Éloquence et passions : quelques explications
L’idée de cette analyse puise son origine dans les subtiles observations de Gisèle Mathieu-Castellani sur le lien entre la figurativité du langage et la naissance des passions par l’intermédiaire de la parole (Mathieu-Castellani, 2000 : 96-115). Y a-t-il un attachement visible et qu’on pourrait découvrir entre certaines figures du langage et la capacité du discours de transmettre les émotions plus vivantes à l’auditoire dans les Catilinaires ? Cicéron, a-t-il joué sur l’utilisation d’un tel instrument pour provoquer de fortes passions au peuple et aux sénateurs lorsqu’il a mis en place ses discours ? Ou, chez lui, l’abondance de la figurativité provient-elle plutôt de son attachement au style asianique d’éloquence qui réclame lui-même une atmosphère brillante et une inflammation des esprits qui ne peuvent être obtenues qu’à l’aide des ornements ?
Quelques remarques nous sont utiles avant l’inspection des Catilinaires dans ce contexte. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que, de façon explicite ou implicite, les grands noms qui se sont préoccupés de l’analyse des questions de l’art oratoire ont attiré l’attention sur le lien entre les figures et les passions dans le sens que les premières sont les porteuses de ces dernières. Dans son dialogue Phèdre, Platon réalise une brève investigation sur l’art de l’orateur de prononcer les discours (259e-274b ; dans : Platon, 2008 : 268-313). Il considère que la rhétorique est l’art à l’aide duquel l’orateur exerce une influence sur l’âme par l’intermédiaire du discours prononcé. Cette mobilisation et cette orientation des âmes des récepteurs sont possibles grâce, dit Platon, à ce que tous les grands arts possèdent : une haute et subtile expressivité. Nous trouvons beaucoup d’exemples, dans ce dialogue de Platon, d’orateurs qui ont été les bénéficiaires de ces « paroles de miel » par l’intermédiaire desquelles ils ont pu « mettre les foules en fureur, puis pour, à l’inverse, apaiser cette fureur par enchantement » (Platon, 2008 : 294). Même si Platon ne le dit pas explicitement, cet enchantement et cette fureur sont l’apanage de la présence d’un langage figuré qui assure le sublime de la parole des orateurs illustres.
Aristote, dans sa Rhétorique, a une section spéciale où il parle du rôle des « mots d’esprit » (Rhétorique, 1410b-1413b ; dans : Aristote, 1991 : 331-345). Ces « mots d’esprit » peuvent être construits et utilisés seulement par ceux qui ont des habiletés naturelles ou par ceux qui sont formés par l’intermédiaire de la pratique oratoire en ce sens. Aristote donne quelques exemples de mots d’esprit d’où nous comprenons facilement qu’il identifie cette classe à quelques figures rhétoriques plus ou moins connues : la métaphore, l’antithèse, la comparaison. Chacune de ces figures procure une certaine connaissance et c’est la raison pour laquelle elle plaît au récepteur. Si nous prenons l’une des illustrations données par Aristote, une séquence d’Homère : « La vieillesse est la paille », nous constatons que cette expression produit une connaissance (« un enseignement », dit Aristote) grâce au fait qu’elle met en relief un trait commun de ces deux notions (et des réalités correspondantes) qui composent l’expression donnée (« vieillesse » et « paille ») : toutes les deux ont « perdu leurs fleurs » ! C’est une connaissance qui fait plaisir au récepteur et qui détermine, grâce à ces mots d’esprit tout à fait différents par rapport aux mots communs, un sentiment de satisfaction. Ces mots d’esprit ont la capacité, comme nous l’avons dit, de mettre les faits devant les yeux des récepteurs. C’est l’habileté de l’orateur de faire des objets et des faits quelque chose en action et vivant.
Cicéron parle lui-même à propos de cette question. Le maître d’éloquence de l’Antiquité latine sait très bien que son art ne reste pas (et ne peut pas rester) sous le signe de la gratuité. En réalité, comme nous avertit Husserl à l’époque moderne, rien de ce que l’homme fait n’est pas un acte gratuit mais a une intentionnalité bien identifiable. Par conséquent, le choix des mots dans la présentation d’une idée par l’intermédiaire d’une séquence discursive vise à obtenir un maximum possible de résultats (des actions profitables, des comportements désirables, des attitudes convenables, des réactions favorables). Dans la section dédiée aux ornements du troisième livre de son ouvrage De l’Orateur, Cicéron fait un résumé des ressources d’expression dont nous pouvons bénéficier pour assurer la beauté d’un discours (De l’Orateur, III, XXVII-LV, 148-212 ; dans : Cicéron, 1930 : 58-88) : les mots pris isolément et les mots constituant une phrase. Un intérêt à part a, pour notre analyse présente, ce que Cicéron appelle les mots « pris métaphoriquement ». Pour Cicéron, « la métaphore exprime également avec plus de relief toute idée, qu’il s’agisse d’un fait ou d’une intention » (Cicéron, 1930 : 62). En se référant à la dissimulation en tant que figure rhétorique, Cicéron remarque que cette figure « mieux que les autres figures, rampe, si j’ose ainsi parler, jusque dans les cœurs » (Cicéron, 1930 : 84) et elle « est vraiment pour un discours un riche ornement » parce que, nous dit Cicéron, « elle est propre à disposer favorablement les esprits, souvent même à les toucher » (Cicéron, 1930 : 85). Comme nous pouvons le voir, elle représente un bon support pour les passions des âmes. Les trois maîtres de la sagesse antique restent une garantie suffisante pour prouver la relation entre les figures et les passions. Et puis les traités modernes de rhétorique ressuscitent l’esprit des exégètes classiques et reprennent plusieurs de leurs idées.
La deuxième remarque : il est presque impossible de suggérer une liaison directe entre une figure ou l’autre et une certaine passion à laquelle cette figure s’attache constamment. Cette question a été soulignée encore par Quintilien, dans son Institution oratoire. Les figures sont, assurément, les porteuses des passions et non pas d’une passion toujours la même. C’est une question de première importance qui doit être mise en évidence et nous trouvons aisément quelques arguments en faveur d’une telle affirmation. Le premier : ce qui se passe dans l’âme de l’homme comme émotion, comme sentiment, comme état affectif, comme passion a, nous disent-elles les recherches de psychologie de l’affectivité, des causes multiples. Par conséquent, il est difficile d’établir avec exactitude ce qui est déterminé par l’intermédiaire d’une expression figurée et ce qui est déterminé par le contexte dont nous parlons. Nous pouvons croire que l’admiration affichée par notre interlocuteur est provoquée par notre expression brillante tandis que, en réalité, elle peut être déterminée par un souvenir agréable de l’interlocuteur ! Le deuxième : ce qui se passe dans l’âme de l’homme au niveau des passions ou des émotions est, également, d’un dynamisme incroyable, étant soumis en permanence à des changements majeurs. Dans ces conditions, il est possible que ce que nous voyons comme passion ou émotion issue de notre intervention discursive éclatante puisse disparaître rapidement grâce à une instabilité émotionnelle du récepteur. Or, une liaison directe entre l’expression figurée et une certaine passion ne peut être identifiée que dans les conditions d’une certaine constance, d’une certaine stabilité émotionnelle. Le troisième argument : une observation attentive de ce qui se passe dans la relation entre nos expressions et les passions des récepteurs nous conduit à des observations intéressantes. Nous pouvons constater que l’un et même type d’expression figurée (par l’exemple, la métaphore, l’oxymore, l’antithèse) peut induire des passions différentes, même opposées. Par exemple, la métaphore : « Catilina respire le crime », utilisée par Cicéron au début de la deuxième Catilinaire, a pour finalité de générer une certaine catégorie de passions : la haine, l’indignation, le dédain, l’intolérance et ainsi de suite. Mais la métaphore : « L’autorité du Sénat est une épée dans son fourreau », utilisée dans la première Catilinaire est, à l’intention de l’orateur, le véhicule d’une autre catégorie de passions : le sentiment du devoir, le désir de justice, le courage. Comme nous pouvons le voir, ce sont des passions opposées par rapport aux premières.
Pour nous (et, évidemment, non seulement pour nous) ces paroles passionnelles ne sont rien d’autre que les « fleurs de rhétorique » dont ont parlé avec toute leur admiration ceux qui ont vu dans la beauté du discours la marque d’un art doué d’une impressionnante capacité d’influencer l’auditoire. A propos du rôle d’une figure bien connue aux rhétoriciens (la prosopopée), Joëlle Gardes-Tamine écrit : « C’est une figure également très utile dans l’amplification et chaque fois qu’il faut émouvoir les passions » (Gardes-Tamine, 2002 : 140). En présentant une idée d’une façon tout à fait différente par rapport aux paroles communes, les mots passionnels ont la capacité de transmettre, plus que les autres mots, les passions les plus grandes et les plus profondes qui peuvent faire sortir l’homme de sa commodité ordinaire, des platitudes et des banalités habituelles pour l’élever à la hauteur des grandes valeurs et d’une grande dignité. Ce qui n’est pas peu de chose. Analysons, donc, quelques-unes de ces « fleurs de rhétorique » des Catilinaires, cette fois-ci du point de vue de leur capacité de transmettre des passions.
La métaphore et son enjeu des passions
Une première illustration que nous voulons analyser vise la métaphore. C’est une figure bien connue et considérée souvent comme une « figure-modèle » ou même un « trope-maître » (Burke) entre les autres pour sa capacité de rendre un discours éclatant et d’attirer l’attention sur sa puissance de séduction (Meyer, 1993 : 100). Aristote lui a consacré une analyse profonde et détaillée, et ses considérations sont reprises par les auteurs modernes ; le temps a travaillé en sa faveur. Robrieux l’inclut dans la catégorie des « enfants chéris » des recherches modernes sur le langage et sur le discours à côté de la métonymie et de la synecdoque (Robrieux, 1993 : 43). Pour Gisèle Mathieu-Castellani, « la métaphore jouit alors d’un statut privilégié comme figure de passion : elle n’exprime pas, elle imprime une passion dans le cœur d’allocutaire » (Mathieu-Castellani, 2000 : 103).
Il y a dans les Catilinaires au moins quelques métaphores à forte charge passionnelle1. Une première métaphore se trouve au début de la deuxième Catilinaire, le discours où Cicéron présente au peuple les faits de Catilina et les décisions du Sénat. Voilà cette métaphore : « Catilina respire le crime ». Nous avons ici une autre modalité expressive de dire une chose banale déjà pour les citoyens de Rome : Catilina est l’auteur de nombreux crimes, d’assassinats, en tout cas, il est à l’origine de beaucoup d’infamies contre la République et contre les citoyens (et même contre les membres de sa famille !). L’orateur aurait pu énumérer tous les faits et les actions abominables de Catilina, ses crimes, ses assassinats, ses corruptions séductrices, ses complicités et toute autre chose similaire. Ces faits sont, d’ailleurs, présentés au long du discours. Néanmoins, Cicéron ouvre ce discours présenté devant le peuple avec cette brillante métaphore. Pourquoi ? C’est bien simple : pour impressionner et pour induire, dès le début déjà, des sentiments puissants aux citoyens, au peuple. Il sait que, devant les foules, devant les masses, sans des sentiments profonds, sans des émotions captivantes, sans des passions vivantes il est peu probable de réussir, il est presque impossible d’imposer ses idées et ses actions. Qu’est-ce que peut générer aux foules un cri de désespoir comme : « Catilina respire le crime ! » ? La réponse : une haine incroyable contre celui en question, un dédain non dissimulé pour lui comme citoyen, comme personne, une indignation envers son attitude d’indifférence et de défi. C’est ce que Cicéron voulait transmettre et, nous avons constaté, un engagement massif du peuple en faveur de ses actions contre Catilina et ses complices. Cet engagement n’est pas, certes, étranger de l’influence de ces passions. Par l’intermédiaire de la haine contre les ennemis de l’Etat, par l’intermédiaire du dédain ressenti envers les mauvais caractères de ceux-ci l’orateur voulait créer une atmosphère de solidarisation du peuple avec ses propres actions et de le faire agir lui-même le cas échéant.
Sans doute, Cicéron sait que le combat contre Catilina et ses complices implique impérativement la loyauté et l’action du peuple. C’est pour cette raison qu’il s’adresse rapidement à la foule pour expliquer ses actions. A ce moment il utilise la métaphore dont nous avons parlé : « Catilina respire le crime ! ». Mais Cicéron sait également que la loyauté et l’action du peuple ne sont pas suffisantes. Il a de plus besoin de l’implication du Sénat, la seule institution qui puisse prendre des décisions contre les ennemis de la République. Donc, il a besoin de faire sortir le Sénat de sa léthargie proverbiale et bien connue par tous, de ses hésitations continuellement présentes devant les situations de crise majeure lorsque ces décisions doivent être prises rapidement. Par conséquent, en s’adressant aux sénateurs, Cicéron utilise cette métaphore : « L’autorité du Sénat est une épée dans son fourreau ! ». C’est une invocation de la première Catilinaire devant une réalité inimaginable : une décision du Sénat n’a aucune conséquence en ce qui concerne les actes de Catilina et de ses complices ! Bien sûr, il aurait pu dire tout simplement que le Sénat n’a plus d’autorité, qu’il n’a rien fait pour appliquer ses décisions, qu’il s’est discrédité devant le peuple. C’est une banalité : tout le monde voit cela ! Devant les banalités, l’individu n’a aucune réaction adéquate prompte et sous la tension du moment. En revanche, il attend le moment le plus favorable pour toute esquive qui lui est utile ! Or, Cicéron essaie de sortir d’une cadre discursif banal et de proposer quelque chose d’autre qui pourrait provoquer un choc émotionnel : « L’autorité du Sénat est une épée dans son fourreau ! ». Par cela il vise à susciter au moins quelques sentiments conduisant à une action effective des sénateurs : le sentiment de la justice (si la loi n’est pas respectée, alors la justice est une forme sans contenu), le sentiment du devoir (si la loi n’est pas respectée, alors le devoir des sénateurs d’être les gardiens de l’application des lois n’est qu’une parole vide), le sentiment de la responsabilité (si les sénateurs n’assument pas leur devoir, alors ils doivent être responsables pour cette attitude). Et, finalement, Cicéron obtient un succès en ce qui concerne l’action des sénateurs : Catilina quitte Rome et, pour l’instant, le danger est éloigné.
Enfin, pour ne pas trop prolonger nos exemples métaphoriques, arrêtons-nous à une séquence de la troisième Catilinaire : « Les actions du consul et du peuple ont sauvé la République à la flamme et au fer ! ». Ce discours est prononcé par Cicéron, à nouveau, devant le peuple pour expliquer ses mesures et l’exil de Catilina. Cicéron voulait informer le peuple sur le grand danger représenté par cette conjuration si bien organisée. Au lieu de dire qu’il a sauvé la République des actes hostiles de Catilina et de ses complices (crimes, vols, violations des propriétés), il fait appel à cette jolie métaphore qui inclut en elle-même tous ces faits abominables et intolérables. Passer la République « par le fer et la flamme », cela constitue le mal suprême auquel elle pourrait être exposée. Il n’y a rien de plus mal que ça. Par cette expression métaphorique, Cicéron voulait induire le sentiment d’admiration envers tous ceux (consul, Sénat, dieux) qui, pour sauver la République, se sont exposés à un tel danger, le sentiment de vénération pour le courage de prendre des décisions radicales aux moments cruciaux et pour la disposition des dieux de rendre possible ces actes et ces décisions, le sentiment de confiance dans les institutions de l’Etat et aux hommes d’Etat, l’espoir que des actions telles que celles des conjurés ne vont pas se répéter grâce à l’exemple des mesures très dures et fermes, le sentiment de satisfaction pour une victoire si importante sur « la flamme et le fer » !
Disons quelques mots sur le support passionnel de la métaphore et sur ses possibilités de les faire ressentir par l’auditoire. Certes, les recherches ont bien montré que la métaphore a des ressources presque inépuisables de transmettre les passions à ses récepteurs. Ces ressources expriment seulement la possibilité d’un transfert des passions de l’orateur à l’auditoire. Le passage de la possibilité à la réalité d’un tel transfert est conditionné par l’accomplissement de quelques conditions. La première : la métaphore doit être, vraiment, une bonne métaphore. Construire et utiliser les expressions métaphoriques est un problème un peu plus compliqué qui réclame au moins deux choses : l’habileté de bien construire une métaphore et la science de bien construire une métaphore. Seulement si l’orateur dispose de ces deux atouts simultanément, alors il a toutes les chances de trouver la métaphore adéquate, vivante et persuasive. Et le seul terrain pour vérifier si ces deux exigences sont satisfaites, c’est la pratique discursive. Une vraie métaphore réclame qu’on évite les comparaisons usuelles, les liens obsessivement recherchés, les relations banales et sans relevance, les termes ambigus ou obscurs qui deviennent des obstacles dans l’acte de découvrir l’énigme. La deuxième : une bonne métaphore utile est un problème de contexte. Il est presque impossible de s’imaginer qu’une métaphore (comme, d’ailleurs, beaucoup d’autres figures) a une utilisation universelle, que son effet sur l’auditoire est absolu et toujours le même et que l’unique préoccupation de l’orateur est celle de la trouver et de l’utiliser dans son discours. Une telle option constitue un véritable désastre pour l’orateur et pour son intervention discursive. La dépendance contextuelle de la force d’une métaphore indique, d’une part, le fait que les récepteurs doivent comprendre les notions qui composent l’expression métaphorique. S’appuyant sur cette compréhension ils peuvent déchiffrer les relations entre notions qui assurent l’acte de l’influence sur les auditeurs. D’autre part, la dépendance contextuelle de la force de séduction d’une métaphore nous attire l’attention sur le rôle de la mentalité culturelle dans la réception d’une telle figure. Un milieu culturel peut être réceptif à une expression métaphorique, un autre, tout au contraire. C’est pourquoi l’orateur doit connaître très bien la nature et la mentalité de son auditoire2. En dehors de ces exigences minimales, il est possible que l’orateur ne puisse pas transmettre les passions et les sentiments qu’il vise à ses récepteurs et que le succès de son discours soit diminué jusqu’à l’annulation. Molinié, dans son analyse de dictionnaire sur la métaphore insiste sur ces risques :
« Cette question de compréhensibilité détermine les variétés de métaphore : plus une métaphore est banale, répétée, connue, comme dans les clichés, plus elle est aisée à interpréter ; plus elle est originale, rare, nouvelle, plus grand est le risque que personne n’en comprenne rien, surtout en dehors d’un contexte clarifiant » (Molinié, 1992 : 214).
Quant à Cicéron, ces exigences semblent être satisfaites et nous pouvons découvrir même un intérêt spécial de l’orateur en ce sens.
La séduction passionnelle de l’interrogation rhétorique
Un autre exemple concluant pour notre discussion sur les paroles passionnelles que nous pouvons identifier aisément dans les Catilinaires c’est l’interrogation rhétorique. Tout comme la métaphore, l’interrogation rhétorique a une vieille tradition et une utilisation presque universelle, bien qu’elle ne bénéficie pas du prestige, de la gloire et même de l’intérêt de recherche de la métaphore. Disons-le ouvertement, l’interrogation rhétorique est une affirmation dissimulée et déguisée : celui qui utilise une interrogation rhétorique dans son intervention discursive n’attend pas une réponse de la part son interlocuteur parce qu’il a déjà sa propre réponse qu’il vise à imposer à l’autre. Les recherches sur l’interrogation rhétorique remarquent précisément cela : « Les interrogations rhétoriques soit ne réclament pas une réponse soit elles donnent à elles-mêmes la réponse. Ces interrogations rhétoriques peuvent prendre la forme des affirmations déclaratives contenues dans certaines questions » (Gruner, 1993 : 87). Néanmoins, il faut le dire, même dans cette situation nous trouvons le mécanisme propre à l’interrogation rhétorique de transmettre une passion avec une force extraordinaire : affirmer quelque chose à ton interlocuteur sans l’affirmer est une modalité subtile et atypique de t’insinuer dans son âme, d’influencer ses attitudes, ses croyances, même d’obtenir son amabilité et une « benevolentiae » de sa part. Une interrogation rhétorique n’est pas un défi à l’adresse de la dignité du récepteur, parce qu’elle ne lui demande rien directement. On peut induire, par l’intermédiaire d’une interrogation rhétorique, au moins quelques passions premières. La première : la confiance. Un récepteur a beaucoup de confiance en celui qui ne réclame pas mais qui suggère. La deuxième : la curiosité. Un orateur qui ne demande rien mais qui s’interroge est, entre ceux qui réclament toujours quelque chose, une curiosité : Pourquoi ne réclame-il rien ? Pourquoi s’interroge-il ? La troisième : l’orgueil. Un orateur qui n’affirme pas directement mais qui s’interroge touche, plusieurs fois, l’orgueil du récepteur : ce dernier se considère un égal de son orateur.
Ces passions primaires ont leur origine dans la forme discursive où apparaît une expression. Cette forme, c’est l’interrogation rhétorique. Sans être dépourvues d’importance, elles ne sont quand même essentielles dans une interaction communicationnelle comme le discours oratoire. Particulièrement remarquables sont les passions engendrées par le contenu d’une interrogation rhétorique, parce que ce contenu a des significations différentes pour le récepteur. Il y a une différence entre la passion que suscite, par exemple, l’interrogation rhétorique : « Comment est-il possible de faire un crime ? » et celle induite par l’interrogation rhétorique : « Comment est-il possible d’être en retard ? » Et cette différence dérive de leur contenu qui n’a pas le même impact émotionnel.
Quelques interrogations rhétoriques des Catilinaires présentent une importance spéciale du point de vue de leurs relations avec les passions. Par exemple, la première Catilinaire commence avec une suite d’interrogations rhétoriques. Les trois premières sont, à notre opinion, des « cas » intéressants pour notre sujet : (1) « Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? » ; (2) « Combien de temps encore serons-nous ainsi le jouet de ta fureur ? » ; (3) « Où s’arrêteront les emportements de cette audace effrénée ? ». Ces trois interrogations rhétoriques sont les porteuses des passions (des états affectifs) par lesquelles Cicéron est dominé en ce qui concerne l’idée qui est contenue dans chacune de ces interrogations : (1) « La patience du consul et des sénateurs par rapport aux faits de Catilina est épuisée » ; (2) « La fureur de Catilina ne peut plus être supportée » ; (3) « L’audace effrénée de Catilina ne peut plus être tolérée ». Cicéron n’attend pas, évidemment, des réponses à ces interrogations parce qu’il a ses propres réponses bien fondées sur des faits. Ces dernières, dans cette forme dissimulée, sont les porteuses des passions de Cicéron transmises aux sénateurs.
Quelles sont-elles ces passions ? Nous voulons en énumérer quelques sans la prétention de les épuiser. La première : l’indignation. Cicéron est dominé par indignation devant ces faits, devant ces attitudes et même devant ce personnage odieux. Jouer avec la patience du consul et des sénateurs, faire supporter le jouet de la fureur, essayer l’audace effrénée sur le consul et sur les sénateurs ce sont des actes de défi à l’adresse des institutions de l’Etat, ce qui induit une profonde indignation que Cicéron voudrait transmettre aux sénateurs. La deuxième passion : l’intolérance. Les trois interrogations rhétoriques laissent comprendre que Cicéron, dans sa qualité de consul, est arrivé au bout de sa patience et ne peut plus rien tolérer de la part de Catilina. Il voudrait, également, induire le même sentiment d’intolérance aux sénateurs parce-que, peut-être, dans ces conditions ils vont prendre les décisions qui s’imposent à ces moments difficiles. « Jusqu’à quand... ? », « Combien de temps... ? », « Où s’arrêteront... ? » expriment, vraiment, une attitude dominée d’intolérance. La troisième passion : la fermeté. Ces interrogations rhétoriques nous montrent assez clairement la volonté du consul de mettre fin à toutes ces actions hostiles contre la République et contre les citoyens, de prendre toutes les mesures qui pourraient sauver la République de cette conjuration tellement puissante et dangereuse. Finissez la comédie (ou plutôt la tragédie), semble dire Cicéron. Sa fermeté doit être doublée, il faut déduire de ces appellations, d’une même fermeté des sénateurs sans laquelle le consul ne peut pas faire grand chose. A la différence de l’indignation et peut-être de l’intolérance, la fermeté est une passion directement liée à l’action. Or, dans les conditions données, Cicéron a besoin de l’action des sénateurs. La quatrième passion : la haine. Il est possible que, dans l’imaginaire collectif, dans l’opinion commune, l’interrogation rhétorique ne soit pas associée d’une façon très visible à la haine. L’indignation, l’intolérance et la fermeté dont nous avons parlé semblent être des passions qui conviennent mieux à l’interrogation rhétorique. Néanmoins, il faut observer que, dans ce contexte des Catilinaires, les passions ci-dessus mentionnées (indignation, intolérance, fermeté) peuvent faire passer au discours quelque chose de ce qui est naturel pour la haine.
Une autre séquence de la première Catilinaire3 met en valeur le rôle des interrogations rhétoriques dans la transmission des passions. Nous allons la reproduire en ce qui suit :
« Quel charme, Catilina, peut désormais avoir pour toi le séjour d’une ville dans laquelle, à l’exception de ces hommes perdus entrés dans ta conjuration, il n’est personne qui ne te craigne, personne qui ne te haïsse ? Est-il un opprobre domestique qui n’ait laissé à ton front sa flétrissure ? Est-il un genre d’infamie dont la honte ne s’attache à ta vie privée ? Quelle impureté, quel forfait, quelle turpitude n’ont pas souillé tes yeux, tes mains, toute ta personne ? Quel est l’adolescent, enchaîné par tes séductions corruptrices, dont tu n’aies armé le bras pour le crime, ou servi les débauches ? » (Catilinaire I,VI).
Attend-il Cicéron des réponses à la question si Catilina inspire de la crainte et de la haine à tous les autres ? Veut-il savoir si Catilina a commis des infamies dans sa vie de famille ? A-t-il un ombre de doute sur le fait que les mains de celui-ci sont tâchées par le crime, qu’il est l’auteur de nombreuses corruptions séductrices ? A-t-il l’intention de s’assurer que le nom de Catilina s’associe à l’impureté, au forfait et à la turpitude ? Pas du tout. Ce ne sont, pour nous, que de simples interrogations rhétoriques ! Cicéron a des convictions fermes en ce qui concerne les idées véhiculées par l’intermédiaire de ces interrogations. Il sait que tous ces faits sont vrais. Le rôle de ses interrogations est un autre : de transmettre ses convictions aux sénateurs et de susciter leurs passions au niveau de ces convictions. Quelles sont-elles, ces passions ? Evidemment, le fond passionnel de ces séquences interrogatives reprend certaines des émotions que nous évoquons ci-dessus : peut-être plus d’indignation, peut-être un peu d’intolérance. Mais, la dominante passionnelle de ces interrogations est donnée par une autre catégorie d’émotions : la colère, le dégoût. Aristote nous dit que la colère est générée par un désir de vengeance bien visible contre celui (ou ceux) qui ont commis des méfaits contre nous ou contre les nôtres (Rhétorique, 1378a ; dans : Aristote, 1991 : 184). La colère a, donc, un « objet » bien précis : celui qui a fait du mal à nous ou aux nôtres. Or, tout cela s’applique exactement à la situation où se trouve Cicéron : dans sa qualité de consul il subi une tentative d’assassinat par les complices de Catilina, il a pris connaissance de tout plan de guerre préparé par Catilina, de son essai de passer Rome « par la flamme et par le fer » et de beaucoup d’autres atrocités. La plupart de ces faits et de ces actions le visent directement en tant citoyen (l’assassinat) et consul (l’incendie de Rome). D’où la colère qui l’enflamme et qu’il voudrait imprimer à tous les citoyens, et surtout aux sénateurs. Devant les crimes, devant les atrocités, devant les menaces, devant les dangers publics Cicéron ne peut pas rester indifférent et sa colère est l’extériorisation passionnelle de ce qu’il vit à ces moments. Sa colère est provoquée par les actes et les faits qui visent l’impact social plus large : l’intention d’assassiner le consul (une institution fondamentale à Rome), l’intention d’incendier la Rome (« la ville la plus opulente et la plus belle »). D’ailleurs, dans ses Tusculanes, Cicéron va affirmer lui-même que la caractéristique pratique de la colère est « le désir de faire souffrir cruellement qui nous paraît un offenseur » (Cicéron, Tusculanes, III, IX, 19 ; dans : Cicéron, 1931 : 13). Or, c’est une évidence incontestable, pour Cicéron, Catilina est et reste un « offenseur ». La force de la colère est soulignée par Montaigne : « c’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle... » (Montaigne, 1969 : 376). Cette passion est accompagnée, chez Cicéron, par une autre : le dégoût (ou la répulsion). Le dégoût est suscité par les menus faits de la vie quotidienne, de la vie privée, de la vie domestique qui n’ont pas une grande influence et des conséquences notables pour la société mais qui disent beaucoup sur le caractère de l’individu. Catilina est le possesseur de nombreux de ces vices : la suspicion de crime, la corruption séductrice des jeunes, la dureté dans ses relations avec les faibles, la ruse dans les rapports avec les autres. Or, ce sont ces vices qui sont incriminés par Cicéron dans notre séquence et ils produisent, sans doute, un fort dégoût à l’orateur et à son auditoire.
Brève conclusion : le pathos discursif et les paroles passionnelles
Il y a deux illustrations qui nous ont particulièrement aidé à nous faire une image sur le rôle des paroles passionnelles dans le discours oratoire et sur sa capacité de transmettre des émotions : la métaphore et l’interrogation rhétorique. Ce sont nos « études de cas » identifiées en fonction de leur vaste utilisation dans les Catilinaires. Certes, les Catilinaires cicéroniennes sont un « réseau d’expressions figurées », les porteuses d’un « réseau de passions » qui constituent, toutes, le pathos discursif de ces belles constructions discursives. Beaucoup d’autres expressions figurées y « participent », chacune d’elles selon ses possibilités, à la construction de l’atmosphère émotionnelle dégagée par ces discours. Il n’est pas le cas de prolonger ou d’amplifier nos exemples illustratifs. Le résultat sera quelque chose qui s’aligne à l’affirmation de Michel Meyer :
« Le pathos revient alors presque à un choc, en tout cas c’est tout ce qui affecte l’auditoire et modifie son jugement en conséquence. D’où l’importance qu’il y a à jouer sur ces affects, afin de provoquer une réaction, une réponse, que l’orateur espère conforme à ce qu’il souhaite » (Meyer, 2008 : 169).
Cicéron, l’adepte du type de style où le sublime est le but et les ornements sont le moyen, est le maître incontestable des paroles passionnelles brillamment choisies qui peuvent faire de l’éloquence l’instrument de tout obtenir
1 Pour toutes les séquences du texte des Catilinaires, nous avons utilisé la traduction française appartenant à J. Thibault : Cicéron, Les Catilinaires, Librairie Hachette, Paris, 1926.
2 Dans son analyse sur la métaphore, Robrieux affirme : “Elle fait partie des virtualités permanentes et quasi infinies du langage, dès lors que la culture et les référents de ceux qui communiquent offrent suffisamment d’éléments communs. Il ne faudrait pas dire à un Indien perdu au fond de l’Amazonie qu’«Untel a une attitude de glace», car l’analogie ne pourrait pas être décodée, même si, à la rigueur, l’indigène connaissait à peu près le mot et la notion” (Robrieux, 1993 : 45).
3 Nous constatons, avec une certaine surprise, une abondance des interrogations rhétorique dans la première Catilinaire par rapport aux autres. Même si cette procédure rhétorique n’est pas totalement absente dans les autres trois Catilinaires, sa présence reste, néanmoins, plus discrète. Quelle en est l’explication ? Le fait que, dans ce discours, Cicéron expose ses convictions fermes en ce qui concerne Catilina, ses faits, ses actions et puis ses mesures contre lui ? Le fait qu’il s’adresse aux sénateurs de la part desquels il attend une action énergique qui doit être mise en œuvre à tout prix ?
Aristote, (1991), Rhétorique, Paris : Le Livre de Poche, Librairie Générale Française.
Cicéron, Marcus Tullius, (1926), Les Catilinaires, Paris : Librairie Hachette.
Cicéron, Marcus Tullius, (1930), De l’orateur, livre III, Paris : Société d’Edition « Les Belles Lettres ».
Cicéron, Marcus Tullius, (1931), Tusculanes, Tome II, Paris : Société d’Edition « Les Belles Lettres ».
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