N°24 / numéro 24 - Janvier 2014

Les marchés de la folie de Georges Zimra

Georges Zimra, Les marchés de la folie, Éd. Berg International, 2013, 144 pages,16 €

Alain Deniau

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Georges Zimra poursuit par ce livre, Les marchés de la folie, son interrogation sur la situation du sujet dans la société. Étayé les réflexions en particulier de Michel Foucault, d’Hannah Arendt, de Claude Lefort, de Jacques Derrida et de Jacques Lacan, Georges Zimra trace la silhouette d’un sujet aliéné dans l’idéologie. Dans une société qui se réclame de la liberté, il montre ici, et déjà dans ses deux derniers livres,1 comment les discours de la postmodernité sont trompeurs. Psychiatre et psychanalyste, Georges Zimra s’attache à décrypter le sort fait à la folie par notre société industrielle qu’il nomme postmoderne. Sa démonstration est soutenue par la conviction qu’exprimait Lacan dans les Écrits : « Et l’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme limite de sa liberté ».2

Les marchés de la folie décrivent la réalité d’un humain livré au capitalisme de l’industrie pharmaceutique. Le tableau des mécanismes de cette aliénation est très convainquant. Tout converge vers l’accroissement de l’emprise de cette industrie dont l’objectif de production est soutenu par une représentation de l’individu-machine. Les neurosciences partagent la même conception d’un humain dont le fonctionnement intellectuel serait sans psychisme, c’est à dire sans histoire, sans parole, sans aptitude au transfert. Cette idéologie du capitalisme est diffusée dans tous les instruments que les chercheurs, les médecins et les travailleurs de la santé mentale utilisent pour échanger entre eux. Il s’agit d’un exemple typique d’aliénation collective dans une idéologie dominante au point que toute pensée qui critique ce qui se pare du nom de Science est jugée déviante. La haine dont la psychanalyse est l’objet a cette fonction. a cette place. Il est utile que Georges Zimra par ses ouvrages restitue le fonds idéologique où est pensé le sujet. Pour lui, la psychanalyse n’est pas extraterritoriale. Elle n’est pas pure : elle doit se porter vers ce qui aliène, vers ce qui interdit le sujet, vers ce qui englue la masse.

Les guerres du « sujet »

Dans son premier chapitre, qu’il titre Les guerres du « sujet », Georges Zimra retrace l’origine et le cheminement des représentations de l’homme sous la figure de l’automate, représentation insistante dans la pensée philosophique. Sous différentes formes, elles décrivent toutes un humain agi par des mécanismes qui l’individualisent dans son corps et le coupent de son psychisme, pour arriver à ce que G. Zimra rassemble en une formule : « L’homme-machine annonce l’idéal des sociétés totalitaires où règne la raison faite ordre et mécanique »3. Georges Zimra construit sa lecture de l’idéologie à partir du couple automate /liberté, automate /inconscient, automate /invention langagière ce qui peut aussi se nommer poésie. Il donne ainsi une position particulière à la psychanalyse en lui restituant une fonction qui l’intègre dans la pensée moderne. L’analyste praticien qu’il est ne méconnaît jamais que l’inconscient est inscrit dans la langue et de ce fait est un processus social. Il traque donc tout ce qui tend dans le champ de la pensée à rabattre l’humain sur le Un pour tenter « de chercher pour le sujet (…) à travers le langage de saisir les failles et les points de fuite, les bribes, dans son incomplétude. »4 Sa position, si elle se construit avec pour toile de fond les sociologues et les anthropologues que j’ai cités, se retrouve dans celle de Derrida. Quand il « dissèque le sens des mots et traque tout maître mot, toute transcendance. », il poursuit lui-même fidèle à la pensée derridienne : « La différance permet de jouer sur un indécidable qui va dévoiler toute illusion de la pensée de l’être, en lui opposant ce qui dans la présence ne se présente jamais. »5 En droite ligne de la démarche du Freud de Psychologie des masses et analyse du moi6, Georges Zimra conclut cette guerre du sujet en écrivant que « le mythe de l’autonomie individuelle est pourfendu ».

L’empire des troubles psychiques

Dans son second chapitre, l’empire des troubles psychiques, il tire la conséquence de cette pression vers une aliénation de masse par l’individuation. Chaque humain individuellement est susceptible d’être pris dans un trouble. Il s’agit de trouble et non plus de folie . « Ce qui naît aujourd’hui ce sont les troubles psychiques, leur emprise, leur empire. » La visée de cette nosographie n’est pas d’écouter la folie mais de classifier le trouble : « En ce sens le trouble ne s’arrête jamais, structurellement il est à venir en fonction de ce qu’une société tolère, autorise, permet. »7 Georges Zimra pointe que cette tension est soutenue par l’ambition de prescriptions spécialisées et la perspective de tout assurer. « Le trouble ne s’intéresse pas seulement à ceux qui en sont porteurs, mais aussi à ceux qui pourraient le devenir ». Ce chapitre est extrêmement actuel. Il est l’écho de faits qui prennent sens par leur convergence. La médicalisation de la déviance, « l’autopsie psychologique », la recherche de marqueurs biologiques convergent vers un effacement de la parole du sujet au profit d’un discours prédictif de ses comportements. Ainsi naît un nouvelle psychiatrie qui « aborde une conception mentale débarrassée du psychisme ».8

L’algorithme du vivant

Georges Zimra nomme cette nouvelle psychiatrie L’algorithme du vivant où « la séparation n’est plus entre neurologie et psychiatrie mais entre neurosciences et psychanalyse. » Il précise : « À une éthique de la liberté et de la responsabilité se substitue un déterminisme des conduites, des comportements et des émotions, réglé par les connections synaptiques, une organisation neuronale. »9 Dans ce chapitre, il est porté vers le vertige que donne la commercialisation des gènes et leur appropriation par les firmes qui détiennent des banques de gènes. L’humain dans ses fragments est devenu une marchandise. « Désormais l’individu est pensé comme le corollaire de la masse et celle-ci comme l’expression du marché. » Il ajoute pour conclure ce chapitre : « Il en résulte une fétichisation du génome qui devient la nouvelle boule de cristal, le fétiche qui assurerait une immunité à qui sait le lire. (…) La liberté de l’homme ne consiste pas à tout prévoir (…), mais à trouver dans le surgissement de l’indéterminé, de l’incalculable, de l’imprédictible les voies de son évolution ».10 En refusant la fascination de la science et en voulant maintenir une éthique de la liberté, fusse-ce au prix du malheur, le psychanalyste soutien une éthique du sujet à distance du médecin que Zimra est par ailleurs. Il rejoint ainsi la position du Sauvage du Meilleur des mondes qui refuse un monde de clones en se différenciant par la jouissance. Aldous Huxley décrit cette découverte du masochisme : « La douleur était une horreur qui les fascinait.11 » Les clones y retrouvent une individualité et une identité particulières. Lacan en commentant cette scène remarque « qu’il y là quelque chose qui est étroitement lié au caractère d’humanité du monde12. »

Le dernier chapitre

Dans son dernier chapitre, Georges Zimra reprend sa grille de lecture foucaldienne pour soumettre certains mots-clés à l’interprétation analytique. Ainsi il refuse le terme de société perverse pour lui préférer celui de société postmoderne « où les catégories de temps, de désir, d’objet, de perte ont été remaniées par le néo-libéralisme conquérant. L’objet marchand ne constitue pas pour autant un fétiche dans la mesure où ce qui le caractérise c’est l’extrême profusion ».13 Depuis la définition psychanalytique du fétiche, il précise plus loin : « L’élection à l’unicité du fétiche l’exclut de fait de toute consommation puisqu’il est par excellence l’objet pérenne. » Dans ce dernier chapitre trop dense pour être résumé, l’auteur déploie une vision théorique où il questionne les théories politiques classiques pour les actualiser selon sa théorie de l’individu hypermoderne dont « l’hypersingularité est dans notre mondialisation la forme aboutie de la masse ». Dans cette conclusion, il s’appuie sur Marcel Gauchet, Cornélius Castoriadis, Myriam Revault d’Allonnes entre autres, pour introduire dans sa lecture du capitalisme et du marché le devenir des émotions, de la liberté et du désir dont il écrit « le désir devient un algorithme. L’illusion de dégager un moi autonome et indépendant, extérieur, objectivable, devient la garantie en dernier lieu qu’il s’agit d’un moi véritable. »14 

L’ouvrage de Georges Zimra est constamment porté par la question du sujet et de la folie. Où est le sujet aujourd’hui à l’époque postmoderne ? Où est la folie dans la société mondialisée ? En passant en revue les différents espaces où joue le marché, il entend comme psychanalyste les discours qui effacent la singularité de l’humain, qui traitent la masse comme une succession d’individus. « Le terroriste, antithèse de l’homo œconomicus, est une identité intraçable. (…) En ce sens il est un individu non connecté à la masse. Le terrorisme est de ce point de vue un symptôme de la mondialisation.15 »

La conclusion

Georges Zimra donne sa conclusion finale à Derrida : « Ce qui résiste et doit résister à ce déterminisme ou à cet impérialisme du discours déterministe,(…) j’en ferai l’un des lieux de l’autre, de l’incalculable de l’événement. »

1  Le tourment de l’origine le malaise identitaire (2011) & Résister à la servitude (2009) Éd. Berg International.

2  Jacques Lacan Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 176

3  G.Zimra, Les marchés de la folie, p. 15

4  G.Zimra, Les marchés de la folie, p. 35

5  G.Zimra, Les marchés de la folie, p. 36

6  S.Freud, Psychologie des masses et analyse du moi,1921c, O.C. XVI, puf.

7  G.Zimra, Les marchés de la folie, p. 41

8  G.Zimra, Les marchés de la folie, p. 75

9  G.Zimra, Les marchés de la folie, pp. 76-77

10  G. Zimra, Les marchés de la folie, p. 96

11  Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Le livre plastic, éd. Plon, p. 284

12  J. Lacan, Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, p. 230

13  G. Zimra, ibidem, p. 126

14  G. Zimra, ibidem, p. 111

15  G.Zimra, ibidem, p. 136

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