N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Paul Feyerabend et les chemins de la liberté

Pierre-Antoine Pontoizeau

Résumé

Lui qu’on présente tel l’auteur de l’anarchisme épistémologique mérite qu’on s’attarde à ses pensées qui sortent des modèles érigés depuis Galilée et qui ont fait la modernité. Sa prise de distance, au combien critique, met un terme à la quête de l’univocité et à l’espérance de dire toute la vérité, se faisant ici libre plus que libertaire. Cet article propose de tirer trois enseignements de ses pensées réunies dans Adieu la raison. Ils porteront sur trois expressions des chemins de la liberté développés dans son œuvre : l’altérité, la pluralité et la particularité.

He that we present such the author of the epistemological anarchism deserves that we linger in his thoughts which take out models set up since Galilee and which made the modernity. His distancing, in how much critic, puts an end to the quest of the univocity and to the hope of to tell the truth quite, making here free more than libertarian. This article suggests pulling three teachings of its thoughts combined in Farewell to reason. They will concern three expressions of the ways of the freedom developed in its work: the otherness, the plurality and the peculiarity.

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À l’occasion de la publication en 2014 de la Tyrannie de la science, il est opportun de s’intéresser à l’intention de Feyerabend plus qu’à sa classification. En effet, l’homme disait de lui-même qu’il n’était pas certain de ses propres arguments ou positions. Il y a de Socrate dans son impertinence, voire sa violence verbale, lorsqu’il s’attaque à la science croyant établir des connaissances certaines. Alors, lire Feyerabend exige de ne pas y chercher un nouveau système logique du monde parce qu’Adieu la raison est une œuvre majeure, celle d’une rupture épistémologique. Déjà, sa relation à l’écriture est le signe d’une liberté, véhicule de ce qu’il cherche à partager dans le respect des autres puisqu’il n’est pas porteur d’une vérité univoque qu’il exècre par-dessus tout. Son expression des chemins de la liberté qu’il offre au lecteur a été traduite dans la formule d’anarchisme épistémologique. Cette appellation quelque peu restrictive pourrait s’avérer trompeuse car le penseur libertaire serait plus l’apôtre des chemins de liberté où tout ne s’énonce pas puisqu’il s’agit de laisser l’autre advenir à lui-même. Le philosophe des sciences serait plus encore de ce fait le praticien d’une autre politique où l’homme serait ni maître ni esclave d’autrui. Et loin de faire l’apologie de l’individu, Feyerabend d’entrainer le lecteur à considérer les institutions des régimes de vérité à travers les âges en nous laissant ouverte la porte du futur, liberté oblige.

Le rapport à l’écrit et la mission de l’auteur

La question du style dépasse celle de l’esthétique lorsque se loge dans le choix de l’écriture les fondements inhérents à une manière d’envisager sa relation à la vérité du langage et au rapport que celui-ci entretient dès lors avec le lecteur. Feyerabend évite les pièges qui opposeraient la manière de dire les choses avec ce qu’on en dit. Nombre de paradoxes et d’apories proviennent de cette négligence. La liberté ne s’ordonne pas. Il énonce à plusieurs reprises sa préférence pour un langage ouvert qui laisse sa part au lecteur1 Sa mission n’est pas celle du maître qui énonce toute la vérité. Cette position, il y revient pour expliquer dans les dernières pages intitulées Le Bien et le Mal que la mission de l’enseignant ou de l’auteur a un caractère très socratique de subversion par l’apprentissage de l’esprit de contradiction, salutaire pour éviter les pièges de ce qu’il dénomme « les rengaines idéologiques »2 Et ce rapport à l’autorité de l’écrit l’amène à quitter les exposés méthodiques, les argumentaires et les abstractions dans lesquels il apprécie aussi de livrer son combat contre l’univoque. Sa liberté s’exprime dans un registre qui relève de la confession, de l’écriture plus autobiographique. Il procède en trois temps, celui d’une exposition toujours dans l’empreinte des concepts. Puis il parle de sa relation à ses connaissances et de sa distance qui sont aussi sa liberté d’homme qui ne se réduit pas à ce qu’il dit pour éviter une nouvelle servitude. Le dernier temps reste celui d’une très audacieuse provocation d’un homme libre qui ne s’interdit rien ; car après l’hommage à l’intelligence de Bellarmin contre Galilée, après la reconnaissance des arguments de Rémi pensant au salut des âmes, il nous dit Adieu la raison, pour mieux provoquer les modernes dans cette remise en cause de la science totalisante. Il affirme simplement être le témoin d’un moment, infidèle à lui-même, de peur de devenir un doctrinaire3 Voilà pourquoi il annonce que la raison n’est pas ici, jamais. Adieu donc, à Dieu peut être, voire aux Dieux.

L’univocité de la raison et la tyrannie prométhéenne

Feyerabend élève de K. Popper connaît la crise des fondements, l’échec du positivisme logique, la réponse de K. Gödel à D. Hilbert rendant la science mathématique tout à la fois libre de ses constructions, mais insuffisante à l’établissement d’une vérité univoque selon l’exigence et le pari de l’épopée rationaliste commencée quelque part au Moyen-âge avec R. Bacon, puis G. d’Occam et plus encore à leur suite Descartes. Rien ne légitime que la science continue à imposer son point de vue.

Du théorème d’incomplétude au principe d’indétermination et quelques autres travaux logiques et mathématiques, Feyerabend sait que l’édifice de la science est sans fondement mais qu’elle triomphe et exerce une tyrannie prométhéenne. Relativement à l’ordre installé et aux traditions philosophiques dominantes où la science est toujours le point fixe du rassemblement des modernes, Feyerabend renoue avec la grande tradition socratique. La science est fantasme4, elle est relative5 La science n’a pas d’autorité supérieure et son objectivité est factice, du moins relative à des choix philosophiques. Et sa démonstration consiste toujours à mettre en perspective les fins poursuivies par les sociétés, les personnalités dans leurs histoires et leur responsabilité au sein des institutions d’une époque, la science ayant ses fins. Feyerabend sait que la limite est la conséquence de cette crise des fondements des sciences occidentales et que tout savoir est conditionné, c’est-à-dire délimité du fait de l’humain dans son historicité. En cela, même les mathématiques ne sont pas une nouvelle théologie d’êtres immuables et éternels dont les vérités le seraient aussi. Contre cette unicité réductrice, il observe que d’autres modèles de savoir ont guidé les hommes dans leur histoire et que la science œuvre à la manière d’un procédé entropique et aliénant qui aligne et simplifie jusqu’à devenir l’unique modèle de vérité.

L’insuffisance de la preuve et la relation à l’altérité

L’objectivité est un dogme rationaliste à ses yeux. En conséquence, il y a de la circonstance dans les jugements6 Feyerabend cherche alors les voies d’une éducation du lecteur pour lui faire comprendre que la preuve est elle-même circonstancielle. Elle se construit dans les limites des croyances et des certitudes d’une société à un moment donné. Et cette insuffisance de la preuve conduit à accepter l’altérité7 Mais celle-ci est exigeante pour celui qui la promeut car l’auteur ne peut plus faire office de maître dogmatique délivrant ses raisonnements comme autant de certitudes à prendre ou à laisser. L’altérité ramène chacun à l’aune de sa limite de témoin au milieu d’autres avec lesquels il échange. Or il constate que la science agit tout à l’inverse en s’extrayant de cette modestie, en outrepassant ses pouvoirs8

La preuve se construit dans un contexte, relativement à des ambitions et des intérêts. Il se moque alors de l’incompréhension des modernes quant aux cadres de référence des anciens, des grecs ou des chrétiens et il provoque quand il se fait l’apologue d’Hérodote ou de Bellarmin. Pour ce dernier, il s’attaque à une figure mythique de la modernité persécutée par les obscurantistes et il retourne le raisonnement. Bellarmin n’a pas tort, il a même sans doute ses raisons qui s’entendent. L’examen historique des conditions autorisant Galilée à la publication de son œuvre, puis le procès, du fait de l’irrespect de ses engagements, apportent un tout autre regard sur le conflit, au milieu de jésuites, savants et astronomes qui restent partagés, parfois convaincus et néanmoins prudents, faisant preuve de raison. Feyerabend, impertinent, montre que le savoir est deux fois pluriel. La première pluralité est celle des témoins qui ne voient ni ne cherchent exactement la même chose. La seconde est celle de l’hétérogénéité des savoirs qui sont relatifs à leur propre modèle et donc incommensurables les uns aux autres.

En cela la preuve est liée à ce qui a le plus de foi à une époque, dans une pratique de la connaissance. Et l’enseignement atteste d’une légitimité raisonnable de la position de Bellarmin contre Galilée. La modernité peut-elle sortir indemne d’une telle interpellation ? Outre la reprise des arguments de Duhem quant à l’égalité des hypothèses ptoléméenne et galiléenne dans les limites des savoirs de l’époque, il insiste sur la responsabilité de celui qui a la charge de l’éducation et des institutions, agissant par prudence et discernement, au-delà de l’emportement et de l’enthousiasme d’un Galilée qu’il critique à ce titre pour son orgueil, son arrogance et la faiblesse de nombre de ses arguments.

La construction des raisons et la pluralité des modèles de savoir

Cette interpellation déstabilise les certitudes objectives des rationalistes. Quand les commentateurs simplifient et réduisent Feyerabend à une formule extraite de son œuvre : « tout est bon », cette pratique est contraire à son apologie de la pluralité des connaissances. De même confondre l’apologie de la pluralité avec le relativisme est une conclusion hâtive des modernes perdant de vue ce qu’il tente d’établir ; soit l’existence de savoirs relatifs à des sociétés9 Chacune a son régime de vérité et les sciences elles-mêmes sont hétérogènes dans leurs méthodes et leurs conclusions. Cette pluralité dans la qualité est bonne puisqu’elle manifeste la variété des finalités auxquelles des vérités se rapportent. Cette proportionnalité plus que la relativité explique que chacun puisse avoir raison en vertu des fins qui guident ses jugements. Même la démarche expérimentale poursuit des fins qui subordonnent ses vérités à un but limité. Sa véritable réfutation porte sur l’univocité éliminant la pluralité, qualifiée de préoccupations monomaniaques qu’il prête entre autre à Kuhn, avec ses fantasmes unitaires où la science serait l’unique source de savoir, l’unique modèle, l’exclusive source de l’organisation politique et pire encore à ses yeux, le seul langage dans lequel se construit la vérité monotone10 C’est pourquoi il s’inquiète de cette parcimonie irréaliste des nominalistes. Elle conduit à l’appauvrissement du langage, à l’érosion du sens, à la détérioration de la connaissance. Il attaque Descartes et avec lui toute la philosophie rationaliste des modernes11 Le libertaire est à l’œuvre au risque de déplaire aux tenants de la mythologie des Lumières. En cela, il rejoint le diagnostic de quelques prestigieux scientifiques et historiens des sciences : A.N. Whitehead dans La science et le monde moderne où celui-ci montre que la science est une nouvelle théologie avec ses dogmes, J. Ellul dans La technique ou l’Enjeu du siècle qui dévoile l’idéologie technicienne, soit l’instrumentalisation de la démarche scientifique s’interdisant de s’exprimer sur les finalités, J. Habermas dans La technique ou la science comme idéologie qui lui aussi s’interroge sur l’idéologie politique et scientifique de la philosophie rationaliste.

C’est pourquoi la pluralité des savoirs est bonne. Elle répond à des environnements distincts et dans cette variété naissent des opportunités de nouveaux savoirs. Là où les rationalistes exigent la simplicité dans la pure tradition occamienne, Feyerabend loue la richesse du monde12, sa complexité et la modestie des hommes dans leurs entreprises. Et la pluralité est d’autant plus présente que le réel intègre l’action de l’homme dans son œuvre de connaissance étant alors lui-même un objet dynamique, un réel dans une histoire en train de se faire. Feyerabend s’éloigne de l’abstraction soit cette pensée en quête de pureté simplificatrice. Cela le conduit à proposer une autre perception de l’homme, singulier, unique et certainement pas cette pâle copie abstraite d’une figure autorisant toutes les manœuvres politiques où l’homme n’est plus qu’un moyen.

L’apprentissage des limites et la manifestation de la particularité

Son exceptionnelle érudition le conduit à reconnaître avec modestie le fait de pluralité et la particularité des êtres. Le philosophe des sciences cède alors au philosophe politique et à l’anthropologue. Mais il ne veut surtout pas imposer une nouvelle vision monolithique de l’humain. Là réside une part plus secrète et intime de Feyerabend qui veut avant tout éviter les pièges de la dogmatique et de la vérité s’imposant à autrui par la seule force de la démonstration et de la preuve. Le libertaire est apôtre de la liberté, non défenseur narcissique d’un individualisme centré sur la toute-puissance de soi. C’est pourquoi son style est émaillé de confessions et d’appréciations quant à lui-même au milieu de travaux d’érudits portant sur les théories scientifiques ou l’histoire des sciences et de la philosophie. Pourquoi parle-t-il de lui-même ? Pourquoi se confie-t-il au lecteur ? Que cherche-t-il à dire sans vraiment l’énoncé, de crainte de devenir le maître qu’il s’interdit d’être ?

De nombreux exemples attestent de ce langage pluriel qui se refuse à la monotonie stylistique d’une science ratiocinant dans sa forme même. Feyerabend est impertinent puisqu’il déroge à la règle de l’objectivité du langage et fait entorse au discours scientifique et académique. Mais peut-il en être autrement13 ? Cette multiplication des points de vue et des ressorts stylistiques témoignent d’une intention baroque, en opposition à l’univocité prétentieuse de la pure abstraction. Dès lors que la science est considérée comme un savoir parmi d’autres dans l’ensemble des connaissances produites selon des méthodes hétérogènes, l’exercice de l’échange conduit à une amitié confraternelle. Avec ses particularités, chacun contribue à une œuvre collective qui dépasse la mesure et ses limites particulières14 D’où l’une de ses positions les plus en rupture avec les modernes lorsqu’il affirme que la pluralité conduit à la collaboration, sous-entendant que l’indifférence relativiste combinée à l’exigence d’univocité induit une société violente et destructrice15 Il partage ses hésitations, confie au lecteur qu’il ne sait pas comment dire, pour l’alerter et lui suggérer d’autres interrogations quant à ce qui est en jeu. Sa prose n’est pas objective, elle est celle d’un témoin qui rappelle son lecteur à sa liberté personnelle qui ne saurait devenir soumission ou servitude voire allégeance, lui, le lecteur, qui pourrait vite s’incliner et se laisser convaincre, voire s’assujettir jusqu’à renoncer à ses choix et ses arbitrages.

Les libertés collectives et le rôle de l’institution des régimes de vérité

C’est ici que le libertaire devient l’apôtre de la liberté bien plus qu’un énième doctrinaire de sa vérité comme peuvent l’être certains libertaires tout aussi intransigeants et dogmatiques que ceux qu’ils prétendent dénoncer. Feyerabend est là d’une grande retenue, d’une grande discrétion, parce qu’il appartient à chacun de se faire sa philosophie pour participer à l’institution d’un régime de vérité qui sera celui d’une société à une époque. Son dépit face au règne inconsidéré du rationalisme scientifique se transmute en une critique radicale de la société scientifique et de son idéologie dont il analyse le caractère exclusif et tyrannique avec précision et de très nombreuses références, à la façon d’un enquêteur16 Non seulement la science s’est présentée comme unique dans sa méthode mais elle a éliminé les alternatives17

Et plus que l’histoire des idées, Feyerabend s’attarde à en expliquer l’origine humaine, cette quête effrénée d’objectivation qui donne le pouvoir de détruire au nom même de l’objectivité qui déshumanise. Lui qui est resté infiniment discret sur sa jeunesse et ses épreuves jusqu’à ses blessures, a bien éprouvé dans sa chair la violence d’un système totalitaire visant une société scientifique et rationnelle dont peu retiennent encore aujourd’hui les conséquences de l’exercice monopolistique de la rationalité scientifique dans la conduite des destinées humaines18 La raison prométhéenne des modernes est coupable à ses yeux.

C’est le sens de certaines phrases entrecoupant ces thèses et où il se livre et invite le lecteur à examiner avec gravité sa contribution à l’institution de la vérité dans un régime politique selon la manière dont il pense que les vérités se construisent. Son œuvre oppose à la modernité une vue plus collective de l’institution de la vérité. La liberté ne s’exerce pas seule, la connaissance ne se fait pas sans les autres. L’institution exprime des règles collectives à partir desquelles des populations se forgent leurs vérités en partageant la manière de les bâtir. Commence ici ce travail sur la particularité et la manière qu’ont les sociétés de se constituer en édifiant leur régime de vérité. Lui privilégie la liberté de chacun, cette irréductible singularité de l’expérience et de la vie à partir de laquelle se construisent des vérités collectives, c’est-à-dire une croyance. C’est au sein d’une société que se fabriquent des vérités collectives-croyances qui rétroagissent sur chacun.

Les chemins ouverts par P. Feyerabend

Si le libertaire se définissait par l’apologie de la seule liberté individuelle imprégnée de l’individualisme méthodologique, Feyerabend n’en serait pas vraiment. La vérité construite ensemble par le dialogue, la reconnaissance de la légitimité des institutions collectives productrices des vérités dans une société selon des modalités très variées, son attachement à la pluralité des sociétés elles-mêmes et plus encore son attention à la limite du témoignage humain, à commencer par le sien, en fait un passeur bien plus qu’un maître. Évitant le piège de l’univocité dans une attitude libertaire elle-même intolérante et exclusive, il ouvre les chemins du respect mutuel, de la liberté réalisant son œuvre de création en vertu de valeurs et de priorités toujours respectables dans des sociétés ouvertes à la complexité de leurs existences. Le philosophe parle alors d’amour19 et d’amitié20 Il évoque ses rêves. Lui, le physicien, le philosophe des sciences, il souhaite que l’abstraction compose ou cède sa place, parce que l’altérité et la pluralité projettent dans un nouveau monde au-delà de la raison étroite des rationalistes. Or, cet amour et cette amitié indiquent a contrario que le rationalisme expulse l’homme de lui-même. Il n’est pas un romantique. Il est dans la profusion des points de vue, le respect de la luxuriance généreuse de l’histoire des sociétés humaines. En cela, il dérange une civilisation vouée au culte de l’abstraction.

Il décrit ce monde insaisissable où la science abstraite est séparée de l’existence des hommes : menace de déshumanisation et d’inhumanité. Les rationalistes usurpent leur histoire par leur mythologie des sciences, elles qui s’engendrent dans des ruptures et des inventions par la folie de quelques irréductibles qui assument des hypothèses irrecevables avec l’entêtement qu’il convient pour ouvrir une brèche. Par peur de l’immobilisme, par crainte de ces savoirs sclérosés devenant des dogmes répressifs, il fuit cette sorte de mort et de pensées figées et achevées et leur préfère la jubilation et la découverte à la façon d’un explorateur découvrant de nouveaux mondes parce que la pensée est une activité sans repos. Là est l’activité vivante et libre.

La révolution qu’il véhicule dérange car il privilégie l’intuition et la vitalité baroque contre l’abstraction classique dont il ressent la parenté avec la mort, à l’instar de la distinction d’un autre célèbre viennois. W. Worringer enseigne dans son magistral Abstraction et Einfühlung21 que l’abstraction tend à la désincarnation inhumaine alors que l’intuition exprime le mouvement de la vie. Dans Adieu la raison, Feyerabend assume la contradiction, joue le personnage variant d’humeurs, de sentiments et de positions où la pluralité des points de vue participe de cette richesse cumulative qui est un appel à une nouvelle ère baroque d’abondance, pour que renaisse l’homme après un cycle d’abstractions prométhéennes trop proche de Thanatos. Le lecteur aura compris. On n’écrit pas sur Feyerabend, on tente d’écrire avec lui.  

1  « Le modèle est vague – c’est bien vrai – mais l’imprécision est nécessaire, car il est censé « faire de la place ». (p.352)

2  « le meilleur enseignement consiste à immuniser les gens contre les efforts systématiques d’enseignement. » (p.360)

3  « Dans ces discussions, je prenais tantôt telle position, tantôt telle autre : je changeais de position – et même de style de vie – en partie pour échapper à l’ennui, en partie parce que je suis réfractaire à la suggestion … / … il ne me serait jamais venu à l’idée de considérer ces pensées comme une partie essentielle de moi-même… /… mes inventions les plus sublimes et mes convictions les plus profondes, je ne leur permets jamais de prendre le dessus et de faire de moi leur très obéissant serviteur. » (p.361)

4  « L’idée d’une science qui fonctionne sur la base d’une argumentation logique rigoureuse n’est rien d’autre qu’un fantasme. » (p.17)

5  « J’affirme qu’il n’existe aucune raison « objective » pour préférer la science et le rationalisme occidental à d’autres traditions. » (p.338)

6  « Il serait dès lors absurde de considérer les idées de spécialistes comme « vraies », ou comme « réelles » – point ! – sans des études plus approfondies allant au-delà des limites du spécialiste. » (p.69)

7  « Il est temps de devenir modeste et d’approcher en ignorant désireux de s’instruire ceux qui sont censés bénéficier de nos idées. » (p.25)

8  « Les dogmatiques modernes … cherchent le pouvoir de manière plus insidieuse. En faisant la distinction entre ce qui n’est que « croyance » et ce qui est « information objective… » (p.102)

9  « Le problème est celui de l’indifférence grandissante à l’égard des valeurs spirituelles et de leur remplacement par un matérialisme grossier mais « scientifique » qu’on identifie parfois à l’humanisme : l’homme (c’est-à-dire les humains dressés par leurs spécialistes) peut résoudre tous les problèmes. » (p.358)

10  « Presque tous célébraient l’unité (ou pour user d’un meilleur terme, la monotonie) et dénonçaient l’abondance. » (p.138)

11  « Ceux des philosophes qui préfèrent les notions simples, claires et facilement définissables à celles qui sont complexes, obscures et indéfinissables se réjouirent de cette détérioration et l’utilisèrent pour affirmer … qu’il n’y avait essentiellement qu’un seul concept de savoir, un seul concept de divinité, un seul concept de l’être. » (p.158)

12  « Le monde que nous habitons est riche au-delà de notre imagination la plus folle. » (p.3*)

13  « Pour écrire ce livre, il faudra évidemment que je coupe les derniers liens qui m’attachent encore à l’approche abstraite ou, pour revenir à ma façon habituelle et irresponsable de parler, il faudra que je dise : Adieu la raison. » (p.364)

14  « Ce sont des opinions subjectives et non des orientations objectives ; elles doivent être testées par d’autres sujets, et non par des critères « objectifs », et ne doivent obtenir de soutien politique qu’après examen par tous les gens concernés : c’est le consensus des destinataires et non mon raisonnement, qui finalement emporte la décision. » (p.351)

15  « Une collaboration n’a pas besoin d’une idéologie commune » (p.24)

16  « La conception prétentieuse selon laquelle certains humains, ayant le don de la créativité, peuvent reconstruire la Création selon leur fantaisie a non seulement mené à d’énormes problèmes sociaux, écologiques et personnels, mais sa créance est très douteuse, scientifiquement parlant. » (p.166)

17  « La science occidentale a maintenant infecté le monde entier comme une maladie contagieuse et que beaucoup de gens tiennent ses productions comme allant de soi. » (p.339)

18  « La plus grande part de la misère du monde, les guerres, la destruction des esprits et des corps, les boucheries sans fin ne sont pas le fait d’individus mauvais, mais de gens qui ont objectivé leurs désirs et inclinations personnels, ce qui les rend inhumains. » (p.356)

19  « La critique sans relâche qui est censée caractériser la vie des scientifiques peut faire partie d’une vie enrichissante, ce ne peut être son fondement. (Elle ne peut pas davantage constituer une base de l’amour, ou de l’amitié). » (p.299)

20  « Les hommes peuvent décider de figer le monde qualitatif de notre expérience quotidienne et de considérer tout déviation par rapport à celui-ci comme un pas vers l’inhumanité. » (p.299)

21  « La tendance à l’Einfühlung […] trouve sa satisfaction dans la beauté de l’organique, la tendance à l’abstraction trouve sa beauté dans l’inorganique, négation du vivant, dans le cristallin, ou en général dans toute légalité et nécessités abstraites. » (p.42-43)

Ellul, Jacques, (1954), La technique ou l’Enjeu du siècle, Edition A. Colin

Feyerabend, Paul, (1989), Adieu la raison, Editions du Seuil

Feyerabend, Paul, (1979), Contre la méthode, Editions du Seuil

Feyerabend, Paul, (1996), Dialogue sur la connaissance, Editions du Seuil

Feyerabend, Paul, (1999), Conquest of Abundance, University of Chicago Press

Feyerabend, Paul, (2014), La tyrannie de la science, Editions du Seuil

Gautero, Jean-Luc, (2002), Feyerabend, relativiste et réaliste, revue Tracés, ENS Editions

Habermas, Jurgen, (1990), La technique et la science comme idéologie, Editions Gallimard

Pontoizeau, Pierre-Antoine, (2014), Libérer la parole politique, Edition Embrasure

Whitehead, Alfred-North, (1994), La science et le monde moderne, Editions du Rocher

Worringer, Wilhelm, (1975) Abstraction et Einfühlung, Edition Klincksieck

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