Avec Jalousie, Claude Rabant nous offre un très bel essai, complexe et magistral. Le lecteur est emmené, par la clinique psychanalytique, depuis le questionnement de Freud porté par le transfert à Fließ vers son legs ultime, c’est à dire depuis une lettre du 12 décembre 1897 à Fließ jusqu’au Moïse et aux textes de 1938 (L’abrégé de psychanalyse 1940a et les fragments posthumes Résultats, idées, problèmes 1941f).
Plutôt qu’un livre qui serait comme un traité, Claude Rabant a choisi d’en créer l’illusion par une série de miroirs, 29, qui décrivent, suivent, illustrent, réfléchissent la jalousie jusqu’à sa mise en abîme dans notre culture, elle-même paranoïaque. Il fait ainsi entendre que le jaloux au narcissisme blessé s’en prend à la réflexion /au reflet que lui renvoie l’autre quand il y a défaillance de l’Autre. « La jalousie s’annonce d’abord comme une demande de renouer une interlocution interrompue ». (p.43)
Il initie sa démarche en s’appuyant sur la langue grecque qui différencie deux formes de la jalousie : le bouillir et le détruire et sur le Spinoza de L’éthique : « L’envie est la Haine, (…) » Proposition XXIII, et surtout la proposition XXXII.» Si nous imaginons que quelqu’un jouit d’une chose dont un seul peut être le maître, nous nous efforcerons de faire qu’il n’en soit plus le maître. » Il remarque aussi qu’Othello recoupe Médée dans l’expression de la jalousie comme siShakespeare avait été inspiré par Euripide. Ces deux tragédies deviendront pour Claude Rabant les lieux où lire, grâce à la sublimation des poètes, la trace et l’expression de la jalousie.
Cette dimension double de la jalousie traverse les langues (ghayra et hasada en arabe, Eifersucht et Missgunst en allemand). Un écart indicible se constitue. Freud le perçoit. Cela vient insister : « La dimension du non arrivé revient régulièrement sous la plume de Freud ». Comme ce n’est pas un objet de refoulement, il ne peut le nommer qu’en ayant recours à une autre langue, le français. (p.82) Cet impossible à dire, cette absence de refoulement est l’indice que le caractère double et mal saisissable de la jalousie donne la trace, par transparence, d’un autre champ. Ce qui porte Claude Rabant à écrire : « Le non arrivé a deux sens » : l’insupportable et l’inconciliable. (p. 84) Le premier est l’objet du déni (Verleugnung) et le second de la forclusion (Verwerfung) pour conclure avec Freud : « rien de ce qui arrive ne peut s’effacer. »
Une hypothèse de travail se dessine alors : « Admettons donc que, dans la jalousie, le sujet soit plongé à nouveau dans l’abîme anobjectal de l’Autre et que la retrouvaille de l’objet perdu soit confrontée à l’expérience d’un corps propre redevenu étranger. » Je tiens cette phrase pour cruciale dans la mise en place de la jalousie selon Claude Rabant. Elle implique une construction de l’objet dans la psychose différente de celle que propose Lacan. Il s’appuie sur la dichotomie qu’avance Tausk : « Je distingue choix objectal et trouvaille de l’objet. (…) Un objet est trouvé par l’intellect, choisi par la libido »1. Il commente en écrivant : « Dans la jalousie, la trouvaille de l’objet se perd, mais le choix objectal demeure. »(p.88) « L’expérience d’un corps propre redevenu étranger » est celle qu’évoque Freud quand il désigne le processus d’Entfremdung, d’étrangement, à l’égard du corps propre. Il s’agit ici de trouvaille et non de retrouvaille car l’identification ne s’est pas établie. Il trouve la métaphore opportune de « fantôme », trace du livre absent sur le rayonnage d’une bibliothèque. « Or l’objet véritable du jaloux est toujours un fantôme. Le corps propre redevenu étranger, perdu dans la brume d‘un Autre trompeur, identifié à ce fantôme. « (p.87)
Cette instabilité, cet « abîme anobjectal », permet à Claude Rabant d’écrire « Dans la jalousie, le bien convoité c’est l’amour même, l’amour en fuite et le corps perdu. » (p.89) Corps perdu car, selon V.Tausk, « l’identification au corps propre n’implique aucun dehors. » (p.92) Claude Rabant inscrit, ancre cette identification dans l’auto-érotisme primaire. L’envie originelle vient « détruire le premier bonheur hallucinatoire, ouvrir à force le champ infini de la lutte sociale. » La justesse de cette avancée se fait au prix de la critique par un mi- dire où il juge Lacan ne développant la jalousie qu’à partir de la jalousie amoureuse et passionnelle de l’adulte, alors que cette jalousie violente et meurtrière s’est formée dans l’anobjectal.
Claude Rabant écrit quand nos oreilles sont envahies par les meurtres des frères Karouchi. Il s’interroge sur le renversement qui se produit quand deux frères, ou deux sœurs telles les sœurs Papin, déplacent l’expérience de la haine infantile, qu’il qualifie d’augustinienne, en une haine sociale » fanatiquement fidèle à un dieu archaïque, résurgence sombre d’avant toute civilisation ? » (p.100) On pense à Daech prohibant la musique quand il écrit en conclusion de cette réflexion sur la puissance meurtrière et criminelle de l’anobjectal mis en acte : « Car ce dieu sombre ne peut connaître aucune joie, qui serait son Autre. »
Au bord de ce lieu sans dehors, il situe le masochisme. « L’humour est l’étendard du masochisme ». En cela, il est en tout point antinomique du froid sadisme calculateur. Claude Rabant suit pas à pas la démarche de Freud confronté à l’énigme du masochisme et à celle de Lacan dans Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Instinct de mort, complexe dont le fondement serait sociologique, pulsion ? Il ouvre ici une piste qu’il reprendra en conclusion du livre par l’exemple de Médée.
La jalousie formée dans l’anobjectal devient le pivot du franchissement social au prix d’un contrat masochiste où le sujet se préserve de l’emprise sur le moi de la jouissance féminine dans l’état amoureux, moment anormal inversant les positions du sujet selon Freud. Le masochisme « crée une forme de normalité de la souffrance ». Il « montre que la norme elle-même n’est qu’un contrat coutumier, ordonné par un fétiche et une illusion réversible. » (p.112) Pour ne pas succomber à la tentation masochiste, Claude Rabant décèle les stratégies sociales qui permettent le retournement en jouissance secrète. La société chrétienne en est virtuose !
Une autre incidence de cette emprise de la jouissance féminine se retrouve dans le statut social actuel de l’amour passion « qui est devenu à son tour la norme universelle ». (p.117) La société démocratique « n’est pas tant celle du repli de l’individu abandonné à la liberté de ses choix que celle des forces obscures qui le traversent et qu’il incarne en les rendant visibles. » (p.119)
Le cadre conceptuel ainsi mis en place, Claude Rabant fait parler le texte que livrent ceux qui sont en proie à la jalousie. « À bien des égards, la jalousie, portée à incandescence, donne accès à cet espace sans limites où le Moi se perd ». (p.123) Médée et V.Trierweiler y conjuguent la trahison et l’assomption sur un char de feu de jalousie qui les consume.
Une telle puissance dévoilée pousse à réinterroger le « continent noir ». Claude reprend ici le terme de Ablehnung, désaveu ou récusation pour nous inciter à relire l’hypothèse de Marcianne Blevis dans son livre La jalousie. Si le désaveu se transmettait de mère en fille, comme la forclusion se transmet dans les lignées, la psychose serait la norme et la société serait impossible car marquée par le Réel porté par l’Ablehnung. « Elle remarque que c’est grâce à la fonction maternelle que le désaveu du féminin n’est pas nécessairement légué aux filles et aux garçons. » (p. 125) En revanche, selon la thèse des anthropologues Maurice Godelier et Françoise Héritier, il existerait « une valence sexuelle différentielle » construite pour permettre aux hommes et à leur jalousie de contrôler et de s’approprier les pouvoirs de la fécondité féminine. » (p.130)
La jalousie extrême ne trouve sa limite que dans la mort. Ce point clinique toujours méconnu en psychiatrie est illustré par trois exemples : celui de Valérie Trierweiler qui s’affirme selon Cl. Rabant comme « LA femme toute », d’un prince polonais mis en scène dans La Pantoufle de Sapho où « derrière l’impériale majesté de la femme se tenait l’horrible misère d’une femme déchue » et enfin La fontaine aux larmes où « L’objet mort a tué les jaloux en même temps que l’amour ».
Claude Rabant pour montrer le parcours destructeur de la jalousie s’appuie sur le personnage de Iago et sa vengeancedans Othello. Son interprétation du drame est passionnante, comme un moment clé de son livre. La métaphore de Shakespeare décrivant la jalousie comme le monstre aux yeux verts devient l’en-tête du chapitre où il montre que l’aboutissement de la jalousie au-delà du ravage psychique est un poison monstrueux qui mène à la mort : » la jalousie vient ainsi à son terme, qui est aussi le comble du masochisme : le jaloux ne peut plus voir son objet que mort. Le comble de la jalousie masochiste, c’est de contempler son objet mort, de le voir perdu, et d’en retrouver seulement ainsi la jouissance – « je t’aimerai après » – pour en être enfin de nouveau le seul maître, au cours d’un sacrifice qui lui fait goûter, devant la dépouille de son amour, la pure transparence de l’être. » (pp. 154-155)
Cette longue citation fait entendre la concision de la pensée, la beauté du style et la clarté de la langue de Claude Rabant.
Le meurtre de Desdémone s’unit au meurtre des enfants de Médée dans l’incandescence de l’amour porté jusqu’à la jouissance meurtrière. Othello s’aime plus qu’il aime Desdémone, Médée aime plus ses racines que ses enfants. L’acte de Médée porte ainsi une éminemment dimension politique. Morts, les enfants de Médée et de Jason ne mêleront plus la lignée de la sorcière du Caucase à la terre des Grecs. La culture est fondamentalement paranoïaque. Claude Rabant le déploie dans un dernier volet de son essai qu’il ouvre par un chapitre « Etranges résonances actuelles ».
« La structure psychanalytique de la culture est inséparable de sa conception du délire. » Claude Rabant précise : « C’est parce qu’il y a du délire dans le monde voire que ce monde même est constitué comme un délire, que le sujet se trouve exclu de cet univers, et qu’il doit le reconquérir, sous la forme de la sublimation, pour en délivrer le message et parvenir à s’y inscrire lui-même. Jaloux du délire du monde, le sujet rivalise avec lui pour le reconquérir, ou plutôt pour conquérir ce qu’il ne sait pas. Ce qu’il ne veut pas savoir. » (p.183)
Il poursuit : « il s’agit de ce qui s’ignore du sujet lui-même, pour se projeter dans le monde et comme monde au-dehors, et qui ne peut devenir savoir que par cette projection et son déchiffrement, sa rétroprojection. » ( p. 185)
Cette découverte de Freud, le fil rouge qui hantait sa pensée, nous est toujours aussi insupportable. Et pourtant les faits nous aveuglent. Les grandes découvertes n’ont pu être effectuée que par une levée de ce « n’en sait rien », de même que les religions étayent l’aveuglement collectif. La crainte de la vengeance des morts, fantasme qui se soutient de l’attribution aux morts de la capacité d’être jaloux, ne peut être surmontée que par la « conquête d’un savoir sur le « n’en sait rien ». (p.194)
Mais cette note optimiste est contrebalancée dans la conclusion du livre par la référence à nouveau à Médée et à la Rébecca de D. Du Maurier : « C’est la question du Mal et de la marge laissée au bonheur. »
La vigueur de pensée de cet essai fera date et référence. Les pistes qu’il ouvre, pour certaines inédites, renouvellent le questionnement sur la paranoïa et le délire, le masochisme et la perversion, aussi bien du point vue de la psychanalyse, sa démarche essentielle, mais aussi pour la psychiatrie en interrogeant l’entité des « pervers narcissiques » et l’enjeu de la mort pour les paranoïaques et pour l’anthropologie en situant les enjeux politiques et culturels, pour réprimer l’action de la pulsion de Mort dans le social.
1 V.Tausk, De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie, 1919, Œuvres psychanalytiques, Payot, 1976, p.201.