N°33 / Quantification et quantité Juillet 2018

La psychologie de la quantité et l’avenir de la pensée occidentale

Pierre-Antoine Pontoizeau

Résumé

DOSSIER : QUANTIFICATION ET QUANTITE

La remise en cause de la vérité exclusive des nombres serait une condition de survie de l’humanité et d’inauguration d’une nouvelle ère de la pensée occidentale. Interroger la quantification et le quantificateur dans l’extension de leur règne dans la société occidentale revient à contester un pilier de nos propres croyances collectives dans leur intimité philosophique et psychologique. Cet article propose de faire cet effort de vacillement nécessaire à la contestation des évidences et des arrière-plans qui interdisent encore aujourd’hui de penser ou critiquer le règne de la quantité. Il en étudie les ressorts scientifiques et psychologiques qui président au monopole de la quantification dont la méthode envahit toutes les sciences. Une première critique interne de type épistémologique doit acter la crise de légitimité avant de poursuivre par une analyse psychologique pour en comprendre quelques ressorts dans la société occidentale.

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DOSSIER : QUANTIFICATION ET QUANTITE

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« Seul l’homme scientifique se refuse d’admettre que c’est au fond une croyance qui anime son idée. »
L. Binswanger
in La conception de l’homme chez Freud à la lumière de l’anthropologie philosophique

Introduction

La quantité est un terme de logicien et de mathématicien. Elle désigne la capacité de dénombrer à partir d’une unité en attribuant une valeur à une grandeur. Elle est une notion de métrologie pour qualifier tout ce qui est mesurable. Elle paraît anodine puisque compter semble évident en toute chose. Elle ne suscite donc pas une grande attention. Pourtant, à y réfléchir, l’action de dénombrer privilégie ce qui est commun à ce qui est différent en faisant fi de ce qui distingue les objets réunis dans un ensemble. Elle développe aussi un comportement particulier : syncopée, répétitif, mécanique voire automatique dans l’exécution des opérations. Cette action aurait des conséquences pour les choses ainsi mélangées et pour celui qui s’adonne à cet exercice. Compter ou mesurer exprimeraient une intention mêlant une vision du monde à une vision de soi. Ce sera notre hypothèse.

Et cette hypothèse a quelques raisons. La philosophe politique Arendt donne des indications à propos de cette tendance à l’universalisation de la quantité et de ses opérations, dans Condition de l’homme moderne1. Elle dit que « l’uniformité statistique n’est en aucune façon un idéal scientifique inoffensif ; c’est l’idéal politique désormais avoué d’une société qui, engloutie dans la routine de la vie quotidienne, accepte la conception scientifique inhérente réellement à son existence. » (1983, 82). Le dénombrement et le calcul statistique sont bien plus que d’anodines techniques logico-mathématiques. Elles projettent sur le monde une règle où chaque être particulier perd toute sa valeur. Il est tout à la fois banalisé et confondu avec tous les autres. Applicable à des grains de sables ou à des hommes, la statistique a bien pour intention de réduire son objet à des calculs. Arendt fait le constat que le développement de l’économie politique induit des normes sociales : « l’économie ne put prendre un caractère scientifique que lorsque les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent unanimement certaines normes de comportement, ceux qui échappaient à la règle pouvant passer pour asociaux ou anormaux. » (1983, 81). Elle étudie les marchés et les comportements humains et elle les réduit à des faits calculables et prévisibles. Arendt souligne ici que la méthode va au-delà de la description des phénomènes puisqu’elle prescrit et construit son objet en vertu de ses hypothèses. La méthode contiendrait sa vérité propre qu’elle développerait jusqu’à devenir l’instrument d’une mise en conformité des comportements qui doivent respecter ses prévisions.

Arendt tire un enseignement majeur de ce comportement répétitif de la quantification. Elle conclut que « l’application de la loi des grands nombres et des longues durées à la politique ou à l’Histoire signifie tout simplement que l’on a volontairement oublié l’objet même de l’Histoire et de la politique et il est absolument vain d’y chercher une signification, un sens, après en avoir éliminé tout ce qui n’est pas comportement quotidien ou tendances automatiques. » (1983, 81). L’intention du calcul serait d’évacuer la part d’incertitude, d’imprévisible et surtout de créativité qui viendrait modifier, perturber et changer l’ordre prévu. Elle souligne à quel point le règne de la quantité serait le triomphe de la mesure et de la répétition syncopée de l’acte automatique du dénombrement. Il y aurait dans cette absence de pensée une faillite de l’esprit dont elle dit que « la pensée elle-même, en devenant « calcul des conséquences », est devenue une fonction du cerveau, et logiquement on s’aperçoit que les machines électroniques remplissent cette fonction beaucoup mieux que nous. » (1983, 400). La philosophe révèle que la quantité est une sorte de pensée automatique, les machines ayant un pouvoir de calcul et de commandement plus puissant. La quantité serait donc très loin d’être neutre2.

Sur ces bases, initions une psychologie de la quantité et interrogeons la pratique du quantificateur lorsqu’il affirme l’universalité de sa démarche. Vouloir tout compter, vouloir tout réduire à une calculabilité est-il bien raisonnable ? Est-ce même une démarche scientifique et expérimentale ou bien une dérive quasi-pathologique dans laquelle la construction absorbe son objet, dissolvant la réalité dans sa représentation ? Cette pratique porterait ses biais comportementaux à l’instar de toute pratique. Mais, se faisant, nous proposons un peu d’impertinence, puisqu’il s’agit d’interroger le comportement du quantificateur et les conditions de l’exercice de la quantification, voire ses intentions. Or, nous allons devoir affronter deux difficultés majeures. La première est celle de l’argument d’irrecevabilité d’une psychologie des actes de pensée manipulant les nombres, ceux-ci s’affranchissant de toute herméneutique avec violence comme nous allons l’étudier. La seconde tient à la subordination quasi inconsciente des chercheurs en sciences humaines soumis à l’hypothèse de l’ordre des sciences dont la prétendue supériorité intrinsèque de la logique et des mathématiques3. Or, la quantité est une hypothèse de travail, une pratique de la pensée, avec ses comportements, pour se représenter les choses sous un certain angle.

1. La logique de la quantité et de la quantification : symboles et congruence

Les psychologues interrogent peu les pratiques des mathématiques d’où de rares travaux sur la psychologie du travail mathématique dont la quantification. Pourtant, ils ont initié une psychologie de la religion dès lors que celle-ci a été jugée, par la plupart, relative, voire non-scientifique. Or, les psychologues sont-ils prêts à interroger ce qui ressort peut-être d’une sorte de religion de la quantité, comme hier à faire l’analyse du fait religieux au risque de sa déconstruction4 ? C’est pourquoi il convient de commencer par l’analyse des conditions dans lesquelles les logiciens et les mathématiciens ont eux-mêmes formalisé leurs objets de travail, les nombres et quelques lois de la pensée. Ces objets d’étude et de pensée sont communs d’usage mais en fait peu réfléchis. Ils paraissent évidents ; or ils procèdent d’une perception intellectuelle qui requiert la manipulation d’abstractions peu familières. De même, ces nombres et ces lois ont une histoire. C’est pourquoi, il est important de les comprendre en étudiant la manière dont ils se sont construits. C’est l’objet de cette première partie qui porte sur les symboles et la loi cardinale de la congruence, notion qui est d’ailleurs à l’intersection de la psychologie, de la philosophie et de la logique.

1. Les symboles logiques et mathématiques sont des signes auxquels sont associés des fonctions et des opérations. La question de leur supériorité conduit à les distinguer des signes des autres langages. Nous reconnaissons en effet aux symboles logiques et mathématiques leur universalité indépendamment des variations linguistiques. Ce langage symbolique serait plus véridique parce qu’il manifesterait des idéaux d’une autre nature que tous les autres concepts qui eux, varient selon des traditions culturelles et des interprétations. Ils seraient des abstractions vraies5. A cet égard, les logiciens et mathématiciens ont parfaitement compris l’enjeu de cette croyance d’où leur réfutation de l’analyse phénoménologique ou psychologique dans le but de conforter l’autorité de leur langage, évitant toute intrusion qui viendrait subvertir le sens de leurs symboles par une interprétation d’un autre ordre. L’évidente vérité des idéalités mathématiques ne s’interprèterait pas puisqu’elles sont le lieu de la transparence du concept, là où le sujet et l’objet fusionnent dans l’illumination de l’évidence.
Concentrons-nous sur le nombre et son histoire dans l’arithmétique, soit la base des mathématiques. Cet objet de travail et de connaissance doit à Thalès et à ses théorèmes qui mettent en œuvre des lois de la pensée à l’origine de la théorie de la démonstration du fait de ses déductions. Pythagore développe une science mystique des nombres. Son arithmologie révèle leur pouvoir allégorique et une réalité harmonique par-delà le réel observable. Platon relie les nombres à une théorie des idées où ces objets ont une réalité propre alors qu’Aristote développe une logique des rapports des parties au tout, la méréologie, se détournant des nombres au profit des classes et des lois de la pensée : la logique. Et cette histoire des nombres manifeste deux questions fondamentales ; celle de leur nature et celle de leur rapport à une réalité dont ils seraient l’explication, le modèle, voire l’essence. Plus encore, l’usage des nombres produit d’autres nombres dans une sorte de prolifération à partir des nombres entiers posant quelques questions sur les limites ou l’infinité des nombres possibles : les entiers, les rationnels, les relatifs, les réels, etc.6. Cette prolifération rend l’unité du concept de nombre difficile. Par exemple, la définition d’un nombre rationnel contredit celle d’un nombre entier puisque le rationnel s’écrit par quotient de mille manières. De même le nombre réel introduit les décimales inconcevables dans la série des entiers naturels. Quant aux nombres relatifs, les négatifs introduisent la fonction d’un nombre particulier dont la définition même pose quelques questions ; le zéro. Rappelons que celui-ci a par ailleurs des propriétés inédites, exclusives et contradictoires avec les autres nombres d’où le terme d’absorbant à son sujet. Une division par zéro produit un autre concept très complexe : l’infini. La multiplication par zéro produit zéro, etc. Cette complexité des objets mathématiques est confirmée par le fait que l’ensemble des nombres réels a été ordonné tardivement à la fin du 19e siècle dans les travaux, entre autre, de Cantor et Dedekind. C’est à cette époque qu’est menée une réflexion sur leur fondement et sur les lois qui en gouvernent les usages. C’est là l’émergence de la science logique moderne et contemporaine avec entre autre les tentatives de Peano puis de Frege de comprendre et de fonder l’arithmétique7.
L’objet mathématique est-il alors éternel, universel, objectif, évident ? Se construit-il dans une histoire ? S’agit-il d’une invention ou d’une découverte d’un continent d’objets cachés qui se manifesterait à la connaissance de l’homme ? Peut-on dire alors que cette rencontre du mathématicien avec son objet d’étude est dénuée de toute intention ? A ce sujet, cette revendication de l’absence d’intention est bien le prérequis du fondement de l’objectivité et de la vérité des symboles ; ceux-ci étant indépendants de la perception et des représentations psychologiques, sociales ou culturelles. En effet, si le nombre est une évidence première pour tous, il est vrai. Très conscient de cet enjeu, le mathématicien Poincaré cherche à en faire la démonstration. Elle consiste à éliminer la sensibilité en partant du constat de l’incommunicabilité des sensations : « Les sensations d’autrui seront pour nous un monde éternellement fermé… … Les sensations sont donc intransmissibles, ou plutôt tout ce qui est qualité pure en elles est intransmissible et à jamais impénétrable. » (1970, 179). Il en conclut que « tout ce qui est objectif est dépourvu de toute qualité et n’est que relation pure. » (1970,179). Et l’universalité des mathématiques s’impose telle une évidence : « Mais ce que nous appelons la réalité objective, c’est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourraient être commun à tous ; cette partie commune, nous le verrons, ce ne peut-être que l’harmonie exprimée par les lois mathématiques. » (1970, 23). L’autorité du symbole tient à cette seule assertion qui le déclare hors de portée de toute sorte d’interprétation : historique, épistémologique ou psychologique. A cet égard, l’histoire de la géométrie lui donne raison comme l’explique très bien le mathématicien et le philosophe Patras : « Lorsque, vers 1816, Gauss entrevoit pour la première fois la possibilité de développer une géométrie cohérente dans lequel le postulat des parallèles qui gouverne la géométrie euclidienne, ne serait pas vérifié (c’est la définition d’une géométrie non-euclidienne), la géométrie ne s’est pas encore dégagée de son ancrage dans le réel. D’une certaine manière, tout le monde conçoit alors la géométrie comme la science des formes pures de l’espace vécu. » (2001,21). Les mathématiques manipulent donc progressivement des objets qui se détachent de l’expérience et des intuitions sensibles.
Ceci légitime alors cette construction des abstractions par ce rejet violent de toute intrusion d’une approche psychologique, comme l’indique Poincaré. Celui-ci reste fidèle à l’antipsychologisme du fondateur de la logique moderne Frege8. Ce dernier niait que l’objet logique puisse dépendre d’un jugement, parlant des lois de la pensée qui la dirige dans ses opérations. Il affirme ainsi l’existence de normes de pensée. Sur ce point, il a été influencé par son professeur, le philosophe Lotze9, très admiré de ses contemporains. Il lui doit ce système philosophique qui distingue les lois, les faits et les valeurs ; et ce, antérieurement à l’exposé de Weber sur les jugements de valeur et les jugements de fait utiles à la définition de la position de neutralité du savant. Les lois de la logique sont selon Lotze des intuitions premières, des évidences primordiales qui structurent les pensées. Les faits physiques ou psychologiques sont ensuite les domaines d’application des lois. Et les valeurs produisent des jugements éthiques et esthétiques. Chez Lotze, l’objectivité se distingue alors de la réalité. Les lois sont objectives sans pour autant être réelles au sens où elles existeraient tels des faits. Frege fait sienne cette distinction de la logique et de la psychologie, considérant que cette dernière n’a pas sa place pour expliquer ce qui lui est en dignité supérieur. Les évidences formelles échappent au processus de pensée car celui-ci révèle des abstractions qui gouvernent la pensée et donc le réel, non l’inverse. L’objet mathématique a une objectivité qui impose son enseignement10. La psychologie n’est donc pas la bienvenue. In fine, cela signifie que le nombre ouvre des horizons de constructions indépendantes de l’expérience, la discussion psychologique étant close, voire inconvenante. Elle serait même la preuve de l’ignorance de celui qui ne saisit pas l’évidence objective de la révélation des nombres et de leurs proliférations dans des constructions qui ont leurs lois propres. L’intrusion du psychologue dans les mathématiques serait la preuve de son ignorance ; voire de son incompétence.

2. Mais la totalité de ces objets mathématiques répond à cette loi cardinale : la congruence.Celle-ci agit telle une intuition première immédiatement évacuée de la réflexion dès lors qu’elle est active. Pourtant, comme nous allons le voir, elle délimite un mode de pensée particulier11. En effet, elle caractérise l’activité cognitive du mathématicien. De quoi s’agit-il ? La congruence affirme la constance de l’unité, c’est-à-dire que l’unité est égale à elle-même indépendamment de dimensions comme le temps ou l’espace. Or, la constance est contraire à l’expérience des déformations de toutes sortes qui altèrent inexorablement les objets, même l’étalon de mesure qui évolue par variation de température, de pression, etc. En géométrie, la congruence d’une figure, un rond par exemple, suppose sa libre mobilité, soit l’absence de sa déformation lors d’une translation dans l’espace. Pour être vraie, cette constance nécessite l’axiome préalable de l’unité et de la constance de l’espace. La figure reste constante si l’espace dans lequel elle se déplace est constant, soit supposé homogène et continu. Sinon, la figure serait exposée à ses altérations ou déformations. Or, cette hypothèse alternative d’un espace instable, courbe par exemple, est balayée. Pourtant, personne ne peut attester par l’expérience qu’il en est durablement ainsi de l’espace. La question devient encore plus aigüe en arithmétique où il n’existe plus la moindre référence physique sur laquelle prendre appui. La seule référence est le symbole lui-même, l’objet abstrait tel que nous l’imaginons. La congruence du symbole est alors une simple hypothèse, pour ne pas dire une pratique élémentaire de la pensée où l’identification de l’objet et la constance de sa représentation produisent un ordre à la manière d’un habitus de la pensée.
Or, les mathématiciens ont bien évidemment compris que la congruence est leur loi cardinale, légitimant les actes de pensée. La congruence est alors là dans toutes les relations. Le mathématicien reconnaît les signes et leur signification se maintenant à l’identique dans la durée. Et cette permanence du langage objectif construit nécessairement celle de ce qu’il représentera. L’objet représenté ne saurait alors échapper à une continuité qui est présente dans ce langage : l’identité est posée par intuition. Dans un effort de formalisme, pour que la science mathématique soit pure des scories des perceptions sensibles, les mathématiciens ont tenté de formaliser cette congruence. Elle a suscité des spéculations et des controverses fondamentales entre mathématiciens dont celle opposant Poincaré à Russell. Comment fonder cette congruence in abstracto ? D’où vient que l’unité de mesure demeure avec la croyance de son identité et de sa permanence dans l’esprit du mathématicien ? Pour le justifier, le fondateur de la logique contemporaine et de la théorie des ensembles, Russell, renvoie naïvement à la nature, à la réalité, à la perception et aux faits observables pour asseoir la légitimité de la congruence. Le pragmatisme l’emporte mais la cohérence n’y est pas. Plus mathématicien, Poincaré lui objecte l’exigence abstractive intrinsèque à la discipline mathématique et pour laquelle aucun de ces arguments fondés sur les perceptions « vulgaires » ne vaut. La pensée doit fonder les concepts dans les raisonnements et les calculs, non dans les observations ou des expériences sensibles. L’unité de mesure ne se justifie pas par des corrélations à des réalités dans l’usage strictement mathématique des nombres, surtout si la science mathématique se veut autonome et universelle. Reste alors une seule issue décrite par Poincaré. La congruence est une pure convention fixée par un acte de l’intelligence : soit la reconnaissance in abstracto. Or, cet acte-là s’impose-t-il de lui-même ? Peut-il s’étendre sans limitation, sauf à exercer un monopole perceptif ?
C’est pourquoi la position du mathématicien face aux symboles et sa certitude de la congruence donnent quelques crédits à l’analyse psychologique de sa pratique intellectuelle. Elle est bien une opération de l’intelligence manipulant des symboles où l’homme utilise sa mémoire, soit le prérequis de la connaissance se déployant dans une temporalité, pour maintenir une relation constante entre des signes et des significations. Poincaré admet qu’il s’agit d’un acte de l’intelligence, voire de la volonté, que de fixer et de reconnaître la constance. Il s’agit bien alors d’un phénomène cognitif assurant délibérément ce continuum de la valeur de l’unité, relativement à elle-même ; là où Héraclite enseignait que nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve, fusse-t-il apparemment le même, là où les sagesses orientales enseignent l’illusion du monde ! La culture mathématicienne est donc bien d’origine européenne et liée à la figure de l’identité12. Elle affirme cette possibilité même de garantir l’identité et de répéter des signes en postulant leur continuité de sens et de représentation à la différence d’autres traditions de pensée dans le monde. Cette attitude fonde sans doute tout autant la continuité psychologique de se savoir soi-même, que celle des objets, l’une supportant l’autre et réciproquement, l’identité n’étant pas donnée mais élaborée. Nous voyons mieux maintenant que l’acte de pensée qui pose le principe de congruence n’est pas dénué d’intention ni de comportements spécifiques. Il y va de cette continuité de la perception et de la conscience s’éprouvant dans des actes intellectuels. Si l’antipsychologisme de Frege et Poincaré s’entend, il serait déraisonnable de réfuter a priori la possibilité d’un approfondissement en d’autres analyses dont celle de la psychologie ; tout simplement parce que leurs choix sont l’œuvre d’une conscience se fixant des règles de pensée, celle-ci délimitant la manière de connaître.

2. L’analyse critique de la quantité et de la quantification : reconnaissance et neutralité

Deux phénomènes agissent dans la pratique des logiciens et mathématiciens pour qu’advienne cette congruence : la reconnaissance et la neutralité. La première est liée à l’acte de jugement. La seconde est garante de sa vérité objective.

A. La reconnaissance qualifie cette relation à un objet connaissable. Il est approprié puis confirmé dans un processus d’identification où il est reconnu. A l’inverse, ne pas reconnaître, c’est ne pas pouvoir réconcilier l’objet, l’objet et son nom, le nom, alors que l’un des deux, voire les deux sont connus et liés. En effet, l’absence de reconnaissance renvoie à des phénomènes psychologiques tels l’oubli ou l’ignorance, voire l’amnésie et des troubles de la personnalité perturbée dans sa perception des continuités incluant la construction de soi. A cet égard, l’identité de l’objet pose l’identité du sujet qui lui fait face car l’opération de pensée n’est pas étrangère à ce qu’elle accomplit. La pensée adopte une posture qui réalise l’identification que nous nous proposons de mieux comprendre en la décomposant. Dans ce mouvement de la pensée, trois aspects sont simultanément l’objet de cette reconnaissance par leur mise en correspondance. Nous allons montrer que la reconnaissance contient cette série de mises en correspondance où se joue la permanence des identités qui sont la condition de ces continuums par lesquels émergent un soi et un autour de soi constants.

  • a. le rapport du nommant à lui-même

  • b. le rapport entre le nommé et sa représentation

  • c. le rapport interne du symbole

a. Le rapport du nommant à lui-même : si la reconnaissance est un phénomène logique, elle insinue la constitution de soi par l’émergence de la conscience. Quoique le mathématicien s’intéresse peu à la genèse de sa pratique, il faut rappeler avec Winnicott que dans les premiers âges de la vie, autrui nous reconnaît et nous identifie autant que l’inverse, contribuant par ces phénomènes transitionnels à l’établissement de relations avec des « autre-que-soi », sources de satisfaction et d’une émergence psychique constitutive d’une personnalité naissante. Se reconnaître soi-même s’accompagne d’une reconnaissance d’autrui qui préside à l’identification et à l’émergence de sa conscience d’être. Reconnaître inclut bien des relations avec d’autres personnes dans ce réseau intersubjectif de reconnaissances mutuelles13. Le fait d’être dénommé par autrui avec constance est un fait structurant d’une conscience personnelle apprenant à se distinguer. Rien ne dit qu’il en soit nécessairement ainsi en tout temps et en tout lieu des sociétés humaines passées ou futures. Ce processus d’identification est peut-être naturel, mais il est développé ou supporté aussi par un choix civilisationnel même s’il est une évidence pour nous ici et maintenant. L’interaction sociale produit ainsi des reconnaissances entre les personnes par des représentations.

b. le rapport entre le nommé et sa représentation : cette référence a une dimension psychologique et sociale bien présente chez Poincaré. Il use d’une formule où la connaissance vraie transcende les sentiments personnels impartageables parce que la science est : « ce qui est commun à plusieurs êtres pensants » ; se distinguant de la perception solitaire et subjective par cette objectivité commune. Il explique donc que les mathématiques se partagent, prouvant aussi leur vérité dans cette communicabilité, soit cette reconnaissance mutuelle des objets qui ont un même sens dans cette congruence sociale, voire politique. En effet, cette fois-ci, la congruence n’est pas là au sens mathématique ou physique, mais au sens psychologique et social. Il s’agit d’un accord sur l’identité des perceptions, les intuitions et les actes qui sont congruents avec un effet instituant pour la communauté scientifique. La congruence sociale existe lorsqu’il s’agit de refaire des raisonnements, de suivre des calculs, de comprendre l’exposé d’un tiers, de discerner ses hypothèses, de saisir les conjectures et les problématiques en espérant les résoudre. Et cette communauté partage une perception de l’objet mathématique, à la façon d’une initiation. En se concentrant sur la loi objective selon les distinctions de Lotze, et à la suite de Frege, la communauté des logiciens et des mathématiciens reconnaît un pouvoir prescriptif des symboles logico-mathématiques sur la pensée du fait de leur logique interne. Chacun peut reproduire à l’identique selon les conventions les figures du raisonnement automatiquement et avec exactitude.

c. le rapport interne du symbole : ce qui est en partage est donc plus encore une croyance, une adhésion primordiale, une absolue évidence. En effet, l’objet mathématique révèle et manifeste l’ordre inhérent et immédiat qui lui est intrinsèque14. L’objet mathématique serait tel un corps étranger dont la perception intellectuelle reconnaîtrait la vérité propre et première : l’évidence. La science mathématique et logique met ainsi hors circuit le vécu, elle congédie l’expérience pour dire que son objet révèle une vérité formelle dont l’intuition intellectuelle dispense de toute autre sorte d’investigation. Les sens sont congédiés au profit de la seule faculté d’abstraction. Là est le particularisme d’une science de la quantité qui dit d’elle-même qu’elle n’a pas à se justifier, pas à s’expliquer, pas à rendre compte d’autres usages car celui-là est le seul vrai, autonome, suffisant et complet. Là réside l’acte de foi des anciens pythagoriciens dont toutes les communautés scientifiques relaient indéfiniment la foi dans la calculabilité du monde. Mais d’où tiennent-ils que le monde est nombre ou que les nombres sont le monde ou son architecture cachée ? C’est au mieux une hypothèse, une croyance ou une intuition, mais en aucun cas une démonstration assortie de ses preuves ; sauf à les construire par une pratique constructiviste. Là encore, cela motive un examen psychologique parmi d’autres éclairages bien entendu.

Le monopole de cette seule reconnaissance de l’objet mathématique est donc un choix effectué dans une communauté, par une affirmation « sectaire », au sens étymologique de la secte des pythagoriciens. Elle est spécifique et délimitée car elle enjoint de pratiquer la répétition pour dénombrer des collections, les ajouter, les retrancher, les réunir. Elle circonscrit son aire exclusive de pensée : ses objets symboliques imaginaires. Et cette pratique est une conduite parmi d’autres. En effet, plutôt que de compter, on peut décrire. Au lieu d’ajouter ou de retrancher, on peut construire un autre objet nouveau distinct de ses parties. D’ailleurs, l’enfant qui ne ferait que compter ses cubes sans jamais les assembler, sans jamais imaginer des formes à partir d’une composition pour en faire un château fort ou un bateau paraîtrait limité à quelques comportements. Cet enfant pour qui chaque objet deviendrait immédiatement par codification un nombre dans une série sans s’extasier des couleurs, s’étonner des aspérités, des textures ou de toutes autres sortes de propriétés paraîtrait là encore très focalisé par des attitudes exclusives. Cet enfant qui calculerait sans raison à propos de tout ce qu’il manipule pour ne restituer que des nombres à propos de tout ne s’intéresserait pas à autrui, ne percevant ni émotion, ni affection en vertu des conseils de Poincaré ou de Russell. Par l’exemple de l’enfant, nous pressentons cette difficulté d’ordre psychologique dans l’hypothèse où nous accepterions passivement le monopole de la quantification à l’exclusion de tout autre mode de perception et de connaissance. Or, c’est bien la prescription commune de Russell et de Poincaré lorsqu’ils veulent faire régner l’ordre universel de la quantification, soit un régime unique de l’imaginaire de type schizomorphe empruntant à la schizophrénie, ce que nous allons préciser.

B. La neutralité définit la posture inhérente à la recherche d’un jugement scientifique vrai. Seule cette méthode suspendant les jugements esthétiques et éthiques serait apte à engendrer des vérités objectives. En conséquence, l’intention de neutralité procèderait légitimement par la purification des phénomènes réputés perturbants. A l’inverse, l’absence de neutralité renverrait à des subjectivités et des jeux de perceptions ou de comportements perçus tels des biais cognitifs faussant de purs raisonnements. La distinction de Lotze perdure avec les lois supérieures révélant l’ordre des choses en manifestant une structure qui conditionne même la pensée. La neutralité est alors la condition de l’objectivité qui correspond à des objets mathématiques s’imposant d’évidence à la pensée. La question de l’intention paraît alors incongrue aux logiciens et mathématiciens, du fait de cette « illumination » intuitive où l’objet guide la pensée dans son évidence première. C’est pourquoi la quantification paraît si indiscutable et objective, les grandeurs n’étant pas relatives à des perceptions et les calculs sans alternatives. Or, il n’en est rien. Pour s’en convaincre, menons une critique épistémologique en ayant à l’esprit que toute attitude exclusive ampute l’humain de quelques-unes de ses facultés.

En quoi la quantification dirait-elle la vérité ou en quoi est-elle si incomplète qu’elle en omet d’autres vérités jusqu’à devenir fragile, voire erronée ? C’est ce qu’Arendt souligne et qui tient à la nature même de l’opération. Elle le dit à sa manière en des termes éloquents : « La tyrannie de la logique commence avec la soumission de l’esprit à la logique comme processus sans fin, sur lequel l’homme compte pour engendrer ses pensées… Les règles de l’évidence incontestable, le truisme que deux et deux font quatre, ne peuvent devenir fausses même dans l’état de désolation absolue. C’est la seule « vérité » à laquelle les êtres humains peuvent se raccrocher avec certitude, une fois qu’ils ont perdu la mutuelle garantie, le sens commun dont les hommes ont besoin pour éprouver, pour vivre et pour connaître leur chemin dans le monde commun. Mais, cette « vérité » est vide, ou plutôt elle n’est aucunement la vérité car elle ne révèle rien. Définir comme certains logiciens modernes le font la cohérence comme vérité revient à nier l’existence de la vérité. » (1972, 223). Elle conteste ainsi le critère de cohérence comme seul constitutif de la vérité d’un langage. Le rapport à la vérité masque peut-être un rapport de domination et de contrainte qu’on impose à l’autre.

En effet, pour dénombrer, il faut s’abstraire des contingences et nier l’altérité des objets pour les soumettre à leur quantification. Chacun devient l’équivalent de l’autre pour ressembler aux nombres eux-mêmes. Ils ne définissent plus que des quantités. Cette régression in abstracto éloigne bien de l’épaisseur des choses au bénéfice de la seule forme dénombrable. C’est par le truchement du nom d’un genre ou d’une espèce qu’on peut alors décompter des éléments réduits à leur appartenance à cet ensemble : les hommes, les tables ou les atomes. Pour dénombrer, il faut pouvoir indifféremment remplacer, substituer selon un principe de fongibilité où chaque élément est sans altérité avec son semblable. Pour cela, il faut définir une identité de l’atome élémentaire afin de le compter avec certitude, après l’avoir circonscrit et clairement définit. C’est le cas des nombres entiers.

Mais les épistémologues ont rapidement pris la mesure de cette impossible neutralité. La quête du modèle du spectateur, ainsi nommé par le psychologue et philosophe Dewey ou du spectateur absolu pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty traduit bien qu’il n’est pas originel mais construit à la manière d’un imaginaire. Dewey, Popper, Feyerabend ou Rorty15 sont quelques exemples de ces critiques qui constatent que le quantificateur ne dit pas plus la vérité que d’autres qui s’attachent à quelques aspects de leurs perceptions et des réalités. Conscient des limites d’une méthode rationaliste et positive, Dewey développe une approche pragmatique qui le conduit à formaliser des critiques contre le dualisme occidental (sujet-objet) et à proposer sa théorie de l’enquête où se noue un dialogue de l’homme à son environnement par l’engagement et l’expression langagière jusqu’à produire ce qu’il nomme une assertabilité garantie, soit une solution satisfaisante réconciliant : aspiration, idée et action par l’utilité de la solution. La vérité est alors une construction sociale relative à une succession d’accords sur les intentions et les utilités. Popper est connu pour la falsification qui éprouve une théorie, la réfutant ou en délimitant son champ d’application pertinent. Il développe une thèse où il souligne la fragilité des observations. Et il faut comprendre dans observation, l’examen de concepts et la manipulation d’objets logiques et mathématiques qui s’observent, s’étudient, se composent au même titre que l’observation expérimentale dans les sciences physiques et chimiques par exemple16. De même, Rorty souligne que les théories sont vraies du fait de leur utilité dans un ordre très pratique qui est celui de la prévision et de la répétition. La vérité est ainsi subordonnée à des considérations dont la domination et la maitrise de la nature avec une intention d’instrumentalisation de cette nature en vue de sa transformation. Plus encore, en réfutant toute ontologie qui renverrait à une réalité substantielle et/ou transcendante, Rorty n’est pas loin de considérer l’objectivité et la vérité telles des chimères ou des fantasmes issus d’un imaginaire propre à une époque de l’histoire humaine. L’intensité de la controverse contemporaine témoigne ici d’un très profond malaise résultant des crises de la science des symboles et des nombres. La quantification ne dit donc pas tout et sa neutralité serait trompeuse, tant la controverse épistémologique conteste ses fondements.

En fait, c’est toute la méthode héritée de Platon et de Descartes qui devient l’objet d’une analyse car elle opère par divisions successives. Le discours rationnel dont le modèle est la mathématique se construit selon ces divisions analytiques où chaque notion fait l’objet d’une nouvelle subdivision plus précise pensant atteindre l’atome élémentaire, exact et clair d’une pensée qui rend compte de son objet sans confusion aucune. Ces divisions procèdent par séparations qui purifient le langage ordinaire des scories de ces imprécisions, au bénéfice d’une définition épurée, soit la manifestation de la vérité dans un langage rationnel. Or, le nombre plus que le mot se libère des contingences et la quantification est paroxystique de cette opération puisque les objets sont ramenés à leur pure forme, à des rapports qui sont les objets les plus purs répondant à cette quête d’une identité exacte. Il y a là bien plus qu’une certitude de science, un imaginaire à l’œuvre de type schizomorphe où les réalités sont évacuées au profit d’une pureté symbolique par idéalisation dans un mouvement de séparation du pur et de l’impur, seul un imaginaire pouvant répondre à cette exigence.

Dans cette quête, pourtant, la logique, les mathématiques et la physique butent sur des phénomènes croissants d’incomplétudes, d’incertitudes et indétermination, d’indéfinissabilité. L’atome originel, qu’il fût le nombre, le symbole ou le premier élément physique échappe à son identification faisant apparaître tout à l’inverse toujours un peu plus d’indécidabilité, ce mouvement révélant toujours un peu plus d’entropie, l’identité postulée fuyant malgré le développement cohérent des raisonnements de l’incomplétude des théorèmes de Gödel à la complexité de Kolmogorov, pour ceux qui voudront s’y pencher. Là où la pensée cherche à fixer son objet, son propre mouvement lui fait échapper ce qu’elle vise. La capture serait impossible, l’arrêt improbable, l’actualisation de la quantification inachevable. L’exclusive de cette reconnaissance formelle et l’assertion de la neutralité combineraient donc deux termes constitutifs d’une théorie exclusive, et sans doute illusoire, de la connaissance. En effet, en excluant les autres perceptions, la quantification révélerait là ses traits psychologiques. La reconnaissance procède par un acte de répétition. Elle accorde une préférence à ce qui confirme, répète, reconnaît justement par des opérations de dénombrements. La neutralité espère un acte gratuit, désintéressé, pure, dénué de motivations, sans cause, privé d’hommerie à la façon d’un acte « propre ». A ce propos, il faut relire le fondateur de la théorie des ensembles pour se convaincre des tendances schizophréniques de la pensée logico-mathématique. Russell fixe un programme ascétique de désengagement psychologique de soi-même, voire de déshumanisation au sens de la suppression de l’humain dans l’homme. Celui-ci décrit son programme ascétique dans Mysticisme et logique : « L’attitude caractérisant l’esprit scientifique implique de balayer tous les autres désirs hors des intérêts du désir de savoir. Elle implique la suppression des espoirs et des peurs, des amours et des haines, et de toute vie émotionnelle subjective jusqu’à ce que nous devenions soumis au fait pertinent, capables de les voir en toute franchise, sans préjugés, sans biais, sans aucun autre souhait que de le voir tel qu’il est, et sans croire aucunement que ce qu’il est doit être déterminé par quelques relation, positive ou négative, à ce que nous aimerions qu’il soit, ou à ce que nous pouvons aisément imaginer qu’il soit. » (2007, 63). Le lecteur notera aussi la conclusion se référant à l’imagination. Voilà qui légitime un examen plus psychologique.

3. La psychologie du quantificateur et l’avenir de psyché : schizophrénie et pathologies

Une dernière fois, précisons que cette analyse psychologique s’intéresse à l’extension du règne de la quantité et du quantificateur soit ce trait de caractère psychologique et social problématique du fait de sa domination. Lorsque tout se compte et s’évalue en se soumettant à des métriques, s’applique en fait le principe que ce qui ne se mesure pas n’existe pas ! Une dernière fois là aussi, en aucun cas nous ne contestons l’intérêt de compter et de modéliser, mais dans tous les cas nous nous interrogeons sur la domination des nombres dont le statut confine à en faire les substituts d’une divinité, soit des vérités permanentes et exclusives. Nous proposons pour terminer d’examiner trois aspects qui se sont manifestés tout au long de cet exposé.

  • A. Le fait que le monopole de cette attitude révèle des tendances cliniques individuelles et collectives où l’obsession des nombres et de l’abstraction dénote une amputation répressive de toutes les autres facultés et perceptions, soit une pathologie.

  • B. Le fait que la quantification relève d’une logique de l’imaginaire en activant l’imagination dans des perceptions intellectuelles obsédantes.

  • C. Le fait que la soumission à la quantification correspond à l’occultation du désir créatif de la recherche mathématique, soit une institutionnalisation du savoir mathématique ainsi constitué en une idéologie. Celle-ci prescrit ses lois aux autres sciences dont les objets ne sont pourtant pas des nombres.

A. Les tendances cliniques individuelles et collectives

Pour ce premier aspect, nous faisons notre l’expression des « grands-individus de l’humanité » (1988, 131) où dans cette analyse de la guerre et de la mort de la grande guerre Freud assume un continuum de l’homme à ces organisations toutes humaines que sont les Etats et les peuples. Et nous faisons notre l’expression de cet enseignement freudien dont Deniau dit : « l’étude des faits cliniques individuels permet la compréhension des faits sociaux, dans la mesure où ces faits sociaux ne sont que le produit de transformations des faits normaux ou pathologiques qui sont au cœur de l’humain. » (2011, 13).

Nous avons vu que le règne de la quantification révèle quelques traits : la déréalisation, la dépersonnalisation, la fusion sujet-objet, l’obsession, l’altération des perceptions spatio-temporelles. Or, plusieurs analystes font le lien entre des pathologies et ces caractéristiques de la pratique logico-mathématique. Bergeret écrit : « L’activité synthétique du Moi se trouve abolie dans les cas extrêmes […] ce qui contribue, paradoxalement en apparence, à libérer des capacités abstraites mathématiques, spéculatives ou dîtes « intellectualisés dans la mesure ou de tels talents peuvent se donner libre cours justement parce qu’ils n’ont pas à être contrôlés, ni induits par des fonctions régulatrices du Moi dans son placage aux réalités objectales. » (2013, 73). Le psychopathologue Tousseul écrit : « Ainsi, l’observation clinique nous place devant ce paradoxe selon lequel les discours et les comportements des patients psychotiques sont incohérents, bien qu’ils semblent suivre certaines logiques, ce qui explique d’ailleurs que des savants, notamment des mathématiciens, puissent présenter des symptômes psychotiques sans que leur facultés logiques soient altérées. On peut même imaginer que leur capacité d’abstraction est parfois très favorable à certaines activités intellectuelles. Le problème que nous nous proposons d’aborder consiste donc à comprendre comment un patient psychotique peut être à la fois incohérent et logique ? En effet, contrairement aux personnes normales ou névrosées qui raisonnentet réfléchissentessentiellement selon des logiques empiriques, comme nous l’avons développé ailleurs, les personnes psychotiques pensent essentiellement selon des logiques imaginaires, mais qu’elles prennent parfois pour réelles, d’où leurs incohérences. » (2014)

Les exigences de Russell et Poincaré acte le devoir d’a-perception nécessaire à la neutralité. Les premiers revendiquent ce que les seconds attribuent à des pathologies. De même, la plus grande réalité des nombres contre les autres perceptions trouve des parallèles saisissant dans les descriptions de certaines pathologies. Bergeret note ces confusions : « L’expérience thérapeutique nous montre que le schizophrène, par exemple, ne pense pas, au sens habituel du terme, et qu’il ne parle pas non plus véritablement. Il agit avec les mots, comme avec les choses, dans une dialectique où l’objet ne se trouve pas nettement séparé du sujet. » (2013, 75). Il rappelle aussi : « O. Fenichel (1953) s’étend longuement sur le mode de pensée propre au caractère obsessionnel […] Il en est de même de l’omnipotence des pensées ; la pensée devient abstraite et remplace le désir sexuel dans la mesure où il apparaît comme difficile à contrôler ; cette abstraction de la pensée compulsive, ses systématisations, ses mises en catégories, ses théorisations, protègent contre la réalité angoissante en tenant le réel à distance respectable sans abandonner le contact avec lui pour autant. » (2013, 203). La rigidité schizophrénique, le caractère théorique et l’inhumanité des conceptions et argumentaires schizophréniques semblent prolonger d’un petit rien la psychologie du quantificateur en vertu du fait que : « La différence entre les malades mentaux et les hommes dits normaux est très faible, les malades mentaux comme l’avait déjà dit Esquirol, ont les mêmes idées, et les mêmes sentiments, c’est simplement un peu plus marqué, c’est dans le degré, ils savent moins comprimer et dissimuler leurs pensées, c’est tout cela mais ce sont les mêmes pensées, ce sont les mêmes hommes. »17.

Ses descriptions des pathologies sont bien adaptées à cette monopolisation de la quantification. Plus encore, l’une des caractéristiques de la quantification est la réversibilité temporelle, à l’encontre des physiciens, chimistes et biologistes qui ne déréalisent pas le monde à ce point. Or cette a-perception du temps se voit décrite à la façon d’une pathologie. Le psychopathologue Tousseul écrit : « Pour le patient atteint d’une psychose maniaco-dépressive ou de troubles bipolaires, il en va tout autrement, puisque lui vit une altération de sa temporalité. Il ne s’agit pas d’une altération de la succession au profit d’une simultanéité comme dans la schizophrénie, mais d’une altération de l’irréversibilité temporelle au profit d’une temporalité insensée, c’est-à-dire dépourvue de direction dans le temps : le passé, le présent et le futur se confondent indifféremment. » (2014). Il poursuit à propos de l’atemporalité de la science des nombres : « On constate que pour chaque pathologie de la psychose, il y a une altération de la perception spatiale ou temporelle de l’expérience. Lorsque la discontinuité spatiale est perçue comme continue, le processus psychique d’indifférenciation suit une logique d’indétermination vécue comme réelle, ce qui conduit le patient à des symptômes autistiques ; lorsque la succession temporelle est perçue comme simultanée, le processus psychique d’hallucination suit une logique hypothétique vécue comme réelle, ce qui conduit le patient à des symptômes schizoïdes ; lorsque l’espace propre est perçu comme une ubiquité, le processus psychique de systématisation suit une logique répétitive vécue comme réelle, ce qui conduit le patient à des symptômes paranoïaques ; et lorsque l’irréversibilité temporelle est perçue comme réversible, le processus psychique d’association suit une logique synthétique vécue comme réelle, ce qui conduit le patient à des symptômes bipolaires. » (2014)

Plus encore, il faut désamorcer la stratégie du psychotique dont nous avons mesuré les résistances au début de cet article. La profondeur de l’interpellation du règne de la quantité tient à cette manipulation des imaginaires. Mais, comme l’énonce Deniau : « Le psychotique est logique car il est dans la logique de l’inconscient. » (2011, 78). Comment analyser selon une autre logique, la logique de celui qui se construit le monde ? Comment dire sans médire, comme énoncer sans dénoncer, comme contribuer sans attribuer ? Toute la difficulté de la constitution d’un discours à propos du monopole de la quantification interpelle la nature de notre propre discours et sa prétention à dire sa vérité. Deniau rappelle que l’analyste est un observateur qui ne se défait pas de lui-même en interagissant avec le patient qui se réfute comme tel : « le psychotique invite le sujet névrotique que nous sommes à se défier de l’évidence, évidence de la réalité, évidence de la langue, évidence de l’altérité. » (2011, 79) Or, réalité, langage et altérité sont au centre de la quantification puisqu’ils sont le vrai langage réel sans altérité-alternative. Comment alors échapper à la contestation du référentiel « naturel » du psychologue par le psychotique ? En effet, ce référentiel implicite du bon sens du psychologue ne tient pas compte des révolutions épistémologiques contemporaines pour lesquelles, par exemple, la temporalité semble réversible, la logique causale aléatoire et l’inférence manifestant des suites d’événements indépendamment de leurs liens apparents. Comment sauver le monde vécu de l’invasion de l’imaginaire ?

Alors, soit le psychologue évalue à tort la santé mentale de ses patients qui n’en sont pas, du fait d’un cadre d’analyse fondé sur une épistémologie traditionnelle étriquée et limitée, soit le psychologue évalue l’extension d’une pratique dont les effets altèrent les relations humaines jusqu’au politique. Et c’est là que nous positionnons notre étude, aux confins de la psycho-sociologie ; car ce qui est en jeu, c’est ce vacillement du grand-individu de l’humanité lorsqu’il dérive dans ces pathologies sous l’influence du monopole de la quantité pratiquée de manière obsessionnelle par quelques-uns jusqu’à s’imposer à tous, devenant alors une pathologie collective18. Il est là question de représentations sociales à la façon d’un ensemble de structures schizomorphes où l’imagination s’ordonne selon des pathologies partagées à la manière de méthodes et de modes de perception : recul et distanciation, isolement et indifférence aux choses et aux êtres, perte de contact avec les réalités sensibles, préférence pour les abstractions et leurs généralisations, réflexion en marge du monde, ; soit la spaltung décrite par Bleuler, clivage, division, scission, séparation, dissociation, schématisation. Comment ne pas citer alors quelques extraits des troubles essentiels de la schizophrénie décrits par Minkowska ? : « Il s'agit de malades qui fuient la réalité et qui au lieu d'orienter leur activité vers des buts réels s'intériorisent et se créent un monde imaginaire, dans lequel cependant on parvient à constater la présence de facteurs de synthèse et de dynamisme. » (1925, 127) ; « Ils s'adressent à la raison pure, forgent des plans, des systèmes et se laissent envahir par des idées fixes. » (128), il est question de musique ; il déclare que ce n'est pour lui qu'une succession de sons ; « Je ne sais pas sentir, il faut que tout passe par le cerveau. » (130) ; « « Je ne peux pas réaliser la perfection absolue. Il faut que je la représente. Par quoi ? Par une sphère. La sphère est pour moi la forme parfaite. » Et c'est ainsi que la réalisation est remplacée par la représentation. C'est une conséquence fatale du comportement de l'individu qui ne sent pas, qui n'agit pas, qui ne se fie pas à ses impressions, mais qui pense seulement, réfléchit, analyse, cherche des preuves, n'embrasse jamais l'ensemble, mais décompose tout en petits détails, de sorte que tout se réduit à une représentation mentale. » (131) ; « Voici ce que nous pouvons constater : la vie chez lui est opposée au plan ; l'instinct est opposé au cerveau ; le senti est opposé au pensé ; la faculté de la pénétration qui synthétise est opposée à l'analyse des détails infimes ; là où nous nous fions aux impressions, lui exige des preuves ; le mouvement s'oppose chez lui à l'immobilité ; les événements et personnes s'opposent-aux objets ; la réalisation s'oppose à la représentation ; le but s'oppose à la base ; le temps s'oppose à l'espace ; la succession s'oppose à l'extension. Les facteurs indiqués dans la première colonne de ce schéma font défaut, ceux de la seconde, par contre, sont hypertrophiés. » (135). Que de similitudes entre le régime schizomorphe de la quantification et la schizophrénie.

B. Une logique de l’imaginaire

Revenons sur le fait que l’objet mathématique est insaisissable et inqualifiable tant les controverses traversent l’histoire des sciences sans jamais conclure le débat. Par contre, ces idéalités procèdent d’une perception intellectuelle qui mobilise des facultés d’imagination où les imaginaires mathématiques se déploient indépendamment des réalités du quotidien. A cet égard, les mathématiques construisent une logique de l’imagination en ordonnant des imaginaires. Et c’est le mathématicien, philosophe et inventeur du calcul infinitésimal Leibniz qui est à l’origine de l’expression : logique de l’imagination. Selon les termes de Leibniz, tout ce qui tombe sous l’imagination en tant que distinctement conçu relève des mathématiques qui incluent alors de la quantité et de l’ordre au sens des combinaisons et des relations. Mais cette relation entre l’imagination et la pratique des mathématiques comprenant la quantité et la logique, Descartes l’évoque lui aussi dans une lettre à Elisabeth du 28 juin 1643 où il écrit : « l’étude des mathématiques qui exercent principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes. » Et la lignée semble conduire jusqu’à Thomas d’Aquin précisant en plusieurs occasion dans son De Trinitate : « Mais les mathématiques tombent sous le sens et sont tributaires de l’imagination. » (Q6, a1, s)

Cette constance de jugement à propos de la relation des mathématiques à l’imaginaire traverse étonnamment la pensée occidentale, des théologiens du Moyen-âge jusqu’aux mathématiciens de l’ère classique. Que l’imaginaire impose sa logique au détriment des autres logiques revient à amputer l’homme d’une partie de ses facultés accordant sans raison à l’imaginaire une place, non seulement supérieure, mais invasive. C’est là le premier signe d’une pathologie où l’imaginaire rationnelle obsède l’esprit d’un homme, d’une société voire d’une époque jusqu’à occulter les autres perceptions et connaissances. Cette structure particulière de cet imaginaire condamne-t-elle les autres imaginaires ?

C. L’occultation du désir créatif de la recherche mathématique

Pour ce troisième aspect, nous distinguerons là le règne de la quantité instituant des règles auxquelles il s’agit de se soumettre à la façon d’une manipulation psychotique, de la création mathématicienne qui révèle un désir de vie. Nous nous référerons à un mathématicien, Grothendieck, médaille Fields 1966 pour ses travaux en matière de géométrie algébrique. Dans une œuvre exceptionnelle intitulée Récolte et semailles, il décrit sa vie de mathématicien et il y étudie ses ressorts personnels cherchant à comprendre ce qui l’animait pendant ces années fécondes qui lui valurent la plus grande des reconnaissances. Grothendieck exprime ce désir créatif par trois termes dont le psychologue et le psychanalyste n’ignorent pas la profondeur : la pulsion, le passer outre, l’énigme. La lecture de Pascal donne aussi à penser entre l’homme de qualité et celui qui s’adonne temporairement aux mathématiques.

Pour la pulsion, le mathématicien fait le parallèle entre la pulsion, ce désir intellectuel aspirant à percer quelques mystères et celui du désir amoureux : « Un tel travail est marqué par l’éclosion et par l’épanouissement d’une compréhension des choses que nous sommes en train de sonder. Mais, pour prendre un exemple au bout opposé, la passion d’amour est, elle aussi, pulsion de découverte. Elle nous ouvre à une connaissance dite "charnelle", qui elle aussi se renouvelle, s’épanouit, s’approfondit. Ces deux pulsions - celle qui anime le mathématicien au travail, disons, et celle en l’amante ou en l’amant - sont bien plus proches qu’on ne le soupçonne généralement, ou qu’on n’est disposé à se l’admettre. » (27-28).

Pour le passer outre qui a tout de la transgression, il écrit : « Des consensus muets m’avaient dit, au lycée comme à l’université, qu’il n’y avait pas lieu de se poser de question sur la notion même de "volume", présentée comme "bien connue", "évidente", "sans problème". J’avais passé outre, comme chose allant de soi - tout comme Lebesgue, quelques décennies plus tôt, avait dû passer outre. C’est dans cet acte de "passer outre", d’être soi-même en somme et non pas simplement l’expression des consensus qui font loi, de ne pas rester enfermé à l’intérieur du cercle impératif qu’ils nous fixent - c’est avant tout dans cet acte solitaire que se trouve "la création". Tout le reste vient par surcroît. » (35)

Pour l’énigme, l’aspiration transgressive dépasse la tutelle servile du règne de la quantité. Le mathématicien oppose l’aspiration à l’institutionnalisation par crainte, peur et vanité et la création par attirance vers l’accomplissement de ce désir du mystère et de l’énigme : « Mon propos dans Récoltes et Semailles a été de parler de l’un et de l’autre aspect - de la pulsion de connaissance, et de la peur et de ses antidotes vaniteux. Je crois "comprendre", ou du moins connaître la pulsion et sa nature. (Peut-être un jour découvrirai-je, émerveillé, à quel point je me faisais illusion...) Mais pour ce qui est de la peur et de la vanité, et les insidieux blocages de la créativité qui en dérivent, je sais bien que je n’ai pas été au fond de cette grande énigme. Et j’ignore si je ne verrai jamais le fond de ce mystère, pendant les années qui me restent à vivre.. » (28) La créativité mathématicienne présentée par Grothendieck confirme à sa manière la pathologie de la quantité des quantificateurs incomparable à l’authentique création mathématique ; entre mathématique instituée se faisant idéologie et mathématique créatrice dialoguant avec des imaginaires.

Conclusion

Il y a donc des pathologies du règne de la quantité. Son risque d’enfermement monomaniaque se caractérise par un refus de l’altérité. La monomanie produit des actes instinctifs, de façon répétitive et obsessionnelle, l’idée fixe entraînant un mouvement réflexif permanent. Il y a de la circularité, du rituel et sur le plan intellectuel, la monomanie évoque le monopole d’une seule folie furieuse qui le devient d’autant plus qu’elle est la préoccupation unique, monopolisante, à l’exclusion de tout autre préoccupation. Le règne de la quantité est bien celui d’un imaginaire s’étendant par destruction des autres imaginaires, des autres perceptions, des autres croyances. Ce délire par la fixation de l’esprit sur un unique objet focalise l’attention et occulte tout le reste. Or, cette monomanie individuelle devrait se nuancer des relations sociales où chacun peut échapper à ses tendances monomaniaques du fait de la présence des altérités par la prise en compte de l’existence et des perceptions d’autrui.

Or, à l’échelle d’un grand-individu de l’humanité, la monomanie consiste en un refus des altérités qui s’imposerait comme le modèle unique. C’est là même le signe d’une pensée totalitaire pathologique réduisant les perceptions du monde aux seules vérités de cette logique de l’imaginaire devenue folie rayonnante. Voilà pourquoi un grand-individu de l’humanité résiste à l’Un en se faisant toujours l’apologue de la pluralité des biais cognitifs et des comportements, composant des monomanies latentes, utilisant potentiellement chaque biais comme une expertise utile à l’ensemble, en certaines circonstances. Les limites de chacun deviennent alors les atouts du groupe pour autant que ce dernier instaure le respect de la pluralité des « biais » cognitifs sans jamais reconnaître à l’un une supériorité permanente. Nous approfondirons ce point dans un prochain article.

Nous espérons que cette analyse psychologique et sociale de la quantification aura montré que la pathologie est bien là. D’ailleurs, l’avènement d’une ère de la pluralité est présenté dans les propos de Grothendieck qui écrit à ce sujet : « Ainsi, le point de vue fécond n’est autre que cet "œil" qui à la fois nous fait découvrir, et nous fait reconnaître l’unité dans la multiplicité de ce qui est découvert. Et cette unité est véritablement la vie même et le souffle qui relie et anime ces choses multiples. Mais comme son nom même le suggère, un "point de vue" en lui-même reste parcellaire. Il nous révèle un des aspects d’un paysage ou d’un panorama, parmi une multiplicité d’autres également valables, également "réels". C’est dans la mesure où se conjuguent les points de vue complémentaires d’une même réalité, où se multiplient nos "yeux", que le regard pénètre plus avant dans la connaissance des choses. Plus la réalité que nous désirons connaître est riche et complexe, et plus aussi il est important de disposer de plusieurs "yeux" pour l’appréhender dans toute son ampleur et dans toute sa finesse. » (41)

Une telle révolution de la pensée occidentale demande de libérer psyché de l’empire de la quantité. Cet avenir de psyché tient pour une part d’une thérapie des pathologies de la réduction cognitive où se joue la persécution des perceptions au nom d’une domination bien réelle fondée sur un imaginaire obsédant. Voilà pourquoi l’homme ne se réduit pas à la seule quantité. Voilà pourquoi la psychologie a sa place dans le concert des sciences de l’homme pour servir l’avènement d’hommes de qualité. Les nombres n’auront pas le dernier mot puisqu’il faut des mots pour les dire et une intention pour en user.

1  Arendt (1906-1975), philosophe politique connue pour ses œuvres sur les systèmes totalitaires. Cet ouvrage sur la condition humaine pose les bases d’une réflexion sur un nouvel humanisme.

2  Le mathématicien et philosophie Rey (1964) vient de consacrer un ouvrage intéressant sur le règne de la statistique dans la pensée occidentale moderne et la politique. Cette domination est liée au dénombrement consécutif de l’affirmation d’une société d’égaux fongibles en des statistiques. Ceci se conjugue à une société industrielle productrice de la quantité où le politique recherche les instruments statistiques de la prévision et du contrôle économique et social au profit de la croissance économique et démographique. La statistique devient « une conscience de soi collective ».

3  Le sociologue Caillé (1944), spécialiste de Mauss, écrit en introduction d’un numéro consacré à L’impossible neutralité ? : « ...il est permis de se demander si bien plus que dans leur difficulté à mesurer ou à expérimenter, ou encore dans le caractère toujours singulier de l’évènement historique, ce n’est pas dans l’impossibilité principielle de disjoindre radicalement jugements de faits et jugements de valeur, visées cognitive et visée normative, que s’enracine le destin singulier des sciences de l’esprit, qui doit leur interdire à jamais de s’identifier pleinement et exclusivement aux sciences exactes » (1989, 4). Le fantasme de la science exacte est ancré et demeure le modèle.

4  Deniau (1943), psychiatre et psychanalyste, écrit avec une distance rare : « A interpréter la religion, l’analyste se met dans la même position qu’un délirant qui use d’un système interprétatif et cohérent pour donner sens à une réalité qui lui échappe. La position de l’analyste n’y est pas assurée par le transfert, mais au contraire minée par un point aveugle. Qui délire alors ? Est-ce l’analyste qui porte, tel un délire de grandeur, sa pensée théorique vers cette réalité culturelle qui a convaincu les foules depuis des siècles ? Est-ce l’humanité elle-même qui, à la manière d’un individu isolé, a développé des délires inaccessibles à la critique logique et contredisant la réalité effective. » (2011, 152).

5  Le mathématicien Connes (1947), médaille Fields en 1982, perpétue la croyance pythagoricienne et platonicienne d’un monde gouverné par les nombres en répondant à la question du journaliste sur le langage utilisé avec des hypothétiques intelligences extraterrestres où il use du seul argument d’autorité. A la question posée : « Cela veut-dire que nous pourrions parler maths avec n’importe quelle intelligence extraterrestre ? », il répond : « Bien sûr ! La première chose que l’on peut transmettre, c’est le nombre. Un signal, l’absence de signal, à nouveau un signal : c’est clair. » (Libération, 1er décembre 2001).

6  Pour mémoire, les entiers naturels (1, 2, 3,…), les rationnels sont les quotients de deux entiers (a/b), les relatifs sont les naturels positifs et négatifs (-2, -1, 1, 2), les réels s’écrivent (a,bcd..).

7  Nous invitons le lecteur à lire notre article Des limites de l’arithmétique de Peano à la pensée spéculative des objets relationnels dans la revue Argumentum : n° 14|2 de juillet 2016.

8  Frege (1848-1925), mathématicien, logicien et philosophe, inventeur des systèmes de symboles de la logique des propositions et des prédicats, fondateur de la logique moderne et auteur d’une œuvre majeure : Les fondements de l’arithmétique.

9  Lotze (1817-1881), médecin, philosophe et logicien allemand, auteur d’une œuvre importante en psychologie médicale dont il fut un des principaux initiateurs. Il étudia la philosophie de la connaissance et de l’esprit préfigurant les sciences cognitives contemporaines.

10  Connes prolonge son entretien par ces mots : « Mais si nous commençons par transmettre une phrase, nous n’avons aucune chance d’être compréhensible ! Alors que l’on peut communiquer la table d’addition ou de multiplication de manière non ambiguë » (2001).

11  Si les mathématiques se fondent sur l’identité de leurs symboles et de leurs lois de la pensée, elles ne peuvent en faire une démonstration déductive a priori. En ce sens, elle n’échappe pas au constat qu’il s’agit d’un argument déontique comme il est exposé par le logicien polonais Lukasiewicz. Ce dernier expose l’indémontrabilité du principe de contradiction chez Aristote et en conclut à son fondement moral induisant la continuité de la conscience à l’origine de la responsabilité.

12  Le philosophe et psychiatre Jaspers (1883-1969) développe cette vue de l’histoire mondiale des sociétés où l’Occident conquiert le monde par la science moderne : « La science moderne est un phénomène dont on chercherait en vain l’équivalent dans toute l’histoire de l’humanité ; elle est propre à l’Occident. La Chine et l’Inde n’en ont connu que de vagues prémisses ; quant à la Grèce, nous lui devons nombre d’idées géniales, mais qui sont restées sans rapport entre elles et qui ne sont pas allées plus loin. En quelques siècles, en revanche, voici que l’Occident a donné le signal de l’essor intellectuel, technique et sociologique, entraînant toute l’humanité dans son sillage. Actuellement, ce mouvement connaît une accélération démesurée. » (1970, 70).

13  Deniau décrit cette construction du sujet dans la civilisation en ces termes : « L’humain se construit une figure de l’altérité qui lui est nécessaire pour se penser. Il devient dès lors solidaire de l’autre, comme autrui, en qui il reconnaît un mouvement psychique identique et comme autre, alter ego, dont il devient de ce fait solidaire puisque cet autre lui est nécessaire pour penser, parler et même se penser, donc pour être. L’acte inverse laisse libre cours à la pulsion : détruire ou être détruit. » (2011,56).

14  Présentant l’œuvre du philosophe des mathématiques Desanti (1914-2002) sur les idéalités mathématiques, le philosophe Sinacoeur (1941) explicite cette fermeture à la psychologie des actes mathématiques dont la nature les dispenserait d’un tel examen, considérant que ces approches externes n’apportent rien au devenir mathématique :« Mais que l'on prenne garde au mot « conscience » qui revient souvent sous la plume de Desanti : il ne s'agit ni de conscience empirique naturelle,ni de conscience transcendantale philosophique : il s'agit du sujet dusavoir, intrathéorique, complètement réduit au mode de manifestation de son objet. En aucun cas il n'est question du « vécu » : celui-ci est mis hors circuit. Non que, par je ne sais quelle paranoïa, on en décide l'inexistence ; mais on ne retient pour l'analyse épistémologique que ce qui est pour elle effectuable, opérant, explicatif, ce sans quoi l'objet de l'épistémologie risque de devenir absurde. » (1969, 189-190). Les termes « hors circuit » et « absurde » sont forts, Sinacoeur faisant sienne l’idée selon laquelle le mathématicien reste le juge de la pertinence de l’interprétation ou de la distanciation critique à l’aune de sa propre science. En évoquant la paranoïa plutôt que l’autisme, plus approprié, il partage ce rejet de l’interdisciplinarité applicable aux mathématiques.

15  Dewey (1859-1952), psychologue et philosophe américain, auteur de Reconstruction en philosophie (1919), Popper (1902-1994), logicien et philosophe des sciences, Feyerabend (1914-1994), philosophe et historien des sciences, Rorty (1931-2007), épistémologue et philosophe politique, auteur de Contingence, ironie et solidarité (1989). Nous invitons le lecteur à prendre connaissance de notre article consacré à Paul Feyerabend dans le n° 28 des Cahiers de psychologie politique. Rappelons l’une de ses conclusions : « Ce qui reste (après avoir exclu la possibilité de comparer logiquement des théories en comparant des séries de conséquences qui s’en déduisent), ce sont les jugements esthétiques, les jugements de goût, les préjugés métaphysiques, les désirs religieux, bref ce sont nos désirs subjectifs. » (1979, 320) 

16  Popper écrit dans La logique de la découverte scientifique : « La base empirique de la science objective ne comporte donc rien d’ « absolu ». La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. […] Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement. » (1984, 111).

17  Entretien de Henri Baruk avec Jacques Chancel, neuropsychiatre sur son livre Des Hommes comme nous, diffusé le 13 avril 1976 sur France Inter. Baruk (1897-1999), psychiatre, membre de l’académie de médecine, connu pour sa psychiatrie morale d’inspiration hébraïque attaché au respect de l’intégrité de la personne humaine, adversaire de la psychochirurgie et des abus des traitements psychotropes, auteur Des hommes comme nous, mémoires d'un neuropsychiatre (1975).

18  Nous invitons le lecteur à lire notre autre article La raison totalitaire et morbide dans ce présent numéro des Cahiers de psychologie politique n° 33.

Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, 1983, Paris, Editions Calmann-Lévy.

Arendt, Hannah, Les origines du totalitarisme, 1972, Paris, Edition du Seuil.

Baudet, Jean-Claude, Mathématique et vérité, une philosophie du nombre, 2005, Paris, Editions L’Harmattan.

Baruk, Henri, Des hommes comme nous, mémoires d'un neuropsychiatre, 1975, Paris, Editions Robert Lafont.

Bergeret, Jean, La personnalité normale et pathologique, 2013, Paris, Editions Dunod.

Binswanger, Ludwig, La conception de l’homme chez Freud à la lumière de l’anthropologie philosophique, in revue L’évolution psychiatrique, 1938, Paris, fascicule I, p. 3-34.

Bleuler, Eugen, Dementia praecox oder gruppe der Schizophrenien, 1911, Leipzig, Editions Deuticke.

Boccaccini, Federico (sous la direction de), Lotze et son héritage, son influence et son impact sur la philosophie du XXe siècle, 2015, Bruxelles, Editions Peter Lang.

Caille, Alain, L’impossible objectivité ? Vérité et normativité dans les sciences sociales, 1989, in La revue du MAUSS, n° 4.

Cassirer, Ernst, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, 1983, Paris, Editions de Minuit.

Connes, Alain, L’imagination joue un rôle crucial en mathématique (entretien), 1er décembre 2001, Paris, journal Libération.

Deniau, Alain, Vacillement de l’altérité, 2011, Paris, Editions L’Harmattan.

Desanti, Jean-Toussaint, Les idéalités mathématiques, 1968, Paris, Editions du Seuil.

Dewey, John, Reconstruction en philosophie, 2014, Paris, Edition Folio.

Durand, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 1992, Paris, Editions Dunod.

Feyerabend, Paul, Contre la méthode, 1979, Paris, Editions du Seuil.

Frege, Gottlob, Les fondements de l’arithmétique, 1970, Paris, Editions du Seuil.

Freud, Sigmund, Actuelles sur la guerre et la mort 1915, 1988, Paris, PUF.

Gadamer, Hans-Georg, Vérité & Méthode, 1976, Paris, Edition du Seuil.

Habermas, Jürgen, Vérité et justification, 2001, Paris, Editions Gallimard.

Granger, Gilles-Gaston, Formes opération objets, 1994, Paris, Librairie Vrin.

Grothendieck, Alexandre, Récoltes et semailles : réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, Paris, Université Paris 13 en ligne.

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Système de la vie éthique, 1992, Paris, Librairie Vrin.

Hottois, Gilbert, Pour une métaphilosophie du langage, 1981, Paris, Librairie Vrin.

Husserl, Edmond, Quantités et variétés, in Etudes sur l’arithmétique et la géométrie, 1983, La Haye, Edition Strohmeyer.

Jaspers, Karl, Essais philosophiques – science et vérité, 1970, Paris, Editions Payot.

Legrand, Pierre, La facticité du monde chez le schizophrène, 2010 Paris, L’information psychiatrique n° 3, volume 86.

Lotze, Rudolf Hermann, Principes généraux de psychologie physiologique, 2009, Paris, BiblioLife.

Mead, George Herbert, L’esprit, le soi et la société, 1963, Paris, PUF.

Minkowski, Eugène, Le temps vécu, études phénoménologiques et psychopathologiques, 2005, Paris, PUF.

Minkowska, Françoise, Troubles essentiels de la schizophrénie in L’évolution psychiatrique, 1925, Paris, Editions Payot.

Nasar, Sylvia, Un cerveau d’exception : de la schizophrénie au prix Nobel, la vie singulière de John Forbes Nash, 2000, Paris, Editions Calmann-Lévy.

Patras, Frédéric, La pensée mathématique contemporaine, 2001, Paris, PUF.

Patras, Frédéric, La possibilité des nombres, 2014, Paris, PUF.

Patras, Frédéric, Objets et idéalités dans les mathématiques contemporaines, 2012, Etudes platoniciennes, n° 9, p. 47-61.

Poincaré, Henri, La valeur de la science, 1970, Paris, Editions Flammarion.

Popper, Karl, La logique de la découverte scientifique, 1984, Paris, Editions Payot.

Pontoizeau, Pierre-Antoine, Penser au-delà des mathématiques, 2012, Paris, Editions Embrasure.

Putnam, Hilary, Fait/valeur : la fin d’un dogme, 2004, Editions de l’Eclat.

Quine, Willard Von, Les voies du paradoxe, 2011, Paris, Librairie Vrin.

Rabouin, David, Les mathématiques comme logique de l’imagination : une proposition leibnizienne et son actualité, 2017, Bulletin d’analyse phénoménologique, XIII 2, p. 222-251.

Rey, Olivier, Quand le monde s’est fait nombre, 2016, Paris, Editions Stock.

Ronze, Bernard, L’homme de quantité, 1977, Paris, Editions Gallimard.

Rorty, Richard, Contingence, ironie et solidarité, 1993, Paris, Editions Armand Colin.

Rorty, Richard, Objectivisme, relativisme et vérité, 1994, Paris, PUF.

Russell, Bertrand, Mysticisme et logique, 2007, Paris, Librairie Vrin.

Sinacoeur, Mohammed-Allal, Les idéalités mathématiques de Desanti, 1969, Paris, L’homme et la société n° 13.

Souriau, Etienne, Pensée vivante et perfection formelle, 1925, Paris, Editions Hachette.

Supiot, Alain, La gouvernance par les nombres, 2015, Paris, Editions Fayard.

Smullyan, Raymond, Les théorèmes d’incomplétude de Gödel, 2000, Paris, Dunod.

Thom, René, Prédire n’est pas expliquer, 1991, Paris, Editions Eshel.

Thomas D’Aquin, De Trinitate, 1857, Paris, Edition Louis Viviès.

Tousseul, Sylvain, Les principes de la pensée. La philosophie immanentale, 2010, Paris, Editions L’Harmattan.

Tousseul, Sylvain, Les logiques de la psychose, 2014, Revue Psychiatrie, Psychanalyse et Sociétés, volume 1, 2014.

Weber, Max, Le savant et le politique, 1959, Paris, Librairie Plon.

Weber, Max, Le sens de la « neutralité axiologique » dans les sciences sociologiques et économiques in Essais sur la théorie de la science, 1992, Paris, Editions Plon Pocket Agora.

Weber, Max, La science, profession et vocation, 2005, Paris, Editions Agone.

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