Quand parler c’est ne pas dire
‒ le pouvoir et sa langue de bois ‒
Constantin Salavastru est professeur de logique, rhétorique et théorie de l’argumentation à l’Université «Al.I.Cuza» de Iassy (Roumanie). Il est directeur du Séminaire de logique discursive, théorie de l’argumentation et rhétorique et de la revue Argumentum. Livres en français : Rhétorique et politique - le pouvoir du discours et le discours du pouvoir, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Logique, argumentation, interprétation, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Essai sur la problématologie philosophique, Paris, L’Harmattan, 2010 ; Argumentation et débats publics, Paris, PUF, 2011 ; Cinq études sur la rhétorique cicéronienne, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Quand philosopher, c’est questionner, Revue internationale de philosophie, 4-2020/volume 74/no 294, Bruxelles : De Boeck Supérieur, 2020.
1. Nous et le pouvoir
Tout ce qui se passe autour de nous ‒ plus loin ou plus près ‒ est généré, entretenu ou influencé par le pouvoir ! Peu importe si nous avons la prise de conscience de ce conditionnement qui peut parfois se manifester d’une façon maléfique. Nous voulons refléter, dans les lignes ci-dessous, les distorsions supportées par le langage, lorsqu’il est mis au service du pouvoir : ses intérêts, ses aspirations, ses idéaux. Une seule forme de ces distorsions est retenue : la langue de bois.
Qu’est-ce que le pouvoir ? Recourons à une définition déjà classique, formulée par Robert Dahl dans son étude The Concept of Power [1957, 201-215] : « A a pouvoir sur B s’il peut déterminer B de faire une action que ce dernier ne ferait pas sans l’action de A » [Dahl 1957, 202-203]. Le maire a introduit une nouvelle taxe. Les habitants de la ville la payent. Évidemment, de leur propre volonté, ils ne payeraient pas. Un acte de pouvoir est à l’origine de ce comportement. Tels exemples peuvent être multipliés. Max Weber a souligné, d’une façon tout à fait suggestive, que le pouvoir c’est « le triomphe de la volonté » contre toute résistance et tout adversaire [Weber 1995, 95].
Le pouvoir est une présence dominatrice. Il est, également, une chose quotidienne. Quelques traits expliquent cette situation. Le premier : tout dynamisme de la société peut être expliqué seulement par l’appel à la relation de pouvoir. Les normes de la société dévoilent à l’individu ce qu’il est obligatoire, ce qu’il est permis et ce qu’il est interdit de faire. La punition, acte de pouvoir, oblige l’individu de faire ce qui est obligatoire et de ne pas faire ce qui est interdit. La dynamique du pouvoir imprime une certaine dynamique à la société [Salavastru 2004, 144-145]. Le deuxième : le pouvoir met son empreinte sur tous les éléments structuraux de la société. Les hiérarchies de pouvoir montrent clairement le degré de l’influence du pouvoir sur l’engrenage social et sur ses composantes principales. Au sommet de cette hiérarchie est placé le pouvoir politique. Toutes les autres dépendent, en degrés différents, de ce pouvoir. Au long du temps, la place du pouvoir politique a balancé en fonction de la forme de gestion du pouvoir: démocratie, totalitarisme, anarchie. En se référant à l’incarnation du pouvoir qui est l’État, Tocqueville considère qu’il est « la cause première de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui règlent la conduite des nations ; ce qu’il ne produit pas, il le modifie » [Tocqueville 1981, 107].
Le troisième : tous les grands événements du monde portent la marque du pouvoir. Soit qu’il les a déclenché, soit qu’il les a entretenu, soit qu’il les a développé, le pouvoir a eu le savoir-faire de profiter de tels événements pour satisfaire ses intérêts. Ses traces sont bien visibles. Un exemple : la guerre. Elle a incarné le désir des leaders politiques d’obtenir plus de pouvoir.
Le quatrième : rien ne semble à générer des passions si puissantes aussi que le pouvoir. Aussi passionnelle est la bataille pour gagner une mairie locale comme la concurrence pour arriver à la présidence d’une république. L’enthousiasme, le désir, le courage, la générosité, l’amour, l’orgueil, l’émulation, l’espoir, la joie, la pitié, l’admiration, la lâcheté, l’estime, le dégout sont mis au travail pour arriver au statut de vainqueur.
2. Qu’est-ce que la langue de bois ?
La langue de bois constitue une opportunité pour montrer comment le langage accompagne toujours une topographie du pouvoir en habillant rapidement les vêtements qui conviennent à un régime de pouvoir. Orwell, par son roman 1984, a fait plus que tous les théoriciens pour imposer et dévoiler la réalité cachée sous le syntagme « langue de bois » : un verbiage abondant et répétitif qui ne dit rien d’important sur une réalité mais qui crée l’impression que tout est bien fondé et bien connu par l’auditoire qui le reçoit.
On veut remarquer, tout d’abord, que la réalité de la langue de bois est une présence ancienne dans l’engrenage de la société. L’époque moderne l’a seulement consacré du point de vue théorique. Les recherches récentes montrent clairement les avatars et les formes particulières de la langue de bois tout au long de l’histoire. Ensuite, il faut admettre que la langue de bois est présente dans plusieurs domaines, au-delà du politique avec lequel elle est d’habitude associée. Un bon exemple est la langue des fonctionnaires des institutions européennes.
Notre point de départ pour la compréhension du concept de langue de bois est la définition proposée par Christian Delporte dans son étude historique dédié à cette réalité :
« On pourrait définir la langue de bois comme un ensemble de procédés qui, par les artifices déployés, visent à dissimuler la pensée de celui qui y recourt pour mieux influencer et contrôler celle des autres » [Delporte 2011, 10].
En complétant les suggestions de cette définition, Delporte admet que le discours qui concrétise la langue de bois est « convenu, généralisant, préfabriqué, déconnecté de la réalité ». Les procédées qu’il utilise vise la reconstruction du réel, « répétant inlassablement les mêmes mots et formules stéréotypes, les mêmes lieux communs, les mêmes termes abstraits ». Également, les formules rhétoriques diverses sont mises à servir ses intentions manipulatrices (« questions purement rhétoriques », « des euphémismes à foison », « des métaphores vides de sens », « des comparaisons vagues », « des tautologies », « des formules impersonnelles », « des mots chocs », « des mots fétiches ») [Delporte 2010, 10]. Quelques remarques ci-dessous pourraient éclairer le concept de langue de bois et, également, faire plus visible son lien avec la nature du pouvoir, ses transformations en fonction de l’individu ou du régime qui est au pouvoir.
3. Tracer le contour du régime et du leader
La langue de bois est un dispositif discursif bien délimité qu’un individu ou un régime de pouvoir construisent pour exprimer leurs pensées, leurs idées, leurs intentions et leurs projets. Elle permet au récepteur avisé de découvrir, sur le fondement de sa langue de bois, le leader politique (ou le leadership politique du régime) qui la représente. Arrêtons-nous à la séquence ci-dessous :
« Lénine avait enseigné que l’usage de la violence était justifié par la résistance des classes exploitantes mais il parlait à ce moment-là de l’époque où les classes exploitantes existaient et étaient puissantes. Mais dès que la situation politique dans le pays s’était améliorée, Lénine avait donné des instructions pour mettre fin à la terreur de masse et abolir la peine de mort. Staline s’était écarté de ces principes. La terreur était en effet dirigée contre les travailleurs honnêtes du Parti ; on inventait à leur égard des fausses accusations, diffamatoires et absurdes. [...]. Pourquoi les membres du Comité central ne se sont-ils pas opposés quand il était encore temps ? Au début, un grand nombre d’entre eux avait soutenu activement Staline parce que c’était l’un des marxistes les plus forts. Après la mort de Lénine, Staline avait activement combattu contre les ennemis du léninisme. C’était une lutte indispensable. Mais plus tard, Staline commença à lutter contre les honnêtes citoyens soviétiques. » [Nikita Khrouchtchev, Discours secret au XXe Congrès du PCUS, le 25 février 1956 ; dans : Williams 2009, 56-57].
Le lecteur avisé identifie rapidement que ces fragments de discours appartiennent à la langue de bois spécifique du régime totalitaire soviétique. Le discours de Nikita Khrouchtchev, prononcé dans un cercle restreint du leadership soviétique, dénonce le culte de la personnalité de Staline. Quelques procédures linguistiques fixent, au moins du point de vue de la forme discursive, les marques d’une langue de bois typique à ce régime : l’invocation du nom du père de la révolution bolchevique, point obligatoire de référence et critère suprême d’évaluation des membres du parti (« Lénine avait enseigné... », « Lénine avait donné des instructions... », « Staline avait activement combattu contre les ennemis du léninisme »), les formules idéologiques qui dominent toute la propagande du régime (« la violence », « la résistance », « les classes exploitantes », « la terreur de masse », « la situation politique », « les travailleurs », « fausses accusations », « les marxistes », « le léninisme »), les interrogations rhétoriques, des vraies accusations et cris d’indignation (« Pourquoi les membres du Comité central ne se sont-ils pas opposés quand il était encore temps ? »). Nous sommes devant une « sovietlangue » qui est « un filtre implacable qui vise à conformer la réalité à l’idéologie. » [Delporte 2011, 61].
À côté du régime, cette langue nous aide à reconnaître l’homme (« le leader »). Soit les séquences ci-dessous :
« Vous nous condamnez, nous, Français, à les garder chez nous, alors qu’il existe dans notre droit ‒ et vous êtes avocat ‒ non seulement des doubles mais des triples et des quadruples peines... Et je ne trouve personnellement pas anormal que quelqu’un qui est venu chez nous, très souvent de façon illégale, et qui a commis un crime ou un délit, puisse être en dehors de la peine qu’il doit subir et qu’il ne subit pas... [...]. Il semble que les gens ne vous intéressent, précisément, que dans la mesure où ils sont étrangers. Vous pratiquez, comme votre gouvernement, d’ailleurs, la préférence étrangère. Et ça, je crois que c’est ce qui insupporte les Français qui se rendent compte que non seulement ils ne sont pas chez eux... [...]. Vous avez parlé du racisme antimusulman, du racisme antijuif, du racisme antinoir, il n’y a qu’une forme de racisme dont vous n’avez pas parlé et qui est malheureusement pratiqué chez nous, c’est le racisme antifrançais, celui dont se sentent victimes des millions de nos compatriotes qui ne comprennent pas que ce qui a été fait pendant des années et des années, depuis Mathusalem, comme vous dites, dans ce pays, et qui est une somme de sacrifices, de travail, d’épargne, eh bien tout cela est dilapidé, gaspillé. (Il dresse l’index et ponctue ses propos du doigt). Car je fais... je vous lance une accusation directe : vous êtes, au poste que vous occupez, directement responsable de l’aggravation du nombre des immigrés dans notre pays. Chaque année, votre politique laisse ou fait rentrer dans notre pays 500.000 immigrés supplémentaires. » [«100 minutes pour convaincre», Confrontation télévisée entre Jean-Marie Le Pen et Nicolas Sarkozy, France 2, 20 novembre 2003 ; dans : Delporte 2012, 350-351 ; 352-353 ; 357].
Quelqu’un qui vit et connaît la vie politique française des derniers trois décennies peut découvrir facilement dans ces fragments la voix impossible à confondre du représentant typique de l’extrême droite française. Dans le contenu et dans ses formes d’expression, une langue de bois se configure rapidement avec des caractéristiques individuelles et personnelles (la « penlangue » !) qui retiennent l’attention. Du point de vue du contenu, quelques thèmes préférés de Jean-Marie Le Pen, répétés dans toutes ses interventions : la France doit être des français (« je crois que c’est ce qui insupporte les Français qui se rendent compte que non seulement ils ne sont pas chez eux » ; « vous n’avez pas parlé et qui est malheureusement pratiqué chez nous, c’est le racisme antifrançais, celui dont se sentent victimes des millions de nos compatriotes »), l’étranger, le grand péril pour les français (« vous êtes, au poste que vous occupez, directement responsable de l’aggravation du nombre des immigrés dans notre pays » ; « Chaque année, votre politique laisse ou fait rentrer dans notre pays 500.000 immigrés supplémentaires »), le nationalisme qui doit dominer la politique (« Vous pratiquez, comme votre gouvernement, d’ailleurs, la préférence étrangère » ; « c’est le racisme antifrançais, celui dont se sentent victimes des millions de nos compatriotes... »).
Du point de vue de la forme expressive, rien n’est oublié s’il peut augmenter une idée, un sentiment, une passion : les épithètes (« préférence étrangère » ; « quadruples peines » ; « façon illégale »), l’oxymore (« racisme antifrançais »), l’apostrophe (« Vous nous condamnez, nous, Français... »), l’hyperbole (« celui dont se sentent victimes des millions de nos compatriotes » ; « pendant des années et des années, depuis Mathusalem »), les affirmations non-falsifiables (« je ne trouve personnellement pas anormal que quelqu’un qui est venu chez nous, très souvent de façon illégale... » ; « qui est une somme de sacrifices, de travail, d’épargne, eh bien tout cela est dilapidé, gaspillé »), les clichés (l’image obsessive de l’étranger qui est coupable de tout ce qui est mal en France). Un mélange d’idées et de mots qui laisse derrière elle les traces bien visibles d’une langue de bois spécifique.
4. Dissimuler les pensées et les intentions
La langue de bois c’est un moyen subtil et efficace de dissimuler les idées, les projets, les directions réelles d’action du pouvoir. Les leaders du pouvoir ne peuvent pas dire toujours directement ce qu’ils veulent faire. Il y a des choses qui doivent rester cachées, parce qu’elles peuvent toucher d’une façon négative les sensibilités de l’opinion publique. À ces cas, la langue de bois entre en action. Par ses formules et ses clichés qui ne disent rien concrètement, elle peut s’inscrire dans la « correction politique » si chère aux politiciens de nos jours. À ces conditions, la langue de bois s’associe à une affirmation plus générale : la langue est donnée à l’homme pour cacher ses pensées !
Il est possible « de conformer la réalité à l’idéologie » à l’aide de la langue de bois par l’intermédiaire de la dissimulation. La langue de bois est édifiée sur le fondement d’une rationalité pragmatique : elle doit servir un certain but du pouvoir. L’acte de dissimuler est placé au centre de cette pragmatique qui vise l’action efficace. Passons aux illustrations qui peuvent nous soutenir. Écoutons quelques fragments des deux discours de Hitler [Montefiore 2010, 82-83 ; 85]. Analysons pas à pas ses paroles et confrontons-les avec la réalité déjà bien connue. Soit la première séquence :
« Au cours de ces dernières années, j’ai réellement mené une politique de paix basée sur des faits concrets. J’ai abordé tous les problèmes apparemment insolubles avec la ferme intention de les résoudre de manière pacifique, même lorsque les renonciations plus ou moins importantes consenties pour l’Allemagne faisaient planer un danger sur notre pays ».
Les affirmations ci-dessus sont tout à fait choquantes pour le lecteur d’aujourd’hui : Hitler, l’apologue de la paix ! Or, on sait que sa politique, d’un bout à l’autre, a visé la guerre. Ses gestes et ses actes pratiques indiquent une telle attitude belliqueuse. Les affirmations qu’il est un « homme de la paix » et qu’il a essayé de résoudre « les problèmes apparemment insolubles » d’une « manière pacifiste » expriment un mensonge « plus grand que le siècle » ! Leur but : camoufler les vraies intentions de Hitler qui ont eu des conséquences tragiques pour le monde entier. La dernière affirmation exprime le cynisme du personnage : certaines concessions faites pour résoudre ces « problèmes apparemment insolubles » ont pour conséquence « un danger sur notre pays ». Or, l’Allemagne, au moins jusqu’au déclenchement de la guerre, a eu seulement des avantages par rapport à tous les autres pays. Une langue de bois qui dissimule les pensées du dictateur. Quelques « mots-clichés » articulent cette forme d’une telle langue : « paix », « faits concrets », « problèmes insolubles », « renonciations ». La deuxième séquence est encore plus illustrative :
« Le problème le plus ardu auquel j’ai été confronté est la relation qui existe entre l’Allemagne et la Pologne. Le sentiment d’être des «ennemis héréditaires» menaçait de s’emparer de notre peuple et du peuple polonais. Ce que j’ai voulu éviter. Je sais parfaitement que je n’aurais pas réussi si la Pologne à cette époque avait eu une constitution démocratique car ces démocraties qui nous inondent de phrases vantant la paix sont les premières à faire la guerre, assoiffées de sang ».
Elle dévoile une « idée-fixe » de Hitler : le « problème polonais ». Il veut résoudre ce problème d’une « manière pacifiste ». Mais il ne peut pas à cause de la démocratie polonaise qui l’empêche : « ces démocraties qui nous inondent de phrases vantant la paix sont les premières à faire la guerre, assoiffées de sang ». Mais, on connaît l’attitude de Hitler par rapport à la Pologne : le 1er septembre 1939 Hitler attaque la Pologne et déclenche la deuxième guerre ! À cette séquence interviennent d’autres formules : « ennemis héréditaires », « démocratie », « paix », « guerre », « sang ». La troisième séquence c’est un défi du bon sens :
« Je remercie M. Chamberlain pour tous les efforts qu’il a faits. Je lui ai assuré que le peuple allemand ne désire rien d’autre que la paix mais je lui ai également dit que je ne peux pas reculer les limites de ma patience. Je lui ai également assuré, et je répète en ces lieu et place, que, lorsque ce problème sera réglé, l’Allemagne ne réclamera pas d’autre territoire en Europe ».
Il s’agit de la région sudète et les conséquences de l’accord de Munich (le 30 septembre 1938). Hitler a trompé les bonnes intentions de ses partenaires (Chamberlain et Daladier). L’histoire a prouvé que ses promesses sont sans valeur : il a attaqué et a occupé une bonne partie de la Pologne, a attaqué la Russie, a déclenché la guerre contre la France.
Le processus de dissimulation par l’intermédiaire de la langue de bois est présent toujours et partout dans les confrontations politiques, d’une façon infiniment visible entre les grands leaders. À l’exemple d’Hitler on peut ajouter d’autres aussi illustratifs : les discours de Staline, ceux de ses successeurs (Khrouchtchev et Brejnev), les discours de Ceausescu et de sa propagande (Roumanie), ceux de Castro (Cuba) ou de Mao (Chine). Dans tous les cas, les traces de la dissimulation sont faciles à identifier.
5. Mélanger coupablement les preuves
La langue de bois est une construction discursive qui engage un arsenal de ressources d’argumentation capables de se manifester comme une intégralité. Elle réclame une certaine virtuosité dans l’utilisation des ressources d’expression qui peut valoriser au maximum l’argumentation. Les leaders qui sont les bénéficiaires de telles habiletés ont un atout puissant dans les confrontations avec les adversaires. Un seul exemple : la langue de bois des pères du socialisme est fondée sur des moyens d’expression éclatants, incitants, flamboyants qui font leurs idées vivantes et captivantes.
Du point de vue argumentatif, le support de la langue de bois c’est un composite d’arguments réels, arguments apparents et arguments faux [Salavastru 2010, 111-123] en dosages différents qui rendent impossible la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est valide et ce qui n’est pas. Or, forcément, c’est le but d’une langue de bois. Soit la séquence :
« Notre État est une dictature démocratique populaire... Quelles sont les fonctions de cette dictature ? Sa première fonction consiste à réprimer, à l’intérieur du pays, les classes et les groupes réactionnaires... c’est-à-dire celle de résoudre les contradictions entre nous et l’ennemi et les contradictions au sein du peuple... Quelques millions d’intellectuels qui étaient autrefois au service de l’ancienne société sont passé maintenant à servir la nouvelle... La Chine a besoin du plus grand nombre possible d’intellectuels pour mener à bien la tache gigantesque de la construction du socialisme... [...]. Même si beaucoup d’intellectuels ont fait des progrès, ils ne doivent pas en profiter pour se sentier remplis d’autosatisfaction. Pour satisfaire pleinement les exigences de la nouvelle société et pour s’unir à la classe ouvrière et aux paysans, il faut qu’ils continuent leur rééducation et qu’ils abandonnent progressivement leur conception bourgeoise du monde pour adopter celle prolétaire, communiste... On a pu voir ces derniers temps une baisse dans le travail politique et idéologique parmi les intellectuels... Pour affronter cette tendance il est absolument nécessaire à l’heure actuelle de renforcer notre travail idéologique et politique... Ne pas avoir une orientation politique correcte c’est comme ne pas avoir une âme. » [Mao Zedong, Discours à la XIe session de la Conférence suprême de l’État, Pékin, le 27 février 1957 ; dans : Williams 2014, 66-67].
Nous sommes devant une langue de bois typique du régime totalitaire communiste qui contient tous les ingrédients spécifiques pour reconnaître le pouvoir et l’individu qui est son porteur. Quelques formules discursives clichées expriment les « marques extérieures » de cette langue : « classes réactionnaires », « ancienne société », « nouvelle société », « construction du socialisme », « autosatisfaction », « classe ouvrière », « rééducation », « conception bourgeoise », « travail politique et idéologique ». Analysons ses arguments. L’affirmation « Notre État est une dictature démocratique populaire » est porteuse d’un argument faux. Elle exprime une contradiction dans les termes qui ne peuvent jamais générer une proposition vraie ! En tête de la langue de bois du « grand timonier » c’est possible ! Ce qui est plus bizarre pour une rationalité normale, c’est le fait que, par une répétition obsessionnelle, cette affirmation paradoxale finit par faire carrière comme une vérité incontestable. Pour cela, le syntagme circule sans problèmes dans la plupart des documents officiels et des discours des leaders politiques du régime. L’énonce « La fonction première de cette dictature consiste à réprimer les classes et les groupes réactionnaires » met en circulation un argument réel. Vraiment, tous les régimes communistes ont assumé pour but essentiel la répression des adversaires politiques. Un autre argument réel est contenu dans l’affirmation : « La Chine a besoin du plus grand nombre possible d’intellectuels pour mener à bien la tache gigantesque de la construction du socialisme ». C’est une banalité ! Mais, la phrase : « Pour affronter cette tendance il est absolument nécessaire à l’heure actuelle de renforcer notre travail idéologique et politique » illustre un argument apparent : il n’y a pas un lien direct de conditionnement entre le travail idéologique et la persistance des conceptions bourgeoises ! La langue de bois dit qu’un tel conditionnement existe !
Ce mélange coupable entre les arguments réels, les arguments apparents et les arguments faux constitue une dominante de la langue de bois. Hitler exprime un argument réel lorsqu’il affirme que l’Allemagne a souffert d’une injustice à la fin de la guerre lors du traité de Versailles, mais il passe dans l’espace d’un argument faux lorsqu’il affirme que la Pologne a attaqué l’Allemagne au 1er septembre 1939. Également, il est le porteur d’un argument apparent lorsqu’il justifie l’impossibilité d’un accord avec la Pologne en invoquant... la démocratie polonaise ! Marx est en possession d’un argument réel dans son raisonnement concentré dans la formule : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » : (p1) : Si les forces politiques sont unies, alors le succès est facile à obtenir ; (p2) : Les travailleurs doivent s’unifier ; donc : (c) : Les travailleurs vont obtenir le succès dans leur lutte politique. Mais le même philosophe utilise un argument apparent lorsqu’il met en circulation la formule : « La religion est l’opium du peuple » et un argument faux dans l’affirmation : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classe ».
6. Combiner d’une façon intéressée les techniques
Quant aux techniques d’argumentation, on constate, à l’intérieur d’une langue de bois, une vraie complicité d’intérêt entre les techniques valides et les techniques sophistiques. À ce cas, la confusion entre ce qui est valide et ce qui ne l’est pas est facilité par une certaine ressemblance entre les deux instances du raisonnement. En ce cas, l’esprit commun n’est pas capable de faire la différence et assume ce qui n’est pas valide comme valide. C’est un problème de spécialiste ! Voilà ci-dessous un découpage significatif :
« Un roi détrôné, dans la république, n’est bon qu’à deux usages : ou à troubler la tranquillité de l’état et à ébranler la liberté ; ou à affermir l’une et l’autre. [...]. Donc, présenter à l’univers son crime, comme un problème ; sa cause, comme l’objet de la discussion la plus imposante [...] mettre une distance incommensurable, entre le seul souvenir de ce qu’il fût, et la dignité d’un citoyen ; [...]. Louis a été détrôné par ses crimes; Louis dénonçoit le peuple français, comme rebelle ; il a appelé, pour le châtier, les armées des tyrans, ses confrères; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul étoit rebelle; Louis ne peut donc être jugé; il est déjà jugé. Il est condamné... » [Maximilien Robespierre, Sur le jugement de Louis XVI, dans : Robespierre 1958, 121].
La séquence concentre en elle-même ce que dit tout discours : « Le roi doit être condamné sans être jugé ». La soutenance de cette thèse est justifiée à l’aide des arguments ci-dessous :
(a1) : Louis XVI est un roi détrôné ;
(a2) : Il peut « troubler la tranquillité de l’état » et « ébranler la liberté » ;
(a3) : Présenter ses crimes c’est un attentat à la dignité d’un citoyen ;
(a4) : Louis a dénoncé le peuple comme rebelle ;
(a5) : « il a appelés armées des tyrans contre le peuple » ;
(a6) : « la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle ».
Une analyse de ces moyens de preuve montre qu’aucun d’eux n’est en mesure de soutenir la thèse : (a1) est une preuve vraie qui n’a pas un lien de conditionnement avec la thèse ; (a2) indique une ambiguïté aléthique et de conditionnement ; (a3) exprime plutôt un cliché de la révolution sans valeur argumentative ; (a4) et (a5) sont des arguments réels mais pour la punition du roi par l’intermédiaire d’un jugement ; enfin, (a6) exprime une opinion qui est dominée par la subjectivité. En ce cas, une question revient d’une façon pressante : pourquoi Robespierre utilise-il ces moyens de preuve ? La réponse est simple : pour minimaliser, pour disqualifier, pour discréditer la position du roi ! Un homme discrédité, fusse-t-il même roi, est infiniment plus vulnérable !
Cette technique est porteuse d’une argumentation sophistique qui s’appelle le sophisme de la caricature ou le sophisme de la représentation fausse. Parfois, pour être plus suggestifs, certains auteurs l’ont nommé le sophisme de l’homme de paille (« straw man », en anglais) [Bouquiaux et Leclercq 2009, 134]. Les combattants politiques recourent souvent à de telles armes dures pour détruire leurs adversaires. Christopher W. Tindale place cette technique dans la classe des sophismes de la diversion (« fallacies of diversion ») [Tindale 2007, 19-28], ce qui convient d’une façon excellente aux intentions manipulatrices d’une langue de bois.
De plus, on peut remarquer que l’argument (a6) contient en lui-même un sophisme bien connu : ad populum. Pour justifier que le roi doit être puni sans être jugé, Robespierre vient avec un argument impossible pour l’esprit logique : le peuple l’a déjà condamné ! La première question : qui a déterminé l’opinion du peuple ? La deuxième : qui peut apprécier que cette opinion soit correcte ? Au niveau du populisme et de la démagogie du pouvoir totalitaire, une telle technique est rencontrée à chaque pas et, souvent, son influence est décisive. Certains auteurs ont remarqué que « c’est l’instrument assumé par tout démagogue ou propagandiste lorsqu’ils essaient de mobiliser le sentiment public » [Copi et Cohen et McMahon 2014, 112]. Fondée sur « les émotions et l’enthousiasme de la foule », cette technique a une illustration parfaite : Adolf Hitler [Hurley 2015, 112]. En général, elle est vue plusieurs fois comme une expression de la commodité quotidienne de l’homme [Salavastru 2011, 239-240].
Une deuxième illustration est extraite de la pensée des pères du socialisme. Écoutons le fragment ci-dessous :
« [...] les moyens de production et d’échange servant de base à l’évolution bourgeoise furent créés dans le sein de la société féodale. À un certain degré du développement de ces moyens de production et d’échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et échangeait ses produits [...] cessèrent de correspondre aux nouvelles forces productives. Ils entravaient la production au lieu de la développer. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait briser ces chaînes. On les brisa. À la place s’éleva la libre concurrence [...] avec la domination économique et politique de la classe bourgeoise. Sous nos yeux il se produit un phénomène analogue. La société bourgeoise moderne, qui a mis en mouvement de si puissants moyens de production et d’échange, ressemble au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. Depuis trente ans au moins, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est que l’histoire de la révolte des forces productives contre les rapports de propriété [...]. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, mettent de plus en plus en question l’existence de la société bourgeoise. [...]. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le développement des conditions de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ces conditions qui se tournent en entraves ; et toutes les fois que les forces productives sociales s’affranchissent de ces entraves, elles précipitent dans le désordre la société tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. » [Marx et Engels 1983, 34-35].
Les auteurs soutiennent la thèse : « La société capitaliste va être remplacée par la société socialiste ». La justification de la thèse est la suivante : « La société capitaliste a remplacée elle-même la société féodale ». La raison de cette justification est concrétisée dans certaines similitudes entre le développement interne du féodalisme et du capitalisme. Par conséquent, s’il y a des similitudes entre les deux sociétés, alors leurs conséquences devraient être ressemblantes. On peut découvrir une argumentation fondée sur l’analogie.
Mais même le bon sens peut identifier quelques aspérités d’ordre rationnel dans l’utilisation de cette technique. La première : malgré ces similitudes, les deux sociétés ont des différences de nature qui sont éludées. La deuxième : les aspects similaires ne sont pas essentiels comme réclame la correction de cette technique. La troisième : il y a un doute général en ce qui concerne le bon fonctionnement de l’analogie à l’aune de l’escalier de l’histoire. Des raisons suffisantes pour conclure que l’argumentation est sophistique : elle contient un sophisme de la fausse analogie. Normalement, la parution d’un tel sophisme est liée à l’incapacité de satisfaire certaine exigences d’une bonne analogie [Johnson 2007, 258]. D’ailleurs, le temps a infirmé ces prédictions et a prouvé que le socialisme n’a été qu’un moment épisodique et tragique de l’escalier de l’histoire du monde.
Nous ne voulons pas augmenter les illustrations bien qu’elles peuvent être trouvées d’abondance. On veut souligner que ces techniques sophistiques actionnent en combinaison avec celles valides (aucun discours ne peut pas être fondé seulement sur les sophismes) en pondérations différentes, toujours fluctuantes, en fonction d’intention, d’auditoire, du contexte.
7. Un court bilan
La langue de bois, notre « étude de cas » à l’intérieur du rapport entre le pouvoir et le langage, dévoile, au moins par ces quelques séquences discursives, cette « accommodation » permanente du langage aux besoins, aux intérêts, aux aspirations du pouvoir. Bernard Henri-Lévi a insisté sur cette relation tout à fait spéciale :
« Il y a un rapport manifeste entre la forme du pouvoir et la figure de la langue, entre les décrets du Prince et le trope de la phrase. A-t-on jamais fait l’analyse de tout ce que le latin de Cicéron devait à ces grandes manœuvres de pouvoir qui furent les batailles romaines ? [...]. Le discours n’est peut-être pas, comme le voulait Aristote, ce lieu neutre et pacifié où se disent les affrontements [...]. Il est bel et bien du pouvoir, la forme même du pouvoir, tout pétri du pouvoir jusque dans les formes les plus discrètes des tours de sa rhétorique » [Lévy 1977, 48-49].
Le pouvoir est-il intéressé de camoufler ses intentions réelles ? La dissimulation par l’intermédiaire du discours est à sa disposition ! Désire-il tromper le récepteur en ce qui concerne le fondement de ses affirmations ? Une combinaison des arguments réels et apparents, des techniques valides et sophistiques sont à utiliser. Parfois ces artifices de pensée et de langage ne peuvent pas réussir. Mais, plusieurs fois, ils arrivent facilement à leur but. C’est le triomphe de la langue de bois.
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