiples !