À une raison
Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour !
Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
"Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps" te chantent ces enfants.
"Elève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux" on t'en prie.
Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.
Arthur Rimbaud
Le nouvel amour, amour d’une nature inconnue par avance parce qu’il naît au terme d’une psychanalyse. Amour venu « de ce qu’on change de raison(…). On a changé de discours. » précise Lacan1. » Un nouvel amour dès lors que l’amour serait réglé non plus sur l’être mais sur le parêtre. »2. Le, et non pas un, nouvel amour qui s’inscrirait dans une série. La visée d’une psychanalyse est-elle ce changement insu de discours ? Sa fondamentale solitude, acceptée et féconde.
L’amour de transfert, lorsqu’il s’était établi, avait pris une coloration idyllique et asymétrique. L’euphorie amoureuse de l’analysant transparaissait dans l’omniprésence de l’analyste. L’analysant le rendait présent son discours quotidien, intime et public, dans sa présentation vestimentaire, dans sa quête de l’échange d’un regard, dans le plaisir de se sentir aimé. L’analysant est alors convaincu qu’il est le seul, qu’il est le patient privilégié de l’analyste alors que, de son côté, celui-ci, comme le dit Lacan pour qualifier un transfert positif, l’a seulement « à la bonne ».
L’Homme aux loups ne pouvait pas accepter de ne pas être ce patient privilégié. Au moment de quitter Freud, selon un rituel bien établi de cadeaux de fin d’analyse, il lui avait offert une statuette égyptienne. Il la reconnaît sur une photo célèbre, « la plus en vue sur son bureau », selon lui. Preuve de sa présence constante à la pensée de Freud. Il revendiquait d’être le patient célèbre et célébré par Freud, celui qui avait fait la plus longue analyse. Sa seconde analyste, Ruth Mac Brunswick, repère que cette conviction est sa principale résistance. Il est persuadé que Freud l’aime autant qu’il l’aime lui-même.
Le tournant vient quand, dans sa seconde analyse, il dénoue l’identification de son persécuteur : le Professeur X. est une figure de Freud. Il parvient alors à éprouver, brièvement, l’hainamoration à l’égard de Freud ce qui lui donne accès, dans un rêve, à se représenter sa haine pour le professeur qui lui demande 100 000 couronnes pour une consultation et son désir pour une femme, sa psychanalyste. Ce rêve ouvre vers un autre rêve qui sera le rêve ultime où un non sera prononcé.3 Le lendemain, en février 1927, après ce rêve, Serguei Pankejeff, est transformé. Il est devenu un homme seul qui ne demande plus la réciprocité du transfert œdipien à son analyste. Il y a eu un franchissement. Le père mis en scène par cette fin d‘analyse n’est qu’une fonction. Il est devenu le Père, sans surcharge imaginaire, le Père réel qui lui fait aimer son histoire et les productions de son inconscient, pour lui, sa peinture. L’amour persiste mais il est devenu sans réciprocité. Ruth Mack Brunswick écrit alors en conclusion : « on découvrait en lui une personnalité attrayante au caractère scrupuleux, à l’intelligence aiguë, douée d’intérêts et de talents variés et d’une compréhension analytique précise qui faisaient de son commerce un plaisir constant. »4 De ces louanges, écrites dès la fin de l’analyse, en 1927, il faut noter qu’elle remarque « une compréhension analytique précise ». Sergueï Pankejev assume et aime alors son inconscient, ce qui le pousse à peindre et le soutient dans sa relation aux autres.
Etablie à New-York, 17 ans plus tard, elle portera, dans le liminaire à la réédition de son récit du cas, un jugement invalidant l’Homme aux loups dans la communauté analytique5. Cette appréciation péjorative a construit l’insistance, dans la mémoire de la communauté de l’IPA, sur l’inutilité du traitement de la psychose.
Quel amour ?
Le nouvel amour est l’amour nouveau produit par le travail d’une psychanalyse. Nouvel est donc à entendre dans un sens radical, comme les révolutionnaires de tous bords attendaient la naissance de l’homme nouveau d’un changement social fondamental.
L’amour né de la fin de l’analyse est une double solitude, pour l’analyste et pour l’analysant. L’analyste, dont la bienveillance s’est déployée, garde un temps en soi un vide, une place intime vacante qui le satisfait d’autant plus qu’il sait que sa tâche a été accomplie. L’analyste en construit la vacance par l’éthique, la rigueur professionnelle et l’expérience du métier qui sont autant de retenues contre le désir de garder l’analysant à la même place ou de le faire revenir. Il se réjouit d’apprendre éventuellement, de loin en loin, que l’analysant est devenu une personne qui mène une vie productive. Pour décrire cette position de l’analyste, Freud recourt au mot die Erledigung, qui indique la vacance d’une place en l’analyste, c’est à dire en attente qu’un autre analysant y vienne.6 En 1927, « Mme Mack » était encore à cette place porteuse de la vacance de l’Homme aux loups. En 1947, elle n’y était plus.
Du côté de l’analysant, l’amour qui s’était déployé pendant l’analyse, ne demande plus de réciprocité, il devient asymptotique car son détachement est toujours inachevé. Il est prêt à se réanimer, si une circonstance l’exigeait. La reviviscence de l’amour idyllique du début de l’analyse n’est pas le nouvel amour.
Il ne peut non plus être un repli sur soi qui signerait par son excès que ce franchissement vers l’asymptote n’a pas eu lieu. En se cachant sous le nom de l’Autre, de l’analyste, qui lui sert de garant et de référence, l’analysant prend la voie de la régression narcissique qui nie la castration. Un tel repli est une des manifestations résiduelles du transfert dont les traits échappent au refoulement car ils sont inscrits dans le narcissisme, terrain propice à la construction psychotique. Ce trait spécifique est le point de départ de la réflexion de Freud en janvier 1936.
L’Homme aux loups se parait, tranquillement pourrait-on dire, du nom de Freud jusqu’à son effondrement, dans une bouffée délirante, quand Freud lui écrivit pour lui demander, début juin 19267, de confirmer la chronologie qui précède le rêve des loups. L’angoisse l’envahit car Freud choit et, en même temps, lui confirme qu’il ne cesse pas de penser à lui. Sa construction psychique d’être à distance de la psychanalyse s’effondre. Son analyse suspendue dans la satisfaction est inachevée. Les manifestations résiduelles du transfert (Resterscheinung) ont pris le pas sur les reliquats du transfert (Restbestände der Übertragung)8.
Pour l’Homme aux loups, sa construction psychique est d’être assez loin de Freud, mais avec un Freud cependant toujours présent dont le reliquat transférentiel le soutient encore. Freud n’est plus dans le fauteuil mais sa présence est encore là entre eux. Comme l’est Fließ pour Freud, malgré l’absence dans la réalité, l‘analyste est toujours là. Comme un temps suspendu. Cette situation de satisfaction sera effondrée par l’acting de Freud qui nous paraît aujourd’hui un acte extravagant et ravageur. On peut dire que l’analyse de l’Homme aux loups avec Freud ne prendra fin que par le rêve des 100 000 couronnes et le rêve « Non, non, pas celui-là »9. Ainsi se conclut son analyse avec « Mme Mac » et la fin de sa bouffée délirante. « Dès lors, il était guéri. » écrit-elle.
Freud lui aussi avait été désemparé par l’irruption de Fließ dans la quiétude de sa vie familiale, par deux lettres datées des 20 et 26 juillet 1904. Il ne comprendra l’effet perturbant de l’acte d’accusation de Fließ que, des années plus tard, en janvier 1936, quand il parviendra à nommer, dans la Lettre à Romain Roland, les symptômes induits par les manifestations résiduelles d’un transfert interrompu.
L’amour issu de l’analyse terminée ne peut pas être non plus l’amour narcissique où le patient se pare du nom d’un autre. L’amour narcissique, illusion de la fin d’une analyse, n’est qu’une aliénation où s’exprime l’illusion aliénante d’une gloire due à la gloire d’un autre. Chacun sait qu’alors on approche alors le délire de grandeur, le délire érotomaniaque ou le délire mystique, à bas bruit peut-être. Dans cette parure due à Dieu, à un gourou ou même à un analyste, la personne qui y est aliénée pense, comme l’Homme aux loups, être la seule aimée, la plus aimée, la seule à qui cet Autre parle. L’Homme aux loups continuait d’échapper à la castration quand il se présentait sous le nom de « Je suis l’Homme aux loups ». Ce n’est qu’après la cure avec Mme Mack qu’il quittera l’illusion, dans l’amour narcissique, d’être l’aimé de Freud après avoir éprouvé la haine à l’égard du « Professeur ».
Une nouvelle potentialité d’amour, le nouvel amour ?
A la fin ou après l’analyse, quand l’analyste n’est plus dans son fauteuil, l’analysant est seul et, en même temps, il a acquis une nouvelle potentialité d’amour, que Lacan nomme le nouvel amour. Serguei Penkejeff est-il entré dans le nouvel amour ? A la fin de sa vie, avec la rédaction de ses Souvenirs10, il semble qu’il vivait avec une réelle confiance dans son inconscient.
Cet amour sans réciprocité est la limite ultime de l’amour, et simultanément il est d’une autre nature, remplissant celui qui a été un analysant. Pour lui, il n’est ni l’amour réciproque caractérisant l’amour œdipien, ni l’amour narcissique qui est une défense contre la survenue de ce nouvel amour, ni un autre amour qui s’ouvrirait pour remplacer et s’instituer dans une succession. Cette série de ni-ni évoque la démarche de la théologie négative qui ne peut donner les trait positifs de Dieu mais seulement Le définir, de manière ouverte par ce qu’Il n’est pas.
Le nouvel amour, l’amour sans réciprocité, n’est pas non plus l’amour courtois. Dans le code social où celui-ci se déploie, la Dame s’offre et répond par des signes à l’amour dont elle est l’objet. Le don de l’œuvre poétique est comme une merveilleuse sublimation offerte. L’amour courtois n’est donc absolument pas sans réciprocité, il est seulement asymétrique, jusqu’à l’épreuve de l’Asag par lequel « la femme impose la purification suprême de l’amour pur (Fin’amors) »11, épreuve que Lacan qualifie « d’épousailles mystifiantes par l’exténuation de ses fantasmes instinctuels ».12 Lacan passe de mystifiantes à mystique dans son article Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir en évoquant les « nœuds mystiques de l’amour courtois ». Il poursuit : » Et si les psychanalystes étaient capables d’entendre ce que leur maître a dit de l’instinct de mort, ils sauraient reconnaître qu’un accomplissement de la vie peut se confondre avec le vœu d’y mettre un terme. »13
Le carcan social médiéval et l’idéologie de l’amour conjugal, destiné à la reproduction de la lignée masculine, créaient, entre leurs murailles réelles, un espace nouveau échappant au fracas des guerres, des croisades et des chasses. L’amour courtois s’y est développé au point de paraître un nouvel amour, un amour épuré de l’acte sexuel, du fait, comme le langage courtois le disait alors.
L’Histoire des mystiques évoque des cohabitations pleinement platoniques. Le nouvel amour est–il un amour mystique ? L’amour mystique est aussi sans réciprocité. Dieu aime chacun également. Dieu n’a pas besoin des hommes pour les aimer et exister. L’amour mystique s’exprime dans une totale asymétrie. Le mystique met en mots cette inversion de l’amour qui s’adresse à Dieu, mais il sait que ce sont ses actes, faits par une créature de peu de valeur, qui doivent magnifier la grandeur divine. C’est pourquoi on a pu dire que Saint Vincent de Paul est un mystique dans les actes.
Michel de Certeau, historien de la mystique et co-fondateur de l’École Freudienne de Paris, remarque que « depuis le XIIIème siècle une lente démythification religieuse semble s’accompagner d’une progressive mythification amoureuse. L’unique change de scène. »14 Il construit sa compréhension des mystiques en portant au cœur de leur démarche l’affirmation de la vacuité et, à partir de là, le pressentiment que, chez tout autre, il y a du vide. Michel de Certeau écrit à propos de Jean-Joseph Surin dont les écrits mystiques sont sa référence : « Une certitude lui découvre du même coup les attributs de Dieu et le néant de l’homme » et plus loin « La blessure de sa vie lui ouvre un secret propre à tous. »15 Dans cette définition du fruit de l’expérience mystique, l’analyste peut entendre l’ouverture à l’autre qui va le soutenir dans son métier de psychanalyste.
Comme pour l’expérience mystique, l’au-delà de la psychanalyse est de produire le nouvel amour, ouverture à tous les autres qui rend possible la découverte de l’autre, amour pour l’expression de l’inconscient en soi et avec les autres. Le nouvel amour est une potentialité nouvelle. Peut-on dire que, par son appui sur l’indicible de l’objet a, le psychanalyste a fait l’expérience dirigée et volontaire d’une expérience mystique ?
Le mystique aussi se sent transformé dans son corps par l’expérience mystique. A lire Michel de Certeau, on est autorisé à penser cette proximité. A l’origine de toute expérience mystique, il y a une illumination, une rencontre, un choc qui produit un ravissement, une rupture dont le mystique garde un souvenir très précis. Cette rencontre pousse à l’action. « Le discours serait inséparable d’un faire. »16 Alors une contradiction survient : comment soutenir son écart et son appartenance à un collectif, comment soutenir, écrit de Certeau, « l’universel divin et la particularité de l’expérience. »17 ? Les psychanalystes partagent cette difficulté sous le nom d’extra-territorialité de la psychanalyse et de son implication dans la cité.
L’expérience de l’objet a serait comparable à l’expérience mystique. Elle est la proximité d’une néantisation en soi et d’un beaucoup plus. Par là aussi, le psychanalyste croise le mystique. Que le beaucoup plus en soi ait nom de Christ comme pour Saint Paul, ou de potentialité poétique comme pour Arthur Rimbaud ou Paul Valéry ou de rencontre du désêtre pour Lacan, l’important est le renversement de la perspective d’existence, jusqu’à un effet corporel, ce que décrivent tous les mystiques.
La soumission de son existence au nouvel amour pousse à communiquer cette ouverture en soi aux autres. On peut aussi la nommer conversion ce qui donne une dimension mystique à la disponibilité pour le nouvel amour. Les convertis sont ceux qui expriment cette certitude venue en eux avec le plus de force. Pour assumer les nouveaux signifiants inventés dans l’acte de conversion, qui sont immédiatement mis en action, il faut au contraire la perlaboration dans un long temps de latence qui s’achève dans l’épanouissement de l’écriture.
Combien d’analysants au terme d’une psychanalyse se sentent-ils obligés de réorienter leur vie professionnelle vers l’écoute des autres ? Ils sont des convertis à leur inconscient. Ils sont born again18grâce à l’ouverture à leur inconscient. Veulent-ils, avec prosélytisme, que tous les autres parlêtres rejoignent leur chemin ? Les psychanalystes ont-ils ce désir ? Sans doute, si on constate leur militantisme pour étendre leurs associations.
Le nouvel amour et la fin de la psychanalyse
Quelle singularité vient dans ce nouvel amour qui éclot après la fin de l’analyse ? Est-ce parce qu’il naît d’une certitude de soi qui ne se construit qu’à partir de soi, de la capacité créative en soi ? Cette certitude est-elle l’assurance de mettre en œuvre l’inconscient, de créer son style à partir de signifiants qui prennent leur consistance d’un réseau de dettes, en étant débarrassé des aliénations multiples par lesquelles le je collait aux autres ?
On peut remarquer que plusieurs temps scandent l’élaboration de l’œuvre de Freud. Ils répondent à des temps logiques. Grâce à Fließ, dans l’appui du transfert, Freud est poussé à écrire. Toutes ses œuvres écrites avant 1900 portent cette marque. La dispute avec Fließ à Achensee en septembre 1900 y met fin. De retour à Vienne, il se consacre sereinement à l’écriture. Mais, malgré cette rupture, Freud est encore enamouré de Fließ. Il se soutient de cette illusion d’amour lié aux restes hétérogènes du transfert à Fließ. Grâce à cet appui, il développe ce qui était annoncé dans la correspondance : le Trait d’esprit, la Psychopathologie et le cas Dora.
Puis, avec la suspension des « Congrès » et de la correspondance avec Fließ, il se retient de publier, pendant quatre années, ce qui était embryonnaire dans les lettres. Après le passage à l’acte de Fließ, il publie désormais sans son assentiment. Mais avec la Lettre à Romain Rolland, en janvier 1936, une autre écriture, plus intime, est rendue possible : L’analyse finie, Constructions et surtout L’homme Moïse en sont les témoignages.
Pour le Freud d’après la crise de la rupture à Achensee, il s’agit d’une illusion d’amour car nous savons depuis son travail sur lui-même dans L’analyse finie et dans la Lettre à Romain Rolland que cet amour productif était imbriqué, était mêlé à un symptôme venant de Fließ. Nous savons maintenant reconnaître que ce qui le soutenait alors était le reste productif qu’il nommera, dans L’analyse finie, le reliquat de transfert, source du plaisir à analyser et à explorer l’inconscient. Mais ces restes étaient mêlés de manifestations résiduelles, source de souffrance et de parasitisme de la pensée.
Le reliquat de transfert est la condition d’efficience du nouvel amour. C’est à partir du reliquat de transfert que l’inconscient continue son mouvement de construction subjective et que le nouvel amour peut se déployer.
Pour lui-même, Freud ne pourra le désintriquer et l’épurer qu’en déplaçant les restes transférentiels vers Romain Rolland, paré de la gloire d’être le grand écrivain, le prix Nobel. Le texte qui lui est adressé, écrit d’un seul souffle, dissocie les deux restes : il fait la preuve de la fécondité de Freud alors qu’il s’en défendait en disant qu’il n’avait plus rien à dire19 et de son effet salvateur en le libérant des entraves des manifestations transférentielles imbriquées. Freud à cette occasion invente les concepts d’Erledigung, « liquidation », de vacance du transfert, et d’Entfremdung, d’objet devenu étranger. Fließ est ainsi définitivement déchu. A partir de cette chute, le temps logique, suspendu jusqu’alors à l’instant de voir, peut aller jusqu’à sa conclusion. Freud peut laisser libre cours à la fécondité du reliquat transférentiel et oser affirmer un nouveau signifiant : Il est le nouveau Moïse qui porte l’humanité un pas en avant et ne craint plus d’être haï par les Juifs.
Le nouvel amour et l’invention d’un nouveau signifiant
La conversion exemplaire de Saint Paul est à la fois une inversion de ses références et une réelle invention. Le changement du nom juif, Saül, en un nom romain, Paulus, sa frénésie de persécuteur en certitude du persécuté, son dégagement de la soumission à la lettre de la Thora en une intense liberté d’écriture et de publication, le passage de l’élection particulière à l’universel par l’abandon de la circoncision, parmi d’autres traits d’inversion dans sa structure, traduisent l’effet d’une parole sur le sujet. Un nouveau dogme est inventé. La dimension de nouveau vient par la question de la culpabilité. Paul déplace sa culpabilité personnelle à l’ensemble des humains en inventant le péché originel, culpabilité universelle. Dans cet acte de rupture avec la Thora, une nouvelle religion reposant sur un dogme à vocation universelle est inventée.
Tout nouvel amour ne porte pas vers l’universel, néanmoins il fait venir, pour celui qui assume sa survenue, un nouveau signifiant qui l’ouvre à l’autre. Dans l’aboutissement d’une analyse, avec ce que Freud nomme le reliquat, vient un amour non pas pour l’analyste mais pour son propre inconscient et ce qu’il produit. Ce nouvel amour serait comme une vocation artistique dont le mouvement serait compris et ouvert sur les autres. Le redéploiement que provoque une conversion est marqué par une illumination, inaugurée par l’éclair de mots attendus. Il est la rencontre mystique si difficile à penser par son excès même.
Sans nouvel amour, le suicide ou la conversion ?
Dans toute conversion, il y a une dimension mystique qui s’accompagne d’une prise sur le corps. Comme si la bascule, le renversement symbolique, devait trouver sa prise sur le corps, sur le réel du corps. Saint Paul, Ignace de Loyola, Simone Weil, et bien d’autres convertis, ont fait part de cet ombilic de souffrance qui les retenait de ne pas être que des corps mystiques. Saint Paul va jusqu’à écrire qu’il souffre plus que le Christ.20 Pour certains analystes, le nouvel amour passe par la souffrance dans leur corps devenu extime au regard des autres analystes. Que faire de cette limite ? L‘analyste a-t-il à en construire les bords ?
Une comédienne, aussi connue à la Belle Époque que Sarah Bernhardt, Ève Lavallière,21 s’était convertie en pleine gloire. Elle était devenue « recommençante », selon le vocabulaire actuel de l’Église. Sa conversion soudaine s‘éclaire par son adolescence marquée par la mort et la fuite. Son père avait tué sa mère, sous ses yeux, et s’était suicidé ensuite au cours d’une dispute familiale, après l’avoir mise en joue, quand elle allait avoir 18 ans. Après une errance dans le Midi, elle quitte une petite troupe ambulante. Elle entre aux Variétés, où elle reste 28 ans. A 25 ans, elle en devient la vedette et la tête d’affiche. Toujours sollicitée et admirée, elle vit avec un fonds de tristesse en elle. Si elle ne met pas alors en acte sa compulsion suicidaire permanente et son désir de fuite, elle y pense sans cesse. Lors de la pause d ‘une convalescence à la campagne, en Touraine, après une séance ratée de spiritisme, « je décidai que le spiritisme était une vaste blague et qu’il n’y avait pas de démon. » Elle rencontre avec sa jeune dame de compagnie, qu’elle nomme sa « sœur », le curé du village responsable du château qu’elle vient de louer. Elle lui en fait part. Il est horrifié et la quitte brutalement. Il lui dit le lendemain : « Fallait-il que vous fussiez protégée, en effet pour n’avoir pas été sa victime. » Clouée sur place, dans une illumination logique, elle se dit : « Si le démon existe, Dieu aussi existe ! »22
C’est comme un coup de foudre. A cet instant, elle se convertit. Elle abandonne sa carrière et distribue sa richesse, un million de francs-or. Elle décide de célébrer le jour de sa conversion, le 19 juin 1917, comme le jour de sa vraie date de naissance au lieu du 1er avril 1866. Dans sa correspondance mystique, elle signe non plus du nom de son père, Fénoglio, ou de son conjoint décédé, Samuel, ou de son nom de scène Lavallière, mais par le seul mot ÇA. « Pour le reste, rien n’est plus rien. »
L’advenue d’un signifiant nouveau
Le renversement des signifiants a fait venir pour elle un signifiant nouveau qui donne sens à sa vie. Son compagnon, le flamboyant directeur du Théâtre des Variétés, Fernand Samuel, père de leur fille Jeanne, était décédé soudainement trois ans auparavant, alors qu’elle était en tournée à Londres. Jeanne, leur fille unique, travestie et droguée, lui renvoie l’image de celle qu’elle aurait pu devenir. Châtelaine et héritière de son père, Jeanne lui soutirera ses ultimes ressources.
Sa conversion a fait venir un signifiant nouveau, celui d’un père enfin mort. C’est en écartant, en réprimant les représentations conscientes de son drame intime qu’elle avait pu devenir une artiste de boulevard, enjouée, vivante sur scène, admirée par les foules et adulée par les princes.
Le signifiant nouveau ne peut être qu’une production du sujet qui se restructure grâce à lui. Cette transformation instantanée a créé l’illusion sociale de l’homme nouveau nietzschéen, espèce de surhomme, qui naîtrait d’un changement social radical.23
La survenue d’un signifiant nouveau est-elle garantie après la psychanalyse ? Il est sûr qu’il ne peut venir que si l’analyse s’achève dans l’inachèvement, dans l’insatisfaction. Il faut que se constitue la place vacante où ce signifiant vienne. Le nouvel amour est-il l’autre nom de ce nouveau signifiant pour rendre active et féconde la béance, la Spaltung du $ujet barré ? Une séquence se dessine entre reliquat de transfert par lequel le sujet libéré de ses aliénations trouve invention et liberté de pensée, et advenue du signifiant nouveau. S’insèrera-t-il dans la place vacante dévoilée par la levée du transfert ? Offrande et éveil pour le pari d’un nouvel amour désenchanté ? Et commence la nouvelle harmonie ?
1 J. Lacan, Encore, séance du 19 décembre 1972, Séminaire, livre XX, Le Seuil
2 J. Allouch, L’amour Lacan, p. 318, éditions EPEL, 2009
3 L’homme aux loups par ses analystes et par lui même, Connaissance de l’inconscient, pp. 299-301, Gallimard, 1981
4 L’homme aux loups par ses analystes et par lui même, p. 302.
5 Ruth Mac Brunswick écrit en septembre 1945 : « A la suite de ce traitement, sa santé s’améliora et il fut capable de s’acquitter d’un travail administratif relativement modeste. » ibidem, p. 268
6 Die Erledigung a été traduit en français par liquidation…
7 L’homme aux loups par ses analystes et par lui même, p. 282, note de Muriel Gardiner dans le récit du cas par R. Mack Brunswick. Freud semble avoir établi un lien entre le rêve et l’opéra La Dame de pique.
8 Sur cette différence voir ma communication Reliefs du transfert, lors du Colloque du Cercle freudien Par surcroît ? octobre 2012, in Actes, Collection Che Vuoi ? L’Harmattan, 2013, construite à partir du texte de Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, O.C, XX, en particulier les pp. 29-30.
9 L’homme aux loups par ses analystes et par lui même, p. 301
10 L’homme aux loups par ses analystes et par lui-même, pp. 19- 170, Connaissance de l’inconscient, nrf, Ed Gallimard, 1981
11 cf l’article de J. Sédat, Autour de l’amour courtois, La naissance du féminisme au douzième siècle. Topique 7-8, L’objet perdu pp. 190-192, puf, 1972
12 J. Lacan, Ecrits, Fonction et champ de la parole et du langage, Seuil, 1966, p. 308, note 1
13 J. Lacan, Ecrits, Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir, p. 754
14 M. de Certeau, La Fable mystique, p. 13, Ed. Gallimard , coll. tel
15 M. de Certeau, Correspondance de J.J. Surin, DDB, 1966, p. 60
16 G. Petitdemange, Michel de Certeau et le langage des mystiques, Etvdes, tome 365, n° 4, octobre 1986,
17 M. de Certeau, L’Absent de l’histoire, Mame, 1973 p. 167
18 le born again désigne les convertis dont la conversion n’est pas celle des « recommençants » comme l’Eglise nomme « les convertis de l’intérieur » cf. Esprit, p. 45 n° 404.
19 Freud écrit à V.Wittkowski qui le sollicite le 6 janvier 1936 » J’aimerai donner, mais je n’ai rien à donner, » et 9 jours plus tard la lettre était écrite.
20 Saint Paul, Colossiens, I 24 : « En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église. » Bible de Jérusalem, Desclée de Brower
21 Omer Englebert , Vie et conversion d’Eve Lavallière, Librairie Plon, 1936
22 Omer Englebert, op. cit., pp. 131-132
23 J-J Salomon, La fabrique de l’homme nouveau, Journal Français de Psychiatrie, Arrêt Perruche, n° 17, p. 41-44, 2002. Il y attire l’attention sur la permanence de ce fantasme collectif qui fait l’économie de la mutation individuelle et attend la transformation de l’homme en un homme nouveau non plus d’une Révolution sociale, mais d’une intervention biologique dans la génétique humaine. Il relie cet ultime néo-darwinisme social contemporain et futur aux « philosophies de l’Histoire, le marxisme comme le fascisme et le nazisme, (qui) ont rêvé toutes les trois d’un homme nouveau ». « La relance de la fabrique de l’homme nouveau, grâce aux interventions des biotechnologies, renvoie aux mêmes périls que ceux auxquels le siècle qui s’est terminé a été exposé par les utopies totalitaires. »