N°26 / numéro 26 - Janvier 2015

Compte rendu du livre de Stéphane François, 2014, Au-delà des vents du nord. L’extrême droite française et les Indo-Européens

Lyon, Presses universitaires de Lyon

Jean-Marie Seca

Résumé

Mots-clés

Aucun mot-clé n'a été défini.

Plan de l'article

Télécharger l'article

Il ne s’agit évidemment pas du premier livre sur les groupuscules et mouvances de l’extrême droite française de la part de Stéphane François. Ce politiste et historien des idées, enseignant à l’Université de Valenciennes, a produit plusieurs écrits sur ces phénomènes dont la liste serait longue à énumérer. Retenons notamment sans prétendre à l’exhaustivité : Les Néopaganismes et la nouvelle Droite (2008, chez Archè), Le Nazisme revisité. L’occultisme contre l’histoire (2008, chez Berg), La Nouvelle Droite et la Tradition (2010, chez Arché), L’Écologie politique. Une vision du monde réactionnaire ? Réflexion sur le positionnement idéologique de quelques valeurs (2012, aux éditions du CERF) sans parler des multiples articles sur la question. Ce chercheur devient progressivement l’un des spécialistes français de ces phénomènes marginaux mais dont les effets d’influence tendanciels inquiètent.

Avec cette contribution, préfacée par Laurent Olivier, sur ce qu’on peut se permettre d’appeler l’ « idéologie nordiciste », on est emmené vers un monde lunaire et crépusculaire, à la limite de l’hallucination collective et du délire, pourtant bien diffusés et repris par un nombre remarquable mais toujours confidentiel d’exégèses, usant de procédés d’instrumentalisation de recherches scientifiques sérieuses et s’appuyant parfois sur des motivations douteuses de chercheurs réputés. L’ouvrage, Au-delà des vents du nord. L’extrême droite française et les Indo-Européens (seize chapitres, avec l’introduction et la conclusion, correspondant à 267 pages et 322 pages en tout), peut être considéré comme un défi éthique et scientifique car il fallait savoir traiter, avec sérieux et érudition, des supputations et des doctrines dont l’allure et le contenu pestilentiels donne le tournis. On peut remarquer tout d’abord que l’appareillage de notes et la mise en forme de ce livre sont impeccables. Chaque affirmation de l’auteur est étayée systématiquement, et avec minutie, par une note de bas de page et une mise en référence précise de la source. Nous n’avons pas compté exactement mais on peut dire qu’il y a environ 600 notes de bas de pages (sinon plus) et une bibliographie très fournie de 35 pages, séparant clairement, d’une part, le corpus d’écrits idéologiques et doctrinaires étudiés et, de l’autre, les références scientifiques. On trouvera, en complément, un index des noms de personnes et des organisations citées. Tous ces détails sur le document édité aux Presses universitaires de Lyon sont nécessaires pour bien faire comprendre la rigueur avec laquelle l’auteur s’est consacré à cet ouvrage et aussi le suivi scrupuleux de cette publication par l’éditeur. Ce livre, contrairement à La Modernité en procès de 2013, ne recèle presque pas de coquille (je n’en ai aperçu que deux minimes). On perçoit donc nettement, à chaque page, tout le travail éditorial scrupuleusement effectué. Dans le monde que nous vivons, traversé par les dérives conspirationnistes ou les interprétations abusives de la littérature en sciences sociales, François sait d’expérience qu’il est, tel un funambule, sur un fil d’où il peut chuter et qu’il ne faut surtout pas se tromper dans la structuration et l’analyse des divers strates textuelles d’une telle recherche.

Le livre débute avec la présentation des groupuscules confidentiels de la Nouvelle Droite française, issus du GRECE (Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne), durant les années 1960 au chapitre 1 (« La Nouvelle Droite : présentation »). La lecture des chapitres suivants (2. sur la nature et « L’attrait pour le paganisme germano-scandinave » ; 3. « Le rôle d’Europe-Action », une officine doctrinale très active dans les années 1950 ; 4. « La Nouvelle Droite et le nazisme » ; puis, le rôle d’ancêtres obstinés et illuminés, par exemple, dans le chapitre 5 sur « L’apport de Jean Haudry » ou le chapitre 6, consacré à « Hans F.K. Günther et son influence ») fait ensuite ressortir l’observation d’un pullulement d’individus, déterminés dans leur hargne, engagés dans des entreprises de recherches et d’écritures alternatives aux mondes académiques et donc évidemment totalement marginalisés et rejetés sauf, dans de rares exceptions, des universités. Seules quelques-uns d’entre eux ont pu parvenir à une temporaire, douteuse et très relative reconnaissance, comme Jean Haudry, l’auteur d’un livre sur les Indo-Européens, publié étonnamment dans la collection Que-Sais-je ? des PUF, en 1979 et 1981, réédité ensuite chez un éditeur plus confidentiel, en 2010. On s’aperçoit que ces doctrinaires du nordicisme déploient des trésors d’énergie pour fonder et propager leur rageuse et froide pensée exclusiviste autour d’intellections et de connaissances qui se veulent et se présentent comme « approfondies ». On savait que le conspirationnisme avait une dimension de « quête du savoir » et de « recherche obsessionnelle de vérités », voire d’ « histoire mystérieuse », inhérente à l’esprit de soupçon aigu qui agite ses producteurs, mais on n’apercevait pas à quel point les discours récents ou contemporains d’extrême droite étaient animées par le zèle fiévreux des colloques, journées d’études et d’édition revues, publications les plus diverses, allant du folklorisme viking en Normandie jusqu’aux élucubrations incroyables et inacceptables d’animateurs grécistes ou ex-grécistes (comme Guillaume Faye, par exemple). Au fond, ils poursuivent, presque tous, la lubie de fonder scientifiquement leur doctrine. Ce monde touffu qui se contredit sans cesse et qui avoue une chose (passion ethniciste et du racialisme) et son contraire (critique de l’ethnicisme et du racialisme) n’a, bien sûr, absolument aucune légitimité scientifique et philosophique, en dehors de petits cercles de suiveurs, facilement suggestionnables.

Une clé possible de lecture : il est aussi intéressant d’entrer dans le livre de François comme s’il s’agissait d’un écrit de science-fiction, en se disant « comment peut-on sombrer dans de telles inepties ? » ou bien encore : « on se croirait dans un livre de Stieg Larssons ou de Philip K. Dick, avec des personnages sinistres et improbables ». On peut ainsi voir l’auteur lui-même comme un enquêteur, tel Michael Blomkvist de la trilogie Millenium, avec qui on apprend, page après page, des choses toujours surprenantes et de plus en plus délirantes sur ces milieux. François avoue d’ailleurs, dans une interview sur le site Fragment pour les temps présents (http://tempspresents.com/2014/11/18/sur-travaux-recherches-stephane-francois/), qu’il se sent « vacciné » contre le nordicisme, après avoir écrit son livre et on le comprend. La quête de savoirs légitimes de ces doctrinaires à l’esprit paranoïde et exalté se déverse vers des auteurs passés comme Arthur de Gobineau qui est intronisé comme l’inspirateur de « génie » et générique d’un « courant majeur » (chapitre 7 : « L’ombre de Gobineau »), à l’identique de Georges Vacher de Lapouge, ou vers des gloires du Collège de France comme Jean Dumézil dont les recherches sur l’origine linguistique de la tripartition fonctionnelle des cultures indo-européennes sont instrumentalisées et passent du statut d’hypothèse à l’objectivation (chapitre 8 : « La récupération de Georges Dumézil »). Ce dernier ne semblait pas tenir en grande estime les élucubrations des nordicistes et autres ethnicistes européanistes bien qu’aux dires de François, Alain de Besnoit prétende l’avoir fréquenté, en ayant lié amitié avec lui. Cependant, l’évolution majeure de ces néoracistes est celle du virage, à partir de 1980, vers l’ethnodifférentialisme culturel, visant, en faisant mine de quitter le continent du racisme biologiste, à légitimer une homogénéité à la fois géographique et de mode de vie d’ensembles structurés par des synergies de croyances, de valeurs et de représentations communes : un arbre qui cache la forêt raciste proliférante.

Une constante analytique revient plusieurs fois dans le livre : les doctrinaires de toutes obédiences de ces franges d’extrême droite reprennent, en la substantialisant, la théorie de l’identité sociale et de la catégorisation sociale intergroupes (effet de contraste, effet d’assimilation) de l’École de Bristol (Henri Tajfel, John Turner) ou de chercheurs américains (Muzafer Sherif notamment) de psychologie sociale, sans les citer et en la considérant comme provenant d’une « nature humaine », du « biologique » ou d’une « socialité immémoriale ». Je pense même que tous ces doctrinaires ignorent la psychologie sociale des discriminations et l’existence même de Sherif, Tajfel ou Turner. On ne peut pas donner de meilleur exemple du détournement inconscient et permanent de théories (catégorisation sociale), décrivant des phénomènes résultant de l’interaction sociale qui se voient ainsi naturalisées tendancieusement et insidieusement. À partir du chapitre 9 (« Racisme et thèmes indo-européens »), on pénètre dans la « deep culture » de l’extrême droite contemporaine, en suivant des descriptions extrêmement précises de l’émergence et du retour des doctrines de l’aryanisme (chapitre 10 : « Le retour du mythe aryen »), de repérages de puretés impossibles au pôle nord, voire peut-être un jour sur Mars (chapitre 11 : « L’origine circumpolaire des Indo-Européens ») mais on apprend plus tard dans livre qu’on a aussi fait provenir les Hyperboréens de la planète Vénus ( !!!) ; ou de fabricants de mystiques et de mystères (chapitre 12 : « Le nordicisme des ésotéristes occidentaux » ou chapitre 13 : « Le renouveau des thèses ésotérico-politiques »). On affronte alors une sorte de cauchemar épistémologique ou, si l’on préfère, un film d’horreur anthropo-philosophique. Il faut pouvoir tenir la lecture en se disant qu’on finira par se réveiller à la fin du livre et qu’évidemment cela n’a aucun sens et qu’il ne s’agissait que d’un cauchemar. On continue, malgré tout, à suivre le regard et l’écriture inflexibles de l’auteur qui s’évertue tenir son rôle de veille intellectuelle critique jusqu’à la 267e page. Seul (petit) risque à notre modeste mais affirmatif avis : celui que des descriptions des tels univers délirants et pernicieux ne soient mal ou trop bien assimilées par certains lecteurs plus fascinés que dégoutés. Il est possible que cela se déroule ainsi car on observe, dans certains milieux de musique metal, une sorte d’admiration pour le nordicisme (une partie du metal norvégien notamment), le néonazisme ou une vision ethniciste de l’appartenance sociale. Et c’est d’ailleurs sur ces tendances de récupération culturelle et d’esthétisation (rock identitaire français, tendances industrielles europaganistes ou NSBM) que se termine l’ouvrage (chapitre 16 : « Un exemple de nordicisme culturel : la scène europaïenne »). Quelque mots sur le chapitre 14 (« Le renouveau de l’expression des idées völkisch : les folkiste ») où l’on apprend que les années 2000 seraient caractérisées par un revival néo-völkish surprenant, donnant lieu à prises de positions incroyables et bizarres visant à établir une large confédération eurosibérienne incluant possiblement le Canada (pp. 228-230) et une « renordification » de l’Europe. Des conflits d’idées seraient cependant perceptibles au sein de ces milieux (chapitre 15 : « Divergences »), notamment à travers des « nuances » critiques mises en avant par Alain de Besnoit. Avouons quand même qu’on n’est pas très convaincu que les participants à ces milieux s’opposent tant que ça entre eux sur le fond et par rapport à des objectifs globaux, ne serait-ce que par le maintien de liens d’amitiés, de réseaux ou d’alliances éditoriales pour des publications et traductions.

Évidemment, les interprétations dérivantes de ses recherches ne sont pas de la responsabilité de l’auteur qui semble, comme on l’a déjà souligné, prendre toutes les précautions d’écriture nécessaires pour ne pas paraître ambigu. Mais on doit quand même souligner que l’approche de ces milieux extrémistes, par la simple lecture de ce livre qui ne fait que résumer des milliers de pages bien écœurantes, ne peuvent que rebuter et produire une profonde antipathie et un réflexe de rejet. Cependant, il faut savoir « regarder la bête en face ». Admettons que ce soit un des intérêts de cette science politique de l’extrême droite. Il nous semble désormais nécessaire de réussir à établir une quantification de l’influence sociale de ces cercles extrêmement minoritaires et confidentiels. La question est d’ordre scientifique et épistémologique mais aussi technique et politique. Comment mesurer leur influence par l’internet ou par les productions pseudo-artistiques ? Quels sont les modalités d’étude des after-effects ou effets différés de leurs idées ? On n’a pu parler de la « lepénisation des esprits » dans différentes publications journalistiques ou politistes. Peut-on avancer l’existence d’une contamination et d’un débordement/transvasement de ce genre d’idéologie, si on se base sur la diffusion et l’efflorescence de théories du complot, vers des strates sociales de toutes origines et de toutes obédiences politiques et sous quelles traductions et formes ?

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Muriel Montagut - L’être et la torture

Adam Kiss

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles
N°33 / 2018

Christophe Assens. Réseaux sociaux. Tous ego ? Libre ou otage du regard des autres, Bruxelles, De Boeck

Lire la suite
N°27 / 2015

Compte rendu du livre de Christophe Assens, Le Management des réseaux. Tisser du lien social pour le bien-être économique, Bruxelles, De Boeck. 2013

Lire la suite
N°26 / 2015

Serge Moscovici (1925-2014) : In Memoriam

Lire la suite