N°31 / numéro 31 - Octobre 2017

Lorsque le citoyen est évoqué, de quoi ou de qui s’agit-il ? En politique, de quoi l’homme est-il le nom ?

Jeanine Mudryk-Cros

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Certains articles parus dans le numéro 30 des Cahiers de Psychologie Politique invitent à un cheminement tout en suggérant de le poursuivre en se risquant à soulever quelques voiles sur les pistes de réflexion suivantes :

La psychologie politique est censée s’intéresser à l’homme mais cela est-il suffisant d’en rester là ? En effet, à certains moments de l’histoire, la place occupée par l’homme et l’acception qui lui est affectée (acteur, agent, sujet, objet, etc...) peuvent être déterminants dans les analyses des situations politiques et des déterminants de phénomènes politiques. Si la carte n’est pas le territoire, le mot « homme » n’est pas l’homme, encore faut-il le situer.

Comment la psychologie politique envisage-t-elle l’homme par le biais du citoyen, quelle place lui réserve-t-elle ? D’ailleurs, lui réserve-t-elle une place ou bien l’homme représente-t-il un simple qualificatif du citoyen ? De façon plus précise, qui du citoyen ou de l’homme se trouve au cœur des réflexions politiques, comme déterminant des décisions ? Et de façon plus large, l’homme est-il l’objet ou le sujet de l’approche en psychologie politique ?

Car ceci n’est pas sans conséquences dans la mesure où s’il est l’objet de cette approche, en sa qualité d’objet, il n’est pas considéré prioritairement comme doté de caractéristiques qui en traduisent sa dynamique vivante et sa sensibilité émotionnelle, affective. Le tour est joué puisque, dans ce cas, l’homme est un élément, un objet parmi d’autres. S’il est déclaré « sujet », s’agit-il de lui témoigner des marques de reconnaissance ou bien, cette conscience d’être un sujet « homme » lui octroie-t-elle la faculté de se déployer comme un être humain vivant et donc sensible et d’être écouté et entendu comme tel ?

En effet, l’expression « l’homme-citoyen » va de soi et ne va pas de soi tout à la fois, dans la mesure où la prise en compte du citoyen sous-entend l’homme mais, le plus souvent, sous la forme d’une nécessité formelle : le citoyen est nécessaire à la démocratie par exemple. Or, il se trouve que l’homme est un être humain vivant et sensible, ce qui s’illustre par des manifestations intrinsèques au fait de vivre son existence dans un contexte politique. S’exprimer ainsi, c’est prendre le risque, pris ici, de nous confronter à un lever de bouclier justifié par l’interrogation : de quoi parle-t-on ? Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce qu’être humain ?

Il est vrai que les sciences et les techniques peuvent affirmer, aujourd’hui, qu’elles ont pris l’homme en considération mais dans cette affirmation transporte l’idée dominante que l’homme s’y définit prioritairement et exclusivement, à sa matérialité. La médecine ainsi que d’autres branches de la science s’intéressent à l’homme sous un angle de vue, particulier. S’il est légitime d’appréhender l’homme dans sa matérialité, s’arrêter à la dimension du corps et des signes visibles et tangibles pour le définir, c’est, délibérément, laisser de côté soit en l’ignorant, soit en le niant, une facette importante de ce qui le singularise mais aussi de ce qui l’humanise, en fait un être humain vivant et sensible.

Occulter ce point, c’est occulter le fait que choisir explicitement le prisme de la matérialité pour appréhender l’homme dans sa matérialisation, c’est, bien sûr, répondre aux protocoles expérimentaux, mais c’est laisser dans l’ombre l’homme vivant pour lui substituer l’homme statistique. Ce dernier n’existe pas puisqu’il a été inventé pour les besoins de la cause et qu’il n’est donc pas vivant.

L’extrapolation de cette remarque sur le terrain concret du quotidien politique voudrait insister sur les inconvénients et pour l’homme et pour la politique, sauf pour les gouvernants, de s’éloigner de ce qui est complexe pour se rapprocher de sa simplification et de son abstraction. L’homme statistique ne souffre pas et s’il est censé souffrir, sa souffrance est virtuelle comme l’est son statut d’ailleurs. L’homme vivant et sensible en souffrance se constitue, jour après jour, selon son vécu, et compose son histoire personnelle individuelle articulée à l’histoire politique collective.

Mais il est vrai que l’homme en souffrance, face à un scientifique examinateur, reste une énigme tant que sa souffrance ne livrera pas quelques signes visibles et donc crédibles pour cet examinateur, afin d’établir la véracité de ses « ressentis ». Dans le cas contraire, pour les médecins, il est un cas qui se plaint mais ne présente aucun symptôme ! En politique, des symptômes existent mais ne sont pas de même nature même si leurs prolongements peuvent rejoindre la médecine.

Est-il honteux, indécent, incompatible, impertinent, de rappeler que l’homme est vivant et sensible, et qu’à ce titre, vouloir ne l’appréhender que sous l’angle de l’homme rationnel ou qui « doit le devenir », c’est en tronquer à la fois sa substance et son essence. Il n’est pas étonnant, en politique, dans ces conditions, de se reconnaître dans des propos, même s’ils sont à visée clientéliste, qui traduisent le vécu concret sensible humain ? Faut-il confondre populisme et clientélisme au point de jeter l’opprobre sur les deux alors que le populisme mériterait, en ces temps qui nous concernent, une attention particulière : comment ceux dont le vécu est souffrance peuvent-ils s’exprimer pour être pris en considération sur le plan d’une humanité, si le fait de s’exprimer comme un humain est dévalorisé par des rationalités détentrices du pouvoir ou d’un pouvoir ?

N’existerait-il pas, dans le populisme, une facette composée de voix qui répondent en écho à des silences dépressifs, des violences ou des humiliations rentrées, ignorées ou méprisées ? Cette facette intéresse-t-elle vraiment les politiques ou, dit autrement, la politique est-elle destinée à ne s’occuper que de la partie positive et séduisante du spectacle qui nous est donné à voir ? Ne sommes-nous pas en train de nous laisser aller à ne considérer que ce qui est accessible aux outils et aux méthodologies scientifiques dont nous disposons pour explorer la nature, en imaginant que tout ce qui ne leur est pas accessible est, automatiquement, accessoire ?

En d’autres termes, est-ce inconvenant, impudique, décalé, de nous interroger, pour l’approfondir, sur la manière dont l’homme, aujourd’hui, se pense en tant qu’humain ? Est-ce déshonorant de nous souvenir que nous revendiquons n’être pas des machines au moment où notre mode de pensée et notre mode de fonctionnement tendent à devenir mécaniques ?

Faire le silence sur cet aspect, c’est prendre le risque de s’engouffrer dans une impasse avant de nous rendre compte que faire marche arrière est impossible. Car si notre inertie ou notre consentement laissent à penser que finalement, « ne pas se prendre la tête » est un leit-motiv majeur justifiant de tout sous-traiter à d’autres, aux spécialistes de la politique, ne soyons pas étonnés que pour des raisons de facilité, nous finissions réduits à des mécaniques, objets tout juste animés considérés comme les esclaves de leurs sensations et de leurs affectifs. Dans ce cas, il deviendra indispensable de faire intervenir pour que ces pseudo-humains soient « gérés » puisqu’ils ne se gèrent plus ! La servitude volontaire est la meilleure des justifications, surtout si l’esclave se croit un maître ! Nous n’en sommes pas loin puisque l’expression de l’affect doit respecter un cadrage « normal » social et politique pour être toléré, faute de quoi l’individu (intéressant ce concept) risque d’être caractérisé de marginal (pathologique ou artiste, ou ???).

L’acceptation implicite de ce schéma en vigueur, irradiant insidieusement la pensée dominante, a pour conséquence de prendre en considération, en fonction de ce modèle, ceux qui lui obéissent, de gré ou de force, tout en justifiant par des qualifications méprisantes, les autres. Ainsi, il sera judicieux de s’occuper des premiers et d’imposer aux seconds, soit de rentrer dans les rangs, soit de quitter le navire alors qu’ils sont déjà en errance mais ne trouvent aucun « guichet » pour être pris en compte car la « catégorie » n’existe pas pour les « recenser » !

« Je pense, donc je suis » nous déclarait Descartes, sans toutefois préciser comment la proposition principale devait se déployer pour être « recevable » car elle présente cette complexité qui, en politique, n’est pas neutre. Si je me pense, c’est que je me dédouble en sujet qui pense à l’objet pensé et nous revenons au point de départ ! Mais si je me concentre sur ma conscience d’être un humain, avec laquelle, ensuite, je vais me penser, je pourrai m’appuyer sur ma conscience pour veiller à rester « humain » après l’avoir expérimenté !

Cette démarche implique une concentration vers l’intérieur de soi alors que l’homme est entraîné, aujourd’hui, à l’extérieur de lui, dans la société du spectacle où il se donne à voir. Dans cette configuration extérieure, il est délimité par les différentes étiquettes fonctionnelles nécessaires à l’administration du quotidien, pour le qualifier : étudiant, individu, bénéficiaire, citoyen, électeur, contribuable, riche, pauvre, etc.... Diviser en catégorisant ne facilité pas le rassemblement dans la conscience d’une communauté partagée où la solidarité est une attitude humaine dictée par le sentiment d’inclusion et non pas d’exclusion.

Ce point est fondamental dans la mesure où il paraît dépeindre un résultat de pratiques habituelles tenues pour « normales », lesquelles s’appuient sur notre approche dualiste qui, pour mieux appréhender un objet ou un thème par exemple, va le situer à un pôle, radicalement opposé au pôle contraire. La dichotomie radicalise les positions et extrémise l’expression de la situation de celui que l’on positionne.

Ainsi, l’homme statistique est positionné sur un schéma construit selon une logique rationnelle et sa souffrance a disparu puisque son vécu, implicitement inclus, restera définitivement ignoré, ou plutôt simplement précisé. Cette gestion politique et sociale, selon une approche froide parce que déshumanisée (non sensible et donc non vivante puisqu’il ne suffit pas d’être mort pour ne pas être vivant !), s’organise en fonction de l’intérêt du prisme utilisé pour gérer. L’homme objet est au service de ce prisme et pour ces schémas, les pauvres sont indispensables pour illustrer les riches et réciproquement !

Considérer que c’est dans la logique des choses, c’est accepter d’emblée la pente glissante vers laquelle s’oriente ce schéma, ce qui est d’autant plus facile que dans une société contrastée, on ne se mélange pas, ce qui n’empêche pas d’avoir des idées sur ce que vivent les autres ! Décrire le vécu à partir de la représentation mentale qu’on s’en fait est devenu une seconde nature, et une manière de se déculpabiliser de tout, finalement !

Le vécu difficile de certains sera tu car à quoi sert de passer pour un geignard ou un gêneur des bonnes pratiques et des bonnes procédures émanant d’une machine bien rôdée qui va, de toute manière, l’absorber et le digérer ! Le film « Soleil Vert » de Richard Flescher date de 1973, époque où il était classé dans la catégorie de science-fiction mais parfois, la réalité dépasse la fiction !

Aussi, le citoyen qui se reconnaît comme humain et milite en faveur de son essence, puisque c’est essentiel pour lui, se trouve, déjà, devant l’alternative suivante : soit il renonce à sa singularité sensible (refoulement, déni, ignorance, etc...) en la considérant comme mineure pour rejoindre les modèles de conformité inspirés du mécanisme, de l’automation et du matérialisme, le tout sous couvert d’une justification d’une forme de « dictature de la raison » ; soit il se marginalise, de fait, en cherchant à ne pas perdre son âme. Ne pas perdre son âme est une expression que certains chercheurs utilisent lorsqu’il leur est demandé de faire des choix de thématiques de recherche alors que d’ordinaire, le terme « âme » est immédiatement connoté du religieux. Pourtant, les poètes ne sont pas les seuls à marquer leur production de leur âme, puisqu’il nous arrive de sentir l’âme d’une demeure ou d’un lieu. Devons-nous nous imposer de devenir politiquement ou socialement schizophrène pour, tout à la fois, accepter pour soi l’utilisation d’un terme dans un contexte tout en le réprouvant dans d’autres ? Cela ne signifie-t-il pas que nous construisons nos réalités en fonction des contextes, ajoutant ou occultant selon les cas, des pans entiers de réalités selon leur « utilité », en fonction de la finalité ?

L’impact de la psychologie politique n’est-il que de décrire ou plutôt de dévoiler au plus profond de ce qui est enveloppé ou qui enveloppe la réalité de chacun ? Le vivre ensemble est fonction d’un désir mais ce désir repose, lui-même, sur du compatible. Le matérialisme met l’accent sur la dimension physique, corporelle de l’homme ne s’encombrant pas de la complexité de l’humain, tout en se préparant à rendre matérialisable l’immatériel de l’homme. Le transhumanisme est une promesse dans ce sens, qui posera sans doute des problèmes immenses quant à la conscience humaine de ces « nouveaux humains fabriqués par l’homme ».

Une question est poignante : comment les spécimens des nouveaux hommes « humanisés » par la modernité vont-ils pouvoir témoigner de la conscience de l’essence humaine qui nous fait agir « en notre âme et conscience » ? C’est là, où peut-être, Platon viendra nous visiter, lui qui nous a familiarisés avec le concept d’Idée, pour que notre mémoire, seule, conserve l’Idée de l’homme puisque l’Idée de l’humain lui était inaccessible !

C’est à partir du moment où nous raisonnons en cherchant la perfection, le zéro défaut, que la démarche devient dangereuse lorsqu’elle est envisagée d’être appliquée à l’humain mais ce n’est pas parce que le statut d’objet fabriqué à la perfection ne doit pas s’appliquer à l’homme qu’il faut en finir avec l’humain ! Un objet peut être parfait dans sa finition mais devons-nous décréter que l’humain est fini ? L’homme doit-il définir la finitude de l’humain ?

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Pierre Elkouby-Benichou

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