N°27 / Religion et politique Juillet 2015

La lettre sur la tolérance de Locke, révolution politique et violence juridique

Pierre-Antoine Pontoizeau

Résumé

Cet article étudie le rapport de la religion et du politique ainsi que la logique de l’égalité des différences qui préside à l’émergence du raisonnement producteur de la règle de la tolérance qui fonde la séparation des pouvoirs. Nous montrerons qu’elle est conditionnée par une anthropologie implicite univoque. Nous examinerons ensuite l’aporie de ce raisonnement du fait d’une limitation interne de la Lettre sur la tolérance. Nous expliquerons ce qu’il en est de sa triple violation de la pluralité consécutive du principe d’indifférence qui préside à l’intolérance de Locke, soit la violation par le droit normatif.

This article studies the report of the religion and of politics as well as this logic of the equality which presides over the emergence of this producing reasoning of the rule of the tolerance which establishes the division of powers. We shall show that it is conditioned by an egalitarian anthropology. We shall examine then the aporia of this reasoning because of an internal limitation of the Letter on the tolerance. We shall explain what the situation is regarding its triple violation of the consecutive plurality of the principle of indifference which presides over the intolerance of Locke: the intrusive power of the normative law.

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Aux origines de la séparation moderne de la religion et du politique

Les historiens font volontiers remonter la séparation du politique et de la religion à l’attentat d’Anagni qui opposa violemment Philippe IV le Bel à Boniface VIII, et de nombreux théologiens et juristes examinèrent les relations politiques et les rapports de subordination entre les pouvoirs spirituels et temporels à l’aune de ce conflit selon la nature des sujets1. Dans les grands textes philosophiques, La Lettre sur la tolérance de Locke est l’une des séparations les plus violentes de la religion et du politique puisqu’elle inverse le rapport d’autorité entre les deux même si elle est présentée comme une réponse aux conflits religieux qui déchiraient l’Angleterre afin de faire valoir la paix civile dans une société qui aurait réussi à transcender ses différends. Pour y parvenir, Locke met en œuvre le principe de considération égale des positions en conflits. Or, ce principe s’impose au prix d’une adhésion à de nouvelles valeurs qui lui sont associées. En effet, suivre Locke exige de renoncer aux positions initiales et d’adhérer à des propositions inédites en faveur d’une hiérarchie politique nouvelle et d’une anthropologie moderne préfiguratrice des philosophies contemporaines. Locke commence par exclure la reconnaissance de la pluralité des positions au profit d’une hypothèse selon laquelle l’égalité est salutaire, induisant la critique de la différence ce qui le conduit à une nouvelle intransigeance. Ne cède-t-il pas ici à l’illusion d’une paix temporaire, résultant de l’apologie de l’indifférence alors que cette dernière serait à l’origine de la violence, commettant là une erreur de diagnostic ? C’est l’enjeu du débat et de son appréciation des désordres comme de son projet politique dont les présupposés fragiles comme l’avait remarqué R. Klibansky sont aujourd’hui dénués de fondement :

« La conception de Locke de la tolérance qui était tellement importante et qui a joué un si grand rôle encore au XVIIIe siècle, est une conception basée sur un fondement tout à fait insuffisant. » (Klibansky, 1998, 221)

La considération égale des différences induit la tolérance selon J. Locke+

Il expose le principe de considération égale entre les positions religieuses en affirmant l’indifférence aux différends dont certains se prévalent pour s’opposer. Il use à cet effet de cette notion de façon systématique2. Répétée dans son discours, elle prive les positions initiales de leur ferment d’intolérance inducteur des conflits selon lui. Sa tolérance s’appuie sur cet écart raisonnable pris avec toutes ces positions au nom d’une nouvelle s’en distinguant et qui est légitime du fait de son autorité suffisante en raison. Mais, par cette considération égale, cet écart entraine l’adoption d’une préférence pour des finalités et des priorités de la société civile qui se distinguent des objets des querelles religieuses, pensant par-là échapper à leurs controverses en attirant les lecteurs vers une croyance commune séduisante et qui lui serait préférable. Seulement s’opère dans ce mouvement une conversion à des idéaux politiques nouveaux et à une anthropologie sous-jacente à laquelle Locke adhère et qu’il expose par ailleurs.

Son raisonnement s’appuie sur sa définition restrictive de la différence. Elle est une diversité de propriétés appréciée en des termes relatifs et elle se pense relativement à l’égalité qui l’accompagne, car elle est quantifiable. Il retient en effet une acception de la différence correspondant à la variation de la valeur de la variable quand celle-ci est égale à elle-même en tant que variable, indépendamment de cette valeur circonstancielle. Il exclut la seconde acception qui n’autorise pas la considération égale des positions parce que la différence numérique tient alors pour vrai l’irréductibilité des nombres entiers entre eux, soit leur pluralité. En procédant de façon univoque, l’acception de la différence qui retient son attention souligne aussi sa préférence pour l’extension du couple égalité-différence, concept pour lui supérieur à celui de la différence prise dans l’autre acception de la pluralité numérique et des opérations associées : >, <, ≠.

Cette univocité du jugement quant à la relativité des différences tire toute sa légitimité de l’affirmation que tout est pure étendue, à commencer par l’espace dans la pensée mécaniste. En cela, sa philosophie politique s’inspire de la conception de la physique de Descartes qui crée le cadre scientifique dans lequel le sens de la différence est subordonné à l’égalité dans ce couple dialectique : égalité-différence3. Ce couple engendre logiquement l’indifférence aux différences toujours quantifiables et conclut à leur insignifiance dont Descartes croit démontrer qu’elle traduit la vérité univoque selon laquelle, seule la valeur numérique indiquant l’extension suffit.

Mais, transposée en politique, cette certitude de la physique cartésienne a pour conséquence de relativiser toutes les positions et elle fait de l’homme une somme de variables où chaque qualité apparente est en fait une réalité circonstancielle dont les différences sont calculables, donc égales et indifférentes. En conséquence, il n’est pas anecdotique d’affirmer que les positions religieuses sont des configurations aléatoires et leurs différences sans valeur, à l’instar des objets physiques selon la doctrine cartésienne de l’extension. Ceci justifie de tolérer ces points de vue et d’accepter leur différence parce que leur diversité est sans grande conséquence. Dans ce cas, la raison exclut le risque du conflit pour autant qu’il soit bien le résultat des querelles opposant des considérations toutefois réductibles et au fond relatives, pour lesquelles il est inutile de se disputer4. Ce raisonnement fonde alors la tolérance par indifférence. Mais son exercice exige cette égalisation des pensées qui s’opposaient précédemment selon ce nouveau point de vue qui les toise et les compare jusqu’à adopter cette posture inédite de la tolérance tout en faisant l’hypothèse que leur différence demeure la cause des différends.

Cette tolérance s’appuie sur une anthropologie égalitaire et indéterministe

Locke développe les raisons qui l’amènent à prôner l’avènement d’une société fondée sur la tolérance des différences. Son anthropologie est en tout point le prolongement de la définition cartésienne de l’extension. L’homme est bien pure extension ce qui signifie qu’aucune de ses propriétés ne se distingue de celles illusoires évoquées pour les objets physiques. Il affirme que l’homme est une table rase qui ne s’enrichit que par l’expérience des événements tout au long d’une existence produisant des connaissances relatives et circonstanciées résultant d’un apprentissage par les sens5. Pourtant, cette assertion est une pure conjecture qui exclut d’autres modes de constitution de la connaissance et d’autres conceptions de l’homme. Son procédé par assertion est dénué de toute démonstration et il réplique l’affirmation cartésienne appliquée à l’objet physique. L’homme n’est rien d’autre que l’extension des perceptions accumulées. Or, cette assertion est doublement un dogme de l’anthropologie empiriste, parce qu’elle est infondée et parce qu’elle est univoque.

En effet, Locke pose ce principe de l’empirisme, partant de l’hypothèse du « white paper » soit d’une figure d’un état de nature de l’individu – procédé d’ailleurs commun aux trois théoriciens du contrat : Hobbes, Locke et Rousseau – et il répond à sa question d’une manière si univoque qu’il n’y a qu’un seul mot : « Je répondrai d’un seul mot : de l’expérience. » (Locke, 2001, 164, L.II, chap. 1, §. 2). Et cette affirmation induit l’égalité absolue de nature entre les hommes qui sont tous des « white paper » du fait de cette indifférence imposant de croire en cette indétermination primordiale. Or, cette anthropologie ne tolère plus la contradiction du fait de son caractère exclusif. C’est pourquoi, le raisonnement qu’elle soutient porte en lui-même les termes d’une aporie qu’il s’agit maintenant d’exposer quand il est question de tolérance. Notons aussi que cette figure de raisonnement est commune aux trois philosophies du contrat. A chaque fois, le réel dans son antériorité au droit est dénié au bénéfice d’une mythologie qui précède l’avènement de l’homme juridique dont l’existence tient à son énoncé constitutionnel et contractuel comme le précise Rousseau6.

L’aporie du raisonnement est triple malgré des motivations historiques

Les commentateurs de Locke ont insisté sur le caractère historique de sa tolérance. Ses motivations tenaient dans les arguments selon lesquels la pacification est une fin en soi et la préservation des intérêts dont la propriété, une priorité des institutions politiques. En réponse à des situations de guerres civiles, pour réconcilier des opposants sur un même territoire, Locke poursuit un objectif politique majeur hérité de la croyance en les bénéfices de la Pax Romana, soit que le bon gouvernement est celui qui préfère la paix dans les relations entre ses membres7. Mais comment corrélativement imposer cette définition pour obtenir l’assentiment général ? Là est son insuffisance logique. Sa solution est aporétique :

I) du fait d’une contradiction, soit une incohérence interne du raisonnement,

II) du fait d’une limitation interne soit un paradoxe aporétique ;

III) du fait enfin d’une injonction paradoxale s’exprimant dans la violation du dire dans l’agir dès lors que la tolérance s’érige en règle au-delà des circonstances, contradictoirement à une simple pratique empirique.

I) L’incohérence interne du raisonnement tient à l’incompatibilité des deux positions simultanées qui seraient exigées du lecteur. En se faisant l’apôtre de la tolérance, il exige de chacun de ceux qui s’estiment irréductibles dans leurs différences, d’adopter une position contraire au nom d’une indifférenciation de chacun des points de vue, ce qui préjuge de l’égalité des positions. Du point de vue logique, comment concilier la revendication de son irréductible différence puis adopter la règle de la tolérance sans, dans ce glissement, renoncer à sa position initiale ? La tolérance fait donc intrinsèquement violence à la nature même des positions initiales parce qu’elle leur ordonne d’accorder une plus haute valeur à l’intérêt civil qu’aux sujets de discordes alors que celles-ci hiérarchisent autrement les choses, subordonnant par exemple l’intérêt civil à d’autres considérations plus importantes à leurs yeux. Locke condamne ceux qui sont prêts à mourir pour leurs idéaux, il réfute le droit de refuser de vivre dans le déshonneur ou l’indignité selon qu’on accorde une plus grande valeur à d’autres considérations. Rien ne vaut la peine de prendre le risque de mourir au combat. L’intérêt supérieur de la paix exige de renoncer en arguant du péril de la guerre entre les tenants des différences. La contradiction se résout si le lecteur se convertit à la position de Locke ce qui le conduit à rejeter sa croyance précédente.

II) Le paradoxe aporétique tient à l’extension de cette notion de tolérance. Locke perçoit la limite interne de son raisonnement sur deux plans ; celui de la relation entre le politique et la religion, celui de l’égalisation des points de vue qui ne saurait s’étendre à l’infini sans devenir un nihilisme de fait.

Pour le premier, il perçoit la limite de la tolérance ; soit le facteur d’unité a minima au sein duquel elle s’exerce. En effet, l’indifférence s’applique chez lui dans les limites d’une communauté de croyance chrétienne, la tolérance permettant une paix de circonstance entre des ennemis qui partagent selon lui un socle de croyances communes. L’adoption de la tolérance égalisant les différences vaut pour autant qu’on puisse égaliser dans un ensemble par ailleurs homogène pour créer l’unité, soit, dans les limites de ce facteur commun qui dessine l’ensemble : le christianisme8. Au nom de cette communauté d’égaux, la tolérance devient le stratagème d’une unité politique dépassant les différends religieux. A cet égard, la question du mahométan est édifiante quant à l’arbitrage entre la citoyenneté et la subordination à un autre pouvoir civil au nom de sa religion9.

Pour le second, son célèbre rejet de l’athéisme10 et sa conception intolérante de ce dernier démontre que la tolérance exclut ce qu’elle n’égalise pas par crainte de se dissoudre en l’absence d’un socle commun : le nihilisme de fait. Son rejet de l’athéisme déplace ainsi les sujets de conflits, hier liés aux querelles religieuses, demain liés à l’intolérance entre les actes de foi des anciens et les certitudes de science des modernes. Formellement, le raisonnement de circonstance limite le traitement de l’objet des conflits à ceux que l’empiriste perçoit, en dehors de ceux qui seront à résoudre. Ces futurs conflits adviendront avec la question de la tolérance des athées. Le raisonnement n’a donc rien résolu de ce qu’il prétendrait traiter en imposant malgré tout le dogme de la tolérance et son anthropologie indéterministe qui n’est pas sans conséquence.

III) L’injonction paradoxale s’exprime dans la violation du dire dans l’agir qui est alors une conséquence de cette dogmatique de la tolérance qui tient à l’obligation faîtes à chacun de parjurer sa croyance initiale au profit d’une affirmation univoque de la destinée politique à laquelle chacun doit se soumettre. L’injonction de la protection de l’intérêt civil procède d’une argumentation en surplomb des positions initiales et elle les déforme pour leur faire adopter une autre hiérarchie opposée et concurrente des précédentes. En imposant cette hiérarchie, il violente son propre dire sur la tolérance dans une injonction à agir qui exige que chacun se démette de ses croyances dans leurs fondements11. Il y révèle ici une conception très particulière du christianisme dont les commentateurs soulignent le plus souvent son origine protestante, qu’il veut rendre compatible avec ses fins politiques, celles-ci étant jugées supérieures et indépendantes de la religion comme l’atteste toute la fin de sa lettre prônant la tolérance des religions au sein de l’Etat dès lors qu’elles se soumettent à ce nouveau rapport de subordination. Son point de vue s’entend, mais il est réducteur des perceptions existantes et des rapports de la religion et du politique pour une partie des croyants de toutes ces religions ; ce qui se vérifie encore aujourd’hui dans la pluralité des conceptions des rapports entre la religion et le politique, au-delà de la séparation et de la hiérarchie présente dans la pensée protestante qui l’inspire. De ce fait il n’échappe pas à une nouvelle exclusive d’une autre nature comme à une intolérance nouvelle, si sa tolérance devient la norme politique : il ordonne sa tolérance !

Mais, cette inversion est-elle légitime ? Pourquoi se soumettre à une anthropologie dogmatique dont l’auteur n’imagine pas un instant qu’elle puisse être réfutée ou contestée, et ce d’autant qu’elle est strictement hypothétique ? Comment alors considérer une telle position inductrice de la violation des parties qu’elle prétend faire co-exister quand elle impose l’égalisation par l’indifférence totale et l’interdiction de toute sorte de distinction qui serait les signes de la reconnaissance de la pluralité ? C’est, selon nous, le sens même de sa lettre sur la tolérance et plus encore l’usage qui en a été fait dans l’application de la théorie du contrat et la rédaction des constitutions politiques par les modernes, faisant du droit le véhicule d’une normalisation autoritaire malgré l’apparence d’une intention réconciliatrice des parties.

Les limites internes de la tolérance conduisent à une triple violation

La philosophie empiriste a une préférence pour l’argumentation de circonstance du fait des événements et de l’expérience à saisir dont il s’agit de rendre compte dans une description détaillée de nature à faire évoluer favorablement les événements. Cette position a ses limites parce que ses conclusions ont un caractère d’ajustement aux situations successives. C’est pourquoi la tolérance relève d’une recommandation temporaire, à la façon d’une stratégie de circonstance. Mais, tolérer ne saurait devenir la règle permanente sans se dédire. En effet, la tolérance est une parenthèse et sa permanence une déformation, car ce qui est acceptable un moment ne saurait s’imposer comme norme au-delà des événements dont témoigne l’empiriste qui ne peut sans se contredire, imposer des dogmes. Tolérer, c’est accepter l’exception à la règle, laisser faire avec indulgence, supporter la transgression au regard des circonstances avec une bienveillance et une intelligence de situation. Mais tolérer jusqu’à en faire une règle univoque et permanente reviendrait à réfuter les conditions de la décision même de tolérer qui préside à ce compromis de circonstance. Cette seconde tolérance déforme, voire contredit la première et en exprime une version intransigeante qui s’ignore elle-même puisqu’il s’agit de tolérer, de tolérer encore, de tolérer toujours en perdant de vue les conséquences d’une répétition de la pratique de la tolérance qui devient état de fait permanent soit la pratique d’un dogme qui ne s’énonce pas comme tel.

Précisons ce qu’il en est de cette triple violation.

Violer, c’est transgresser une règle. Sur ce premier point Locke impose de penser l’humanité sous le seul angle d’individus indéterminés, s’opposant à toute autre considération, en violation de toutes les autres anthropologies et des organisations sociales où existent des accords entre les membres de vivre selon des usages et des règles qui leur conviennent. Il fait autoritairement prévaloir sa conception restrictive de l’homme à laquelle il serait interdit d’opposer l’existence d’autres conceptions. Là, il ne fait preuve d’aucune tolérance. Est-il alors interdit de se penser autrement que selon la manière dont Locke exige de se penser ?

Violer, c’est ouvrir quelque chose ou pénétrer dans un lieu de force. Sa préférence pour la société civile, son intérêt et la propriété au travers du droit fait de celui-ci l’instrument de cette intrusion, car il n’est rien d’autre que le viol des usages, des traditions ou des projets sociaux et politiques qui s’organisent en vertu de leurs coutumes ou d’institutions sociales en dehors de ce règne du contrat qui n’a pas autorité à imposer sa norme, la société pouvant se régler en dehors du contrat. Or Locke impose là encore sa définition de la finalité de l’institution politique et de l’individualisme méthodologique, seul principe d’organisation sociale au bénéfice d’une extension des pouvoirs et de la puissance matérielle, puisque le magistrat a pour unique finalité l’intérêt civil qui consiste bien en une apologie univoque de l’enrichissement matériel, préférable à toute autre orientation.

Violer, c’est enfin contraindre quelqu’un à faire contre sa volonté. Or, il oblige d’admettre l’égalité des positions, soit cette règle arbitraire de l’égalisation, sans pouvoir en légitimer l’extension. Voilà pourquoi sa tolérance refuse la pluralité, c’est-à-dire la liberté de se penser, à titre personnel ou collectif, dans des anthropologies irréductibles à celle des théoriciens du contrat puisqu’ils partagent entre eux une figure individualiste et univoque, réfutant la reconnaissance des populations dans leur existence en vertu de leurs sociétés, de leurs héritages ou de leurs aspirations. Or, ces trois théoriciens font de l’avant contrat, l’ère d’un mythe, comme si rien ne préexistait au contrat. Ce dernier agresse les communautés humaines, en commençant par les nier dans leurs pratiques passées ou leurs projets. Nous étudierons plus avant ce point une autre fois, soit qu’une certaine conception extensive et normative du droit viole toutes les libertés en aliénant l’existence des pluralités qui sont irréductibles à cette entreprise de simplification univoque.

Son indifférence violente la pluralité par intolérance

La tolérance selon Locke est donc tout à la fois dogmatique et infondée. Croyant échapper à l’intolérance religieuse des églises qui se combattaient, son dogme de la tolérance révèle le biais de son diagnostic où il confond la simple différence et la pluralité. Cette dernière expose l’irréductible distinction des êtres et des choses en contestant l’extension indéfinie de la physique cartésienne. Or, en refusant d’accepter cette pluralité, Locke pose le principe d’une indifférence violente qui se construit sur le refus de la reconnaissance de l’incomparabilité et de l’incommensurabilité présentent dans les relations sociales et humaines, pour une part asymétriques, à l’intérieur d’organisations complexes et d’institutions sociales variées qui ne se confondent pas ni se soumettent à la norme du contrat. Son indifférence naît de cette élimination de la pluralité par son apologie de l’ignorance quant à ce qui fait l’irréductible richesse des pensées religieuses et politiques. Sa position engendre la confusion puis l’incompréhension et enfin le rejet de l’altérité au profit d’une égalisation croissante au mépris de chacune des positions politiques ou religieuses. Prenons pour conclure les deux exemples de la théorie de la relation et de la théorie anthropologique où se construisent de nouveaux rapports entre la religion et le politique.

Concernant la théorie de la relation humaine, le dogme de la tolérance juge les relations indifférentes donc équivalentes, alors que la pluralité constate leur asymétrie puisque de véritables égaux indistincts et indifférents n’ont rien à se dire, pas même la nouvelle d’une expérience de la vie quotidienne qui les rendrait inégaux et qui légitimerait de se raconter puisque cette expérience dérisoire est indifférente. L’indifférence entre égaux conduit inexorablement au silence et à l’isolement, alors que le dialogue est la manifestation de l’asymétrie des êtres qui s’apportent quelque chose dans leur conversation. La relation atteste de la pluralité des points de vue. Au niveau de la relation sociale qui organise des parties, leur composition ou union crée un tout incomparable et distinct de ses composés et de leur simple sommation. S’il n’en était pas ainsi, les fonctions d’assemblages : union, composition, institution, fédération, etc. seraient égales et indifférentes avec celles de désagrégation : séparation, divorce, sécession, etc. Or, l’incomparabilité des deux définitions traduit deux mouvements, l’un créateur et l’autre destructeur d’une réalité sociale qui ajoute elle-même à la collection des êtres qu’elle réunit ou bien détruit quelque chose qui se perd.La relation entre ces êtres et ces organisations irréductibles manifeste une composition sociale où s’édifie une sociabilité. Et chaque communauté humaine expérimente et développe des usages, ce que la lettre interdit.

Concernant la théorie anthropologique, Locke impose l’abstraction de la table rase ; soit l’affirmation que l’homme n’est rien que ce qui lui arrive, caractéristique d’une conception chère, plus tard, aux systèmes totalitaires et aux sociétés entropiques dans leur projet d’égalisation au sein desquels ce postulat autorise le règne de la terreur égalisatrice. Toutes les relations sociales et humaines sont alors revisitées. La négation de toute espèce d’altérité ou de pluralité n’en sera que plus exclusive car la pluralité n’a pas le droit d’exister. Cette conséquence-là n’a pas été bien vue puisqu’elle condamne juridiquement à terme toute relation asymétrique ou unité sociale complexe distincte de l’unité individuelle, soit l’objet du droit. Il faut de nouveau noter qu’elle est commune aux trois théoriciens du contrat qui violent et détruisent ce qui existe, en intimant l’ordre de renoncer à soi au profit d’une théorie infondée où seul le droit et le contrat fondent ce qui ne lui préexiste que dans un mythe. La révolution de Locke tient à cette apologie de l’indifférence aliénante des pensées irréductibles, qu’elles soient politiques ou religieuses.

En conclusion, Locke institue une intolérance légitime qui organise la violence politique par le droit en prétextant de l’intérêt pour la propriété et l’abondance matérielle. Son dogme politique renverse les hiérarchies antérieures pour lesquelles la religion, l’histoire, la province, la communauté humaine ou les projets collectifs valent plus que les biens matériels. Mais sa révolution préfigure l’élimination de la pluralité par l’autorité du droit instituant sa tolérance et son pouvoir d’égalisation arbitraire. Elle est alors l’arme du renoncement et de l’aliénation de toute opposition à l’indifférenciation qui transforme l’autre en un pur égal, l’être en un substrat indéterminé de perceptions aléatoires et indifférentes. Cette position univoque est très contemporaine et tient sa pertinence de la dissolution violente de toutes les différences véritables, au motif de la tolérance, procédant par un mouvement d’entropie croissante jugé pacificateur.

L’insuffisance du raisonnement est intrinsèque comme il a été montré, alors que Locke argue de la rationalité de sa position. Mais l’arrière-plan scientifique consistant à adopter une position en surplomb des religions pour faire prévaloir une politique rationnelle autonome et souveraine ne tient plus. Elle aliène les libertés et le fait de pluralité en détruisant toute forme de société qui viendrait proposer une autre alternative car l’univocité est impériale et entropique. C’est pourquoi, préférer la pluralité, consiste à libérer la parole politique de cet étouffement dont l’instrument est le droit producteur des normes. Et la simple figure de raisonnement qui commence par considérer l’antériorité du droit sur le monde dans un exposé préalable des droits dénie aux sociétés et aux hommes la liberté de se penser par eux-mêmes dans leurs collectifs. La philosophie politique de Locke feint de conquérir l’autonomie en émancipant le politique de la religion mais au prix d’une autre aliénation par l’intrusion hétéronome d’un droit normatif et le pouvoir concédé à des textes juridiques fondateurs, soit la définition arbitraire de toute chose dans des règles. Chacun serait ce que le droit dit qu’il est ou doit être. Est-ce là l’émancipation et la liberté promises ?

1  La querelle entre Boniface VIII et le roi de France porte sur l’étendue de leurs pouvoirs, l’un prétendant avoir une autorité spirituelle sur les princes jusqu’à les démettre de leur pouvoir temporel alors que le roi affirme détenir son pouvoir de Dieu introduisant l’autonomie gallicane en se séparant de ces liens religieux.

2  Le terme d’indifférence apparaît 16 fois dans 4 paragraphes pour une soixantaine de lignes d’où l’importance de cette insinuation par une répétition très inhabituelle.

3  Descartes affirme la seule valeur de l’extension :

«  si nous examinons quelque corps que ce soit, nous pouvons penser qu’il n’a en aucune de ces qualités * (*dureté, pesanteur, chaleur) , et cependant nous connaissons clairement et distinctement qu’il a tout ce qui le fait corps, pourvu qu’il ait de l’extension en longueur, largeur et profondeur : d’où il suit aussi que, pour être, il n’a besoin d’elles en aucune façon et que sa nature consiste en cela seul qu’il est une substance qui a de l’extension. »

Les principes de la philosophie, Edition Adam & Tannery, IX, partie 2, p.65

4  Locke éradique les sources de conflits en feignant l’indifférence aux différences par leur réduction à des « superstitions », dévoilant là son intransigeance :

« Car, si l'on examine les choses de près, il se trouvera que ce qui divise aujourd'hui la plupart des chrétiens, et qui les anime avec tant d'aigreur les uns contre les autres, n'est guère plus considérable que tout ce que je viens de rapporter, et qu'on peut le pratiquer ou le négliger, pourvu que l'on soit exempt de superstition et d'hypocrisie, sans aucun préjudice à la religion et au salut des âmes.»

5  Il expose sa théorie de la connaissance et son anthropologie sous-jacente :

« Supposons donc qu'au commencement l'âme est ce qu'on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu'elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l'imagination de l'homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D'où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot, de l'expérience : c'est là le fondement de toutes nos connaissances, et c'est de là qu'elles tirent leur première origine.»

Essai sur l'entendement humain, Livre II, Chap. I, § 2

6  Rousseau explique que le droit engendre l’être juridique comme si rien ne préexistait à l’acte juridique :

«  Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’une plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être. »

Du contrat social, L.II, ch.VII, p.77

7  Locke précise la finalité de l’institution politique :

« L'État, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de l'avancement de leurs intérêts civils. J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature.»

8  La première phrase délimite le débat sur la tolérance :

« Puisque vous jugez à propos de me demander quelle est mon opinion sur la tolérance que les différentes sectes des chrétiens doivent avoir les unes pour les autres.»

9  La problématique du mahométan exprime toute la difficulté de la coexistence d’une société politique affirmant sa supériorité quant à l’intérêt civil séparant la religion et le politique :

« Ne serait-il pas ridicule qu'un mahométan prétendit être le bon et fidèle sujet d'un prince chrétien, s'il avouait d'un autre côté qu'il doit une obéissance aveugle au moufti de Constantinople, qui est soumis lui-même aux ordres de l'empereur ottoman, dont la volonté lui sert de règle dans tous les faux oracles qu'il prononce sur le chapitre de sa religion ? Mais ce Turc ne renoncerait-il pas plus ouvertement à la société chrétienne où il se trouve, s'il reconnaissait que la même personne est tout à la fois le souverain de l'État et le chef de son Église ?

10  L’exclusion de l’athéisme s’accompagne d’une description à charge de l’athée :

« Ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l'on bannit du monde la croyance d'une divinité, on ne peut qu'introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. »

11  Il définit sa conception du politique en le séparant de la religion qu’il cantonne en dehors du temporel : «  Le magistrat ne peut faire des lois que pour le bien temporel du public ; que c’est l’unique motif qui a porté les hommes à se joindre en société les uns avec les autres, et le seul but de tout gouvernement civil. »

Klibansky, Raymond,(1998) Le philosophe et la mémoire du siècle, Les Belles Lettres

Locke, John, (2001), Essai sur l’entendement humain, Librairie Vrin, Traduction J.M. Vienne

Locke, John, (1686), Lettre sur la tolérance, Traduction J. Le Clerc (1710)

Pontoizeau, Pierre-Antoine, (2014), Libérer la parole politique, Edition Embrasure

Rousseau, Jean-Jacques, (1966), Du contrat social, Edition Flammarion

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Alexandre Dorna

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