La question de l’occulte est une zone « grise » dans la vie et l’œuvre de Freud et pourtant elle est cruciale dans sa conception théorique de l’inconscient. L’occulte l’oppose à Jung alors qu’il surgit à maintes reprises dans l’histoire intime de Freud. C’est cette contradiction qu’essaie d’élucider Gloria Leff, psychanalyste mexicaine.
Avec lucidité et sincérité, Freud nous a communiqué les circonstances et le détail de ses crises d’angoisse. Ainsi, lors de sa rupture avec Fliess, en 1905, que l’on peut légitimement considérer comme son analyste, Freud est envahi par des symptômes superstitieux. A l’insu de l’un et de l’autre, une psychanalyse s‘était engagée.
Les symptômes étaient à la fois liés à l’histoire personnelle de Freud mais d’autres, la mégalomanie et la paranoïa par exemple, étaient liés à la personnalité de Fließ. Freud ne pourra identifier ce reste que quinze ans plus tard et se débarrasser de ces pensées parasites incluses en lui qu’en 1936, en écrivant à Romain Rolland, soit trente et un ans plus tard.
L’intérêt du livre de Gloria Leff est de rechercher la fonction de l’occulte chez Freud, non pas à partir des biographies mais à partir d’un cas clinique qu’il avait dissimulé, cas très présent à sa pensée et interstitiel dans son œuvre.
On sait retrouver les allusions à l’Homme aux Loups, cas exemplaire de Freud. Pour le cas d’Elfriede Hirscheld, le fil directeur manquait. En réunissant les fragments, les bribes de confidences, les allusions dans les correspondances, elle parvient à construire le récit du sixième cas de Freud dont la fascination et la défense pour l’occulte ont été réveillées par son contre-transfert. Elfriede Hirschfeld est celle que Freud qualifie de « mon tourment ». A cette dimension intime, s’ajoute la concurrence publique avec Jung qu’elle avait aussi consulté.
Le discours de l’époque donnait beaucoup de place au dialogue avec les morts, aux tables tournantes et à la télépathie. Freud ne voulait pas s’écarter d’une construction rationnelle. Il devait donc refuser tout ce qui pouvait y porter atteinte. Ce n’est que maintenant, depuis les avancées de la linguistique et de l’anthropologie, que nous pouvons entendre que ce qui était alors qualifié d’occulte est le fait que la parole n’est pas limitée à l’espace biologique de l’individu mais est la production d’un groupe. Il faut être trois pour qu’advienne la parole de l’enfant. Marqué par cet originaire, chacun devient porteur de la parole et de la langue du groupe qui le fait vivre et parler. Il y a un au delà du discours manifeste. Dans l’acte délirant, le fou, l’insensé agit un dire qui est hors de lui, comme le poète ou l’artiste qui savent aussi le retrouver.
Quand Freud nous livre le texte de son écoute de ce qui deviendra le cas de l’Homme aux Loups, il s’offre à notre travail d’interprétation dans un autre texte sous-jacent, où nous percevons ses constructions successives. En dissimulant le cas, Freud suscite, au contraire, notre perplexité en livrant, comme une devinette cachée dans le foisonnement de ses écrits, ce qu’il ne souhaite pas faire entendre. Ce qui est ainsi dissimulé, c’est la partie personnelle de Freud dans le transfert avec sa patiente.
Il a fallu presque un siècle pour le repérer. Lou Andréa Salomé, confidente de Freud sur ce cas, a ouvert la voie. Elle écrit à Freud qu’Elfriede Hirschfeld ne cessait de vivre et de revivre, comme totalement sienne, une expérience qui avait été celle de sa mère, sur la base des échecs dont elle souffrait consciemment.1 Par cette remarque, L. Andréa Salomé montre qu’elle avait compris que l’inconscient n’est pas dans le modèle neurologique mais est à situer entre les générations. Cette confusion liée à la double origine de la psychanalyse, neurologique et fondée par le mystère du transfert, n’a pas cessé de peser sur sa représentation sociale et même sur la pensée des psychanalystes. Elle s’est en effet inventée et construite chez un neurologue passionné dans son désir de guérir des femmes hystériques et en même temps soumis à la pression transférentielle des croyances sociales dans l’occulte, redoublées par la croyance de Fließ en une magie des chiffres dans le féminin.
L’intérêt du livre de Gloria Leff est donc de soulever le voile de l’occulte et de nous donner accès à ce qui a biaisé notre lecture de l’œuvre de Freud, son silence sur sa relation transférentielle et en particulier son contre-transfert par lequel il est induit dans la pensée de l’autre, analyste ou patient. L’histoire avec Fließ, Jung, E. Hirschfeld trouve alors un fil directeur qui n’est lisible qu’après-coup, qu’avec les connaissances que nous avons acquises maintenant.
1 Gloria Leff, L’affaire Freud-Hirschfeld, p.167, ed. Epel, Paris