Le point de départ de l’enquête de Géraldine Schwarz est un étonnement : l’auteure demande à son grand-père, allemand de Mannheim, l’histoire et l’origine de la fortune de son entreprise. Elle apprend qu’il l’a achetée en 1938 lors de la spoliation des biens juifs. Elle est scandalisée par le silence familial sur cette période et par l’absence de culpabilité de l’avoir sous-payée. Par sa mère française, dont le père était gendarme sur la ligne de démarcation, elle est confrontée à d'autres marques de la guerre. Devenue journaliste à l’AFP à Berlin, elle commence une enquête où s’entrelacent la mémoire de ses deux familles avec les traces de la famille juive dont les rares survivants sont dispersés et l’évolution de l’opinion allemande, traversée par l’horreur du drame du nazisme.
Le livre a été écrit en français, ce qui se perçoit par instants, mais ce détour permet, sans doute, à l’auteure une plus grande lucidité sur l’histoire de sa famille allemande. La proximité des sentiments s’entend dans la douleur ambivalente qu’elle éprouve pour ces grands-parents qui ont vécu chaque moment de la tragédie allemande, la montée du nazisme triomphant, les ravages de la guerre et de la défaite, et enfin le temps de la tentative d'oubli, d’amnésie.
Elle utilise le mot Mitläufer pour qualifier ces citoyens qui ont permis, comme une majorité passive et silencieuse, qu’Hitler puisse se vanter d’avoir l’assentiment de tout le peuple allemand. Ils sont ceux qui « marchent avec le courant ». Ces Mitläufer, ces suivistes se retrouvent en France, en Autriche et dans tous les pays qui n’ont pas opposé de résistance à l’emprise des dictatures alliées à l’Allemagne nazie. Ils sont le terreau qui enracine le populisme si un effort constant n’est pas fait pour construire la démocratie dans chaque pays et pour l’établir en Europe. La démarche de G. Schwarz trouve son sens dans cette espérance.
Son désir de retrouver la famille des anciens propriétaires juifs et d’imposer de les faire exister dans la mémoire de sa famille est comme la compensation de l’extrême réticence du grand-père, qu’elle aime cependant, à reconnaître et à payer la dette du « bien juif aryanisé ».
Son regard se porte alors sur la société allemande et sa difficulté à accepter pendant une vingtaine d’années son Histoire, comme son grand-père refusait un acte de justice morale qui aurait rompu avec une histoire familiale devenue source de honte. Un travail de pédagogie historique de tous les jours, en particulier à l’école, a permis l’évolution des mentalités allemandes et l’instauration dans les esprits de l’idée de démocratie.
Géraldine Schwarz, qui se revendique non pas binationale mais citoyenne de l’Europe, en trouve la preuve a contrario. L‘inexistence d’un tel travail de mémoire fait renaître chez les anciens alliés de l’Allemagne nazie, dans la nostalgie nationaliste, des poussées de violence et de racisme. La présence importante et inquiétante de l’extrême droite dans ces pays et dans l’ancienne RDA, où la mémoire a été falsifiée, est la conséquence directe de l’absence d’une réflexion critique sur l’histoire politique.
Elle dresse un tableau très précis de la situation de ces pays qui confirme son jugement. La prévention d’un si funeste retour des dictatures et de ses précurseurs, le populisme et le nationalisme, passe par la pédagogie incessante de l’Histoire et par la réparation des blessures collectives et des humiliations des traités.
Le désir d’amnésie est un trait de l’humain et donc des peuples. La tâche du travail de Culture, du Kulturarbeit comme le dit Freud, est indissociable de l’effort de vie. Elle est une exigence vitale.
Les Amnésiques est un livre de témoignage essentiel, pont entre les cultures française et allemande, entre l’histoire individuelle et l’Histoire européenne. Il ouvre une réflexion politique nécessaire.