N°3 / numéro 3 - Avril 2003

Les lecons morales de l’histoire

Samuel Tomei

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"Non, il n’y a pas de droit de nations dites supérieures contre les nations  inférieures. » G. Clemenceau

Aspirant peut-être au statut d’Euménides, ces divinités infernales chargées de la vengeance des dieux, nos éditorialistes, spécialistes, politiques… convoquent sans répitl’Histoire au service d’une morale comminatoire. L’Histoire recèlerait des leçons morales que nous, mauvais élèves amnésiques, aurions le tort de ne pas bien retenir. Voulons-nous donc que tout recommence ? N’avons-nous donc rien appris ? Ainsi, périodiquement, on nous met en garde contre l’apparition d’un nouveau Hitler : Nasser en 1956, Saddam Hussein en 1991, plus récemment Slobodan Milosevic.

Au moment de l’intervention de l’OTAN, au printemps 1999, le président yougoslave est accusé d’ordonner un « génocide » ; on brandit les spectres de « camps de concentration », de « liste de Schindler », de « chambres à gaz1»… La comparaison avec l’Europe de la Seconde Guerre mondiale devient automatique : l’UCK est assimilée à la Résistance, le peuple albanais au peuple juif, les militaires serbes jouent le rôle des nazis et les Alliés celui des… Alliés. Le recours systématique à la Shoah, mal absolu, condamne la pratique du doute, immorale. Selon Claude Lanzmann, « ces références perpétuelles à la Shoah, c’est une façon de museler toute parole. Interdiction de parler. Plus de débat2 » Chacun doit dès lors choisir son camp. Quand Régis Debray convie ses lecteurs à douter, à fournir un effort de réflexion3, les ripostes sont rageuses : il est le complice du pouvoir autocratique de Belgrade et n’a rien retenu des enseignements de l’histoire ! Qu’on se souvienne du papier de Bernard-Henri Lévy qui s’interroge gravement  sur les raisons qui ont pu pousser Drieu la Rochelle à prendre « le parti de ses ennemis et, donc, de la barbarie » ; certes, « Debray n’est pas Drieu. Ni Belgrade Berlin. Mais enfin… D’une certaine façon nous y sommes4 » Le même jour, Alain Joxe écrit que, « faute d’avoir choisi la démocratie contre le fascisme », Régis Debray « gonfle le groupe des ‘crétins internationaux’ ». Le philosophe-écrivain conteste-t-il les chiffres donnés par les autorités occidentales ? Alain Joxe fustige son « impudence » qui, le choix des termes n’est pas innocent, « révèle une complicité plus profonde. Le ralliement de Debray aux thèses révisionnistes va très loin dans le détail. » Enfin, à celui qui doute du bien-fondé de la comparaison de la Yougoslavie avec l’Allemagne hitlérienne au moment de Munich, qui doute du bien-fondé de l’emploi du terme « génocide » pour qualifier les exactions serbes5, la leçon d’Alain Joxe : « Il pense court terme, hors l’histoire, sans morale politique et sans amour pour l’avenir6 » Nous sommes dès lors sommés, au nom de la Morale de l’Histoire, au nom du Devoir de Mémoire, de soutenir l’intervention militaire occidentale, sauf à passer pour néo-munichois, pro-Milosevic et donc…

 Et peu importe que comparaison ne soit pas forcément raison en histoire (« Pourquoi, au lieu de s’en tenir à la spécificité d’événements historiques, déjà assez effrayants en eux-mêmes, faut-il toujours rameuter la Shoah ? […] Rien n’est plus horrible que le comparatisme des horreurs. », estime Claude Lanzmann). Nos prédicateurs ont donné, à l’occasion de l’intervention au Kosovo, dans un immuable psittacisme propagandiste, sans paraître eux-mêmes retenir grand-chose de supposées leçons du passé. Penser est fatigant. Le moralisme sur fond historique des médias occidentaux ne s’est révélé que l’exact contraire de celui de La voix de la Russie,  pro-Serbe tout d’un bloc.

Le caractère caricatural de cette illustration ne délégitime pas pour autant la question de la morale en histoire. On ne saurait nier que chercher à instituer le passé comme guide de bonne conduite pour le présent relève d’une intention louable. « La philosophie a dû proscrire sans doute cette superstition, qui croyait presque ne pouvoir trouver des règles de conduite que dans l’histoire des siècles passés, et des vérités que dans l’étude des opinions anciennes. Mais ne doit-elle pas comprendre, dans la même proscription, le préjugé qui rejetterait avec orgueil les leçons de l’expérience7 ? » se demande Condorcet. Cette question nous ramène à la pratique du devoir de mémoire censée nous responsabiliser en ce qu’elle nous permettrait de dominer notre réalité contemporaine.

La pratique du devoir de mémoire est indispensable au maintien de l’unité d’un groupe, elle lui donne une cohérence, des valeurs, des normes communes. Son invocation se fonde sur la morale ; la mémoire commune est notre code. Le devoir de mémoire relève de la religion. Or, comme le remarque Serge Berstein : « […] tout système qui désire atteindre à une certaine stabilité doit emprunter au religieux8» On peut ici entendre « religieux » dans les deux sens que suggère l’étymologie ambivalente du terme. Religieux au sens de relegere (Cicéron), relire, au sens figuré, relire le passé, c’est-à-dire se rappeler régulièrement un passé supposé commun, et aussi relire dans le sens de réinterpréter pour les besoins de la cause. La cause est ici le maintien de la cohésion sociale à travers la définition d’une identité commune - religare, relier (Lucrèce). Le devoir de mémoire ou culte d’une mémoire qui doit nous être commune est, du point de vue de tout pouvoir, le principe cohésif par excellence. Pour Ernest Renan, le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » est « l’abrégé de toute patrie » ; une nation se définit selon lui bien moins par ses frontières que par l’existence « dans le passé [d’] un héritage de gloires et de regrets à partager [et] dans l’avenir [d’] un même programme à réaliser » ;en somme : « avoir souffert, joui, espéré ensemble9 ». La mémoire collective doit pour ce faire être intangible et s’affranchir, sauf à perdre son caractère opératoire, de tout travail critique : « Elle trie à son gré dans la matière historique - écrit Mona Ozouf10-, se donne le droit d’isoler tel épisode révélateur, de s’attarder à des nœuds temporels, d’ignorer en revanche de très longues séquences ».Elle s’établit donc, aussi, sur l’obligation de silences11. Nécessaire à la concorde civile, la pratique du devoir de mémoire, qui implique une relation affective immédiate à un passé mythifié, fait de nous des citoyens passifs, des croyants… (la commémoration par excellence n’est-elle pas l’eucharistie ?) Elle homogénéise et tend à dissoudre l’individu dans le groupe.

Selon Paul Ricoeur, la dette à l’égard du passé oblige ; il souligne que l’exhortation d’Israël : « Zakhor », « Souviens-toi », est une invocation, non un commandement12. Or, le devoir de mémoire serait l’occasion d’abus13 : de l’invocation à se souvenir, nous serions passés à la sommation. Nous étions conviés à honorer une certaine mémoire afin de nous responsabiliser, mais l’invitation tend à se muer en injonction et la responsabilisation en culpabilisation : « Le devoir de mémoire est aujourd’hui volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travail de l’histoire, au risque de refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier, de la figer dans l’humeur de la victimisation, de la déraciner du sens de la justice et de l’équité. C’est pourquoi je propose de dire travail de mémoire et non devoir de mémoire14. » Les dérives récentes du devoir de mémoire ont également été analysées et dénoncées avec force et finesse par Pierre Nora : « L’important, ici, n’est cependant pas l’inflation proliférante du phénomène, mais sa transformation interne : la subversion et le délitement du modèle classique de la commémoration nationale, tel que la Révolution l’avait inventé et tel qu’en lui-même l’avait fixé la IIIe République conquérante15[…] » ; ou par Henry Rousso : « Lorsque le devoir de mémoire se transforme en morale de substitution, et prétend ériger en dogme la conscience permanente, imprescriptible et universelle du crime commis, il se retrouve dans une impasse. […] La morale, ou plutôt le moralisme, ne fait guère bon ménage avec la moralité historique. Pour conserver sa force d’édification, il va finir par tricher avec les faits16[…] ».

Or, même si certains intellectuels dénoncent les distorsions que le devoir de mémoire fait subir à la « réalité » historique, c’est en fait pour défendre une mémoire non moins sélective et tout aussi moralisatrice que celle qu’ils repoussent. Ainsi l’on condamne les mystifications de la mémoire républicaine – et nous n’en nions pas l’existence – moins pour chercher à approcher la vérité que pour affouiller la République dans son principe. On peut évoquer deux exemples : devoir de mémoire envers les peuples opprimés par une République colonisatrice amnésique ; devoir de mémoire envers les peuples corsetés par une République jacobine.

Les révélations du général Aussaresses à travers lesquelles il admettait avoir torturé en Algérie ont indigné à juste titre. L’on ne saurait accueillir avec indifférence son témoignage même s’il ne fait que confirmer ce qui est largement su et dénoncé depuis l’époque des faits eux-mêmes17. Cette affaire a fourni l’occasion à certains commentateurs d’inviter à une plus large discussion sur le colonialisme français considéré comme un « impensé de l’histoire de France18 », n’étaient, nous permettons-nous d’ajouter, l’abondante littérature sur la question, torture pendant la guerre d’Algérie y compris. La logique est simple : la République a colonisé par le fer et le feu, elle a bafoué ses principes, elle doit faire repentance, elle est disqualifiée. Il est ainsi mis l’accent sur la contradiction – indéniable - entre les pratiques du colonialisme et les principes affichés de promotion de l’égalité républicaine. La République est invitée à « assumer » son passé, son « lourd fardeau de contradictions […]» afin de mieux appréhender « les réflexions actuelles sur le devenir du modèle d’intégration [français] ». La République, en effet, ne voudrait plus aujourd’hui se souvenir que l’idéologie coloniale était « inscrite dans les valeurs de la IIIe République19 ». La réalité est moins simple.

Le colonialisme n’est pas né avec la République, les colons n’avaient pas forcément, il s’en faut, la tripe républicaine, ne nous attardons pas sur ces évidences. Mais si le droit et le devoir des races prétendues « supérieures » à civiliser des races supposées « inférieures » ont trouvé un ardent avocat en Jules Ferry, suivi par la plupart des républicains de la Troisième République, doit-on jeter aux oubliettes la tradition, certes minoritaire mais bien pugnace d’un anticolonialisme foncièrement républicain ? Il n’est que de rappeler le long discours de Clemenceau du 30 juillet 1885 qui pourfend l’inanité de la colonisation jusque dans son principe : « […] Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, et le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur. Voilà l’histoire de notre civilisation. Non, il n’y a pas de droit de nations dites supérieures contre les nations inférieures. » Et c’est au nom de ces principes – républicains – que, sur la question coloniale, il a fait tomber quelques mois plus tôt le ministère Ferry. (Rappelons ce détail piquant : le Cayennais Gaston Monnerville ne fut pas le dernier à déplorer l’action anticoloniale du Tigre20…)

Mais Clemenceau n’est pas un initiateur. N’oublions pas la formule des hommes de 1848 : « La République n’entend plus faire de distinction dans la famille humaine.» La Deuxième République, « considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Egalité, Fraternité » décrète le 27 avril 1848 l’abolition de l’esclavage. Elle ne fait que s’inscrire dans la filiation de certains révolutionnaires : du 7 au 15 mai 1791, la Constituante débat des colonies et des droits des hommes de couleur et accorde les droits politiques à ces derniers s’ils sont nés de père et mère libres. Le 16 pluviôse an II (4 février 1794), la Convention abolit l’esclavage dans les colonies françaises ; c’est Bonaparte qui le rétablira en 1802. On incrimine la République, soit, mais depuis quand commettre des abominations au nom d’une idée noble devrait-il entacher cette idée ? On demande réparation, mais au nom de quel principe civilisé les petits fils doivent-ils être comptables des crimes commis par leurs grands-parents21 ?

Dès lors, peut-on invoquer un devoir de mémoire à propos de notre passé colonial aussi assurément que le font les tenants d’une vision « culpabilisatrice » ? Marc Ferro souligne bien, à cet égard, l’existence d’  « un scandale de la colonisation. En Indochine, en Afrique, la République a trahi ses valeurs. […] Mais - ajoute-t-il – il règne aujourd’hui une sorte de ‘culpabilisme’ qui me frappe d’autant plus qu’une partie de l’opinion réagit comme si on lui avait tout caché. Ce n’est pas vrai. Dans les livres de classe de ma génération, dans l’entre-deux-guerres, il était écrit noir sur blanc qu’en Algérie Bugeaud faisait flamber les douars les uns après les autres et que Gallieni à Madagascar passait des villages entiers au fil de l’épée. » Selon le codirecteur des Annales, si, socialement, l’intégration n’existait pas,instituteurs, professeurs et médecins « ont accompli une œuvre dont ils n’ont pas à rougir22 ».Aussi le devoir de mémoire auquel on nous presse n’est-il que le négatif de la célébration d’une mémoire coloniale se bornant à la présentation des supposés bienfaits de l’expansion française. La morale qui s’en dégage n’est donc pas mieux assise.

Après l’expansion au dehors, on incrimine le colonialisme intérieur. Un second exemple qui illustre bien l’utilisation du devoir de mémoire est, surtout depuis la commémoration du bicentenaire de la Révolution française, cette propension à fustiger un certain jacobinisme républicain au nom de la mémoire des minorités régionales opprimées ; certains historiens allant jusqu’à parler, comme Pierre Chaunu, un peu provocateur sans doute, du « génocide » des Vendéens par la République : « Nous n’avons jamais eu l’ordre écrit de Hitler concernant le génocide juif, nous possédons ceux de Barère et de Carnot relatifs à la Vendée. » Et le grand historien du temps des Réformes d’honorer à sa façon la mémoire des victimes vendéennes : « D’ailleurs, à chaque fois que je passe devant le lycée Carnot, je crache par terre23 »  D’autres s’efforcent de flétrir une mémoire républicaine présentée sous les traits simplifiés d’un jacobinisme caporaliste défendu hargneusement par une poignée de nostalgiques, survivants d’une France rance : « Elle était là, elle est toujours là ; on la sent, peu à peu, remonter en surface : la France moisie est de retour. Elle vient de loin, elle n'a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les leçons de l'Histoire, elle est assise une fois pour toutes dans ses préjugés viscéraux. Elle a son corps, ses mots de passe, ses habitudes, ses réflexes24 » Cette vieille France se crisperait sur une mémoire condamnée : « à l’heure d’internet » (imparable argument !), comment oser le ridicule de défendre des notions aussi éculées que nation, république, école laïque, comment oser encore se méfier des corps intermédiaires comme autant de féodalités potentielles contraires au principe d’égalité ?… Maurras, au nom de la tradition, plaidait pour le retour de ces corps intermédiaires (corporations, provinces…), rejetait l’étatisme, la centralisation administrative… On reproche à Jean-Pierre Chevènement de vouloir les maintenir. Pourquoi dès lors le considérer comme « fondamentalement un idéologique maurrassien25 » ? Amalgame peu tenable de la part de Bernard-Henri Lévy qui relit l’histoire au service d’une idéologie anti-républicaine manifeste. Les mémoires particulières se posent non seulement en égales mais en rivales de la mémoire nationale. Pour reprendre le mot (déjà ancien) de Michel Rocard, il s’agirait de décoloniser la province. Dans ce sens, Philippe Sollers ne craint pas d’écrire : « La Corse est partie intégrante du territoire, comme l’Algérie autrefois26 »

Le débat sur les langues régionales est caractéristique. On suspecte la langue française, instrument séculaire d'asservissement. La Troisième République aurait éradiqué les patois à coups de férule. L’histoire dément quelque peu cette idée. Ici encore, il ne s’agit pas de nier qu’il y ait eu contraintes et abus. Mais soutenir que les républicains ont été les fossoyeurs des dialectes bretons, corses ou autres montre, selon Jean-François Chanet, « une méconnaissance profonde de la politique républicaine, dont ni les principes ni la pratique n’ont obéi entièrement à cette logique d’exclusion27 » L’historien rappelle que les partisans de la langue nationale étaient souvent des gens du peuple voyant dans la langue française un moyen d’émancipation. En outre, « davantage que l’impulsion des autorités, c’est l’adhésion des populations à l’ ‘idéologie’ républicaine qui a entraîné l’affaiblissement des langues régionales. » Quant aux contraintes, elles « ont gardé une souplesse bien éloignée de la brutalité qu’on leur prête souvent. » Faut-il rappeler que nombre d’instituteurs devaient expliquer certaines règles grammaticales de la langue française en patois pour se faire comprendre ? Il convient de distinguer selon Jean-François Chanet entre un discours offensif et une pratique pragmatique. « Il faut aujourd’hui beaucoup de mauvaise foi pour soutenir que cette ‘violence symbolique’ mérite d’être assimilée à un ‘génocide culturel’ » conclut-il. Mais les partisans de la renaissance des parlers locaux ont besoin pour servir leur cause de constituer une mémoire en tordant l’histoire. On culpabilise la République, on donne des leçons de morale aux républicains leur reprochant leur amnésie…

Ces exemples montrent qu’on ne peut fonder une morale sur une mémoire univoque. Les dérives du devoir de mémoire sont inéluctables dès lors que l’on admet que la définition d’une mémoire obligatoire, révélée, implique l’existence d’une orthodoxie hors laquelle point de salut.

Or le travail historique ruine l’idée d’une univocité des faits ; si la mémoire ne s’embarrasse pas de nuances, l’histoire doit y sacrifier.

Le dévoiement du devoir de mémoire plaide pour le travail historique. Déjà en 1865, Edgar Quinet entreprenait de « porter l’esprit d’examen dans l’histoire de la Révolution, car beaucoup de gens en veulent faire un livre fermé des sept sceaux et auquel il n’est pas permis de toucher28[...] » Si, aujourd’hui, on tente de mettre l’histoire au service de la mémoire29, l’auteur de La Révolution cherchait déjà à affranchir quelque peu l’histoire de la mémoire, à donner au travail historique un fondement critique. L’histoire doit démythifier, démystifier. En regard de ce qui a été évoqué sur le caractère « religieux » du devoir de mémoire, l’histoire serait une entreprise de « laïcisation » de la mémoire, rendant au passé commun toute sa relativité. Tant que l’on ne voudra pas comprendre que s’efforcer de contextualiser, de soumettre sans cesse un événement historique à la critique n’est pas diminuer son éventuelle intensité tragique, on invoquera de façon péremptoire un devoir de mémoire au détriment de la recherche permanente, asymptotique et difficile de la vérité. Ainsi la Shoah ; comment partager l’idée d’Adorno selon laquelle après le génocide on ne pourrait plus philosopher, alors qu’il est un devoir moral au contraire de tenter d’expliquer. Expliciter n’est pas justifier. Commentant des travaux relatifs à l’évaluation du nombre des victimes d’Auschwitz, François Bédarida notait il y a un peu plus de dix ans qu’ « en histoire, rigueur et rectitude sont les deux conditions de la vérité. Seule une arithmétique précise, à base de données dûment contrôlées et vérifiées permet d’espérer que s’opère […] une confluence entre la mémoire savante et la mémoire commune30 » La description froide d’atrocités frappera d’autant plus profondément la conscience, édifiera d’autant plus qu’elle sera démontrée et complète. Le souci de la nuance, exigence d’équité,  ne signifie pas que l’historien n’ait pas de valeurs, ni de conscience31. Edgar Quinet voulant faire la critique de la Révolution était-il moins républicain que les sectateurs de 1793 ?

Outre le souci de la nuance, l’idée que l’histoire ne puisse se répéter peut jeter le doute sur l’utilité morale du travail historique. Invoquer les leçons morales de l’histoire revient à faire émerger de situations par nature différentes des conséquences similaires. Le principe qui veut que des causes identiques produisent des effets identiques est donc, comme on sait, la négation de l’évolution historique. Jean-Noël Jeanneney souligne qu’on « peut poser qu’il revient précisément aux historiens de mettre en garde les acteurs contre la fascination des répétitions en rappelant que rien ne recommence jamais à l’identique et que la suite est toujours neuve32 » Et de rappeler le mot fameux de Rabaut-Saint-Etienne à la Constituante : « Notre histoire n’est pas notre code ». Reconnaître que l’Histoire revêt essentiellement le caractère de la contingence33 doit-il pour autant nous condamner à un désespérant scepticisme, déniant toute valeur d’exemplarité à des événements considérés comme uniques en soi ? Doit-on penser comme Paul Veyne que « l’histoire, [affaire de pure curiosité], ne sert pas plus que l’astrologie34 » ?

Que l’existence d’éventuelles leçons d’une histoire répétitive soit pour le moins sujette à caution ne signifie pas qu’il n’y ait rien à apprendre de l’étude de l’histoire, ne serait-ce qu’en tant qu’instrument de déchiffrement approximatif de la complexité du monde. Instrument d’émancipation donc, voire de sagesse, puisque « l’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable de s’apercevoir […] que la vérité n’est pas pure. De là, mêlés aux affirmations les plus directes, des hésitations, des replis, des détours qu’un esprit plus conventionnel n’aurait pas35 »

L’histoire ne recelant pas en soi de leçons de morale toutes prêtes à l’emploi, l’historien ou qui se réfère à l’histoire n’a pas à se muer en professeur de morale mais bien plutôt en professeur de lucidité. Il n’enjoint pas, n’accuse pas, il tente d’éclairer. La morale se déduira d’elle-même de l’étude circonstanciée de l’histoire.

C’est le travail historique critique, « sans colère comme sans faveur36 », bien plus que la soumission au devoir d’une mémoire imposée, qui nourrit la conscience morale du citoyen républicain.

(*) Une version abrégée fut publiée dans Le monde Diplomatique en 2002.

1  Cf. le dossier réalisé par Serge Halimi et Dominique Vidal, « Médias et désinformation », Le Monde Diplomatique, Mars 2000, p. 12-13.

2  Claude Lanzmann, « Infantilisation de la politique, déréalisation de la violence », Marianne, 31 mai – 6 juin 1999.

3  Régis Debray, « Choses vues au Kosovo », Marianne, 17-23 mai 1999.

4  Bernard-Henri Lévy, « Adieu, Régis Debray », Le Monde, 14 mai 1999.

5  Régis Debray, « Lettre d’un voyageur au président de la République », Le Monde, 13 mai 1999.

6  Alain Joxe, « Contre le ‘crétinisme international’ », Le Monde, 14 mai 1999.

7  Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Garnier-Flammarion, 1988, 350 p. p. 88.

8  Serge Berstein, La République sur le fil, Paris, Textuel, 1998, 144 p., p. 52.

 Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation, Paris, Mille et une nuits, 1997 (1882),48 p., p.32.

9  Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation, Paris, Mille et une nuits, 1997 (1882),48 p., p.32.

10  Mona Ozouf, « Le passé recomposé », entretien avec Jean-François Chanet, Magazine Littéraire, n°307, Février 1993, p. 23.
Jean-Noël Jeanneney, La République a besoin d’Histoire – Interventions, Paris, Seuil, 2000, 253p., p. 228-229. rappelle l’exemple des démocrates athéniens qui en 403 (av. JC), de retour dans la Cité après la sanglante dictature des Trente, proclament la réconciliation générale et décrètent l’interdiction de « rappeler les malheurs » (mé mnésikakeîn). Ici « la volonté de sceller le consensus démocratique s’appuie sur le devoir du silence […] ».

11  De cette manière commence l’Edit de Nantes qui considère que « la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. » Le roi défend à ses sujets « d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé […] ».
On ne doit pas perdre de vue que l’amnistie n’est pas amnésie, ni le silence oubli…

12  Paul Ricoeur, « La mémoire heureuse », Notre Histoire, Septembre 2000.

13  Paul Ricoeur, « Un grand philosophe face à l’Histoire », Le Nouvel Observateur, 7-13 septembre 2000.

14  Le Monde, 15 juin 2000.

15  Pierre Nora, Les lieux de mémoire, op. cit., Tome III, p. 4692.

16  Henry Rousso, La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998, 143 p., 44-45. Voir également : Eric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Gallimard (Folio-Histoire), 1996, 515 p.

17  On lira à cet égard, outre la réédition des articles de Pierre Vidal-Naquet, la publication par Le Monde du 21 mai 2001 de certaines lettres d’Hubert Beuve-Méry qui écrivait au ministre-résident Robert Lacoste, le 10 octobre 1956 qu’il ne faisait aucun doute que certains secteurs de la police et de l’armée « aient recueilli le funeste héritage des méthodes totalitaires, y compris celles de la Gestapo »

18  Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel, « Une histoire coloniale refoulée », Le Monde Diplomatique, Juin 2001.

19  Article paru dans Le Monde Diplomatique de janvier 2001 et repris dans Manière de voir n°58, juillet-août 2001.

20  Pierre Guiral, Clemenceau en son temps, Paris, Grasset, 1994, 458p. p.85.

21  Pourquoi, pour reprendre l’idée d’André Bellon, la France ne demande-t-elle pas, suivant cette logique, réparation à l’Italie de M. Berlusconi pour les crimes de Jules César…

22  Marc Ferro, « La République a trahi ses valeurs », Les Collections de l’Histoire, n°11, avril 2000, p. 9.

23  La Croix, 29 juin 1986.

24  Philippe Sollers, « La France moisie », Le Monde, 28 janvier 1999.

25  Bernard-Henri Lévy, « Encore l’idéologie française », Marianne, 8-14 février 1999.

26  Philippe Sollers, « Le fantôme de la République », Le Monde, 24-25 septembre 2000.

27  Jean-François Chanet, « La question des langues régionales », L’Histoire, Novembre 2000.

28  Lettre du 23 novembre 1865 adressée à Edmond de Pressensé, citée par Henri CORDEY, Edmond de Pressensé et son temps (1824-1891), Lausanne, Georges Bridel & Cie éd., Paris, Fischbacher, 1916, 600 p., note 1 p. 303-304.

29  Comme le déplore Antoine Prost au terme de ses Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, 341 p., p.299.

30  François Bédarida, « Le crime et l’Histoire », Le Monde, 22-23 juillet 1990.

31  « […] Je maintiens que pour écrire l’histoire, il faut des valeurs, on ne peut y échapper. » (Pierre Vidal-Naquet, « Le génocide, l’incontestable et les valeurs », entretien avec Régis Debray in Les Cahiers de Médiologie, n°8, 2e semestre 1999, p. 174)

32  Jean-Noël Jeanneney, Op. cit., p. 235-236.

33  Ainsi Serge Berstein dit-il : « […] je suis […] persuadé que la contingence joue un rôle considérable. Après tout, nous aurions pu avoir en France des monarques intelligents – rien n’est impossible » (Op. cit, p. 23-24). Ou Pierre Vidal-Naquet : « Dans l’histoire, il y a du surgissement, de l’inattendu, de la nouveauté radicale. » (Op. cit., p. 177)

34  Paul Veyne, Sciences Humaines, n°88, novembre 1998.

35  Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard (Pléiade – T1), p.535.

36  « Sine ira nec studio » Par ces mots, Tacite, au début des Annales, caractérise son travail d’historien.

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