« Lorsqu’un gouvernement est dépendant des banquiers pour l’argent, ce sont ces derniers, et non les dirigeants du gouvernement, qui contrôlent la situation, puisque la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit. […] L’argent n’a pas de patrie, les financiers n’ont pas de patriotisme et n’ont pas de décence, leur unique objectif est le gain ».
Napoléon 1er général et empereur
Introduction
L’argent véhicule des représentations collectives lesquelles sont inhérentes à la culture d’appartenance, à l’histoire, et à l’idéal à atteindre de la Cité. Jusqu’à récemment, l’argent était un moyen mais il tend à devenir le but ultime de nos sociétés contemporaines, sociétés de la consommation de masse et de l’obsolescence. Défiance et cupidité s’entremêlent au grand dam des individus spectateurs impuissants d’une liberté qui leur échappe.
L’ancrage historico-culturel de la répartition des richesses
Vertu de charité et défiance à l’égard de l’argent
En France, sainteté rime avec pauvreté, et l’argent est associé à des représentations diaboliques œuvrant pour la perte des âmes. Au Moyen Age, l’Eglise, qui condamne le prêt à intérêt, jette durablement l’opprobre sur la profession bancaire qui traîne derrière elle une mauvaise réputation qui perdure jusqu’à ce jour (Bonin, 1992 ; Forestier, 2013). Culturellement et historiquement en France, les manieurs ou manipulateurs d’argent ont éveillé la défiance. L’iconographie des vitraux ou des ouvrages est dissuasive : elle représente alors l’usurier entraîné par le poids de sa bourse et empoigné par les diables de l’enfer. La diabolisation de l’argent imprègnent donc fortement les représentations collectives de la société. En 1274, le concile de Lyon prive de sépulture chrétienne ceux qui ne répareraient pas leurs torts ; c’est alors que contrits et repentant, des banquiers, des usuriers et personnalités d’influence se retirent dans les ordres. Nous sommes dans un christianisme « ascétiste », celui des jésuites : on est dans une « pratique » des vertus.
L’historien de la vie chrétienne Jean De Viguerie constate que l’irreligion du « Siècle des Lumières » n’affecte qu’un petit nombre, et que la grande masse du peuple vit chrétiennement et que même si la réussite de la vie chrétienne s’amorce au XVIIème siècle, le XVIIIème la réalise et la confirme. En effet, le XVIIIème siècle est celui de l’amélioration du clergé séculier, de l’activité multipliée des religieuses enseignantes et hospitalières, et de la relance des missions paroissiales (de Viguerie, 1988). L’obligation de l’aumône est centrale dans la société, au point que pour certains auteurs, ne pas donner c’est voler. L’Eglise est cette société où les riches servent les pauvres. L’aumône n’est donc pas facultative, elle revêt un caractère obligatoire.
C’est au XVIIèmesiècle surtout dans les premières décennies, qu’il y a une grande émulation de charité chez les riches et les puissants, laquelle s’infléchit au siècle suivant. Après la moitié du XVIIIème, cette pratique tend à diminuer car on fait toujours l’éloge des vertus, mais on ne donne plus aucun moyen de les pratiquer. On n’est plus dans la réalité de la vie chrétienne mais dans l’univers froid et abstrait du moralisme. La conséquence qui en découle est le risque d’échec de la transmission des valeurs morales devenues abstraites au profit d’un code de bonne conduite minimal (Austen, 1814/1982), en fait une comédie de mœurs, encourageant ainsi la superficialité des relations au sein même de la famille. Or, la famille est la première « société » de l’enfant, elle est le socle fondateur de l’Etat-nation. Ce moralisme abstrait perdure de nos jours sous la forme d’un moralisme culpabilisateur, un « pseudo-humanisme », exercé par les politiques et certains médias sur la masse du peuple.
Ainsi, sous l’Ancien Régime, les congrégations religieuses s’essaiment sur tout le territoire dont les valeurs de travail, de partage, et de pauvreté par la pratique des bonnes œuvres enracinent profondément dans les représentations collectives que l’argent est un bon serviteur, mais un mauvais maître, et que l’aumône symbole de charité, de partage, et de juste répartition des richesses, reste le devoir de chacun.
D’une société peuplée d’âmes à une société des classes sociales
D’un point de vue sociétal, les banques ont été pendant très longtemps réservées aux classes sociales les plus aisées et la masse du peuple en était exclue. En 1818 l’industriel et banquier Benjamin Delessert s’associe à d’autres grands noms de la banque et fondent la Caisse d’Epargne, dont l’objectif est d’apprendre aux plus pauvres à gérer leur argent (Aglan, Feiertag, & Marec, 2011). La société n’est plus considérée comme peuplée d’âmes, mais c’est l’émergence d’une nouvelle dynamique socio-économique, celle des classes sociales de la nouvelle ère industrielle, composées de consommateurs à apprivoiser et à conquérir, dont les préoccupations sont désormais plus matérielles que spirituelles, tout en gardant culturellement une certaine défiance et une distance par rapport à l’argent. C’est tout le contraste de la société française. Le devoir d’aumône, a été remplacé par le devoir de payer l’impôt. La vertu de charité insufflée par amour du prochain sans attendre de retour, a été supplantée par une mécanique de la solidarité. Cette pseudo-solidarité est égocentrée. Elle est motivée uniquement par l’intérêt personnel, puisque l’argent prélevé doit être employé à assurer le bien-être personnel présent et futur, tel un retour sur investissement. Actuellement, lors de travaux sur les routes départementales, le Conseil Général fortifie cette certitude en affichant « Ici, avec vos impôts nous investissons pour vous ». La pensée utilitariste que l’argent a pour but la réalisation de profits, porte intrinsèquement l’idée largement partagée par tous que toute chose a un prix et que ce prix a un potentiel spéculatif. Toute chose est alors envisagée comme une marchandise : les objets, les individus, les valeurs, les relations sociales. C’est de cette imbrication de la diabolisation de l’argent et de son apologie que naissent les questionnements relatifs à la morale et à l’éthique des affaires, au risque, et à la place de l’homme dans la société (Aglan, Feiertag, & Marec, 2011 ; Anquetil, 2008 ; Caillé, Lazzeri, & Senellart, 2001 ; Canto-Sperber & Ogien, 2004 ; Mary Laville & Leneveu, 2009, 2011 ; Mary Laville, Leneveu, & Cadet, 2013 ; Misrahi, 1995 ; Russ & Leguil, 1994 ; Simmel, 1987).
La défiance envers la « machine spéculative »
La morale et l’éthique des affaires
Dans le livre I de La Politique, Aristote distingue deux formes d’acquisition des richesses. La première fait partie de l’économie domestique, essentielle au fonctionnement de la Cité. Cette forme de chrématistique vise à acquérir des marchandises qui sont nécessaires à la vie familiale et à la satisfaction de besoins naturels. Mais il en existe une autre, mercantile et non nécessaire dont la manière d’acquérir est plus savante et dont le but est de « procurer le maximum de profit » (Anquetil, 2008 ; Tricot, 2005) Plus précisément, cette chrématistique mercantile (et non nécessaire) se caractérise par une recherche illimitée du profit : à l’inverse de la forme domestique de la chrématistique, qui « a en vue une fin autre que l’accumulation de l’argent, […] la seconde forme a pour fin l’accumulation même ». Dans nos sociétés contemporaines avec l’avènement de l’ère industrielle, ont coexisté un idéal d’économie domestique « bon père de famille » et la culture de la relance (et de la croissance) économique par la dette et la spéculation tant au niveau de la cellule familiale qu’au niveau gouvernemental ou dans le monde des affaires. Deux forces antinomiques, l’une tirant vers la tempérance et la prudence, et l’autre vers l’excès et le risque.
Solomon (1992) considère que la typologie d’Aristote explique non seulement une grande partie de la défiance contemporaine envers la pratique des affaires, mais aussi la thèse de la séparation et sa manifestation dans l’analogie avec le jeu que défendait Carr (1968). Même les défenseurs de la vie des affaires finissent souvent par présupposer les préjugés aristotéliciens dans des arguments pyrrhoniens tels que « la vie des affaires ressemble au poker et est séparée de la morale ordinaire » (Carr, 1968) et « la seule responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits » (Friedman, 1962). Actuellement et ce, de façon cyclique, on peut observer que les situations de crises financières réveillent les aspirations les plus vertueuses chez les citoyens, en relançant les questionnements traitant notamment de l’éthique des affaires. Or, l’analogie de Carr conduit à nourrir la croyance que le domaine moral et le domaine de la vie des affaires sont bien gouvernés par deux ordres normatifs séparés.
La « machine spéculative » et l’entité autonome
S’inspirant de la faillite de l’Union Générale de 1882, Emile Zola publie L’Argent (1891/1980), où il dénonce les dérives de la spéculation financière. L’écrivain s’inspire d’une crise financière majeure qui défraie la chronique, affectant les mines, la métallurgie et le bâtiment alors que les dirigeants, condamnés à 5 ans de prison, fuient à l’étranger. L’identification de la Bourse à une machine est très imagée dans le roman de Zola. Témoin de l’avènement du capitalisme, il décrit l’univers diabolique qui s’en dégage : « la trépidation, le grondement de la machine sous vapeur [qui] grandissait, agitait la Bourse entière, dans un vacillement de flamme » (Zola, 1891/1980).
L’identification à une machine a muté dorénavant en une représentation symbolique tout aussi inquiétante d’une « main invisible » dématérialisée qui régulerait les marchés. Derrière le voile de cette illusion, une caste politico-financière fonctionne comme une entité autonome, répondant à ses propres règles et ne rendant de compte à personne. Elle évolue et s’épanouit dans un réseau planétaire de nœuds stratégiques que sont les villes. On observe qu’une nouvelle géographie économique de la centralité se met en place. Comme l’explique Sassen (2009) ce nouvel espace qui articule les villes globales et les autres nœuds stratégiques remet en cause non seulement les frontières nationales mais aussi la division Nord-Sud, et de nouveaux espaces se sont développés à la faveur de la mondialisation actuelle. La perte de pouvoir à l’échelon national engendre de nouvelles formes de pouvoir et de politiques tant sur le plan subnational que transnational. La nation, en tant qu’entité détentrice des processus sociaux et de pouvoir, se fissure. Sans disparaître, elle est traversée de failles profondes qui ouvrent une nouvelle géographie politique et économique reliant les espaces subnationaux (villes, zones d’export et de manufacture, centres d’appels, organisations non gouvernementales) à travers le monde. Dans ces villes où règne la caste politico-financière, les classes moyennes et les travailleurs pauvres y sont de plus en plus précaires.
Socio-anthropologie des crises financières
Les rites sacrificiels
D’un point de vueanthropologique, la répétition des crises financières et des déchéances humaines qu’elles entraînent sont des rites à valeur sacrificielle ; c’est le prix que la société est prête à payer pour s’acquitter de sa fascination addictive pour l’argent.
En 2010, la « main invisible » désigne l’ancien trader de la Société Générale Jérôme Kerviel et le condamne à rembourser les pertes engendrées par les prises de risques sur les marchés financiers en 2007, soit 4,91 milliards d’euros. Rebondissement, le 19 mars 2014 la cour de cassation annule ce jugement civil. Un mécanisme de défense collective qui sacrifie sans état d’âme le bouc-émissaire breton. Ce rite sacrificiel n’est pas sans rappeler une peinture de Goya représentant Cronos, dieu du temps dévorant son fils, repris et commenté dans le film de Oliver Stone (2010) « Wall Street : L’argent ne dort jamais » où un prédateur de la Bourse expose la peinture de façon ostentatoire dans son bureau. Peinture prémonitoire puisque le prédateur financier est à son tour chassé par la meute, englouti, broyé, et donc sacrifié par le système juridico-politico-financier.
Tandis que Rivière (1997/2008) stipule que tout sacrifice s’inscrit dans un modèle de domination/soumission, Girard (1972) quant à lui, observe que la volonté de produire des victimes consentantes caractérise les systèmes totalitaires modernes qui usent de pratiques policières et autres manœuvres pour obtenir des aveux spontanés ; ces systèmes totalitaires modernes imposent l’adhésion de l’accusé au processus qui l’élimine, celle-ci remplaçant la preuve de sa culpabilité. La mondialisation (idéologique, financière) se présente comme un nouvel ordre totalitaire, où au prétexte de terrorisme, de crise, elle exerce sa domination et ses rites sacrificiels grâce à ses tentacules juridico-politico-financières. C’est pourquoi, discuter de liberté, de la place de l’homme dans la société avec ces tentacules revient à parler de morale et d’éthique avec un automate …
Girard (1972) dans La violence et le sacré, suggère que le rite sacrificiel serait la répétition d’un premier lynchage spontané sensé ramener l’ordre et l’apaisement au sein de la communauté. Dans ce lynchage, la violence de tous contre tous se résout dans la violence de tous contre un. Autour de la victime sacrifiée se reforme l’unanimité de la collectivité apaisée par cet exutoire. Se produit ainsi une solidarité dans le crime, où la moindre violence entraîne une escalade. Répondant à la logique libidinale des pulsions, le sacrifice apaiserait les pulsions agressives des hommes (Girard, 1982 ; Freud, 1912/1951). En outre, une personne simplement de passage au sein d’une communauté (un quartier, un village) qui, malgré elle, aurait révéler ou fait ressortir en leur « failles », « leurs fragilités », comme le personnage de Grace dans le film de Lars Von Trier « Dogville » (2003), risquerait fort de se retrouver désignée comme la victime à sacrifier. C’est l’expression la plus violente, archaïque, et barbare du rejet d’autrui (de ce qui est différent, singulier, original) par une communauté clanique, narcissique, obéissant à une organisation hordique ou totalitariste. Rivière (1997/2008) fait observer la pratique du sacrifice dans des sociétés traditionnelles en Afrique, dans les royautés, chefferies et sociétés fortement stratifiées (Polynésie, empires aztèques et incas, quelques tribus de l’Asie du Sud-est, des chefferies indiennes des Etats-Unis et du Canada). Pour Testart (1993), le sacrifice annoncerait la mutation d’une société en Etat. Cela suggère qu’en fait, ces types d’organisations (hordique, sectaire, communautariste/totalitariste, césariste) exacerberaient les pulsions agressives de la communauté et donc la pratique sacrificielle. Sociétés de domination/soumission, non pacifiées, où les pulsions agressives échauffent les esprits.
Lors de la crise des subprimes en 2007/2008, téléspectateurs et internautes ont assisté à un défilé de traders « repentants » qui étaient reçus en confessions par des prêtres sur des péniches au cœur de Manhattan pendant leur pause-déjeuner. L’évènement était théâtralisé et spectacularisé par une médiatisation savamment orchestrée. Simultanément, étaient filmés les traders « remerciés » qui sortaient avec leur carton de la banque en faillite Goldman Sacks. Contritions, punitions et condamnations en direct … simulacre d’une société de consommation dopée aux crédits, aux dépenses publiques et à la spéculation. Ainsi, cette société de consommation se « purge » cycliquement lors de ses crises financières pour faire baisser la fièvre de l’argent.
Un système cannibale
La France est soumise à un modèle de capitalisme ayant des caractéristiques proches du modèle social-démocrate, notamment la protection sociale, combinée à une politique macroéconomique d’inspiration keynésienne cherchant à réguler le cycle économique et à favoriser la croissance. Le rôle structurant de l’Etat avec un large secteur public et de grandes firmes industrielles nationalisées, est un modèle de capitalisme étatique. Or, depuis au moins le début des années 2000, la France n’est plus une « économie étatiste » (Culpepper, 2006). Même si la France est devenue une économie productive, son taux de croissance est resté faible et le chômage élevé (Amable, Guillaud, & Palombarini, 2013).
La fable de la relance économique par les dépenses publiques, après la crise de 1929 a été largement véhiculée dans les livres d’histoire et de sciences politiques. Elle est devenue un mythe fondateur qui a imprégné durablement les esprits des politiques et des citoyens. Or, face à une dette non contrôlée jusqu’à ce jour, il nous est désormais imposé par l’Europe (pacte de stabilité oblige) de se désintoxiquer de l’augmentation mécanique de la dépense publique (Wapler, 2012). Celle-ci galope dans un contexte politique défavorable d’oligarchie des incapables, avec un Président de la République, émissaire de la politique césarienne de Bruxelles ; il n’a plus que 3 % de popularité au lendemain des élections européennes du 25 mai 2014. Quant à la gouvernance des régions, nos « roitelets » règnent sans partage entre rivalités et coups bas : clientélisme, opposition bâillonnée ou achetée, moyens municipaux confisqués (Coignard & Gubert, 2012 ; Dorna, 2014 ; Visot & Lachèvre, 2014). Insatiable, le mille-feuille territorial boulimique et les dépenses publiques qu’il insuffle sont propices à aggraver et à accélérer la vulnérabilité économique de la France dans le contexte prédateur de la mondialisation financière (de Lagarde, 2014).
Cycliquement avec complicité et duplicité, élections après élections quelles que soient les étiquettes politiques, c’est par un mécanisme pervers et bien rôdé que les impôts alimentent ce qu’il y a de plus toxique dans les salles de marché. C’est le mariage d’un état immoral et cupide avec un capitalisme débridé qui a produit un système cannibale qui peut à tout moment se retourner contre chaque citoyen. C’est une caste politico-financière qui pousse le capitalisme à fonctionner de façon de plus en plus chaotique pour fatalement aller dans les années qui viennent de krach en krach. La représentation symbolique collective que la main invisible du marché décide de tout, et qu’il ne faut en rien contrarier l’avidité de ceux qui en veulent toujours plus (lobbys et réseaux d’influence des financiers, politiques, grands patrons …) illustre un capitalisme qui se dévore lui-même (Coignard & Gubert, 2012, 2014).
La caste politique signataire de l’auto-destruction de la France, se félicitent des distinctions du prix Nobel d’économie dont s’est vu attribué le pro-européen, ultra-libéral et darwinien Jean Tirole. Dans la société de la performance et de l’élitisme, le sacrifice et l’anéantissement du plus grand nombre (avec son lot de faillites en cascades et des déchéances humaines qu’elles entraînent) seraient comme compensés par la « réussite » de quelques-uns. Ces demi-dieux qui absorbent toute la lumière, noient dans l’ombre la masse du peuple spoliée et sacrifiée sur l’autel de l’argent-Roi.
Don Quichotte et le zombie financier
Wapler (2012) qualifie la France de zombie financier, car financièrement morte donnant l’illusion de la vie et où tout est fait pour entretenir cette illusion. La France vit au-dessus de ses moyens [la dette était de 1 720 milliards d’euros en 2012, soit plus de 26 000 euros à rembourser par habitant ; elle va atteindre 2 000 milliards d’euros fin 2014, sachant que la dette a doublé en seulement dix ans] et ce depuis 1976 année du dernier budget en équilibre, tandis que les ressources diminuent. C’est un pays avec des finances publiques aussi délabrées que celles des pays de l’Europe du Sud et avec un système social aussi lourd que ceux des pays de l’Europe du Nord. De même que l’on dit d’une entreprise qu’elle « fera faillite », l’auteure annonce que la France est un Etat « qui fera défaut ». Alors, ce sera le krach de la dinde (Taleb, 2007) : c’est ce que risque de connaître la France et dans son sillage le marché obligataire européen, les banques, les dépôts des épargnants et les contrats obligataires des assurances-vie. Le déficit public (Etat, collectivités territoriales, protection sociale) risque de dépasser les 4 % avec une croissance prévue mais improbable de 1 % : l’engagement auprès de l’Union Européenne de ramener le déficit public au-dessous des 3 % fin 2015 ne sera pas réalisé, faute de réformes structurelles [pour stopper les gaspillages mais sans tomber dans le piège des avatars de la mondialisation]. En fait, Bruxelles calcule l’aggravation du déficit public de la France à 4,7 % du PIB ; celui-ci serait le plus important de la zone euro en 2016.
Tout d’abord une période d’avant-faillite (de un à trois ans), puis la faillite, suivie d’une probable inflation voire hyperinflation (de un à deux ans), puis une période d’assainissement qui sera une période plus longue de vache maigre (privation, restrictions) où l’inflation sera en décroissance.
La France se situerait à ce jour dans la période d’avant-faillite. Dans une mascarade de mauvais goût, les politiques, tel Don Quichotte affrontant en combat singulier des moulins à vent qu’il a pris pour des géants, font semblant de s’attaquer à la finance insaisissable à coups d’épée rhétoriques. Déguisés en chevalier de la justice, les politiques multiplient les représentations théâtralisées devant des médias et un public incrédules tout en subventionnant la spéculation. Comme le héros de Cervantès, la caste politique évolue sans objectifs géographique particulier, aucun de ses voyages ne semble avoir d’itinéraire préconçu ; elle se déplace au gré de ses désirs, ou bien selon l’impulsion de son cheval (symbole du pouvoir). Le vêtement (l’apparence) est assimilé à un déguisement (Horcajo & Horcajo, 2006). Alors que le Don Quichotte de la politique s’imagine être habillé en chevalier (courage, honnêteté, intégrité, fidélité) le peuple le voit déguisé et dénonce l’imposture. Au besoin, il tente de transformer la réalité pour l’adapter à ses lectures idéologiques, et s’affranchit des normes pour édicter les siennes.
La folie de Don Quichotte relève de celle décrite par Platon dans Phèdre ; elle serait provoquée par une impulsion divine qui le jette hors de ses habitudes régulières. L’impulsion divine prenant la forme de lobbys juridico-politico-financiers. Voyant des nuages de poussière, Don Quichotte se figure qu’il s’agit de deux armées ennemies qui se dirigent l’une vers l’autre. Il décide de se mêler de la bataille et attaque ce qui n’était que deux troupeaux de moutons. Au lieu de combattre la finance, le Don Quichotte de la politique, profitant de la division, de la confusion et de l’égarement de certains, traite le peuple qu’il devait défendre en ennemi.
La politique confiscatoire et le spectre de l’esclavagisme
S’étant détourné de sa mission, la caste politique a rendu les armes sans avoir même combattu. Elle n’a pas le même désir que le peuple qui l’a mené au pouvoir. Elle justifie son imposture en simulant son impuissance, elle explique son désastre en adossant le costume de la victime qui serait là au mauvais moment (maintenant) et au mauvais endroit (en Allemagne elle réussirait).
La caste politique avec une lâcheté ordinaire refuse la responsabilité de ses échecs, l’externalise, et l’attribue à ses prédécesseurs dont elle suit la même ligne de conduite puisqu’elle est mue par la même cupidité et la même vision idéologique de « l’homme nouveau » : un homme fabriqué, pré-fabriqué, un prêt-à-penser, un prêt-à-consommer/prêt-à-être-consommé, liquéfié dans la masse (Dorna, 2014). Les individus de l’« économie politique classique » n’ont pas d’identité mais sont tous identiques où les relations sociales se résument à la recherche de la plus grande richesse possible (Cartelier, 1996 ; Lantz, 1977, 2000). Véritable avatar d’un darwinisme social, où l’amitié a muté en carnet d’adresse, en réseaux ; et où l’amour « intérêt-ssé » fait son grand retour avec les coureurs et coureuses de dots.
C’est sans état d’âme que des « penseurs », séduits par les chants des sirènes de la caste politique, brillent sous les feux de la rampe médiatique, enchaînent les interviews pour la promotion de leur livre, sont promus au rôle « d’experts » incontournables, et promis à un bel avenir politique par ceux-là même qui les ont intronisés. A la fois présentés comme cautions scientifiques (« moi, j’ai tout compris ») et diseuses de bonne aventure (« je suis l’oracle, le prophète, jetez-vous dans le puits et vous serez sauvés … si si … »), ils sont les moyens par lesquels la caste politique exerce sa propagande confiscatoire sur la masse du peuple incrédule. Pour Piketty (2013), la concentration extrême des patrimoines menacent les valeurs de méritocratie et de justice sociale des sociétés démocratiques. L’auteur prône une « pseudo-égalité » (le nivellement et l’écrasement par le bas) contre l’équité (la récompense de l’effort du travail). En présentant l’étendard de la méritocratie, l’auteur s’insurge contre le fait que malgré des conditions économiques difficiles et défavorables, des personnes se privant et travaillant avec acharnement tout au long de leur vie peuvent néanmoins réussir héroïquement à transmettre un petit patrimoine à leur descendance qui se verrait alors jouir d’un confort matériel supérieur à ceux qui ne se sont pas appliqués à s’imposer de telles contraintes. Tandis que la fourmi compte sur elle-même la cigale persuadée de sa bonne étoile vit aux dépens d’autrui en attendant des jours meilleurs. Or, il n’y a pas de vigueur sans rigueur. L’économiste et ex-gendarme de la finance britannique Turner (journal Les Echos, lundi 26 mai 2014), s’appuyant sur l’analyse des inégalités sociales de Piketty argumente en faveur d’une vision libertarienne, ultra-libérale où la notion même de propriété intellectuelle devrait s’effacer que ce soit dans le domaine des arts, des sciences, des technologies, et surtout les brevets d’entreprises. Cet économiste conclue que c’est une surprotection qui accentue les inégalités et s’insurgent contre le fait que les descendants d’un créateur bénéficient de droits d’auteur. Piketty et Turner poursuivent la même idéologie de l’abolition du droit naturel de la filiation et de la transmission qu’elle implique. Ils militent pour une société de consommation égocentrique et obsolescente : une société où l’individu ne vit que pour lui-même, limité à son propre horizon tel un hamster faisant tourner la roue (de la consommation) dans sa cage (l’Etat confiscatoire), prisonnier de sa vacuité. Une vie d’esclave ne disposant ni de sa vie ni de ses biens. Le droit à la propriété et le droit à sa transmission (augmentation des droits de succession dès l’élection de François Hollande sous l’impulsion de Bruxelles), fondements de la constitution de la République française, risquent d’être abolies au nom de la méritocratrie et de la démocratie, valeurs perverties par ces « penseurs ». Leurs analyses présentent des failles autant dans leur idéologie confiscatoire que dans les implications qu’elles engendrent. Elles combattent l’énergie, le désir de se dépasser, le goût de l’effort, l’équité et l’espoir d’un monde plus juste, le sens même de la vie. Nos enfants se souviennent de nous par l’héritage que nous leur léguons : c’est transmettre la culture de l’entreprenariat et de l’optimisme, c’est passer le relai à la génération future garante de la cohésion de la nation, d’une société pérenne, et de ses valeurs éthiques et morales.
Texte écrit par le Révérend William John Henry Boetcker en 1916 [Ronald Reagan l’avait utilisé dans un de ses discours en l’attribuant faussement à Lincoln en 1860]
« Vous ne pouvez pas créer la prospérité en décourageant l’épargne.
Vous ne pouvez pas donner la force au faible en affaiblissant le fort.
Vous ne pouvez pas aider le salarié en anéantissant l’employeur.
Vous ne pouvez pas encourager la fraternité humaine en encourageant la lutte des classes.
Vous ne pouvez pas aider le pauvre en ruinant le riche.
Vous ne pouvez pas éviter les ennuis en dépensant plus que vous gagnez.
Vous ne pouvez pas forcer le caractère et le courage en décourageant l’initiative et l’indépendance.
Vous ne pouvez pas aider les hommes continuellement en faisant à leur place ce qu’ils devraient faire eux-mêmes. »
Conclusion
L’idéal d’une société équitable assurant une juste répartition des richesses s’est fertilisé dans un ancrage historico-culturel millénaire, et perdure encore au-delà des idéologies politiques et sociétales. Or, dans nos sociétés contemporaines, l’argent n’est plus un outil au service de l’homme, mais l’homme en est devenu son serviteur, son esclave. Tiraillée entre ces deux forces antagonistes que sont d’une part la défiance à l’égard de l’argent, et d’autre part la fascination addictive pour l’argent, la société de consommation se purge cycliquement lors de ses crises financières, tel un mécanisme de défense collectif du déni de la réalité concernant les dysfonctionnements économiques. En effet, la France est enchaînée par la dette, paralysée par ses ressources intérieures asphyxiées (entreprenariat, créativité), s’enlisent dans les sables mouvants d’une société en déliquescence (diviser pour mieux régner) et en perte de repères (abolition de la filiation et de la transmission, éclatement du modèle de la famille en modèle de la tribu), à la merci d’un état immoral et cupide (politique confiscatoire) en phase avec un capitalisme devenu cannibale. La France attend. La société se crispe, se rigidifie. Elle retient son souffle.
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