N°29 / La technique Juillet 2016

Compte-rendu

Homo eroticus Des communications émotionnelles - Michel Maffesoli

Alain Deniau

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Dès l’introduction, Michel Maffesoli annonce son constat d’un « retour en force des humeurs sécrétées par le corps social. »1 Il prend la notion métaphorique de corps social au pied de la lettre. Pour lui, le corps social est traversé par des émotions qui poussent les hommes, de l’espèce homo non plus sapiens mais eroticus, à s’agréger pour obéir à la pulsion affective de l’être-ensemble. Le sommet de cet être-ensemble est atteint dans la conclusion de son essai où l’homo eroticus devient l’homo festivus. Comme Michel Maffesoli l’indique dans son sous-titre, l’homo postmoderne est agi pour aller vers Des communions émotionnelles. C’est ce que la religion catholique a perçu en nommant cette union psychique à l’autre Communion des Saints. La présence émotionnelle à l’autre, la communion, est particulièrement flagrante lors d’un deuil au cours duquel les personnes endeuillées se parlent de la personne décédée pour continuer de la faire vivre, « en communion » comme il est parfois écrit sur les faire-part.

L’homo eroticus n’est pas un jouisseur, mais au contraire il est celui qui veut partager ses affects dans l’instant, dans la rencontre avec d’autres soit sur le mode réel, soit sur le mode virtuel, par internet, jusqu’à constituer un idéal communautaire commun. Michel Maffesoli décrit un homo eroticus post moderne qui n’est plus l’homo sapiens dominé par la raison, production de l’Un, issue du monothéisme judéo-chrétien. L’homo eroticus est non seulement traversé par des affects qui le mettent en communion avec les autres en particulier en situation de foule choisie, l’afoulement de la tribu, mais aussi lèvent le refoulement produit par la raison. Ainsi, il s’offre aux archétypes immémoriaux. Michel Maffesoli s’appuie sur Carl Jung et sur Heidegger. Son être-là est un Dasein collectif qui est traversé par les mêmes affects tout ce que le sujet individuel éprouve.

Le moment de civilisation actuel est pour Michel Maffesoli une réfutation en acte du « Contrat social » devenu un mot vide laissant la place pour un retour des affects « qui envahissent un espace public qui leur était dénié. ». « Le retour à des formes et des forces archaïques. A ce qui est premier et fondamental. (…) Retour perceptible par un pivotement du temps. En effet, le Progrès ne fait plus recette. »2

 Pour Michel Maffesoli, le lien social, sous tous ses aspects, est construit sur la représentation d’un corps vivant, constitué comme nous nous représentons le corps physique. Le corps social est structuré par» ce mystérieux lien social ». Sa démonstration est organisée autour d’oppositions que l’on pourrait dire oppositions signifiantes telles que social/sociétal, officiel/officieux, puissance /pouvoir.

Ce dernier couple devient le couple pivot. La puissance est celle que Levi-Straus désignerait comme puissance de l’ordre symbolique qui organise les sociétés alors que le pouvoir serait celui de l’exercice imaginaire, ce qui pousse chacun dans le mimétisme d’une « pulsion grégaire, un instinct animal à s’agréger, à coller à l’autre. »3 Le couple pouvoir et puissance est pour l’auteur » la clef permettent de saisir l’étonnante socialité postmoderne. »4

L’auteur pressent que l’émergence de l’émotionnel dans notre société est l’indice d’un changement de période dans notre époque qu’il qualifie de postmoderne. Il l’attribue au pouvoir du mot dans l’oral. Ainsi « seul l’homme politique ayant l’intuition de ce pouvoir émotionnel sera entendu. » « C’est en ce sens que le mot, en sa fonction magique, est un concentré d’énergie. »5 Il situe la force des mots dans leur étymologie savante, celle qui est retrouvée par la recherche historique et non pas dans le parler populaire. Son attrait pour le mot rare et spécifique est cohérent avec le fond de sa pensée qui s’appuie sur les archétypes jungiens, loin de l’insu transmis par la langue. « Il suffit, ici, dans la perspective socio-anthropologique que j’entends poursuivre, de montrer que le terreau à partir duquel croît une société est constitué par une lente sédimentation. » La société postmoderne est ainsi marquée par un retour de l ‘archaïsme, c’est-à-dire du primordial. Il repère une oscillation dialectique entre l’influence du monothéisme officiel, du Un, « qui est, en tous les domaines, le critère de la réflexion, de la décision et de l’action. » « Et depuis longtemps, mon hypothèse est que la société officieuse, celle de la vie quotidienne est, essentiellement, polythéiste. »6

Dans ce mouvement de la société, Michel Maffesoli considère l’humain comme passif face à l’espace où il vit. Il revient plusieurs fois sur une formule : le lieu fait lien, sous-entendu pour l’être-ensemble. Il néglige que ces humains réunis par le lien social qui structure ce lieu se parlent, ont une exigence de parole, une pulsion à parler avec leurs semblables. Pulsion spécifiquement humaine qui sort l’homo de l’animalité. Sans la satisfaction de cette pulsion à parler, l’humain serait dans la folie ou dans l’autisme. Michel Maffesoli évoque, dans l’archaïque, l’animalité qui formerait le fond le plus intérieur de l’homme. Mais, comme l’a découvert Freud, ce fonds, lieu des pulsions et espace vide que comble le langage, est réprimé. Michel Maffesoli ne peut l’ignorer mais il n’en tire aucune conséquence. L’exigence de parole caractérise l’Homo sapiens mais aussi son Homo eroticus. Elle pousse l’Homo à construire un ordre social, miroir de son organisation langagière dont les facettes construisent les deux modes antagonistes et symétriques que Michel Maffesoli décrit : l’Univers, monde du Un, du monothéisme, de la raison et le multivers « mettant en relation les petites vérités approximatives. »7

Michel Maffesoli utilise implicitement la métapsychologie freudienne. Le retour de l’archaïque, de l’animalité qui se trouve dans la « sédimentation », n’est rien d’autre que le retour du refoulé et la répression de la pulsion, qui, pour Freud, est aussi bien dans le sujet que dans l’Histoire et dans la vie sociale. Pour Freud, la vérité n’est pas une mais multiple. Elle s’exprime en produisant des symptômes produits par sa répression.

Il est surprenant que Michel Maffesoli situe Freud au XIXème siècle, alors que son œuvre s’étende de 1900 à 1939 et qu’elle inaugure l’époque moderne. Il n’existait aucun psychanalyste avant Freud et donc avant la création de la Société psychanalytique de Vienne en 1906. Il écrit en effet « les psychanalystes à la fin du XIXe siècle l’ont bien montré pour l’individu. L’œuvre de Freud en témoigne. Son extension à l’inconscient collectif est, maintenant, de plus en plus admise. »8 Or l’œuvre de Freud s’est développée depuis Totem et tabou jusqu’à L’Homme Moïse en portant ses hypothèses du sujet vers la société. Ensuite, le travail des psychanalystes actuels, post modernes donc, a été de comprendre que l’inconscient collectif est un effet de la langue et de sa transmission. L’homo se spécifie d’être un être parlant. Le fonctionnement de la langue exige l’existence d’autres humains à qui parler. L’être-ensemble des humains unis par le langage crée un Autre, c’est à dire un ordre symbolique.

La psychanalyse contemporaine s’est construite en commentant Freud et la théorie saussurienne du langage. Maffesoli prend appui sur la philosophie thomiste classique et la référence à Heidegger et à Merleau-Ponty ce qui fait que la sociologie qu’il promeut, faute d’une confirmation expérimentale passe pour une description intellectuelle, donc une philosophie, et non pas une science de terrain sur lequel s’enracinent les sociologues.

Toutefois, sa lecture de la société « officieuse » en devenir est tout à fait fascinante, comme une œuvre d’art contemporaine qui reflète les préoccupations de notre temps. Michel Maffesoli parvient par sa lecture des faits quotidiens, par sa sensibilité à des accumulations de détails négligés à constituer une mosaïque cohérente. Sa sociologie de l’être-avec est l’application d’une psychologie philosophique qui vise « à élaborer une connaissance concrète de l’entièreté de l’être-ensemble. »9 Il se propose d’en être l’observateur et le narrateur.

L’intérêt du lecteur de ce « livre-manifeste », selon la proposition de la couverture, est sollicité par la diversité des thèmes qui reprennent l’essentiel des thèses de la sociologie de l’imaginaire telle que l’a fondée Gilbert Durand. Ainsi le chapitre « La loi des Frères » se construit autour des nouvelles fraternités. Sa proposition prend une résonnance quasi–prophétique aujourd’hui : on y trouve une des clés de lecture du phénomène social, politique et religieux qu’est la fascination pour le djihadisme par une partie non négligeable des jeunes gens touchés par l’islam radical. Michel Maffesoli y propose « une volte-face de la pensée », torsion heideggérienne permettant de penser les transformations, « les transmutations en cours », de « désobstruer le chemin de pensée de nos habituelles certitudes ».10

Pour en rendre compte, Michel Maffesoli crée les termes d’afrèrement, sorte de culte de la fraternité, « expérience collective où s’exprime l’entièreté de l’être, « reposant sur un Pacte où l’affectuel a une part non négligeable. »11 Et d’afoulement, pour rendre compte des mécanismes d’abréaction, des décharges émotionnelles engendrées par les » afoulements contemporains où l’affolement prévaut. »12

Dans cette vision New Age, l’auteur par le mot entièreté met de côté la découverte majeure de Freud. L’inconscient est sans cesse en lutte contre la pulsion de destruction. L’heureux jardin d’Eden, peuplé par Caïn et Abel, est promis à la mort et à la destruction si la pulsion n’est pas soumise à la dictature de la raison. Le Pourquoi la guerre ? de Freud répondant à la SDN et à Einstein ouvre cette terrible brèche dans la présumée entièreté du sujet. L’afrèrement porte en lui-même le fratricide. Il est nécessaire d’être conscient de ce gain qu’apporte la dictature de la raison pour réprimer la potentielle toute puissance de la pulsion.

L’ouvrage Homo eroticus, s’il touche intuitivement des phénomènes sociaux du temps présent, tel que les promeut Facebook avec son « j’aime/j’aime pas », passe d’un concept à l’autre sans se saisir d’un seul qui serait travaillé autrement que par un argument d’autorité et l’amoncellement des références pédantes. Comme un kaléidoscope qui prend la lumière et la rend instable, il est le reflet, de notre société qu’il qualifie de postmoderne, cellequi passe d’un objet à un autre, celle qui est fière de sa volatilité. Michel Maffesoli vante cette loi des Frères car « tout cela est réversible, interactif, en perpétuelle dynamique. Voilà ce qui fonde un ordo amoris redonnant sens à une reliance souchée sur le lien (religare) et engendrant la confiance (« reliant »). »13

« Livre-manifeste qui chante l’éternelle jeunesse du monde et annonce une rupture épistémologique destinée à renouveler en profondeur les conditions de la pensée philosophique », proclame la couverture, Homo eroticus est un livre foisonnant et fascinant. Tiendra-t-il ce qu’il annonce ? Il est un peu comme les premiers ouvrages de Freud qui s’intéressait aux rebuts de la pensée et de la vie quotidienne. L’être-ensemble dans la fragmentation et l’éphémère est un enjeu majeur de nos sociétés postmodernes qui abhorrent désormais l’être-ensemble sous l’autorité d’une idéologie, d’un dogme ou d’un parti.

1  Michel Maffesoli, Homo eroticus, Des communions émotionnelles, Editions du CNRS, 2012, p.15

2  ibidem, p.222

3  ibidem, p.23

4  ibidem, p .43

5  ibidem, p.39

6  ibidem, p. 78

7  ibidem, p.149

8  ibidem, p.73

9  ibidem, p.91

10  ibidem, p. 117

11  ibidem, p.123

12  ibidem, p. 135

13  ibidem,p.125

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