N°33 / Quantification et quantité Juillet 2018

La raison totalitaire et morbide

Pierre-Antoine Pontoizeau

Résumé

VARIA

Alors qu’on parle de terroriste qui sème la terreur, il est intéressant de chercher à comprendre ce qui préside à une psychologie de la terreur, sans doute à l’origine d’une culture politique de la terreur. La terreur politique n’a-t-elle pas pour origine une logique idéologique totalitaire qui interdit toute altérité ? Cette logique n’a-t-elle pas des motivations psychologiques jusqu’à exprimer une pathologie de la réification de l’autre autorisant toute sorte d’action, de manipulation ou de destruction ? Cette inhumanité totalitaire n’est-elle pas le résultat d’une obsédante pratique de la répétition et de la concentration manifestant une raison morbide ? Et cette raison totalitaire et morbide a-t-elle alors une alternative dans une écologie des pathologies, soit l’organisation de la pluralité pour qu’aucune psychologie particulière ne conduise à une domination totalitaire ? Voilà notre chemin, pour que nous regardions comme Clémenceau les dérives d’une civilisation scientifique.

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Introduction

Si le totalitarisme se caractérise par une pensée du Tout et par une psychologie monomaniaque, toutes les aspirations à une société mondiale pourraient incarner cette dérive d’une idéologie totalitaire ; le plus difficile à admettre en la circonstance étant que l’idéologie totalitaire n’a pas d’autre contenu que de vouloir s’étendre à l’infini par négation de toute sorte d’altérité. L’universel serait par nature source de terreur, résultant de ce type de logique. Alors, nous en serions tous peu ou prou les inspirateurs ou les victimes, car pris dans ce mouvement d’une pensée totalisante-totalitaire, à notre insu sans aucun doute. Ce ne serait donc pas le contenu politique, mais cette logique pathologique qui caractériserait ce processus de totalisation totalitaire. Et ce processus tiendrait à l’exercice d’une raison aspirant à la totalité avec un tel acharnement qu’elle en serait morbide.

A cet égard, rares sont les philosophes politiques ayant étudié les régimes totalitaires. Rares en effet sont ceux qui ont pris le risque de dire qu’ils se distinguaient des anciens régimes politiques bien connus depuis l’Antiquité. Arendt fut une de ces personnalités à relever le défi d’une analyse ambitieuse dans son œuvre majeure Les origines du totalitarisme, tout particulièrement au chapitre 4 Idéologie et terreur : un nouveau type de régime. Ce chapitre est d’une grande actualité car nous sommes concernés par une nouvelle forme de totalitarisme si nous prenons en compte ses descriptions. Les projets promoteurs de la mondialité, de l’universalité ou de l’éthique globale des normes seraient totalitaires. Il faut donc approfondir sa recherche publiée en 1951 et discerner dans son propos une critique radicale d’une partie de la pensée occidentale. Elle porterait cette idéologie inspiratrice du nazisme et du stalinisme ; ceux-ci étant les enfants de cette part de la pensée occidentale.

Rares sont aussi les politiques qui tel Clémenceau ont osé nommer la « civilisation scientifique » pour expliquer le totalitarisme de nos ambitions. Répondant à Ferry à la chambre des députés le 30 juillet 1885, son propos vise les abus de la colonisation. Avec un courage politique et une lucidité intellectuelle rare, il nomme très clairement la « civilisation scientifique » : « Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l’histoire de votre civilisation ! [...] Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France, dans la patrie des droits de l’homme ! [...] Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. [...] N’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence, l’hypocrisie. » (2003, 106). Avons-nous entendu Clémenceau et Arendt ? Alors, commençons par approfondir les trois caractéristiques du totalitarisme : la terreur, la logique idéologique et l’anthropologie totalitaire. Puis, fort de cette meilleure compréhension, nous essaierons de discerner les alternatives qu’instille Arendt.

1. La terreur politique

Qu’est-ce que la terreur ? Il en existe une expérience historique. Elle en a pris le nom. Il s’ensuivit d’autres qui ont terrorisé des populations. Mais quels en sont les procédés et d’où tirent-elles cette capacité de se concrétiser par l’action des artisans d’une terreur du quotidien ? Cette terreur politique institue la peur collective par des décisions et des actions d’exception, voire des violences dont l’objectif est de briser les résistances des populations. La terreur psychologique produit la peur extrême, cet effroi ou cette épouvante qui conduisent le terrifié à la paralysie, souffrant de terreurs nocturnes, de cauchemars et de paniques glaçantes jusqu’à l’angoisse ; le terroriste étant celui par qui advient la terreur du fait d’intimidations, menaces, exécutions sommaires, dénonciations et délations. Mais elle exige de fabriquer ses terroristes, au sens littéral du terme. Si la psychologie du terrorisé est connue, la fabrication du terroriste ressort-elle d’une manipulation psychologique particulière ? Arendt expose quelques raisons aux résonances très psychologiques si l’on y prête attention.

La conversion au terrorisme requiert de se convaincre d’une mission ici-bas. La vérité est à construire de gré ou de force et le destin de quelques-uns est de s’affranchir des lois morales et de toute sorte d’inhibitions pour concrétiser l’ordre nouveau. Cette avant-garde de terroristes fait régner de force un ordre qu’il s’agit de faire advenir, même dans la violence et la souffrance. Arendt écrit sur ce premier point : « La politique totalitaire peut se passer du consensus juris parce qu’elle promet d’affranchir l’accomplissement de la loi de toute action et de toutes volontés humaines ; et elle promet la justice sur terre parce qu’elle prétend faire du genre humain lui-même l’incarnation de la loi. » (1972.1, 207). En incarnant la loi, le terroriste devient son propre maître et l’instrument qui exécute la loi dans ses actes. Il est à la fois inspiré et soumis, autonome et asservi. Sa totale souveraineté le rend sourd et dénuée de tout contrepouvoir intérieur : sa conscience ; ou hétéronome : la loi morale. Ceci est une première marque de la psychologie totalitaire faisant de chacun un Tout-Un sûr de son pouvoir, de son droit et de son autonomie.

Pour obtenir une telle adhésion qui conduit à s’affranchir de toutes les inhibitions, il faut en même temps aliéner et transcender le jugement moral. Aliéner le jugement, c’est le rendre inadéquat à la cause, impropre, inadapté pour ne pas dire indigne et petit ; le transcender, c’est servir un projet d’une ampleur qui oblige de façon inflexible jusqu’au pur asservissement à la cause. Arendt rappelle que les philosophies de la nature et de l’histoire ont ce pouvoir d’idéaliser le monde au point d’engager le terroriste à se faire le complice de leur réalisation : « La loi de la Nature ou celle de l’Histoire, pour peu qu’elles soient correctement exécutées, sont censées avoir la production du genre humain pour ultime produit ; et c’est cette espérance qui se cache derrière la prétention de tous les régimes totalitaires à un règne planétaire. » (1972.1, 206). Ces philosophies pratiquent une rhétorique du déterminisme, de la fatalité et de la nécessité qui imposent à ceux qui la comprenne de collaborer à l’œuvre. A l’inverse, toute résistance aux changements est alors suspecte ! Le terroriste accomplit un destin.

Arendt souligne que le terroriste est aussi la première victime du terrorisme. La terreur suscite la terreur qui encourage d’autres terreurs pour terroriser les terroristes et les terrorisés : « La terreur est la réalisation de la loi du mouvement ; son but principal est de faire que la force de la Nature ou de l’Histoire puisse emporter le genre humain tout entier dans son déchaînement, sans qu’aucune forme d’action humaine spontanée ne vienne y faire obstacle. » (1972.1, 210). La fin de son expression est édifiante. Elle signale l’effet de la terreur politique dans sa dimension psychologique : la paralysie. Or, l’absence d’obstacle et de réaction est le premier signe de la victoire de l’initiative terroriste. En ceci, la paralysie, l’hébétement et l’inaction participe d’une soumission à l’exercice de la terreur en renonçant à toute sorte de résistance : se résigner, puis se soumettre dans la passivité satisfait le désir de soumission du terroriste.

Elle met ainsi une partie de la pensée occidentale à l’épreuve d’un diagnostic qui en révèle son caractère d’idéologie totalitaire. En expliquant la terreur, elle insiste sur deux dimensions. La première tient à une conception de l’homme, la seconde tient à la transformation de la loi en norme prescriptive d’un devoir être. Les deux constituent une double injonction d’être une certaine humanité en s’y soumettant par devoir de conformité.

A cet égard, la terreur est une histoire de simple réfutation de l’altérité qui conduit à la négation de la pluralité humaine. Il y a là une prescription anthropologique et une perversité culpabilisante interdisant à autrui d’être autre que ce que l’on a décidé pour lui, fusse de lui dire d’être ce qu’il veut à condition de se conformer à cette injonction de changer : « La terreur et son cercle de fer, la destruction de la pluralité des hommes, la création de l’Un à partir du multiple, d’un Un qui agira infailliblement comme si lui-même participait du cours de l’histoire ou de la nature, sont un moyen non seulement de libérer les forces de historiques et naturelles, mais encore de les accélérer. » (1972.1, 212-213) Ici, un idéal abstrait sert de modèle à la conduite d’hommes bien plus aliénées que libérées, devenues les machines d’une destinée à accomplir.

La seconde tient de la transformation de la loi en norme, et elle interroge les dérives totalitaires du droit occidental. Arendt en a une conception classique : « La grandeur mais aussi l’inconvénient des lois dans les sociétés libres est qu’elles disent uniquement ce qu’on ne devrait pas, mais jamais ce que l’on devrait faire. » (1972.1, 213) Or, aujourd’hui, plus encore qu’en 1950, les institutions occidentales imposent des normes universelles agissant telles des prescriptions dont les auteurs estiment qu’ils ont l’autorité et le devoir de les imposer à tous. S’opère là un glissement où la psychologie de chacun bascule de la bonne volonté à la conviction qu’un devoir être s’impose à soi et aux autres, jusqu’à les tyranniser. Alors que la loi codifie pour fixer des interdits sans par ailleurs entraver des libertés concrètes dans ses limites, la norme liberticide détermine l’unique acte acceptable. Sa prescription interdit l’écart.

La terreur est donc présente dans la pensée occidentale contemporaine. Elle fait injonction de changer pour réaliser le progrès. Elle prétend à l’universel, même dans son relativisme. Dans le même temps et très paradoxalement, elle prétend détenir l’unique régime de vérité par un discours scientifique dont les théories ne sont plus discutables sur une période ; sans oublier l’insidieuse pragmatique imposant l’efficacité immédiate des actions, en congédiant toute contestation ou résistance au nom de la supériorité de l’utilité et de l’efficacité constatable à la façon d’une preuve irréfutable.

2. La logique idéologique chez Arendt

Dans cette partie, nous procéderons en deux temps. Arendt décrypte la logique idéologique qui s’apparente à une logique de l’imaginaire où la seule cohérence formelle remplace toute autre considération, les objets devenant des ombres fantomatiques et le raisonnement la seule preuve véritable de l’argumentation idéologique. Arendt s’en tient à cette analyse critique d’une philosophe aux accents épistémologiques et phénoménologiques. Nous y ajouterons un second temps d’analyse plus psychologique, en reprenant les travaux instructifs de Gabel1 sur la psychopathologie de la pensée dialectique et le phénomène de fausse conscience.

Arendt écorne l’esprit scientifique mais cherche initialement à le préserver d’une attaque trop frontale comme nous allons le voir, l’humaniste hésitant à faire de la démarche scientifique, la source même de la logique idéologique. Elle interpelle la pensée occidentale montrant que l’idéologie est le fruit d’un mélange entre science et philosophie : « Les idéologies sont connues pour leur caractère scientifique ; elles allient approches scientifiques et résultats d’ordre philosophique, et ont la prétention de constituer une philosophie scientifique. » (1972.1, 216) Rappelons pour l’illustrer que la théorie des races a valu quelques prix Nobel de médecine à des éminents spécialistes de la question au début du 20e siècle, avec des sociétés d’eugénisme diffusant leurs idéaux auprès des élites occidentales2. Il existait un accord sur sa véracité dans la communauté scientifique de l’époque jusqu’à faire de ses promoteurs des prix Nobel. Arendt a tout à fait raison de mentionner cette alliance entre les résultats scientifiques et les approches philosophiques du fait d’une présence avérée d’hommes de sciences éminents et reconnus de leur temps dans la constitution des idéologies totalitaires se diffusant dans la pensée politique3. Il en fut de même des sciences sociales et économiques faisant de la lutte des classes le principe d’une théorie, pour ne pas dire d’une doctrine, considérée comme universellement vraie, comprenant et incluant que la dictature du prolétariat et ses œuvres étaient une nécessité historique. L’expression très juste de philosophie scientifique témoigne de cette fertilisation croisée qui aurait été impossible sans l’influence et l’autorité d’une science constituée et reconnue où les savants jouent leur rôle. Cette rhétorique est alors un instrument de propagande efficace appelant au changement en abusant de l’autorité de la prophétie scientifique avec l’appui et la complicité de ses savants.

Elle poursuit sa description de la logique idéologique. Elle procède par un réductionnisme où une seule idée va surdéterminer les choses en vertu d’une opération dialectique. Ce qui fait dire à la philosophe que : « Tout ce qui arrive, arrive conformément à la logique d’une seule « idée ». Cependant, le seul mouvement possible dans le domaine de la logique est celui de la déduction à partir d’une prémisse. » (1972.1, 217). Le développement de cette idée unique assimile toute chose en son sein pour la réduire, négligeant les faits au profit de cette représentation abstraite et unique.

Elle insiste sur cette logique interne gouvernée par la seule loi de cohérence, soit un déploiement logique dénué d’interaction ou d’interlocution : « Ce qui habite « l’idée » à tenir ce nouveau rôle, c’est sa « logique » propre, à savoir un mouvement qui est la conséquence de l’« idée » elle-même et qui ne requiert aucun facteur extérieur pour la mettre en mouvement. » (1972.1, 217). Cette rumination a quelque chose de monomaniaque qu’Arendt identifie très bien, avec cette obsession qui suffit à tout expliquer quand l’unique idée rend compte du tout : « Les idéologies admettent toujours le postulat qu’une seule idée suffit à tout expliquer dans le développement à partir de la prémisse, et qu’aucune expérience ne peut enseigner quoi que ce soit, parce que tout est compris dans cette progression cohérente de la déduction logique. » (1972.1, 218).

Elle associe ce caractère obsessionnel et monomaniaque à une forme de déréalisation où l’expérience n’apprend plus rien. Le discours se suffit à lui-même puisqu’un seul concept obsessionnel rendra compte de toute façon de la totalité. La logique idéologique produit un raisonnement très circulaire, à la façon d’un truisme : « Dès que la logique en tant que mouvement de la pensée – et non en tant que régulation nécessaire de la pensée – est appliquée à une idée, cette idée se transforme en prémisse. » (1972.1, 218). En excluant le réel au profit d’un concept général, la logique idéologique renonce à la particularité, à la singularité et à l’irréductibilité du quotidien. Ils disparaissent, engloutis par l’expression vraie d’un raisonnement infalsifiable, faute de rencontrer la moindre adversité. Arendt initie là sa remise en cause de l’esprit scientifique, puisqu’elle évoque la loi dans laquelle le monde se dilue : « L’idéologie traite l’enchaînement des événements comme s’il obéissait à la même « loi » que l’exposition de son « idée ». Si les idéologies prétendent connaître le mystère du procès historique tout entier, les secrets du passé, les dédales du présent, les incertitudes de l’avenir, c’est à cause de la logique inhérente à leurs idées respectives. » (1972.1, 217) Cet isolement acte l’insensibilité à toute intrusion du réel qui contrarierait cette attitude schizophrénique.

Enfin, cette logique développe une méthode propre dont elle décrit les caractères : « Il existe trois éléments spécifiquement totalitaires qui sont propres à toute pensée idéologique. Premièrement, dans leur prétention de tout expliquer, les idéologies ont tendance à ne pas rendre compte de ce qui est, de ce qui naît et meurt […] En deuxième lieu, dans ce pouvoir de tout expliquer, la pensée idéologique s’affranchit de toute expérience, dont elle ne peut rien apprendre de nouveau […] En troisième lieu, puisque les idéologies n’ont pas le pouvoir de transformer la réalité, elles accomplissent cette émancipation de la pensée à l’égard de l’expérience au moyen de certaines méthodes de démonstration. Le penser idéologique ordonne les faits à une procédure absolument logique qui part d’une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste. » (1972.1, 219-220). Sa dernière phrase définit l’exercice même de la logique formelle. Elle pose des axiomes qui ont valeur de prémisse, elle les développe en vertu de leur seule cohérence interne, ces objets étant la seule réalité de ces savants, s’affranchissant des autres formes de réalité. Et cette émancipation du réel est considérée comme le signe même de la supériorité de leur exercice. La conclusion est alors que la méthode déductive (logico-mathématique) est un processus extensif illimité de la logicisation du monde, soit l’idéologie totalitaire dont Gabel pressentait les dangers.

3. La psychologie du totalitarisme chez Gabel

Gabel a l’audace d’envisager que cette pensée traduisait quelques traits de caractères, voire une pathologie faisant des systèmes de pensée des expressions potentielles de différentes maladies mentales. Certes, le risque est grand de soigner les maladies pour soigner les pensées et réciproquement ; puis de dénoncer des pensées parce qu’elles sont des maladies pour éradiquer les pensées en soignant les maladies. La ligne de crête des conséquences de la pensée de Gabel est ténue. Mais cela ne peut nous dissuader de rendre hommage à cette intelligence. Il a pris le risque d’interroger les processus à l’œuvre dans la société contemporaine pour y repérer les signes d’une pathologie sociale. Lecteur attentif de Lukacs4, il utilise cette notion de réification pour témoigner de cette posture où l’homme se regarde lui-même tel un objet mesurable : « Cette condition inhumaine se manifestera encore par une certaine prépondérance de l’aspect quantitatif de l’existence. Le monde réifié est avant tout un monde de la quantité. » (2009, 13).

Là où Arendt avait indiqué que la logique totalitaire exècre l’initiative, la liberté et la création, Gabel explique que l’homme se faisant objet renonce à son histoire et à son futur pour se fondre dans la présence matérielle immanente des choses : « L’homme du monde réifié ne peut pas comprendre l’histoire dans ce qu’elle a de créativité et de spontanéité […] En effet, la notion d’événement implique une transformation dialectique de la quantité en qualité ; c’est à la fois une continuation du passé et une rupture avec le passé. » (2009, 14). Il en tire cette conclusion : « La conscience réifié est essentiellement une conscience anhistorique. » (2009,14). Son explication montre à quel point cette logique éradique la conscience morale qui se dissout dans l’objectivation des actes, la neutralité des faits, la rationalité des actions : « Le monde de dissociation des totalités concrètes, de spatialisation et de quantification qu’est l’univers réifié sera nécessairement le siège d’une dégradation des contenus axiologiques de l’existence. Sa morale sera assez typiquement ce que l’on appelle actuellement la morale objective ; la catégorie de l’efficience s’y substitue à elle de l’intention morale. » (2009, 15). Or, il se pourrait bien que toute la société occidentale soit aujourd’hui prise, jusqu’à l’aveuglement, dans cette logique aliénante où l’homme devient un objet ou une marchandise.

A l’instar d’Arendt, il interpelle la science. Il fait le lien entre les modalités de cette conscience aveuglée, la fausse conscience, et la pathologie schizophrénique : « Nous vivons dans une époque de fausse conscience. Sa présence dans notre vie constitue, sans doute, un des éléments essentiels – sinon le plus essentiel – de ce que l’on a le droit d’appeler avec le Docteur Henry Ey la nuance schizophrénique de notre civilisation. » (2009, 19). Il explique comment cette raison pathologique mobilise des attitudes scientifiques dont la raison géométrique et l’esprit de quantité, partageant ce diagnostic avec Arendt. Il écrit : « On retrouve en effet chez ce schizophrène la structure phénoménologique essentielle de la conscience réifiée : la géométrisation et la quantification de la pensée. » (2009, 26). Et ce rationalisme occulte alors la vie et le réel : « Le « rationaliste morbide » est un malade chez qui la raison géométrique a pris le dessus par rapport à l’expérience de la réalité vivante. » (2009, 20).

Il interroge là les composants de l’esprit scientifique montrant qu’ils ont à voir avec cette pathologie inhérente à la logique totalitaire décrite par Arendt. Mais il excuse le savant de subir l’inévitable schizophrénie de sa pratique. Il établit avec lucidité cette proximité entre le savant et le schizophrène : « Dans la démarche scientifique proprement dite, il y a également un élément « subréalisant ». La philosophie d’Emile Meyerson (identité et réalité) est l’expression de cet aspect important – mais nullement unique – de la pensée scientifique. Dans le cas du savant, cette attitude est inévitable par suite de la complexité des faits qu’il aborde. Chez le schizophrène, elle est conditionnée par une déficience de l'élan vitale, qui l’empêche de se hausser au niveau vital du fait quotidien. » (2009, 39).

Gabel et Arendt voient donc dans la logique idéologique le résultat d’un égarement pathologique. Lui le nomme « rationalisme morbide »5 et il en fait le signe d’une aliénation où s’insinue une réification : « Ou bien on restreint le terme « aliénation » à sa signification marxiste en mettant en évidence le rôle joué par la réification, mais dans ce cas le problème de l’aliénation en psychiatrie n’est pas celui de la maladie mentale en général, mais celui d’un fait très précis : le rationalisme morbide. » (2009, 45) Elle, le décrit dans cette déréalisation plus vraie que la réalité, ce que sont les abstractions imaginaires, évoquant le sixième sens : « La pensée idéologie s’émancipe de la réalité que nous percevons au moyens de nos cinq sens, et affirme l’existence d’une réalité plus « vraie » qui se dissimule derrière les choses sensibles, les gouverne de cette retraite, et requiert pour que nous puissions nous en avise la possession d’une sixième sens. » (1972, 219) Elle évoque là une rationalité devenue pensée magique. Et, dans cette déréalisation intentionnelle, s’instille la réification de l’homme, d’où la question de l’anthropologique totalitaire.

4. L’anthropologie totalitaire et la pathologie de la réification

L’anthropologie totalitaire est univoque et inclusive car elle absorbe toutes les différences par négation de l’altérité. Et, elle construit une réification de l’humain dans une figure abstraite et désincarnée. Elle a donc les traits d’une utopie décrivant une image de l’homme à la façon d’un projet humain où il faut faire advenir une autre humanité. Là aussi, faisons se rencontrer Arendt et Gabel, sans oublier leur inspiration commune, celle des écrits de Lukacs sur la réification. Cette anthropologie a trois caractères : l’affirmation d’un modèle, la perspective de la fabrication de l’homme conformément à ce modèle et la réification de l’Autre.

L’affirmation d’un modèle commence par la négation de la singularité humaine. La question de l’homme renvoie à l’histoire ou à la nature comme puissances structurantes et déterminantes. Elles affirment le modèle et nient tout ce qui contrarierait ce modèle. Il prime les individus en vertu de cette pensée pour laquelle les abstractions sont plus vraies et sans aucun doute plus réelles que ces réalités dégradées du quotidien. Ces réalités du monde sont factices et la seule véritable réalité est celle du modèle. L’anthropologie totalitaire tient ensuite à l’autorité scientifique du modèle pendant une période. En cela Arendt vise très juste lorsqu’elle en conclut : « Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective. » (1983, 99). Alors le modèle s’impose, libérant le terroriste de toute culpabilité dans ses œuvres d’épuration, de persécution, de rééducation et de manipulation.

La perspective de la fabrication de l’homme tient à l’écart entre la vérité abstraite du modèle et le constat d’une réalité imparfaite. Dès que le modèle est affirmé, s’ensuit fort logiquement l’obligation de concrétiser le devoir être de l’homme à l’image du modèle. La fabrication de l’homme est ainsi le second signe très caractéristique de l’anthropologie totalitaire. Arendt le décrit : « La terreur comme réalisation d’une loi du mouvement dont la fin ultime n’est ni le bien-être des hommes ni l’intérêt d’un homme mais la fabrication du genre humain, élimine l’individu au profit de l’espèce, sacrifie les "parties" au profit du "tout" ». (1972.1, 210). Cette fabrication est avant tout destructrice puisqu’elle autorise la liquidation des imparfaits. L’anthropologie totalitaire légitime donc toujours la destruction des pauvres, des peuples déclarés inférieurs, des bourgeois, des juifs, des religieux, des minorités, des handicapés ; bref la fabrication commence par la purge. Or, nous sommes aujourd’hui de nouveau en présence d’une pensée totalitaire usant de l’argument de l’injonction de mépriser l’homme au profit d’un nouvel homme mécanisé, robotisé et augmenté, asséné comme la seule destinée, sans alternative là encore. La rhétorique est construire selon ces règles décrites par Arendt : sens de l’histoire, sens de l’évolution, sens de l’économie, fatalité, absence d’alternative, invitation au renoncement et à la soumission, promesses abstraites. Et cette promesse unilatérale d’une humanité fabriquée et meilleure est le signe emblématique de toutes les stratégies totalitaires. De plus, cette fabrication ne dit jamais qui fabrique et qui est fabriqué ; comme si cette chosification advenait d’elle-même. Si le fabriquant n’est pas fabriqué à l’identique de ce qu’il fabrique, il se condamne à être éliminé par sa fabrication puisqu’elle est là pour le dépasser. Il faut alors de la dissociation mentale, voire de la schizophrénie jusqu’à l’absurde pour se sacrifier au profit du fabriqué. La terreur emporte de nouveau le terroriste dans ses œuvres dans un procédé de réification.

La réification de l’Autre est la conséquence logique des deux points précédents, mais elle en est aussi à l’origine en changeant le regard que l’homme porte sur lui-même et ses congénères. L’homme réifié l’est dans la représentation. Il est l’objet d’un destin, d’une fatalité qui le transforme malgré lui. Et l’homme réifié l’est aussi dans l’exercice même de sa perception. Ce double mouvement réifie la relation et l’objet, le regard et l’image, la perception et la représentation.

La perception totalitaire induit l’élimination des perceptions au profit d’une seule portée par l’autorité scientifique du temps. La seule perception valide est celle qui résulte d’une démarche réputée neutre, celle du savant se détachant de toute sorte de contraintes morales pour mener à bien ses recherches en toute liberté. L’accès au monde et aux autres est réduit à cette seule perception devenue méthode scientifique et pour laquelle la seule visée de la connaissance préside aux relations de l’homme à lui-même et à son environnement. Il s’agit d’une habitude de pensée, insidieusement prédominante, qui fait perdre toute relation affective, émotive, engagée, poétique, irrémédiablement dévalorisées. Résultat de l’anthropologie totalitaire, la connaissance est elle aussi réduite à une seule dimension à l’exclusion d’autres rapports aux mondes. L’omission, voire l’élimination des perceptions relève alors d’une pathologie de la perception6. Elle procède ici d’un aveuglement par occultation, le fait totalitaire marquant la prééminence d’une perception en interdisant les autres au nom d’une objectivation. A cet égard, la réification opère dans le langage si la règle de perception est conforme à celle éditée par la science. Comme l’exprime magistralement Tillich : « L’homme devient, de fait, ce que la connaissance qui contrôle considère qu’il est : une chose parmi les choses (…) un objet déshumanisé pour la tyrannie ou un objet normalisé pour les communications publiques. La déshumanisation cognitive a entraîné une déshumanisation effective. » (2000, 140). Cette raison technique ou cette connaissance qui contrôle détermine une perception puis une relation cognitive inductrice de son objet. De même, Merleau-Ponty s’interroge du manque de distance critique quand nous nous soumettons aux injonctions de la méthode scientifique : « C’était par exemple une évidence, pour l’homme formé au savoir objectif de l’Occident, que la magie ou le mythe n’ont pas de vérité intrinsèque (…) que les effets magiques de la vie mythique et rituelle doivent être expliqués par des causes « objectives », et rapportés pour le reste aux illusions de la Subjectivité. La psychologie sociale, si elle veut vraiment voir notre société telle qu’elle est, ne peut pourtant pas partir de ce postulat, qui fait lui-même partie de la psychologie occidentale, et en l’adoptant, nous présumerions nos conclusions. » (1964, 42). Cette déformation scientifique de la perception produit la réification.

La représentation réifiante tient donc de cette déformation induite de la perception. Elle s’enracine dans le dualisme cartésien de l’animal machine que La Mettrie prolongera par l’homme-machine. Il faut reconnaître, que dans l’histoire qu’il nous est donné d’étudier, les deux totalitarismes du 20e siècle ont été inspirés par ce matérialisme scientifique ou dialectique, exprimant cette vue d’un homme réduit à la seule vérité de ses composés matériels7. L’Autre est un simple amas matériel, un instrument, un outil, voire de ce fait une marchandise. La négation des perceptions chez celui qui regarde conduit en toute cohérence à la négation de ces mêmes perceptions chez l’Autre. Celui-ci ne saurait posséder ce que la démarche dénie dans sa construction même. L’injonction de se conformer à cette représentation interdit de dire de l’homme qu’il serait autre chose qu’un objet. Sur ce point, Gabel conclut à l’existence d’une logique pathologique : « L’hypothèse d’une logique schizophrénique collective (réifiée, anti-dialectique et égocentrique) nous fait mieux comprendre la signification d’un certain malaise logique existant indiscutablement dans la civilisation contemporaine. » (2009, 50). En conséquence, quelques positions contemporaines deviennent tout à coup les signes d’un enfermement systématique dans ce processus pathologique produisant cette réification totalitaire, inhumaine.

5. Les leçons d’Arendt sur l’inhumanité totalitaire

Ses leçons sur l’inhumanité portent sur deux aspects psychologiques consubstantiels de toute démarche totalitaire : la désolation et le déracinement qui en sont les deux principales manifestations.

La désolation se distingue de la solitude en ceci que la présence à soi se dissout. La désolation traduit un abandon où ni les autres, ni soi-même ne peuvent interagir du fait d’un isolement toujours plus pressant. Arendt décrit cette domination totalitaire en ces termes : « La domination totalitaire se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme. » (1972.1, 226). La philosophe se fait phénoménologue voire psychologue lorsqu’elle décrit ce chemin de la solitude vers la désolation où la société totalitaire dissuade d’être et de juger : « Dans la solitude je suis, en d’autres termes, « parmi moi-même », en compagnie de moi-même, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres » (…) La solitude peut devenir désolation. Cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne ». (1972.1, 228). Elle complète en précisant que la socialisation est constitutive de l’existence à l’instar d’un Winnicott décrivant la construction psychologique de soi dans les phénomènes et objets transitionnels. A l’inverse, l’enfermement communicationnel entretient la privation par l’absence, dans le silence des camps ou par la saturation médiatique dont le bruit aliène jusqu’à ce que : « Les hommes deviennent entièrement privés : ils sont privés de voir et d’entendre autrui, comme d’être vus et entendus par autrui. Ils sont tous prisonniers de la subjectivité de leur propre expérience singulière, qui ne cesse pas d’être singulière quand on la multiplie indéfiniment. Le monde commun prend fin lorsqu’on le voit sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective » (1983, 99). La domination totalitaire agit alors sur toute la vie par une intrusion permanente dans toutes ses dimensions jusqu’à cette désolation par le tout vide ou le tout plein concentrationnaire jusqu’à la perte de conscience de soi dans l’isolement concentrationnaire.

Depuis Arendt, l’organisation de la désolation prive plus encore de la relation à autrui. Elle disloque les relations humaines, désarticule les liens sociaux, supprime et dévalue la relation intersubjective à force de dénonciation, de renoncement, de critique et de persécution, de mensonge, de tromperie, de calomnie et d’humiliation. Or, ces procédés sont promus, glorifiés, globalisés, vulgarisés, médiatisés dans nos sociétés contemporaines légitimant le diagnostic d’Arendt : « Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi, qui, s’il peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la présence confiante et digne de foi de mes égaux. Dans cette situation, l’homme perd la foi qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et d’éprouver sont perdus en même temps ». (1972.1, 229). Ce processus totalitaire fabrique de l’isolement, de l’angoisse et de la désespérance, où devenant la chose des autres autant que les autres deviennent choses de soi, l’homme disparaît à lui-même dans le reniement de son humanité. Ce processus le dévalue dans une rhétorique humiliante : l’homme jetable, inutile, incompétent, inintelligent, puisque la machine excèderait en toute chose cet amas de chair ! Et l’homme est aussi surveillé, dénoncé, exposé dans toutes les pratiques déviantes d’internet dont des jeunes et des enfants souffrent cruellement : exhibitions, chantages, persécutions, lynchages informationnels, etc. Voilà ce qui est très largement donné de voir dans les techniques et pratiques de l’idéologie totalitaire du moment8.

Le déracinement est indissociable de l’enracinement. Arendt fait référence à l’appartenance à un lieu, un territoire et aux souffrances humaines liées à des phénomènes d’exil, d’expulsion, de déplacement, de déportation et de migration où l’homme subit le détachement de son territoire. Le territoire réel des lieux ou bien celui immatériel d’une culture, d’une histoire et d’une civilisation constituent des lieux communs. Or, l’idéologie totalitaire contemporaine œuvre au déracinement universel en menaçant explicitement toute revendication d’un lieu commun singulier. Déraciner relève d’un processus d’aliénation de la construction psychique sous un autre angle que la désolation. Là où la désolation mentionne la déconstruction psychique par l’absence de relation aux autres, le déracinement mentionne les relations aux objets physiques et culturels de son voisinage quotidien, soit les lieux communs. Le totalitarisme contemporain les liquide et organise la promotion d’un universalisme d’un monde d’apatrides en déshérence. En cela, il fabrique un univers-monde concentrationnaire fait de lieux semblables qui répètent à l’infini les formes rationnelles et mondiales d’un mode de vie universel, dénoncé en son temps par Jaspers9. La destruction des lieux communs singuliers a pour conséquence l’avènement d’un village mondial concentrationnaire.

Ce déracinement utilise toutes les voies de l’arrachement, au sens botanique, d’arracher de sa terre. Il élimine les limites qui circonscrivent des libertés effectives. Arendt légitime ce qu’elle nomme « le principe territorial » : « Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays. Dans Origine et sens de l'histoire, Jaspers étudie longuement les implications d'un ordre mondial et d'un empire universel. Peu importe la forme que pourrait prendre un gouvernement du monde doté d'un pouvoir centralisé s'exerçant sur tout le globe, la notion même d'une force souveraine dirigeant la terre entière, détenant le monopole de tous les moyens de violence, sans vérification ni contrôle des autres pouvoirs souverains, n'est pas seulement un sinistre cauchemar de tyrannie, ce serait la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons. Les concepts politiques sont fondés sur la pluralité, la diversité et les limitations réciproques. » (1974, 94) La limite spatiale est à l’instar des murs des cités antiques ce qui offre des droits et libertés en protégeant. Or, le déracinement élimine le sens commun parce que l’universel totalitaire exclut le droit d’exprimer des préoccupations existentielles pour une communauté humaine dans les limites de son aire d’influence. Cette fois, Arendt remet en cause l’approche scientifique, car elle légitime de : « s’affranchir de toutes les préoccupations anthropocentriques, c’est à dire authentiquement humanistes » (1972.2, 338). Le déracinement fabrique alors une masse : « L’efficacité de ce genre de propagande met en lumière l’une des principales caractéristiques des masses modernes. Elles ne croient à rien de visible, à la réalité de leur propre expérience ; elles ne font confiance ni à leur yeux, ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, qui se laisse séduire par tout ce qui est universel et cohérent par soi-même. Les masses se laissent convaincre non par les faits, même inventés, mais seulement par la cohérence du système dont ils font censément partie. On exagère communément l’importance de la répétition parce qu’on croit les masses peu capables de comprendre et de se souvenir ; en fait, la répétition n’est importante que parce qu’elle convainc les masses de la cohérence dans le temps. » (1972.1, 78). Le déracinement promeut et organise donc un monde concentrationnaire dont la sur-urbanisation contemporaine. Arendt a en mémoire la logique des camps qui se reproduit sous nos yeux dans ses principales caractéristiques : dépossession, dénaturalisation, acculturation, désidentification, déplacement, concentration, privation, précarisation où tous se ressemblent. La similitude est grande et troublante. Elle conclut : « Etre déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde. » (1972.1, 227)

La désolation et le déracinement expriment bien l’objectif de cette politique totalitaire. Arendt en vient in fine à s’interroger sur la conception moderne de la science. Elle questionne l’oubli de l’homme et du monde vécu dans l’attitude scientifique : « comprendre la réalité physique semble exiger non seulement le renoncement à une vision du monde anthropocentrique ou géocentrique, mais aussi une élimination radicale de tous éléments et principes anthropomorphes en provenance du monde donné aux cinq sens. » (1972.2, 337) Ce déracinement inhérent à l’exigence de la méthode scientifique fonde une connaissance particulière, puisque : « l’homme de science n’a pas seulement laissé en arrière le profane et son entendement limité, il a abandonné une part de lui-même et de son propre pouvoir d’entendement qui demeure l’entendement humain, quand il va travailler dans son laboratoire et se met à communiquer en langage mathématique. » (1972.2, 341). Le parallèle devient ici manifeste entre la pratique scientifique et la politique totalitaire. Elle souligne trois caractéristiques de la science et du totalitarisme dans leur inhumanité commune. La science occidentale viserait la puissance plus que la connaissance !

Premièrement, le totalitarisme détruit la personnalité juridique. La pratique scientifique se défend, elle aussi, de devoir se soumettre à une loi et tout est fait pour renoncer à l’interdit au nom de la liberté d’expérimentation infinie de la science en dehors du droit : si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain. Aucun comité d’éthique dans le monde n’a résisté à la pression de la liberté absolue du savant10.

Deuxièmement, elle souligne qu’il détruit aussi la personne morale soit toute sorte d’opposition à une pratique scientifique qui ne saurait en aucun cas se limiter sous l’influence d’une morale. Et l’esprit scientifique revendique cette neutralité excluant de facto tout jugement moral sur sa pratique.

Troisièmement, elle souligne que la société totalitaire détruit la personne physique, la science s’autorisant la fabrication d’une humanité selon ses critères.

La pratique scientifique relève point par point de cette description du totalitarisme. Et, non sans humour, Arendt s’appuie sur l’environnement technologique de la capsule de l’astronaute pour en tirer l’enseignement que cette fabrication du monde est déshumanisante et concentrationnaire à l’extrême : « un homme pour lequel il sera d’autant moins possible de rencontrer jamais autre chose que lui-même et les choses faîtes par l’homme qu’il aura mis plus d’ardeur à éliminer toutes considérations anthropocentriques dans ses rencontres avec le monde non humain qui l’environne. » (1972.2 352). La science ferait ainsi de chacun un astronaute dans un univers concentrationnaire construit par la technique, l’imaginaire se substituant à la nature d’où l’attirance pour une politique de l’imaginaire favorisant une économie du « virtuel » infini contre une politique de la nature aspirant à une écologie politique du fini. Et cette économie de l’imaginaire est le relai de la puissance de ce processus totalitaire séduisant chacun dans ses rêves de concrétisation de tous ses désirs11.

6. Le processus totalitaire contemporain : répétition et concentration

L’analyse des systèmes totalitaires mérite enfin un examen plus général de la société totalitaire dont les processus sont aujourd’hui à l’œuvre. Sans critiquer Arendt, il est certain que le 20e siècle a produit deux cas exceptionnels d’un système politique qu’elle a magistralement décrit et analysé. Mais élargissons l’analyse en considérant que le système politique n’est pas lui-même la totalité d’une société. Certes, l’Etat et le parti furent essentiels dans ces systèmes du 20e siècle, tandis que le processus totalitaire à l’œuvre aujourd’hui fait de chaque individu, le lieu de la pratique totalitaire, incluant des dimensions psychologiques, économiques et sociales. Et deux notions fondamentales présentes dans son œuvre caractérisent ce processus contemporain : la répétition et la concentration. Et ces notions ont une résonance épistémologique et psychologique, mais plus encore technique et économique.

La répétition est le fondement de la démarche scientifique12. Si répéter, c’est répliquer à l’identique, produire et reproduire l’objet, c’est aussi un des premiers principes de l’apprentissage et du perfectionnement dans de nombreuses disciplines : répéter les exercices, faire ses gammes, s’entraîner. C’est enfin le signe d’une pathologie si la répétition se fait permanente : le bégaiement, le tic et la manie, l’obsession ou l’idée fixe, le tremblement et dans les pensées, le truisme et la tautologie jusqu’à l’hébétement. Répéter ou faire un pas sur place. C’est aussi le fondement de l’économie d’une production de masse pour des masses.

La concentration est un terme de physique, de chimie et de psychologie. Concentrer, c’est mettre au centre et ramener au centre ce qui ne l’est pas. C’est en optique focaliser le rayon lumineux en un unique point concentrique. En psychologie, c’est focaliser son attention sur un objet ou un acte à l’exclusion des autres sans céder au divertissement, soit s’isoler pour se concentrer. Et en chimie, c’est accroître la proportion d’une unité dans un volume : concentrer des populations dans un espace s’y apparente et la concentration réunie ainsi toujours plus dans toujours moins13. En matière de concentration, l’analyse du témoignage de Rousset met en cause toutes les pratiques contemporaines actuelles visant de nouveau l’avènement d’un village mondial concentrationnaire d’où notre expression d’apatrides en déshérence. En effet, la concentration justifie le mélange de « tous les peuples », elle exige de mélanger les croyances par « des hommes sans convictions », de créer des liens de dépendances par des « dignités défaites » et de désoler et déraciner jusqu’à produire « un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation. ». Ce projet est à l’œuvre sous nos yeux.

Les deux notions disent à certains égards la même chose. La répétition est déterminée par un plan temporel, la concentration par un plan spatial. D’ailleurs, les activités des sociétés contemporaines se structurent par ces notions. Elles procèdent bien par cette réplication concentrationnaire dans de très nombreux domaines. La mono-culture procède d’une répétition d’une plantation à l’identique par concentration sur des espaces monopolisés de façon intensive. La production animale fabrique des univers concentrationnaires où l’intensification de l’exploitation s’appuie sur la sélection de l’espèce par répétition génétique, rêvant même du clonage. La société urbanisée répète à l’infini un habitat largement standardisé concentrant des populations toujours plus nombreuses dans des zones concentrationnaires. L’organisation de l’exode rural massif déracine des populations promises à la désolation et à la violence. L’économie capitaliste concentre toujours plus les richesses, etc. Bref, ces termes s’appliquent grandement au monde contemporain et à ces processus de décision et de production.

Sur un plan technologique, rien n’est plus troublant que les méthodes décrites par Arendt et les mêmes promues et diffusées où l’individu devient l’artisan même de la société totalitaire. En effet, les techniques d’espionnage se généralisent et se banalisent, mais elles opèrent concrètement : localisation, traçabilité, historicisation, enregistrement, publicisation, etc. Là est le changement entre l’élaboration d’un totalitarisme d’Etat au 20e siècle et celui fondé sur la manipulation et l’adhésion de l’individu complice de l’élaboration de sa propre servitude. Quand Arendt évoque les techniques des services de renseignement, le lecteur fera de lui-même le parallèle avec des applications mondiales et populaires en remplaçant le mot suspect par ami : « Chaque suspect était inscrit sur une grande carte au centre de laquelle figurait son nom entouré de rouge ; ses amis politiques étaient désignés par des cercles rouges plus petits et ses connaissances non-politiques par des cercles verts, … » (1972, 167). C’est là l’auto-enfermement.

7. L’alternative politique de la pluralité et l’écologie des pathologies

Arendt instille des alternatives, qu’elle indique plus qu’elle ne les développe. Mais ces alternatives ont à sortir l’homme d’une désespérance et d’une lamentation impuissante consécutive de ces pratiques totalitaires. Il s’agit d’éviter les pièges de la pathologie schizophrénique d’une partie aujourd’hui dominante de la pensée occidentale. En résistant à cette tentation du basculement dans la fascination d’une unité totalitaire imaginaire, cette dernière partie essaie d’exprimer l’alternative politique et psychologique au travers d’une notion toujours mise en avant par Arendt : la pluralité.

La pluralité est probablement le concept le plus utilisé par Arendt pour inviter l’humanité à ne pas sombrer dans le macabre de sa mutilation. Mais comment se sortir de la magie fascinante qu’exerce sur chacun de nous la tentation d’une pensée de la totalité unifiée ? Comme l’exprime Gabel, il y a une dimension psycho-pathologique à cette période de l’histoire occidentale : « La psychiatrie a un rôle à jouer dans la lutte contre la tendance à la déshumanisation de la civilisation contemporaine. » (2009, 51). Mais reprenons d’abord les arguments d’Arendt pour poser les bases d’une politique de la pluralité et tentons ensuite avec Gabel d’exposer quelques inflexions psychologiques de la pensée occidentale, atteinte de cette pathologie du Tout-Un. Nous terminerons donc par deux aspects de la pluralité, l’une phénoménologique, l’autre psychologique.

Arendt dit que : « la pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humain, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître. » (1983, 43). Sur ce point, elle prolonge une très longue tradition pour laquelle l’homme appartient à son espèce tout en étant absolument unique et singulier. Ce principe d’individuation est à plusieurs reprises exposé par Arendt où la dignité de l’homme résulte de cette unicité. Plus encore, elle en fait « la loi de la terre », c’est-à-dire le fait de la condition humaine dans les limites existentielles de l’homme. La perception humaine, qu’elle soit sensible ou intellectuelle demeure conditionnée, limitée, circonscrite par l’espace et le temps où chaque homme prend sa place. Ce principe de pluralité est pour elle d’autant plus important qu’il est le signe de la pluralité des perceptions limitées qui résultent de l’individuation : « Rien de ce qui existe, dans la mesure où quelque chose paraît, n’existe au singulier ; tout ce qui est destiné à être perçu. Ce n’est pas l’homme, mais les hommes qui peuplent notre planète. La pluralité est la loi de la terre » (1981, 35).

Dès lors, la pluralité appelle celle des pouvoirs, celle des représentations, celle des sociétés, celle des lois, celle des organisations, celle des productions, des rythmes et des temps ou des événements si aucune pensée et penseur ne peut se prévaloir de faire totalité. Elle ne se confond sans doute pas avec le pluralisme qui s’empresse de relativiser et confondre dans une équivalence des choses qui renonce déjà à l’altérité véritable. Bref, si la loi de la terre est la pluralité, le politique admet la diversité qui le précède, reconnaît la variété qui lui est antérieure. Il a alors cette mission de l’entretenir, de l’encourager, de la susciter sans jamais céder à la tentation de la ruse de la raison morbide mutilant la création dans le culte de l’Etat, qu’il fût national ou mondial. Promouvoir et organiser la pluralité revient à préférer la subsidiarité qui laisse à chaque organisation sociale sa plus grande liberté et autonomie. Son abandon relève de sa seule initiative en faveur d’une suppléance dans les cas où l’organisation ne saurait traiter seule la question. Mais quand plus rien ne subsiste dans les organisations locales, la ruse de la raison morbide a œuvré à son dessaisissement au profit de la concentration des pouvoirs et de la désolation de ces premières organisations. La pluralité revient aussi à préférer la création à l’institution en valorisant la qualité qui émerge plus que la quantité qui reproduit. Et se réjouir de l’altérité change le regard en une infinité de perspectives qui modifie cette psychologie morbide de l’homme occidental. Faut-il faire de l’Autre, autre chose qu’un objet promis à la domination et au contrôle rationnel. Là est le défi d’une médecine de l’âme de l’Occident, car il s’agit de sortir de la monotonie promise dans cet excès de rationalisation morbide.

C’est pourquoi cette notion d’écologie de l’esprit intègre le respect des pathologies en reconnaissant la variété des tendances psychologiques. Le seul biais cognitif morbide pour l’humanité serait de réduire le spectre collectif de ces biais de perception. Or, la science qui veut faire totalité-Une réduit la variété par régression, faisant l’apologie d’une pathologie contre les autres. Voilà pourquoi le règne de la répétition et de la concentration est le contraire de la simple vie.

Conclusion

Les idées qui soutiennent les systèmes totalitaires sont encore à l’œuvre dans le processus de l’individualisme totalitaire contemporain. Cette société totalisante se met au service de l’expression totalitaire de l’individu exerçant de lui-même une terreur dont il serait objet et sujet, bourreau et victime14. C’est l’avènement de l’homme asservi et aliéné dans son imaginaire. Voilà pourquoi, la pathologie de la société occidentale s’apparente à une schizophrénie collective entretenue par une perversité narcissique. Elle est pourtant promise aux mêmes crises consécutives des tensions extrêmes suscitées par la dissociation, la destruction de la personnalité et l’ultime confrontation à un réel dont la négation ne suspend pourtant pas la présence.

La civilisation de la pluralité esquissée par Arendt invite à la réconciliation de l’homme avec lui-même dans la variété des identités, dans la variété des perceptions de chacun et la variété des points de vue. Il faut penser l’éclipse de la pensée rationaliste qui fantasme le Tout-Un. Il faut jouer du clair-obscur où les objets et les perceptions ont un mystère et une épaisseur qui échappent toujours à l’arrogance d’une saisie totale. Il faut alors reprendre le fil d’une pensée de l’homme où comme le disait Adorno : « Depuis que la philosophie s’est vue transformée en pure et simple méthodologie, le savoir est voué au mépris intellectuel, à l’arbitraire sentencieux et, pour finir, à l’oubli : il s’agit de la doctrine de la juste vie. Ce qui jadis méritait pour les philosophes de s’appeler la vie est devenue une affaire privée. » (2001, 9). En première médecine de l’esprit, sommes-nous déjà capable de dire que le temps du lendemain est un jour nouveau où la science n’a pas raison. Il faut composer et choisir entre reproduire et créer !

1  Joseph Gabel (1912-2004), sociologue et philosophe, il poursuit des études de psychologie auprès de Minkowski, pratique la sociologie en rapprochant des pathologies et des pensées. Il est l’auteur de plusieurs œuvres en ce sens : La réification (1951), la fausse conscience (1962) et  sociologie de l’aliénation (1971).

2  Deux exemples français. Charles Robert Richet (1850-1935), prix Nobel 1913, auteur de L’homme stupide et de La sélection humaine. Il préside la Société Française d’eugénisme de 1920 à 1926. Quelques exemples : «   Après l'élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c'est l'élimination des anormaux (1919, 163) ; ou encore : « On va me traiter de monstre parce que je préfère les enfants sains aux enfants tarés [...] Ce qui fait l’homme c’est l’intelligence. Une masse de chair humaine, sans intelligence, ce n’est rien. Il y a de la mauvaise nature vivante qui n’est digne d’aucun respect ni d’aucune compassion » (1919, 163). Alexis Carrel (1873-1944), prix Nobel 1912, auteur de L’homme, cet inconnu. Cette œuvre eut un succès international. Il y promeut l’eugénisme radical par l’extermination des populations. Un exemple : « « L’eugénisme était pratiqué par les Grecs, à l’époque de Périclès, de façon naturelle et inconsciente : aujourd’hui, il doit tenir un rang élevé dans les préoccupations des peuples civilisés. L’hygiène et la médecine ont manqué de sagesse, elles ont permis et encouragé la reproduction des faibles, des malades, des dégénérés ; aussi, le nombre des dégénérés augmente-t-il sans cesse. L’eugénisme est donc devenu indispensable au salut de la race blanche. » (1950, 113) Outre les prix Nobel, une large unanimité se dégage dans la communauté scientifique internationale sous l’impulsion de Francis Galton (1822-1911), anthropologue britannique, un des fondateurs de la théorie eugéniste, cousin de Darwin, et membre de la Royal Society. Il inspire les politiques d’hygiène raciale pratiquées dans les pays scandinaves et aux Etats-Unis. Son ami, Karl Pearson (1857-1936), mathématicien et statisticien britannique, socialiste et positiviste, promeut avec lui la statistique au service de la sélection et d’une politique eugéniste.

3  Roosevelt écrira par exemple, et il n’est pas le seul : « Je souhaiterais beaucoup que l’on empêchât entièrement les gens de catégorie inférieure de se reproduire, et quand la nature malfaisante de ces gens est suffisamment manifeste, des mesures devraient être prises en ce sens. Les criminels devraient être stérilisés et il devrait être interdit aux personnes faibles d’esprit d'avoir des descendants. » (1968, 27). Les politiques d’hygiène raciale ont été mises en œuvre aux Etats-Unis dès 1905 dont seront victimes les handicapés, les malades mentaux et les criminels, au Canada dont l’Alberta Sexual Sterilisation Act visant les handicapés mentaux et les amérindiens de 1928 à 1972 et en Suède par une loi eugénique de 1935 à 1976 contre les populations déshérités conditionnant l’aide sociale à la stérilisation. La Suède aidera l’Inde dans son programme de stérilisation estimé à plus de 8 millions de personnes à l’initiative de Sanjay Gandhi à la fin des années 1970. Elles se perpétuent encore très récemment au Pérou sous la présidence Fujimori (1990-2000) soutenu par des fonds internationaux pour le contrôle démographique (USAID, UNFPA). Indigènes et amérindiens ont été stérilisés à cette période, au nom d’une science politique mondiale du contrôle démographique et du développement économique. Les sciences et leurs représentants sont-ils absents de ces décisions ?

4  Lukacs (1885-1971), philosophe et sociologue, auteur d’Histoire et conscience de classe y développe sa théorie de la réification, processus de déshumanisation résultant de la généralisation du fétichisme de la marchandise décrit par Marx, propre au développement du capitalisme.

5  Cette notion a été formalisée par Minkoswki (1885-1972) psychiatre, qui a étudié la schizophrénie et ses formes logiques éloignant de la réalité au profit d’abstractions. Il examine ces mécanismes de défenses contre la dissociation, trouble cardinal de la schizophrénie, où un système logique (philosophiques, logiques, mathématiques) dominent jusqu’à se substituer aux impressions et réalités.

6  Adorno (1903-1969), philosophe, sociologue et musicologue résume cette pathologie de la froideur : « La froideur envahit tout ce qu’ils font : la parole aimable qu’ils ne prononcent pas, les égards qu’ils négligent de témoigner à autrui… Cette froideur finit par se retourner contre ceux dont elle émane. Toute relation qui n’est pas complètement défigurée, y compris sans doute ce que la vie organique prote en elle de réconciliation, tout cela est don. Celui qu’une logique trop conséquente rend incapable de donner fait de lui-même une chose et se condamne à une froideur glacée. » (2001, 53).

7  La Mettrie (1723-1789), médecin et philosophe matérialiste auteur de L’homme machine développe sa théorie matérialiste. Le lecteur notera non seulement la position mais la rhétorique totalitaire qui fait injonction, transformant l’hypothèse en théorie, assertant la clôture du débat par l’impossibilité de contester : « Concluons donc hardiment que l'Homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'Univers qu'une seule substance. Ce n'est point ici une hypothèse [...], l'ouvrage de préjugé ou de ma raison seule. [...] Mais [...] le raisonnement le plus vigoureux [...] à la suite d'une multitude d'observations physiques qu'aucun savant ne contestera. » (2000, 82) Récemment Marc Crapez a mené une recherche scientifique sur l’anthropologie totalitaire : La gauche réactionnaire, mythes de la plèbes et de la race. Son exposé rejoint la conclusion déchirante d’Adorno à propos des fruits de l’esprit des Lumières : « De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée du progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre pleinement « éclairée » resplendit sous le signe d’un désastre triomphal. » (1974, 14), et pour qui « tout ce qui n’est pas réifié et ne se laisse ni compter ni mesurer, tout cela est nul et non avenu. Mais ce n’est pas encore assez et la réification s’étend aussi à ce qui est son propre contraire, à e qui dans la vie n’est pas directement actualisable, à ce qui ne survit jamais que comme pensée et comme souvenir. » (2001, 59).

8  Arendt écrit : « La défiance mutuelle imprègne toutes les relations sociales des pays totalitaires et engendre un climat qui règne partout […] Chacun est en quelque sorte un « agent provocateur » pour tous les autres […] Dans un système d’espionnage omniprésent, où tout un chacun peut être un agent secret, ou chaque individu se sent constamment surveillé ; dans des circonstances en outre où les carrières sont extrêmement périlleuses, où les ascensions aussi bien que les chutes les plus spectaculaires, sont devenues pain quotidien, chaque mot devient équivoque et susceptible d’une « interprétation » rétrospective ». (1972, 163). Les pratiques en cours entre personnes sur internet : menaces, chantages, dénonciations, accusations collectives, enquêtes rétrospectives à charge semblent étonnamment correspondre à sa définition.

9  Jaspers (1883-1969), psychiatre et philosophe, auteur d’une œuvre majeure Psychopathologie générale, il publie une œuvre critique : Origines et sens de l’histoire qui a largement inspirée Arendt.

10  Les propos du Président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), chargé de l’organisation des états généraux de la bioéthique, Jean-François Delfraissy témoigne d’une position de soumission à l’injonction de la liberté sans limite de ce qu’il nomme science jusqu’à insister sur l’impossibilité de discerner le bien du mal. Ces extraits analysés à la façon d’Arendt à propos d’Eichmann attestent de la banalité du mal qui engendre le mal radical par le renoncement d’humanité : « Je ne sais pas ce que sont le bien et le mal, et vous avez de la chance si vous le savez vous-même ! », « Je refuse d’être celui qui définit le bien et le mal. Ce n’est absolument pas l’enjeu. », « Nous ne sommes pas là, je le répète, pour dire ce que sont le bien et le mal. » Et pour la science : « Il y a une science qui bouge, que l’on n’arrêtera pas. », « En Chine, il y a une science qui avance, il y a des ruptures vis-à-vis des grands principes qui prévalent chez nous. Par exemple, il y a actuellement plusieurs milliers de transplantations qui sont réalisées à partir d’organes de condamnés à mort. » (Extrait de l’interview accordé à Valeurs Actuelles en 2018).

11  L’objectification sexuelle est exemplaire de cette réification qui vise la satisfaction de la totalité des désirs sans discernement, puisqu’il s’agit de faire marchandise des relations extrêmes ou d’user de poupées sophistiquées à l’effigie de célébrité, mais aussi des corps de jeunes. Voir les productions de la société américaine Real Doll.

12  Locke (1632-1704), philosophe politique, vante les mérites de la répétition éducative dans Quelques pensées sur l’éducation : « Cette méthode, qui consiste à instruire les enfants par une pratique constante, par la répétition du même exercice, plusieurs fois renouvelé en présence et sous la direction de leur maître, jusqu’à ce qu’ils aient acquis l’habitude de le bien faire, et non par des règles confiées à leur mémoire, à de si grands avantages … … que je ne puis m’empêcher de m’étonner qu’on l’ait à ce pont négligé. » Le mathématicien Whitehead (1861-1947) rappelle dans La science et le monde moderne : «  De tous côtés, nous rencontrons des phénomènes répétitifs. Sans les répétitions, le savoir serait impossible ; rien ne pourrait, en effet, être rapporté à notre expérience passée. En outre, sans une certaine régularité des phénomènes, toute mesure serait impossible. Dans notre expérience, la répétition est essentielle à la notion d’exactitude. »Et le fondateur de la démarche expérimentale, le docteur Bernard (1813-1878) l’affirme clairement dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale : « Ce qui veut dire en d’autres termes que, la condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l’expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien d’autre que la négation de la science même. »

13  Nous invitons le lecteur à lire l’œuvre exceptionnelle de David Rousset (1912-1997), déporté et résistant, fondateur du Parti Ouvrir Internationaliste : L’univers concentrationnaire, prix Renaudot 1946, premier témoignage et analyse du fait concentrationnaire. L’effet de la désolation et du déracinement y est explicite.
« Des hommes rencontrés de tous les peuples, de toutes les convictions, lorsque vents et neige claquaient sur les épaule, glaçaient les ventres aux rythmes militaires, stridents comme un blasphème cassé et moqueur, sous les phares aveugles, sur la Grand-Place des nuits gelées de Buchenwald ; des hommes sans convictions, hâves et violents ; des hommes porteurs de croyances détruites, de dignités défaites ; tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation. »

14  Nous invitons le lecteur à lire La société autophage de Jappe (1962) et la note de lecture qui lui est consacrée dans ce numéro.

Adorno, Theodor, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée, 2001, Paris, Editions Payot & Rivages

Allen, David & Cano, Elsa, 2012, Joseph Gabel : théoricien de la modernité, Les Cahiers de psychologie politique n° 21. Disponible sur : http://irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=2228

Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, 1983, Paris, Editions Calmann-Lévy

Arendt, Hannah, Les origines du totalitarisme, Le système totalitaire, 1972, Paris, Editions du Seuil (1972.1)

Arendt, Hannah, La crise de la culture, 1972, Paris, Editions Gallimard (1972.2)

Arendt, Hannah, Vies politiques, 1974, Paris, Editions Gallimard

Arendt, Hannah, La vie de l’esprit 1. La pensée, 1981, Paris, PUF

Carrel, Alexis, L’homme, cet inconnu, 1935, Paris, Editions Plon

Carrel, Alexis, Réflexions sur la conduite de la vie, 1950, Paris, Editions Plon

Clemenceau, Georges, in Marianne et les colonies, une introduction à l’histoire coloniale de la France, Manceron, Gilles, 2003, Paris, Editions La Découverte

Clit, Radu, 2002, La terreur comme passivation, Revue Topique n° 81

Crapez, Marc, La gauche réactionnaire, mythes de la plèbe et de la race, 1997, Paris, Berg International

Debarbieux, Bernard, 2014, Les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt, Revue européenne de géographie

Debord, Guy, La société du spectacle, 1983, Paris,

Enzensberger, Hans Magnus, Essai sur les hommes de la terreur, 2016, Folio

Gabel, Joseph, La réification : essais d’une psychopathologie de la pensée dialectique, 1951, Paris, Revue Esprit, n° 10 p. 459-482, ré-édition Allia (notre référence)

Gabel, Joseph, La fausse conscience : essais sur la réification, 1962, Paris, Editions de Minuit

Gabel, Joseph, Sociologie de l’aliénation, 1971, Paris, PUF

Honneth, Axel, La réificiation, 2007, Paris, Editions Gallimard

Jappe, Anselm, La société autophage, 2017, Paris, Editions La découverte

Jaspers, Karl, Origines et sens de l’histoire, 1974, Paris, Editions Plon

Kierkegaard, Sören, La répétition, 2003, Paris, Editions Rivages

Kunz Westerhoff, Dominique et Atallah, Marc, L’homme-machine et ses avatars, 2012, Paris, Librairie Vrin

La Mettrie, Julien Offray de, L’homme machine, 2000, Paris, Editions Fayard

Lukacs, Georg, Histoire et conscience de classes, 1974, Paris, Editions de Minuit

Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, 1964, Paris, Editions Gallimard

Minkowski, Eugène, Au-delà du rationalisme morbide, 1997, Paris, Edition L’Harmattan

Richet, Charles-Robert, L’homme stupide, 1919, Paris, Editions Flammarion

Richet, Charles-Robert, La sélection humaine, 1919, Paris, Editions Alcan

Roosevelt, Theodore, Race, Riots, Reds, Crime, 1968, XXX Editions Probe

Rousset, David, L’univers concentrationnaire, 1946, Paris, Editions du Pavois

Sperber, Manès, Psychologie du pouvoir, 1995, Paris, Editions Odile Jabob

Tillich, Paul, Théologie systématique, 2000, Paris, Editions du Cerf

Thomson, Ann, 1999, Diderot, le matérialisme et la division de l’espèce humaine, Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie. Disponible sur : http://journals.openedition.org/rde/1191 ; https://doi.org/10.4000/rde.1191

Wahnich, Sophie, 2003, La terreur comme fondation, de l’économie émotive de la terreur, Les Cahiers de psychologie politique,  n° 3. Disponible sur : http://irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1605

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A propos de Masse et puissance d’Elias Canetti

Jeanine Mudryk-Cros

VARIA Commenter ici, l’ouvrage d’un auteur classé dans la catégorie « littérature » est inhabituel ; ce sera, pourtant, le cas de « Masse et Puissance », publié en 1960 et considéré comme majeur dans l’œuvre d’Elias Canetti, Prix Nobel de Littérature en 1981. Le titre en anglais est « Crowds and Power » alors que « Masse » est au singulier en français. Cet ouvrage se distingue de l’ensemble des autres écrits de cet auteur parce qu’il se présente comme un vaste essai, s’appuyant implicitement sur l’ontologie et...

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