N°30 / numéro 30 - Avril 2017

Stéréotypes et identité de genre attribués à Marine Le Pen, présidente du Front National

Julien Ailloud, Élisabeth Doutre

Résumé

Cette étude s'intéresse à la vision qu'ont les citoyens de Marine Le Pen, leader politique de l'extrême droite française, présidente du parti Front National (FN) et députée européenne. Dans la continuité des travaux de recherche menés sur Christiane Taubira (Ailloud et Doutre, 2014), nous avons cherché à recueillir les niveaux de chaleur et de compétence attribués à Marine Le Pen en utilisant le Stereotype Content Model. De plus, nous avons cherché à mesurer l'identité de genre perçue de la présidente du FN à l'aide du Bem Sex Role Inventory. Les résultats furent analysés via les regroupements de participants (n = 397) suivant : le genre et le positionnement politique. Il est apparu que les participants possèdent une vision de Marine Le Pen comme étant significativement plus compétente que chaleureuse et plus masculine que féminine. Ces résultats confirment que Marine Le Pen est vue de manière plus positive par les personnes situées à l'extrême droite de l'échiquier politique et, ce qui est intéressant en terme de prédiction de vote, les femmes semblent imaginer plus que les hommes la présidente du FN comme possédant une identité masculine forte, identité attribuée aux postes de pouvoir.

This study explore how citizens see Marine Le Pen, political leader of the french radical right wing, president of the National Front and Member of European Parliament. We asked to a sample of citizens (n = 397) to completed a questionnaire : First, we collected warmth and competence levels as seen by citizens concerning Marine Le Pen by using the Stereotype Content Model, already used for Hillary Clinton and Sarah Palin in the past. Thereafter, we gathered gender identity assigned to the president of the National Front by citizens using the Bem Sex Role Inventory, once used in order to evaluate charistmatic leaders on their perceived gender identity. We run analyses in regard to gender and political positioning of the participants. Results show that participants perceive Marine Le Pen as significantly more competent than warm and more masculine than feminine. In addition, a significant effect of political positioning on the Setereotype Content Model and the Bem Sex Role Inventory was found, along with a significant effect of participants gender on the Bem Sex Role Inventory. However, no interaction appears between independent variables. These results confirm the fact that radical right participants see Marine Le Pen more positively, and, which is interesting for predicting voting behavior, women more than men seem to figure the president of the National Front with a strong masculine gender identity, the kind of identity assigned to positions of power. We can interpret our findings as an expression for radical right people of an ingroup favoritism towards a politician whose they feel close in terms of political idelology. Differences concerning participants gender can also be explain by an ingroup favoritsim of women for Marine Le Pen, by assigning her a strong masculine identity and a weaker feminine identity, people imagining power with terms which have masculine connotation. This analysis of the results, along with the lack of interaction between indepedent variables, incite us to search for variables which enable us to develop a suitable, accurate and effective voting model.

Mots-clés

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Plan de l'article

Introduction

Face à la montée en puissance des partis d'extrême droite dans plusieurs pays d'Europe ces derniers mois (Radio France Internationale, 2015) et aux scores de plus en plus élevés du Front National (FN) lors des dernières élections en France, il semble important de se pencher sur la vision que renvoient les dirigeants de ce parti aux citoyens, et a fortiori sur l'image de la présidente du mouvement français.

Depuis janvier 2011, Marine Le Pen a officiellement succédé à son père à la tête du Front National. Dans ce parti où l'influence de son leader autocratique et fondateur Jean-Marie Le Pen était considérable (Igounet, 2014), la place accordée à son héritière mérite d'être analysée, d'autant plus lorsque les divers médias donnent une place prépondérante à l'intéressée et à son parti (Florin, 2016).

Pour ce faire, nous avons décidé de nous pencher sur la vision qu'ont les citoyens de Marine Le Pen à l'aide d'outils de la psychologie sociale. Nous avons choisi de mesurer son identité de genre perçue à l'aide du Bem Sex Role Inventory (BSRI) de Bem (1974), comme utilisé par Grinnell (2002) afin d'évaluer les leaders charismatiques. La seconde échelle utilisée fut celle du Stereotype Content Model (SCM) de Fiske, Cuddy, Glick et Xu (2002), comme elle l'a été concernant Hillary Clinton et Sarah Palin par Gervais et Hillard (2011). Ces dernières ayant utilisé le SCM pour prédire le vote, les résultats concernant ces deux échelles pourrons également nous permettre de les relier aux intentions de vote pour la présidente du FN puisque masculinité et féminité sont également des dimensions pertinentes pour évaluer le vote (Dolan, 2005).

En plus d'une analyse des caractéristiques attribuées à Marine Le Pen basée sur l'appartenance ou non à son pôle politique, l'extrême droite, il semble pertinent de s'intéresser au rôle joué par le genre. En effet, en plus d'un gender gap observé en France (Sineau, 2004) qui suppose une différence de vote selon le genre, il semble qu'il existe une sous-catégorie de ce concept, mettant en valeur la spécificité de la différence de vote homme/femme quand cela concerne l'extrême droite : le radical right gender gap (Givens, 2004). Ainsi, les femmes éprouveraient une certaine réticence à voter pour les partis d'extrême droite pour diverses raisons (voir Mayer, 2015). Cette différence au niveau du vote se verra-t-elle dans la vision qu'ont les citoyens de Marine Le Pen ?

Problématique et hypothèses

Marine Le Pen est avocate de formation et détient des mandats de conseillère régionale du Nord-Pas-de-Calais et de députée européenne. Elle fut candidate à l'élection présidentielle de 2012 et termina à la troisième place du premier tour avec 17,90 % des voix. Son style, associé à sa tonalité de voix particulière, semble plutôt masculin. Étant littéralement son héritière et portant la succession de son père Jean-Marie Le Pen, Marine Le Pen sera-t-elle perçu de la même manière que celui-ci ? Son identité de genre et les stéréotypes qui lui seront attribués se confondront-ils avec le poids de son patronyme ?

Pour former nos hypothèses, nous nous appuierons sur la théorie de l'identité sociale (TIS) (Tajfel et Turner, 1979, 1986), ainsi que sur la théorie de l'auto-catégorisation (TAC) (Turner, 1987). La TIS imagine un continuum sur lequel évolue un individu en fonction de son environnement, allant du pôle interpersonnel au pôle intergroupe, cette identité devenant d'autant plus saillante que la confrontation réelle ou imaginaire avec l'exogroupe est importante. L'individu peut utiliser plusieurs stratégies pour conserver une appartenance groupale dont il puisse se revendiquer et être fier de son endogroupe : mobilité individuelle, créativité sociale et compétition sociale. La théorie de l'auto-catégorisation s'intéresse à l'identité personnelle inter et intra-groupe : une confrontation inter-groupe augmentera la saillance de notre appartenance groupale, tandis qu'une confrontation intra-groupe mettra davantage en valeur nos qualités personnelles.

Nous supposons donc ici qu'en demandant aux participants de juger la présidente du FN, nous entrerons dans un cas de confrontation intra-groupe et que la compétition sociale s'activera et se traduira par des scores différents en fonction de l'appartenance groupale des participants, ces derniers favorisants d'autant plus la cible qu'ils appartiennent à un groupe semblable ou similaire à celle-ci. C'est ainsi que nous supposons que les femmes et les individus ayant une sensibilité politique proche de Marine Le Pen verront celle-ci de manière plus avantageuse.

Nous supposons que tous les groupes de participants trouveront Marine Le Pen plus compétente que chaleureuse pour le SCM et davantage masculine que féminine concernant le BSRI. Cependant, nous prédisons que les hommes et les individus n'étant pas d'extrême droite trouveront Marine Le Pen moins compétente, chaleureuse, masculine et féminine que les femmes et les participants d'extrême droite.

Méthode

Participants

Le questionnaire fut rempli par 397 participants, âgés de 18 ans et plus. Parmi eux, la majorité était composé de femmes (n = 240, 60.3 %) et la moyenne d'âge s'élevait à 26 ans (ET = 13.15), pour des valeurs extrêmes allant de 18 à 74 ans.

Matériel

Pour cette étude, un questionnaire en trois parties fut élaboré. La première concernait le Stereotype Content Model basé sur une traduction des items de l'étude 2 de Fiske et al. (2002). Suivant la méthode utilisée dans cette article, visant à éviter le biais de désirabilité sociale, les participants étaient informés de la manière suivante : « Pour cette partie, nous ne sommes pas intéressés par vos croyances personnelles, mais par la manière dont vous pensez que les autres voient Marine Le Pen ». Sur une échelle de 1 à 5 allant de « Pas du tout » à « Extrêmement », les participants étaient ensuite invités à s'exprimer sur l'échelle du SCM dont les items concernant la compétence et ceux concernant la chaleur étaient alternés et introduits ainsi : « Du point de vue de la société, à quel point Marine Le Pen apparaît-elle : ». La deuxième partie était une traduction française (Masson-Maret, 1997) des versants masculins et féminins du BSRI. Les participant(e)s pouvaient répondre sur une échelle allant de 1 à 7, correspondant respectivement à « Jamais ou presque jamais vrai » et à « Toujours ou presque toujours vrai », à la formule suivante : « Pour cette partie, indiquez selon vous à quelle fréquence Marine Le Pen peut être décrite ainsi : ». Enfin, la dernière partie était composée de questions concernant les participants ainsi que de la question « Voteriez-vous pour Marine Le Pen dans le cadre d'une élection ? ». Une version informatique du questionnaire fût utilisée.

Résultats

Les données ont été analysées via l'effet des Variables Indépendantes (VI) sur la compétence et la chaleur de Marine Le Pen mesurées par le SCM et sur l'identité de genre attribuée à cette dernière et évaluée par le BSRI. Les VI mises en jeu étaient les suivantes : genre des participants (homme ou femme) et positionnement politique (étaient considérés comme d'extrême droite les participants ayant répondu de 8 à 10 sur une échelle de 10, n = 31, 7.8 %). L'alpha de Cronbach pour chaque dimension des échelles utilisées s'est avéré satisfaisant (cf. tableau I).

Tableau I. Résultats de l'apha de Cronbach pour chaque versant du SCM et du BSRI.
Table I. Cronbach's alpha for each dimension of the SCM and the BSRI.

Compétence

Chaleur

Masculinité

Féminité

Alpha de Cronbach

.82

.89

.85

.90

En premier lieu, les moyennes obtenues aux différentes échelles du SCM et du BSRI (cf. tableau II et tableau III) confortent notre hypothèse selon laquelle la présidente du FN, quelque soit l'appartenance groupale des participants, est toujours perçue comme étant compétente et masculine, au détriment de son aspect chaleureux et féminin. En effet, les scores attribués à sa compétence sont tous supérieurs à 3, la valeur médiane du SCM, et ceux concernant la chaleur sont inférieurs à cette même valeur. De la même manière, les scores de masculinité sont supérieurs à 4 pour le BSRI, et ceux de féminité sont inférieurs à cette même valeur médiane.

Tableau II. Moyennes et écart-type du SCM et du BSRI en fonction du genre.
Table II. Mean and standard deviation for the SCM and the BSRI in regard to gender.

Compétence

Chaleur

Masculinité

Féminité

M

ET

M

ET

M

ET

M

ET

Hommes

3.09

0.83

2.20

0.97

4.99

0.73

2.68

0.92

Femmes

3.22

0.78

2.04

0.81

5.14

0.70

2.46

0.82

Tableau III. Moyennes et écart-type du SCM et du BSRI en fonction du positionnement politique.
Table III. Mean and standard deviation for the SCM and the BSRI in regard to political positioning.

Compétence

Chaleur

Masculinité

Féminité

M

ET

M

ET

M

ET

M

ET

Pas d'extrême droite

3.12

0.77

2.03

0.81

5.04

0.71

2.45

0.77

Extrême droite

3.75

0.94

2.90

1.19

5.56

0.60

3.70

1.14

De plus, il est également possible de constater que Marine Le Pen est significativement perçue comme étant davantage compétente que chaleureuse (cf. tableau IV) et plus masculine que féminine (cf. tableau V) dans toutes les conditions expérimentales.

Tableau IV. Résultats des tests t pour échantillons appariés entre les échelles de compétence et de chaleur du SCM en fonction des conditions.
Table IV. Results of paired samples t-tests between competence and warmth dimensions of the SCM in regard to gender and political positioning.

Différence entre le score moyen de compétence et le score moyen de chaleur

Aspect dominant du SCM attribué à Marine Le Pen

Femmes

t(239) = 26.72, p < .001

Compétence

Hommes

t(157) = 16.06, p < .001

Compétence

Extrême-droite

t(30) = 7.76, p < .001

Compétence

Pas d'extrême-droite

t(366) = 29.33, p < .001

Compétence

Tableau V. Résultats des tests t pour échantillons appariés entre les échelles de masculinité et de féminité du BSRI en fonction des conditions.
Table V. Results of paired samples t-tests between mascunlinity and feminity dimensions of the BSRI in regard to gender and political positioning.

Différence entre le score moyen de masculinité et le score moyen de féminité

Orientation de genre attribuée à Marine Le Pen

Femmes

t(239) = 45.98, p < .001

Masculine

Hommes

t(157) = 32.01, p < .001

Masculine

Extrême-droite

t(30) = 10.23, p < .001

Masculine

Pas d'extrême-droite

t(366) = 55.52, p < .001

Masculine

Les tests d'hypothèses n'ont pas permis de révéler d'effet d'interaction entre les VI, pour le SCM comme pour le BSRI. L'analyse statistique des données a été effectuée, sauf indication contraire, via une analyse de régression linéaire multiple basée sur l'approche par comparaison de modèles (Judd, McClelland, Ryan, Muller et Yzerbyt, 2010).

Concernant le versant compétence du SCM, les analyses se sont révélées significatives avec pour prédicteurs le genre et le positionnement politique (R² = .07, F(2, 392) = 14.64, p < .001). Cependant, alors que le positionnement politique s'est avéré significatif (β = .255, t(392) = 5.23, p < .001), aucun effet du genre n'a pu être constaté concernant l'évaluation de la compétence de Marine Le Pen (β = .06, t(392) = 1.25, p = .211). Il est donc seulement possible d'affirmer que les participants d'extrême droite trouvent la présidente du FN plus compétente que les autres, ce qui valide notre hypothèse.

Pour le versant chaleur du SCM, en raison d'une non-normalité dans la distribution des résidus, nous avons procédé à un test de Mann-Whitney montrant un effet significatif du positionnement politique (U = 2373, p < .001) sur la chaleur perçue émanant de Marine Le Pen. Néanmoins, comme pour le versant compétence auparavant, aucun effet du genre sur l'échelle évoquant la chaleur de la présidente du FN n'est apparu (U = 17082, p = .450). Marine Le Pen est donc perçue comme étant davantage chaleureuse par les personnes situées à l'extrême droite de l'échiquier politique que par ceux qui ne s'y positionnent pas, comme nous nous y attendions.

Une non-normalité des résidus a aussi été constatée concernant le test du versant masculinité du BSRI. Ainsi, le test de Mann-Whitney supposant une différence de la perception de la masculinité en fonction du genre s'est avéré significatif (U = 15768, p < .05), tout comme celui ayant pour hypothèse une différence selon le positionnement politique (U = 3138, p < .001). Comme attendu, on peut donc confirmer que les femmes et les individus d'extrême droite trouvent la présidente du FN plus masculine que les hommes et les personnes ne se situant pas à l'extrême droite.

Enfin, le test du versant féminité du BSRI s'est avéré significatif (R² = .14, F(2, 382) = 31.41, p < .001), aussi bien pour la VI concernant le genre (β = -.114, t(382) = -2.40, p < .05) que pour celle du positionnement politique (β = .356, t(382) = 7.53, p < .001). Cependant, même si nous pouvons confirmer notre hypothèse selon laquelle les personnes se positionnant à l'extrême droite trouvent la présidente du FN plus féminine que les autres, la différence significative entre les scores de féminité des hommes et des femmes interrogés va dans le sens contraire de notre hypothèse (cf. tableau III). Ainsi, les femmes trouvent Marine Le Pen moins féminine que les hommes.

Enfin, une régression logistique portant sur les intentions de vote fut effectuée avec pour prédicteurs les dimensions qui constituent les BSRI et le SCM (cf. tableau VI). Seul le versant féminité du BSRI s'est avéré significatif.

Tableau VI. Résultats de la régression logistique concernant les intentions de vote avec pour prédicteurs le SCM et le BSRI.
Table VI. Results of the linear regression concerning voting intentions with the SCM and the BSRI as predictors.

β

SE

ddl

p

odds ratio

Compétence

-0.43

0.42

1

 = .308

0.65

Chaleur

0.13

0.39

1

 = .731

1.14

Masculinité

-0.76

0.44

1

 = .081

0.47

Féminité

-2.06

0.37

1

< .001

0.13

Ces derniers résultats, associés aux précédents, nous ont incité à tester une hypothèse de médiation concernant les intentions de vote pour Marine Le Pen, prédites par le positionnement politique des participants avec pour élément de médiation la féminité perçue de Marine Le Pen. Le résultat a montré une modération partielle (cf. figure 1) de l'identité de genre féminine attribuée à Marine Le Pen sur les intentions de vote, indiquant que plus les participants se situent à l'extrême droite de l'échiquier politique, plus ils trouveront Marine Le Pen féminine et que plus les participants trouvent Marine Le Pen féminine, plus ils ont l'intention de voter pour elle.

Figure 1. Résultat de l'analyse de médiation concernant les intentions de vote pour Marine Le Pen.
Figure 1. Result of the mediation analysis concerning voting intentions for Marine Le Pen.

Note : ***p < .001

Discussion

Le but de ce travail de recherche était de comprendre quel était le profil attribué à Marine Le Pen par les citoyens, sur la base de deux échelles de psychologie sociale : le SCM et le BSRI. Ces résultats pouvant prédire les intentions de vote tels qu’analysés par Gervais et Hillard (2011) pour Hillary Clinton montrent une relative similitude, sur laquelle nous reviendrons, entre le profil de cette dernière et celui de la présidente du FN.

Le premier enseignement que nous a donné cette étude, c'est l'absence de différence entre les hommes et les femmes concernant les deux versants du SCM. Tout comme il semble que le radical right gender gap tende à se réduire quand il s'agit de voter pour Marine Le Pen, qui est parvenu à renvoyer une image de modernité (Igounet, 2014), et surtout pour des élections mobilisantes comme la présidentielle, à haut niveau de personnification (Mayer, 2015), la différence de perception concernant la compétence et la chaleur de la présidente du FN ne revêt pas d'enjeu différentiel en fonction du genre. Le SCM portant sur la compétence et la chaleur, des éléments importants pour une personnalité politique, il n'est pas illogique que l’indifférenciation soit semblable à celle concernant le vote. Il est donc possible que Marine Le Pen soit parvenue à toucher l'électorat féminin du fait d'un discours plus lisse sur la forme mais avec un fond toujours identique à celui de son père (Mayer, 2012), renouvelant artificiellement l'offre politique à l'extrême droite.

En deuxième lieu, il est intéressant d'analyser l'effet du genre sur le BSRI : si pour le versant masculin les femmes émettent un score significativement plus élevé que les hommes comme on s'y attendait, c'est l'inverse qui se produit pour le versant féminité. Il y a ici comme une mise à l'écart de Marine Le Pen de la part de chaque genre au sein du versant se rapportant à ce même genre. Sans savoir si ce phénomène est conscient ou non, nous pouvons néanmoins analyser à quelles stratégies peuvent servir cet état de fait. Ainsi, sachant que les individus s'imaginent le pouvoir à l'aide de termes possédant une connotation masculine (Schein, 1973), il est possible d'imaginer que les femmes favorisent la présidente du FN en tant qu'endogroupe. En effet, que son identité de genre soit masculine l'associe aisément aux représentations du pouvoir, y compris politique, alors qu'une moindre acceptation de sa féminité renvoie à la logique inverse : ne pas l'affaiblir dans la course au pouvoir en la qualifiant de féminine. Pour les hommes, la logique serait contraire : malgré une masculinité indéniable, réduire celle-ci par rapport aux femmes et mettre en avant sa féminité permettrait de la « neutraliser » : même en tant que femme masculine, Marine Le Pen fait partie de l'exogroupe et représente donc une menace pour les hommes.

Enfin, le positionnement politique illustre tout à fait l'importance du favoritisme endogroupe aussi bien pour le SCM que pour le BSRI. Les participants d'extrême droite attribuent toujours des scores supérieurs à Marine Le Pen pour tous les versants des deux outils. La moyenne de ces derniers concernant la chaleur perçue de la présidente du FN est très proche de la valeur médiane : selon Fiske et al. (2002), être à la fois considéré comme compétent et chaleureux montre l'admiration, ici de la part de l'endogroupe.

Les résultats concernant le BSRI vont dans le même sens : les individus d'extrême droite attribuent à Marine Le Pen le plus haut score de féminité parmi tous les groupes. Cette moyenne étant relativement proche de la valeur médiane, on peut interpréter ces résultats comme une volonté d'attribuer à la présidente du FN des caractéristiques des deux identités de genre, ce qui lui permettrait une plus grande adaptation (Lorenzi-Cioldi, 1998).

Concernant les intentions de vote, on peut expliquer la significativité de la féminité perçue de Marine Le Pen par la différence entre les individus d'extrême droite et les autres, écart le plus important entre deux moyennes dans l'ensemble de l'étude. S'il souligne un favoritisme basé sur le rapprochement idéologique, ce résultat ne masque pas pour autant le score de féminité particulièrement faible de la présidente du FN, encore loin de la valeur médiane même chez ses soutiens.

Conclusion

Même si son héritage et l'aspect dynastique de la famille Le Pen joue probablement sur la vision qu'ont les citoyens de Marine Le Pen, les éléments recueillis permettent de d'avoir une vision plus précise de ce qui se joue dans l'approche qu'ont les citoyens vis-à-vis de la présidente du FN, de ce qui compte ou non pour l'appréhender et de ce qu'ils apprécient on non chez elle.

Si compétence et masculinité sont clairement les caractéristiques qui prédominent chez Marine Le Pen, ces attributs, qui semblent nécessaires, seront-ils suffisants pour une élection comme celle que vise la présidente du FN, la présidentielle, notamment à la vue des faibles scores que lui attribuent les participants concernant la chaleur et la féminité ? Si l'on excepte l'aspect idéologique et leur différence d'âge, des ressemblances quant aux perceptions de Marine Le Pen et de Hillary Clinton sont visibles. Outre-Atlantique, les commentaires des journalistes politiques américains vont aussi dans le sens de ces résultats : Hillary Clinton est vue comme étant compétente mais peu sympathique (Blake, 2015) et « trop » masculine (Waldman, 2015), ce que Gervais et Hillard (2011) avait déjà perçu, la décrivant en contradiction avec son rôle de genre et assez peu en cohérence avec les stéréotypes féminins. Si Hillary Clinton est parvenu à accéder à l'investiture démocrate, c'est aussi parce qu'elle a joué de son identité de genre, pour passer de femme masculine à grand-mère matriarche. Peut-être Marine Le Pen devra-t-elle, si elle ne veut pas attendre les années, trouver un moyen de se défaire du piège de la congruence des rôles de genre (Eagly & Karau, 2002) qui suppose que l'on ne peut être à la fois femme et leader sans subir des conséquences néfastes en terme de perception de soi, de son comportement et de ses compétences.

Pour aller plus loin, il serait intéressant de se pencher sur d'autres VI telles que l'intérêt pour la politique ou le rôle de l'appartenance territoriale (urbaine, rurale, périurbaine...) et géographique (nord, sud…) des citoyens et sur les interactions possibles entre ces variables, ce qui nous permettrait à terme d'élaborer un modèle des votants approprié, précis et efficace.

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N°24 / 2014

Identité de genre et stéréotypes concernant Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice : contribution à une modélisation du vote quand la question du genre est activée

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