Julien Ailloud est docteur en psychologie du travail et ergonomie. Sa thèse porte sur : « Identité de genre, stéréotypes et représentations sociales des leaders féminins dans la vie politique française. » réalisée au sein du Laboratoire Interuniversitaire de Psychologie (LIP). Il enseigne à l’université de Grenoble Alpes
Élections après élections, il apparaît que les sondeurs ont de réelles difficultés à prédire les choix électoraux des Français et Françaises. En 2019 dans le cadre des élections Européennes, les instituts de sondage sont passés à côté de la petite percée d’EE-LV et de l’effondrement de LR. Pour les régionales 2021, ils donnaient le RN en tête dans plusieurs régions et très fort dans la plupart de celles-ci… Au final, seul Thierry Mariani en PACA est arrivé en tête, pour être battu au second tour, tandis que le RN a fait, partout, des scores similaires ou inférieurs à ceux de 2015.
Ces échecs quant à la prédiction du vote des citoyens et citoyennes, montrent les limites de la logique sondagière. Dès lors que l’abstention augmente, la confiance qu’il est possible d’accorder aux prédictions des instituts décroit.
Un autre problème, cette fois-ci d’ordre épistémologique, est consubstantiel aux sondages tels que menés habituellement : s’ils peuvent nous indiquer des prises de positions sur divers objets sociaux, ils ne nous renseignent pas sur les raisons de ces choix. Ils ne répondent pas à la question du pourquoi. Pourquoi les citoyens et citoyennes compte voter pour tel ou telle leader politique ? Pourquoi certaines personnes prévoient de s’abstenir ? Pourquoi les reports de voix ne sont-ils pas arithmétiquement exacts ? Ces questions en restent au domaine de l’élection, mais il est possible d’imaginer qu’elles puissent être étendues à divers sujets voisins du domaine politique.
Ces éléments doivent nous pousser à imaginer de nouveaux outils pour capter les courants et volontés électorales qui parcourent la France et pour les expliquer. La pratique sondagière étant régulièrement défaillante concernant le premier point et souvent désintéressée par le second, les sciences sociales en général et la psychologie en particulier peuvent apporter leurs outils afin de rendre un peu plus intelligible la vie citoyenne politique et électorale.
Le présent article visera à rendre saillant l’intérêt qu’à la psychologie, notamment française ou francophone, à investiguer l’étude du champ politique, et en particulier celui de l’élection : il s’agit d’un plaidoyer pour une psychologie électorale.
La psychologie électorale, de notre point de vue et après les études que nous avons effectuées à ce sujet (Ailloud, 2020; Ailloud & Doutre, 2014, 2017), peut se définir comme l’étude des liens entre les dispositions individuelles attribuées aux leaders politiques et les intentions de vote pour ces mêmes leaders.
Évacuons tout d’abord les autres facteurs explicatifs du vote, tels que les programmes, prises de position individuelles ou encore les bilans des élu·es. Bien que nécessairement en liens étroits, voire inextricables, avec les politicien·nes, la psychologie électorale vise à prédire les intentions de vote en se concentrant sur tout ce qui constitue la personnalité politique ; mais elle peut également servir à expliquer a posteriori les facteurs sous-jacents aux votes, expliquant de la sorte, sur la base de ce que dégage le ou la candidat·e, pourquoi les votant·es ont décidé d’offrir ou de ne pas accorder leur suffrage à tel ou telle politicien·ne.
Dans les études précédemment citées, nous avons soumis à l’évaluation de participant·es quatre femmes politiques : Marine Le Pen, Nathalie Kosciusko-Morizet, Najat Vallaud-Belkacem et Cécile Duflot. Les attributs évalués via des échelles (Stereotype Content Model (SCM) (Fiske et al., 2002) et Bem Sex Role Inventory (BSRI) (Bem, 1974)) étaient l’aspect chaleureux, la compétence, la féminité et la masculinité. À ces quatre femmes politiques sélectionnées s’est ensuite ajouté la femme politique idéale, qui devait nous permettre d’avoir un point de comparaison stable et désirable pour les participant·es.
Nous avons étudié les différences de scores attribués par les participant·es pour ces quatre échelles concernant chaque femme politique individuellement, puis avons comparé les femmes politiques entre elles.
Nous nous sommes rendu compte que les caractéristiques qui permettaient de prédire statistiquement, via une analyse de régression, le vote étaient particulièrement liées aux positionnements politiques des participant·es, ce qui soutient la thèse du paradigme de Michigan. Ainsi, le favoritisme pro-endogroupe (Leyens & Yzerbyt, 1997; Tajfel et al., 1971) basé sur l’appartenance politique est un bon indicateur de prédiction des intentions de vote et la caractéristique dont la femme politique sera perçue comme étant plus faiblement pourvue que les autres politiciennes sera celle permettant cette prédiction.
Alors que nous avons vérifié statistiquement cet état de fait pour M. Le Pen concernant sa féminité perçue (Ailloud & Doutre, 2017), l’étude des représentations sociales (Doise, 1986) ‒ à travers des questionnaires qualitatifs puis une sélection des thèmes principalement abordés par les participant·es pour en faire un questionnaire à échelle ‒, en particulier celles provenant des participant·es hors extrême droite, a montré que le vote pour la présidente du RN dépend de facteurs qui renvoient à la froideur de celle-ci. Cela correspond avec le score très faible que les participant·es lui ont attribué vis-à-vis de son aspect chaleureux sur l’échelle du SCM. Concernant C. Duflot et N. Vallaud-Belkacem, la masculinité est la caractéristique qui permet de déterminer l’intention de vote : il s’agit ici aussi de la dimension où ces deux femmes politiques sont les plus faibles par rapport aux autres politiciennes. Enfin pour N. Kosciusko-Morizet, son aspect chaleureux est le plus faible de l’ensemble des femmes politiques étudiées, avec celui de M. Le Pen, et ici aussi cette caractéristique permet de prédire le vote. Résumons donc : les intentions de vote sont prédites par les caractéristiques pour lesquelles les femmes politiques sont perçues comme étant faiblement dotées, en comparaison des autres politiciennes étudiées.
On pourrait se questionner sur la diversité de l’importance accordée à chacune des caractéristiques, ou encore s’il n’était pas intéressant pour une femme politique d’avoir un faible niveau dans une dimension (compétence, chaleur ; masculinité, féminité). Comme le prouvent les scores très élevés attribués à la femme politique idéale sur l’ensemble des dimensions évaluées, toutes les échelles sont importantes et il est demandé aux femmes politique d’avoir un score suffisamment élevé dans toutes les dimensions que nous avons étudiées. Il est à noter que le seul cas où une femme politique dépasse en score la femme politique idéale, à savoir M. Le Pen à propos de la masculinité, n’est pas décisif dans la prédiction des intentions de vote.
La mise au jour de ces liens nous offre plusieurs pistes de réflexion. Il est possible que le vote soit déterminé par les critères observés pour chaque femme politique en raison du fait que ces politiciennes aient atteint un niveau suffisant pour franchir un seuil qui leur permette de ne pas être pénalisées en raison d’une spécificité sur cette dimension. Ainsi, on peut imaginer qu’à partir d’un certain niveau sur une échelle – la compétence par exemple – les différences entre les participant·es ne permettent plus d’établir de distinction dans les votes, d’avoir un effet sur ceux-ci. La femme politique serait alors perçue comme compétente, mais puisque cette caractéristique est attendue de la part des votant·es, elle ne permet pas d’avoir une incidence électorale : c’est la norme socialement acceptée.
À l’inverse, ne pas avoir dépassé un certain seuil, trahissant une faiblesse dans un domaine comparativement aux autres politiciennes, se traduit en une possibilité de prédire le vote – les caractéristiques étant toujours en lien avec le positionnement politique des citoyen·nes. Cette idée de seuil est confirmée par le fait que la masculinité exacerbée de M. Le Pen, plus élevée que celle de la femme politique idéale, ne permet pas de prédire les intentions de vote des participant·es.
Voici donc ce que nous permet de dire la psychologie électorale de nos études : quand les citoyen·nes qualifient faiblement les femmes politiques sur une dimension, cette caractéristique est déterminante dans les intentions de (non-)vote. Au sein même de ces caractéristiques, nous pouvons voir que pour une dimension faiblement évaluée comparativement aux autres femmes politiques, les scores élevés dans tous les domaines de la femme politique idéale permettent de penser qu’être vue comme étant peu dotée de cette dimension amène à ne pas voter pour la femme politique en question, tandis qu’être évaluée à un haut niveau dans ce même domaine amènera à une intention de vote favorable.
Ainsi, si l’on observe plus en détails les femmes politiques étudiées via ce prisme, on peut voir M. Le Pen pénalisée par une faible féminité, là où toutes les autres politiciennes sont perçues comme suffisamment féminines pour avoir atteint un seuil qui ne les desserve pas dans les intentions de vote. Le fait que la présidente du RN apparaisse comme une personne froide est également constitutif de l’aversion à l’intention de vote M. Le Pen. Ces éléments montrent bien la nécessité pour une femme visant les plus hautes fonctions politiques de paraître dotée de multiples qualités qui la rapprocheraient de la femme politique idéale.
Cécile Duflot et Najat Vallaud-Belkacem sont apparues comme ayant des profils relativement similaires. Pour la seconde, nous avons constaté un effet d’interaction entre le positionnement politique et le genre des participant·es sur l’échelle de masculinité. Que celle-ci soit un facteur de détermination des intentions de vote n’est donc pas surprenant. Le monde politique étant dominé par les hommes, subir un déficit de masculinité peut constituer un élément primordial dans les intentions de vote, les femmes insuffisamment masculines étant alors considérées comme ne correspondant pas au profil du leader politique prototypique et ne pouvant donc bénéficier d’un vote en leur faveur.
Enfin Nathalie Kosciusko-Morizet est la seule politicienne étudiée, en dehors de M. Le Pen (à propos des représentations sociales des citoyen·nes hors extrême droite), dont les intentions de vote ne soient pas déterminées par son identité de genre (BSRI) mais par une caractéristique stéréotypique (SCM) : sa froideur perçue. Cette caractéristique est présente dans les médias, comme dans ce portrait effectué durant la campagne municipale de 2014 à Paris où elle est qualifiée d’une image « agressive, froide, bourgeoise » (Le Point, 2013). Ce trait de personnalité, de surcroît accolé aux autres qualificatifs précités, donne une image de N. Kosciusko-Morizet comme étant éloignée du peuple et des gens, et faisant partie de l’oligarchie. Si l’on pouvait imaginer que ce manque d’aspect chaleureux était secondaire pour les citoyen·nes, il s’avère en réalité déterminant dans les intentions de vote pour l’ancienne ministre de l’écologie. À travers ce trait de personnalité, N. Kosciusko-Morizet a pu renvoyer une image élitiste, voire de déconnexion, à une époque où les populismes essaient tous de montrer qu’ils n’appartiennent pas au système en place. Ainsi, N. Kosciusko-Morizet fut peut-être en 2014 l’une des premières victimes d’envergure de la vague « dégagiste » (Wikipédia, 2019) partie du Printemps arabe en 2011 et qui vise pour les citoyen·nes à mettre au rebut les personnes ayant exercée des responsabilités récemment.
Si la compétence n’est jamais décisive dans le vote, il est possible de penser que ces femmes politiques étudiées, en raison des postes et mandats auxquels elles ont été nommées ou élues, leur donnent une stature suffisamment importante pour que leur compétence soit admise et ainsi globalement non pertinente pour prédire les intentions de vote. De plus, si l’on se réfère aux profils des députées de la majorité LREM élues en masse en 2017, de nombreuses femmes exercent des fonctions de « cadres ou professions intellectuelles », qui représente 65.6 % des professions de l’ensemble des député·es LREM, dont 70 % viennent du secteur privé (Arrivet, 2017). Dès lors, le fait que ces élues viennent de professions qui en font des détentrices de pouvoir n’est pas étonnant puisque ce milieu est également masculin. Il apparaît donc logique que ces politiciennes possèdent les qualités demandées dans ces métiers, masculinité et compétence, qui recouvrent les attributs des leaders politiques idéaux. Le vote pour ces députées procède donc peut-être d’un transfert, réalisé avec succès, de dispositions acquises dans le privé vers monde politique.
En 2019, lors des élections Européennes, seules deux femmes étaient tête de liste sur les six formations politiques ayant dépassées le seuil des 5 %, score permettant d’avoir des élu·es. La première, Nathalie Loiseau (LREM, 22.42%), disposait d’un profil assez identique à celui des député·es LREM, auquel il faut ajouter un aspect très technocratique qu’elle n’est pas parvenue à gommer. La seconde, Manon Aubry (La France Insoumise, 6.31%), a pu sembler davantage chaleureuse que compétente, malgré son expertise sur les questions fiscales héritée de son passé chez Oxfam. Son âge relativement jeune pour le monde politique (29 ans) peut également avoir modéré son niveau de compétence perçu. Cette rapide analyse par le prisme de la personnalité et du profil des candidates vise à offrir une explication, nécessairement partiel et qu’il conviendrait d’éprouver empiriquement, aux scores si éloignés de ces deux Eurodéputées élues pour la première fois.
Il convient de souligner concernant la psychologie électorale ici proposée, son aspect novateur et complémentaire des autres disciplines des sciences sociales, politiques et de gestion, ainsi que des sondages d’opinion. Alors que ces domaines apportent chacun des éclairages particuliers sur la manière qu’ont les citoyen·nes de voter, la psychologie peut apporter son concours à une meilleure appréhension du monde politique en s’intéressant aux liens entre les votant·es et les élu·es, afin de déterminer comment les premier·es voient les second·es, et pourquoi le vote dépend de ces représentations.
Bibliographie
Ailloud, J. (2020, janvier 16). Voteriez-vous pour elles ? Identité de genre, stéréotypes et représentations sociales des leaders féminins dans la vie politique française. http://www.theses.fr. http://www.theses.fr/s94633
Ailloud, J., & Doutre, E. (2014). Identités de genre et stéréotypes concernant Christiane Taubira, garde des sceaux : Contribution à une modélisation du vote quand la question du genre est activée. Les cahiers de psychologie politique, 14. https://hal.univ-grenoble-alpes.fr/hal-02096613
Ailloud, J., & Doutre, E. (2017). Stéréotypes et identité de genre attribués à Marine Le Pen, présidente du Front National. Les cahiers de psychologie politique, 30. https://hal.univ-grenoble-alpes.fr/hal-02096618
Arrivet, D. (2017). Députés LREM : plus de jeunes, plus de femmes et... Plus d’élites. Le Parisien. http://www.leparisien.fr/politique/infographie-deputes-lrem-plus-
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