N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Héritage et ravage de trois siècles d’utopie politique de la croissance et de la centralité du travail

Vers davantage de déliaisons sociales, environnementales, et psychologiques

Jacky Leneveu, Mireille Mary Laville

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L’idée de progrès fait référence au développement de la liberté individuelle à laquelle on apporte davantage de moyens notamment par le confort matériel. Ces considérations sont indissociables d’une importante valorisation du travail, imposée en quasi-religion d’Etat,dans une exaltation de la performance individuelle laquelle n’est apparue que récemment avec les théories du néolibéralisme.

Le capitalisme en redéfinissant le concept de travail, par notamment son démembrement et sa désincarnation, a rendu abstrait l’acte même de travail. Le travail moderne est alors voué définitivement à l’hétéronomie et à la séparation d’avec soi-même (Crawford, 2010) et génère de l’insatisfaction qui tente une compensation illusoire dans la surconsommation. A l’instar de Manfred Bischoff, Méda (2010) se référant à un article publié dans la revue de Michel Freitag, Société4, relate que les américains ont choisi (ou laissé s’imposer) le libéralisme et le salariat, redéfinissant ainsi une nouvelle conception du « travail libre ». Ce serait donc à partir de cette époque, antérieure à la dérive libérale et capitaliste qui s’est opérée au milieu du XIXe siècle, que Crawford (2016, 2010) recommande qu’il faudrait tout reprendre ettout repenser à l’aube du troisième millénaire.

Les réflexions socio-anthropologiques de la notion de travail nous font déplacer le curseur temporel plus tôt, en fait dès le XVIIIe siècle où un basculement s’est opéré à partir duquel l’on promeut le travail et la production, et surtout dorénavant le travail salarié.

Dans ces nouvelles acceptions du travail et de la richesse, toutes considérations concernant la qualité de vie, les conditions de travail, et l’environnement sont évincées (Meadows et al., 2012 ; Forrester, 1973 ; Weil, 1998/1934). Les questions relatives à l’indépendance énergétique, à la gestion des ressources, à la qualité de vie liée à un environnement sain, à la transmission du patrimoine naturel durable aux générations futures, ne peuvent faire l’économie de repenser et de redéfinir les notions de valeur, de travail, de l’activité, et de richesse, et de les resituer dans les projets politiques sociétaux (Mary Laville et al., 2015). « Alors que l’humanité de l’époque post-industrielle sera peut-être considérée comme l’une des plus irresponsables de l’histoire, il faut espérer que l’humanité du début du XXIe siècle pourra rester dans les mémoires pour avoir assumé avec générosité ses graves responsabilités » (François, 2015). Ce sont trois siècles d’utopie politique de la croissance et de la centralité du travail qui ont conduit l’humanité vers davantage de déliaisons psychologiques, sociales, et environnementales.

Le travailleur/consommateur s’avance inexorablement vers une déliaison sociale et naturelle, échoue sur les rives des nouveaux territoires redéfinis par l’idéologie de la mondialisation (mégalopoles, monde artificiel). Sous la pression écrasante de la mondialisation et du « jeu des affaires », le travailleur/consommateur du XXIe siècle, celui qui se rêvait « citoyen du monde », ne peut que réaliser toute l’étendue de son insignifiance, impuissant face aux atteintes à ses libertés les plus fondamentales (Bouvier, 1995).

L’homo oeconomicus contemporain évolue dans un monde ultra-connecté, saturé d’informations sans cesse renouvelées et de flux de stimuli, est en proie à la dispersion et risque la désintégration psychique. Devant l’abîme d’une multitude de choix, l’individu enferme la liberté dans une préférence parmi tant d’autres : la liberté, c’est la liberté de consommer, et pour consommer il faut maximiser les choix, les offres, les possibilités, et pour avoir la possibilité de consommer, il faut travailler, travailler, travailler … un travail sans but, n’ayant aucun sens, désincarné, si possible intellectualisé et abstrait, ne répondant à aucune finalité, tel Sisyphe condamné par les dieux de l’Olympe à pousser inlassablement le même rocher (Homère, Odyssée chant XI).

Qu’est-ce que la liberté ? « … La liberté n’est pas oisiveté, c’est un usage libre du temps, c’est le choix du travail et de l’exercice. Etre libre en un mot n’est pas ne rien faire, c’est être SEUL ARBITRE de ce qu’on fait ou de ce qu’on ne fait point … » (Montforez, 1999).

Comment concilier le besoin vital de liberté, qui est aussi vitale pour l’individu que de respirer, avec le travail, valeur devenue centrale dans notre société ? L’intensification infinie des rythmes de vie et de travail poussée à son paroxysme engendre ainsi des modes déments de production et de distribution (François, 2015). Sic transit gloria mundi (Ainsi passe la gloire du monde).Il faut d’abord ralentirjusqu’à l’atteinte (à nouveau) du rythme au-delà duquel celui-ci est délétère pour l’être humain et son environnement, puis modifier la trajectoire suicidaire dans laquelle la civilisation du travail est engagée depuis trois siècles (Besnier, 2012), et prendre suffisamment de hauteur pour re-panser/penser le travail dans une politique sociétale. Ainsi, ce ne sera plus le travail qui sera central mais l’être humain.

En outre, en niant que travailler ce n’est pas seulement produire, mais que cela implique de vivre ensemble, la généralisation de la compétition a privé l’entreprise de la conjugaison des intelligences et de toute coopération (Dejours, 2015, 2008). Les dommages du modèle compétitif, individualiste se répercutent d’une part sur la santé mentale de l’individu qui ne bénéficie pas du soutien du « collectif de travail » et se retrouve à porter seul la « faute » culpabilisatrice en cas d’erreur professionnelle, devenant la manifestation du symptôme du dysfonctionnement de l’entreprise (risques psycho-sociaux). Mais les dommages se répercutent également sur l’entreprise elle-même car sans coopération il ne peut y avoir, de coordination, d’entre-aide, de créativité, indispensables pour apporter des corrections, des réajustements de l’activité afin de pallier et d’anticiper tout dysfonctionnement, accident, toute catastrophe industrielle. La mutualisation des savoirs, savoir-faire et savoir-être fait éclore la conjugaison des intelligences dont l’activité permet soit l’émergence ou soit son entravement. Le propre de toute activité étant de pouvoir se transcender dans un processus d’accompagnement de création libérée. L’individu doit donc être en mesure de penser ce qu’il fait, de comprendre le sens de sa « production », c’est là l’un des principes de la civilisation du travail que Weil (2014/1943)esquisse dans son testament social et politique, L’Enracinement.

Lorsque l’activité castre l’élan vital vers lequel l’individu tend, alors le risque est l’enfermement dans une activité qui prend alors la forme d’un travail laborieux physiquement et coûteux psychiquement dans un effacement de soi, du déni de soi et ce, jusqu’à l’aliénation et l’effondrement. Dépossédé de ses capacités, on n’est plus exactement soi-même, car de façon plus ou moins progressive ou plus ou moins brutale, la souffrance et la maladie introduisent un dédoublement. Le sentiment de soi se modifie, les repères temporels vacillent et sont sans cesse à reconstruire, on perçoit alors la vie comme décousue et notre être disparate prend le dessus (Marin, 2008).

Besnier, J. M., 2012, Demain les post-humains, Éditions Pluriel/Pluriel, 224 p.

Bouvier, P., 1995, Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Éditions Galilée, 176 p.

Crawford, M.B., 2016, Un monde perdu. Reprendre le contact avec le monde réel, Éditions La Découverte.

Crawford, M.B., 2010, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Collection La Découverte, Éditions La Découverte, 249 p.

Dejours, C., 2015, Le choix, souffrir au travail n’est pas une fatalité, Éditions Bayard, 238 p.

Dejours, C., 2008, Travail, usure mentale, nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions Bayard, 1ère édition 1980, 298 p.

Forrester, J. W., 1973/1971, World Dynamics, Cambridge, MA : Productivity Press, second edition, 144 p.

François, 2015, Lettre encyclique Laudato si' : La sauvegarde de la maison commune, Vatican,‎ Paris, Les Éditions du Cerf, 192 p.

Marin, C., 2008, Hors de moi, Petite Collection, Paris, Éditions Allia, 128 p.

Mary Laville, M., J, Leneveu, et B., Cadet, 2015, La transition énergétique : Analyse d’un point de vue psychologique, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 14 Numéro 3 | Décembre 2014, mis en ligne le 16 janvier 2015, consulté le 20 avril 2015. URLhttp://vertigo.revues.org/15722; DOI : 10.4000/vertigo.15722

Meadows, D. H., D. L., Meadows, et J., Randers, 2012, Les limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l’échiquier, 425 p.

Méda, D., 2010, Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Lectures [En ligne], Les notes critiques, 2010, mis en ligne le 08 mai 2010, consulté le 10 juin 2015. URLhttp://lectures.revues.org/1351

Montforez, G., 1999, Les enfants du marais, Collection Folio, Paris, Éditions Gallimard, 304 p.

Weil, S., 2014, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Éditions Flammarion, 468 p., 1ère édition1943, Paris, Éditions Gallimard.

Weil, S., 1998, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Collection Folio essais (n° 316), Paris, Éditions Gallimard, 160 p., 1ère édition1934, Paris, revue « La révolution prolétarienne ».

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Alexandre Dorna

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