Psychologie des foules et leur manipulation
Tarde (1890, 1901) considère l’homme comme un véritable somnambule et l’état social comme l’état somnambulique. Le Bon (1895) quant à lui soutient que les rassemblements de masse exercent sur l’individu une influence telle qu’ils abolissent la volonté propre à chacun. Le fait d’abandonner ses réserves habituelles face au pouvoir du groupe est un processus appelé désindividualisation. Etre désindividualisé, c’est être moins conscient de soi-même et moins réservé dans une situation de groupe (Watson, 1973 ; Zimbardo, 1970). En effet, sous l’emprise de la foule, l’individu subjugué perd le contrôle de lui-même et de son quotidien comme s’il était hypnotisé et prisonnier de sa vacuité. Les consciences individuelles se dissolvent sous l’effet de la foule et mutent en « unité mentale de la foule » qui serait inspirée par une « âme collective » (Le Bon, 1895). La vie de l’individu est alors privée de sens, de but, et de transcendance. L’individu a noyé son âme dans le collectif. La notion d’« âme collective » est donc un oxymore. L’âme étant un esprit doué d’intelligence, de raison et de spiritualité, c’est elle qui permet à l’individu de connaître, d’aimer, et d’agir librement. L’individu est capable d’aimer et de tendre vers des valeurs idéales comme le bien, le sens du devoir, ce qui implique l’existence et la manifestation d’un esprit capable de sentiment raisonné. De même, agir librement implique que l’individu prenne ses décisions selon son bon vouloir, qu’il choisisse de plein gré entre le mal et le bien, entre le bien et le mieux. Ainsi, l’individu réfléchit et agit selon son libre-arbitre. Il faut considérer que l’équilibre psychologique de l’individu est tributaire de la cohérence entre ce qu’il pense, ce qu’il fait et ce qu’il ressent. C’est par l’exercice du libre-arbitre que l’individu peut protéger son âme, son esprit de la pression conformiste du collectif. Sous l’influence du collectif ou d’une autorité légitime, le risque est de perdre son libre-arbitre et d’en venir à commettre le pire (Arendt, 1963 ; Asch, 1955 ; Crocq, 2013 ; Girard, 1978 ; Milgram, 1963, 1974 ; Watson, 1973 ; Zimbardo, 1970, 1972). Ce risque est à généraliser dès qu’il y a rassemblement d’individus. D’ailleurs, les principales caractéristiques de la foule sont : régression à un stade archaïque infantile et barbare, alignement sur les plus bas niveaux de l’intelligence, prédominance de l’imagination représentatives sur la raison, absence de discernement et de critique, jugement simpliste, raisonnement élémentaire ou absent, crédulité, suggestibilité, exagération des affects, grégarisme, sentiment de toute-puissance puisé dans la masse, autoritarisme, intolérance, cruauté et impulsivité, débouchant sur la décharge de violence exercée dans l’anonymat irresponsable (Crocq, 2013 ; Le Bon, 1895).
Pour Freud (1921/1967), l’individu se soumet aux idoles, au groupe, au collectif parce qu’il projette un amour, un attachement affectif libidinal pour un chef, un idéal. Au sein de la foule, l’individu dans un « chacun pour soi, mais tous ensemble » est attaché au chef. Ainsi, l’expression de la libido a une double direction : horizontale avec une identification affective à la horde (des hommes entre eux), et verticale avec une identification affective au chef (des hommes au meneur du groupe). Imiter le chef (rechercher son approbation ou éviter sa désapprobation) permet d’éviter le bannissement, pour s’assurer davantage de promotion, de faveurs, et donc de pouvoir au sein du groupe. Ce comportement imitatif stratégique officialise l’attachement affectif au chef et encourage la contagion de ce comportement au sein du groupe. Ceci est la manifestation d’une société qui devient de plus en plus narcissique et donc sectaire.
Moscovici (1981) propose trois principales observations concernant la psychologie des foules : les masses sont un phénomène social ; la suggestion explique la dissolution des individus dans la masse ; et la suggestion hypnotique est le modèle de l’emprise du meneur sur la masse. D’après Moscovici, c’est l’identification qui, agissant comme une force intérieure, maintient l’individu dans le social et le pousse vers le conformisme où plus personne n’aurait de goûts ni de désirs propres et où un modèle commun règnerait sur tous. L’individu a perdu son âme, l’essence de son être dans les limbes d’un collectif aliénant.
L’utilisation des forums de discussion, des réseaux sociaux d’internet, de la répétition des mêmes informations dans les médias par les politico-people permet à ces derniers de cultiver leur emprise sur l’individu en lui intimant de se plier à un conformisme généralisé (et donc de facto contrôlé) et ce, au prix du renoncement de son libre-arbitre : c’est la victoire de l’instinct grégaire qui l’emporte sur la liberté de penser, d’être, et de créer. Dans nos sociétés modernes, l’individu se déshumanise un peu plus chaque jour sous l’influence des outils de communication de masse (journaux, radios, télévision, internet …), véritables « valium du peuple » (Moscovici, 1981). Récemment a été diffusé sur internet une liste des principales stratégies pour manipuler les foules, laquelle serait inspirée des travaux de Chomsky qui se défend d’une « mauvaise interprétation de sa pensée ». Ces stratégies énoncées sont les suivantes : la stratégie de la diversion, le fait de créer des problèmes puis offrir des solutions, la stratégie du dégradé, la stratégie du différé, s’adresser au public comme à des enfants en bas-âge, faire appel à l’émotionnel plutôt qu’à la réflexion, maintenir le public dans l’ignorance et la bêtise, encourager le public à se complaire dans la médiocrité (encourager le public à trouver « cool » le fait d'être bête, vulgaire, et inculte), remplacer la révolte par la culpabilité, connaître les individus mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes (http://www.syti.net/Manipulations.html).
De la « comédie du monde » à sa spectacularisation
En s’associant aux people, les politiques adoptent leurs modes de communication en flirtant avec les tweets, la culture de l’instantané et de son irruption dans l’espace privé, de l’intime et ce, dans une volonté de proximité avec le grand public dans leur quête de davantage de popularité. Dans un jeu d’acteur, ils n’hésitent plus à contourner les modes de communications officiels des médias et s’expriment directement sur leurs blogs et les réseaux sociaux dans une spontanéité feinte et donc savamment calculée. Alors sur-jouant, multipliant les dérapages et les écarts vis-à-vis des normes et des valeurs sociétales, les politico-people bataillent à la recherche de la distinction à tout prix en quête de toujours plus de visibilité dans une société théâtralisée et désormais spectacularisée.
La littérature a très largement relaté la tendance de l’individu à se mettre en scène en société afin d’atteindre un but, d’y assurer un rôle (statut, fonction, grade) et de jouir des privilèges qui en découlent ; le tout participant à une définition artificielle du concept de soi, puisqu’on privilégie une représentation sociale théâtralisée laquelle est notamment tributaire de l’influence sociale normative (Deutsch & Gerard, 1955 ; Zimbardo, 1970, 1972) au détriment d’une représentation réelle de soi fidèle à sa personnalité, son caractère, ses goûts, ses croyances et à sa recherche de félicité, ses valeurs morales et intellectuelles, ses actions, en fait à son authenticité. Dans ce sens, Balzac s’est inspiré de la société qui l’entourait pour nous léguer une analyse sociale de la Comédie humaine (1842). De même, au prétexte de ses romans, la romancière Jane Austen nous livre une analyse psychologique et sociologique de ses personnages qui se débattent au quotidien entre leurs désirs et l’enclavement dans lequel la société les détermine et dont le fonctionnement et l’organisation de ce microcosme social s’apparente à une représentation théâtralisée de la « comédie du monde ». Dans Pride and Prejudice, Jane Austen (1813) décrit les mœurs et la mentalité de la gentry, en épinglant au passage les ridicules et la force des préjugés de cette petite noblesse des campagnes anglaises, qui va de bal en réception, et qui envie et admire la richesse et les titres de la nobility (ou haute aristocratie). L’auteure a analysé les jeux auxquels se prêtent ses contemporains dans ce qu’elle qualifiait de vaste comédie du monde théâtralisée, et qui est dorénavant également spectacularisée. Pour Debord (1967), « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacle. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ». Le spectacle hypnotise l’individu dans une réalité altérée de la vie. Le spectacle, inhérent à la société moderne, engendre conformisme et nivellement identitaires des individus. La vie quotidienne spectacularisée dépossède les individus de leur dimension imaginative ou inventive puisqu’ils sont sous le joug de la consommation de divertissements industrialisés, c'est-à-dire consommés en masse. Cette masse devient alors elle-même spectacle, ce qui transforme l’individu en spectateur d’un « lui-même » aliéné (Vassort, 2012). Ce qui caractérise le spectacle c’est également sa forme éphémère car, pour que l’idéologie-utopie du spectacle soit pérenne, le spectacle doit se reproduire sous des formes différentes toujours renouvelées, si possible accélérées. Pour Anders (1956/2011), l’effet de mode est la mesure à laquelle l’industrie a recours pour faire en sorte que ses propres produits aient besoin d’être remplacés. Les objets, vêtements et accessoires quels que soient leur prix d’achat sont soumis au principe de l’obsolescence (Latouche, 2012) et de par leur vulnérabilité physiques creusent les fondations d’une société devenue fragile car tributaire de ses relations passionnelles/instantanées à l’objet. Par l’obsolescence programmée des objets, on a privé l’individu de tout libre-arbitre concernant son adhésion ou non ou dans une moindre proportion de suivre la mode. Ainsi, l’individu est condamné à remplacer les objets de son environnement rendant celui-ci instable, changeant, hors contrôle, devenant une entité autonome. Or, par l’achat l’utilisateur devient normalement pleinement propriétaire de l’objet, et en programmant son obsolescence, on assiste à une transgression et à la corruption de l’acte commercial où la confiance et le respect entre les deux parties (vendeur-acheteur) ont été sciemment rompus dans le but d’intégrer l’individu, utopie de « l’ homme nouveau » dans le processus de consommation de masse et de consommation accélérée du spectacle et ce sans se préoccuper de la vulnérabilité et de l’aliénation que cela pouvait générer tant au niveau individuel que sociétal où désormais rien ne dure.
Le fétichisme de la marchandise
Les nouveaux dieux sont stars, politiques, financiers, grands patrons, ou icônes des nouvelles technologies (Morin, 1957). Ils symbolisent le pouvoir, le luxe, la popularité, des marques des trusts : une nouvelle utopie politico-people est née où les produits et les marchandises sont désormais les supports de leur propagande. Dans cette nouvelle religion polythéiste teintée d’un néo-paganisme, ces nouveaux « héros » de la société de consommation imposent de nouveaux référents. L’utopie politico-people insuffle la déstructuration de l’univers de référence de l’individu et propose à celui-ci de nouveaux rites, dont les mythes et leurs symboles vidés de leur sens, engendrent des psychopathologies inhérentes à la montée des angoisses et de la souffrance. Ces rituels de consommations incitent un déplacement des affects et de leur but de l’objet symbolique et de ses concepts intériorisés vers l’objet concret, réel, et fétichisé. Ces politico-people par leurs signes ostentatoires de richesse et/ou de misère prêchent pour le fétichisme de la marchandise auxquels les adolescents en quête de sens sont les plus vulnérables (Morhain & Roussillon, 2009). Le risque est d’assister à un glissement d’une société de névrosés vers une société de psychotiques (Mannoni, 2008) où l’individu insatiable et en carence de sublimation, dans son désir de répétition (de consommer) et de perpétuelle découverte est voué à l’angoisse de l’immuable impermanence de l’objet et à une redéfinition incessante du concept de soi.
Les objets portés par les people sont personnifiés telle une extension de leur moi (Belk, 1989 ; Brée, 2004) et leur apparence physique idolâtrée engendre chez les adolescent(es) des processus identificatoires jusqu’à l’obsession et l’aliénation persuadés que nous sommes ce que nous possédons. Ceux-ci sont la manifestation de mécanismes de défense d’une génération d’adolescents perdue dans les limbes de leur vacuité. Cette incitation de l’imitation par l’appropriation et l’incorporation de l’objet à la mode s’impose fortement dans le fonctionnement psychique de l’individu qui s’identifie au modèle artificiel. Par exemple, fascinées par le mirage de la mode, des adolescentes tentent de ressembler aux people anorexiques (étrangement proportionnées après de nombreuses retouches des agences de publicités) des affiches qui placardent massivement les espaces de bus et autres … jusqu’à mettre en péril leur santé et leur vie. Récemment des associations ont demandé à ce que soit indiqués sur ces affiches « Attention, cette femme n’existe pas ».
L’objet à la mode est un support incarné. A travers un simple morceau de tissu on fige ou on libère le corps selon les époques. Certains créateurs n’hésitent pas à déclaré qu’ils se sont inspirés pour leur création d’un objet de décoration intérieure (un vase, une chaise) laissant entrevoir une représentation et une projection brutales sur le vêtement et donc sur la personne qui le porte. Le créateur se prend au jeu de créer pour créer, et conquiert dans ses fantasmes le territoire de la mode où il réduit l’individu (mannequin, client(e)) à un support incarné, à un objet (signifiant) - objet (signifié). Quant à l’individu à l’instar des people, celui-ci instrumentalise son corps devenu un support personnifié de l’accessoire, du vêtement, voire de la posture lesquels sont investis de représentations symboliques à valeur culturelle, communicationnelle, et donc totémique dans un contexte ultraglobalisé du prêt-à-porter/ du prêt-à-penser contemporain.
Conclusion
On observe une volonté de certains politiques, « penseurs », médias d’imposer de nouveaux « référents » radicaux, arbitraires à la société dans le but de la transformée en société tribale ou clanique libérant les forces archétypales de la horde primitive sauvage et de ses avatars, où l’attachement affectif au chef et le conformisme sont les dérives d’une société qui devient de plus en plus narcissique et donc sectaire. Sous l’effet de la foule, les consciences individuelles se dissolvent dans une « âme collective ». Or, l’« âme collective » est un oxymore. L’équilibre psychologique de l’individu est tributaire de la cohérence entre ce qu’il pense, ce qu’il fait et ce qu’il ressent. C’est donc par l’exercice du libre-arbitre que l’individu peut protéger son âme, son esprit de la pression conformiste du collectif. Sous l’influence du collectif ou d’une autorité légitime qui manipule les foules, le risque est de perdre son libre-arbitre. Les politico-people tentent de remplir les idéaux lacunaires de l’utopie de « l’homme nouveau » par la personnification et le fétichisme de l’objet dans un processus obsolescent de consommation de masse, vaste comédie spectacularisée. L’utopie politico-people insuffle la déstructuration de l’univers de référence de l’individu et propose à celui-ci de nouveaux rites, dont les mythes et leurs symboles vidés de leur sens, engendrent des psychopathologies inhérentes à la montée des angoisses et de la souffrance et plus particulièrement chez les adolescent(e)s les plus vulnérables.
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