N°38 / La propagande politique Janvier 2021

Le consentement par les nudges

Influence, persuasion et inflexion des comportements dans les politiques publliques

Jacques Fontanille

Résumé

Les nudges sont des dispositifs tactiques qui visent à infléchir, ou à modifier en profondeur les comportements des citoyens, des usagers et des consommateurs, dans le cadre d’une stratégie mercatique ou socio-politique. Ils agissent directement sur le processus d’action, sans chercher à convaincre, en donnant des « coups de pouce » pour que les acteurs fassent le « bon choix » au moment même d’agir. Les théories psychologiques qui les fondent se sont développées à la fin du XXème siècle, et prennent leur source dans les travaux de l’École d’économie de Chicago sur l’architecture et la motivation des choix et des décisions. La théorie et les méthodes des nudges naissent au début du XXIème siècle, dans le champ de l’économie comportementale, toujours au sein de l’École de Chicago. La sémiotique est en mesure d’embrasser l’ensemble de ces variétés, en portant un autre regard et en mettant en œuvre une autre méthodologie, en contrepoint et en complément des théories issues des sciences cognitives et de l’économie comportementale. Elle nous permet notamment d’intégrer à la réflexion sur les nudges le rôle des actants collectifs et des environnements dans lesquels les comportements se déploient. 

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DOSSIER : LA PROPAGANDE POLITIQUE AU 21e SIECLE

Le consentement par les nudges

Influence, persuasion et inflexion des comportements dans les politiques publiques[1]

 

Jacques Fontanille

Centre de Recherches Sémiotique (CeReS)

Université de Limoges

 

Jacques Fontanille, professeur émérite de sémiotique à l’Université de Limoges, est membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Il est également président honoraire de l’Association Internationale de Sémiotique Visuelle, et de l’Association Française de Sémiotique. Il a été Président de l’Université de Limoges de 2005 à 2012, Président de la Fédération Romane de Sémiotique de 2015 à 2019, et Directeur de Cabinet de la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche de 2012 à 2014.

Jacques Fontanille a publié quinze livres, dont : Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d'âme (Seuil), avec A.J. Greimas ; Tension et signification (Mardaga), avec Cl. Zilberberg ; Sémiotique du discours (Pulim) ; Pratiques Sémiotiques (PUF) ; Corps et Sens (PUF) ; Formes de vie (Sigilla, Liège) ; et Terres de sens. Essai d’anthropo-sémiotique, (Pulim) avec Nicolas Couegnas.

 

Sommaire

 

1. Les nudges, entre économie et politique

2. Le consentement

2.1. La libre volonté d’engagement

2.2. Du consentement politique au consentement pratique

2.3. Le consentement par aliénation quasi volontaire

3. Les options sémiotiques

3.1. Manipuler des habitudes

3.2. L’actant collectif du nudge

4. Des biais, des nudges, et des êtres humains

5. Ouvrir la « boîte noire » du nudge

5.1. Les conditions des transitions entre habitudes

5.2. Mobiliser les corps

5.3. Une rhétorique des « poussées gentilles »

5.4. Le jeu et l’éthos

6. A l’horizon : une méthode sémiotique pour analyser la fabrique du consentement

6.1. Une grammaire

6.2. Une rhétorique

6.2. Une politique

 

 

1. Les nudges, entre économie et politique

Les nudges sont des dispositifs tactiques qui visent à infléchir, ou à modifier en profondeur les comportements des citoyens, des usagers et des consommateurs, dans le cadre d’une stratégie mercatique ou socio-politique. Ils agissent directement sur le processus d’action, sans chercher à convaincre, en donnant des « coups de pouce » pour que les acteurs fassent le « bon choix » au moment même d’agir. Les théories psychologiques qui les fondent se sont développées à la fin du XXème siècle, et prennent leur source dans les travaux de l’École d’économie de Chicago sur l’architecture et la motivation des choix et des décisions. La théorie et les méthodes des nudges naissent au début du XXIème siècle, dans le champ de l’économie comportementale, toujours au sein de l’École de Chicago.

Richard Thaler, l’économiste (prix Nobel) qui a conçu et porté la solution du nudge depuis plusieurs décennies, propose ainsi d’influencer en douceur les citoyens-consommateurs, en les aidant à réaliser leurs objectifs ou leurs attentes. Pour R. Thaler et C. Sunstein, il s’agit

« d’une version relativement modérée, souple et non envahissante du paternalisme, qui n’interdit rien et ne restreint les options de personne. Une approche philosophique de la gouvernance, publique ou privée, qui vise à aider les hommes à prendre des décisions qui améliorent leur vie sans attenter à la liberté des autres ». (Thaler et Sunstein 2010, 14)

Cette version « modérée, souple et non envahissante » du paternalisme est le plus souvent dénommée « paternalisme libertaire ». Il s’agirait donc, avec les nudges, de réconcilier la manipulation, notamment dans le domaine des politiques publiques, avec le respect de la liberté individuelle (cf. Colas-Blaise 2021). On suppose alors que la pression plus ou moins discrète et « douce » qu’on exerce sur les individus est à la fois une manière de vouloir leur bien autant ou même plus qu’ils ne le veulent, et une manière d’améliorer la situation collective et sociale en matière de santé, d’environnement, de consommation d’énergie, etc. La première question qui se pose alors est celle de la position des tactiques de nudging par rapport à la vaste gamme des démarches d’influence, de persuasion et de propagande ; a minima, ce serait un procédé qui ne se confondrait pas avec la propagande, qui ne passerait pas par la persuasion exercée via la communication médiatique, et qui exercerait une influence directe sur les conduites quotidiennes des individus, sans diminuer leur liberté de choix. Nous verrons que ce n’est pas aussi simple…

 

Mais on observe surtout que la diffusion actuelle des nudges est telle, dans tous les domaines de la vie quotidienne, qu’ils sont en passe de supplanter, en matière de consentement social et politique, la communication par les médias de masse qui assurait l’emprise des politiques étatiques au siècle précédent. Si l’on suit les analyses de Noam Chomsky sur ce point, notamment dans son introduction à Fabriquer un consentement (Herman et Chomsky 2018 [1998]), chaque type de régime politique se dote d’un « modèle de propagande » spécifique. Dans cette perspective, Herman et Chomsky montrent comment et pourquoi, aux USA et dans les régimes démocratiques, les médias dominants véhiculaient la propagande d’Etat au XXème siècle, parallèlement aux pressions, contraintes et endoctrinements exercés par les propagandes totalitaires dans les dictatures.

 

On pourrait alors légitimement se demander à quel régime politique spécifique correspondrait la tactique et la pratique des nudges, qui ne participe ni de la version « démocratique » ni de la version « totalitaire » de la propagande d’Etat, et qui s’inspire d’une idéologie aussi radicalement individualiste que celle de l’École de Chicago, qui a par ailleurs suscité et nourri le développement planétaire du néo-libéralisme.[2]

La problématique la plus appropriée, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Chomsky, serait, non pas celle de la propagande stricto sensu, mais celle du consentement, et donc de « la fabrique du consentement ». Dans cette perspective, le consentement pourrait être obtenu (1) par plusieurs formes de propagande, qui viseraient à convaincre, à persuader, à faire croire, mais aussi (2) par plusieurs types d’influences directes sur les comportements, dont les nudges sont la version la plus libérale, mais dont feraient également partie toutes les formes de dressage et de conditionnement. En reprenant la trichotomie structurale des trois grandes rationalités sémiotiques, « action / passion / cognition » (Fontanille 2003, 193-263), on peut considérer que la solution (1) concerne la composante cognition, la solution (2) concerne la composante action, et les deux solutions exploitent chacune à leur manière la composante passion.

 

La sémiotique est en mesure d’embrasser l’ensemble de ces variétés, en portant un autre regard et en mettant en œuvre une autre méthodologie, en contrepoint et en complément des théories issues des sciences cognitives et de l’économie comportementale. Elle nous permet notamment d’intégrer à la réflexion sur les nudges le rôle des actants collectifs et des environnements dans lesquels les comportements se déploient.

 

2. Le consentement

2.1. La libre volonté d’engagement

Commençons par la définition de ce qu’on entend par « consentement ». D’un point de vue juridique, le consentement est une volonté d’engagement, en général dans une action relevant d’un cadre contractuel. Par consentement, on peut engager sa personne ou ses biens. La volonté d’engagement peut être exprimée soit explicitement par la parole, écrite ou orale, soit tacitement, par des gestes, des contacts ou des traces durables, codifiées dans des communautés d’usage. Proche de la limite du consentement, le simple acte d’accueil tacite d’une proposition exprimée par une action pratique (par exemple la réception d’un colis envoyé par un tiers) peut valoir comme acceptation et donc comme consentement. La limite au consentement est la possibilité d’une relation contractuelle ou conventionnelle. D’un point de vue juridique, le silence du récipiendaire (cf. « Qui ne dit mot consent »), et plus généralement l’absence de toute manifestation d’accord et d’acceptation, est donc au-delà de la limite de ce qui peut être considéré comme un consentement.

 

D’autres limites doivent être prises en compte. La principale concerne la volonté en tant que telle : la volonté est certes un « vouloir », mais ce vouloir doit être protégé : (i) il doit être libre (qui consent peut faire et ne pas faire), (ii) il doit être éclairé (qui consent doit savoir, et sous condition de vérité). Le principe général d’« autonomie de la volonté » implique donc, d’un point de vue sémiotique, (1) un vouloir (vouloir faire, vouloir être), (2) un pouvoir (pouvoir faire ou pouvoir ne pas faire), (3) un savoir vrai (sans illusion ou mensonge, sans secret ou dissimulation).

2.2. Du consentement politique au consentement pratique

Mais d’un point de vue politique, la nature et les limites du consentement se déplacent. Bien entendu, le consentement politique reste associé à un cadre contractuel, le contrat social qui lie les citoyens et leur gouvernement. Mais la question de la « volonté libre » se pose tout autrement, en raison du nombre de parties contractantes : la première difficulté tient au fait que la liberté collective de ces contractants politiques ne peut pas être définie à partir de l’accumulation de leurs libertés individuelles : cette liberté collective est à la fois plus floue, plus abstraite et plus exigeante. Pour résoudre la difficulté, John Rawls (1987, 117-118 et 2003, 181-183) s’est notamment intéressé aux formes et conditions de cette liberté particulière qui est en jeu dans le consentement politique, et il examine alors ses conditions procédurales : dans l’exercice politique, ce sont les procédures de choix, d’élection, de décision et de redistribution qui procurent ces conditions et fondent la liberté du consentement. Il distingue deux cas : (1) celui de la « justice procédurale pure », où le caractère juste et équitable de la procédure suffit à garantir la liberté de choix des citoyens, et (2) celui de la « justice procédurale parfaite ou imparfaite », où c’est la qualité de l’objectif visé, et du résultat qui en découle, qui assure la justice et l’équité, mais sans conditionner la liberté du contractant.

 

D’un point de vue sémiotique, la différence entre ces deux types de justice procédurale peut être traitée comme une différence de portée des valeurs : soit elles sont portées, comme dans la perspective de la sémiotique narrative standard, par les objets de valeurs (ce qui est visé par l’actant sujet comme objectif et comme résultat de l’action) – c’est le cas (2) –, soit elles sont portées, dans la perspective d’une sémiotique de la praxis, par les agencements syntagmatiques du processus pratique lui-même, indépendamment de ses objectifs et de ses résultats – c’est le cas (1). Dans le cas (1), celui de la « justice procédurale pure », on dirait alors que la valeur « liberté » est portée par la « bonne forme » syntagmatique de la procédure.[3]

 

Pour illustrer ce point, et en revenant à une manifestation plus banale du consentement, examinons-en l’une des formes les plus courantes, la coparticipation à un processus pratique de la vie quotidienne. Un taxi est arrêté le long d’un trottoir, notamment dans une zone réservée à cet effet : cette simple situation constitue une proposition, une offre par laquelle le conducteur consent à prendre en charge le client qui se présentera ; le client potentiel qui demande à entrer dans le taxi accepte la proposition, et manifeste ainsi son propre consentement. Autrement dit, le consentement libre des deux acteurs est inscrit « en filigrane » dans l’organisation syntagmatique de l’action pratique à partager, et il suffit que les partenaires s’engagent dans cette action, chacun dans son rôle et dans la bonne phase, pour qu’ils soient réputés consentir librement à la pratique de transport ; que le consentement soit préalable ou concomitant au déroulement de l’action, peu importe, il ne se manifeste que dans la réalisation de celle-ci. Cette situation touche directement à la fois, d’un côté, à ce qui, pour Rawls, conditionne la liberté dans le consentement (la « bonne forme » de la procédure), et, d’un autre côté, au noyau sémiotique même des nudges, dont l’offre consiste en une participation libre à un processus pratique. D’un côté comme de l’autre, si la procédure est « juste » (la justice[4] procédurale pure), c’est-à-dire, pour l’essentiel, si les rôles et les enchaînements pratiques sont respectés, les conditions de la liberté seraient remplies.[5]

2.3. Le consentement par aliénation quasi volontaire

En matière de consentement politique, une autre dimension doit être prise en compte : la possibilité d’une aliénation quasi volontaire. Les conditions de la liberté de choix étant fondées dans la justesse et l’adéquation des procédures, deux voies s’ouvrent alors pour le citoyen : ou bien il active sa responsabilité et sa liberté individuelle dans un choix, ou bien il s’en remet à la seule clause procédurale qui garantit une liberté collective. C’est cette seconde voie que nous qualifions d’ « aliénation quasi volontaire », par laquelle le citoyen renonce à se singulariser par un choix individuel, et s’aligne en quelque sorte sur le comportement collectif reposant sur la « justice procédurale pure ».

 

Du côté des nudges, la manifestation la plus fréquente de cette aliénation quasi volontaire est l’option par défaut. Avant 2014, la déclaration des revenus en ligne était possible en France, mais la déclaration sur imprimé était l’option par défaut, celle qui ne demandait pas de décision individuelle ; après 2014, c’est la déclaration sur imprimé qui demande une démarche volontaire du contribuable, et la déclaration en ligne est l’option par défaut. Avant 1976, ceux qui souhaitaient donner leurs organes après leur décès devaient officiellement déclarer leur intention. Depuis la loi du 22 décembre 1976, chacune et chacun en France est présumé consentir au don de ses organes après son décès. Ce principe a été réaffirmé dans la loi du 26 janvier 2016 : pour refuser le don d’organes, une procédure spécifique qui ménage la liberté de choix est prévue dans la loi. Autrement dit, par ce principe de consentement présumé, le don d’organes après décès est devenu une option par défaut.

 

L’option par défaut est particulièrement efficace : aux Etats-Unis, quand l’épargne-retraite faisait l’objet d’un choix volontaire, le nombre d’épargnants était faible ; quand elle est devenue l’option par défaut, et le refus d’épargner, un choix et une procédure spécifique, 78% des employés ont adhéré, le taux d’épargne est passé de 3,5% à 13,6% en 40 mois. En Allemagne, face à l’alternative entre les énergies classiques et l’énergie « verte » pour les foyers domestiques, la même inversion a été mise en œuvre : l’énergie verte étant devenue l’option par défaut, le nombre de ménages qui l’ont choisie est passé de 7% à 70%.

 

Le nudge de « l’option par défaut » s’appuie, dit la psychologie comportementale, sur un biais cognitif d’inertie : le citoyen renoncerait à sa liberté de choisir en adoptant la procédure la moins coûteuse ; la tendance à l’inertie inciterait à adopter la solution qui n’exige ni délibération, ni motivation individuelles : il suffit de ne rien faire pour l’adopter. Pour choisir l’autre solution, il faut réfléchir, pondérer, apprécier, délibérer et décider. Du côté de l’instance proposante, c’est aussi, apparemment, un principe d’économie qui prévaut : face à une alternative entre deux solutions, il serait trop coûteux de présenter les deux branches de l’alternative sur le même plan : la situation serait trop lourde à gérer pour tous (les deux branches de l’alternative donnant lieu chacune à une procédure administrative distincte), voire serait anxiogène et bloquante pour certains usagers.

 

Mais la dissymétrie entre les deux options, l’une étant bien plus coûteuse que l’autre, est aussi une dissymétrie dans la mise en œuvre de la volonté libre. La liberté de choix est en effet préservée dans les deux cas, mais dans le cas de l’option par défaut, seule la liberté collective est activée, et le citoyen renonce à la liberté individuelle qui lui permettrait d’assumer personnellement son choix, alors que, face à l’autre option, la liberté individuelle est directement sollicitée. On comprend alors que le biais d’inertie, malgré son évidence, a un faible pouvoir explicatif, car l’enjeu est de nature politique : pour refuser l’option par défaut, le citoyen doit en effet suivre une procédure spécifique supplémentaire, trouver des raisons opposables à la proposition par défaut, et surtout se singulariser, voire se stigmatiser : il lui faut  assumer de ne pas participer à une tendance dominante, à un effort collectif, ou à un système de valeurs largement partagé, dans une actualité politique déjà relayée dans les medias.

 

Dans bien des cas, le nudge de l’option par défaut fait suite à une situation où une autre option par défaut était déjà en place, ainsi qu’un comportement consensuel et bien établi : c’est le cas de la déclaration fiscale imprimée, ou de la décision du don d’organes, qui bénéficiaient d’une longue tradition. La tactique qui consiste à inverser les deux branches de l’alternative doit donc, stratégiquement parlant, être précédée d’une phase préparatoire au cours de laquelle un autre consensus doit émerger : il y a eu ainsi une longue campagne de communication pour ce qui concerne les dons d’organes, et une période d’essais de quelques années pour la déclaration fiscale en ligne. Cette phase préparatoire a pour objectif de constituer un nouvel actant collectif (les tenants du nouveau comportement) et un consensus alternatif sur lequel la nouvelle option par défaut pourra s’appuyer.

 

Autrement dit, la nouvelle répartition des propositions entre les deux branches de l’alternative, qui convertit le comportement souhaité en option par défaut,  se fonde presque toujours sur un consensus alternatif, non généralisé, mais que l’on pose comme déjà acquis, et qui serait supposé manifester une opinion dominante : à charge pour ceux qui ne partagent pas ce consensus d’oser s’y opposer et de faire entendre leur voix discordante ; à charge pour ces « résistants » de s’exclure de l’opinion présentée comme dominante. Le nudge de l’option par défaut rencontre ici un autre nudge, celui de la pression sociale, mais dans un sens qui ne relève plus de la psychologie individuelle : sous-couvert de décider si on accepte ou pas de donner ses organes après sa mort, ou bien de déclarer ses revenus en ligne, il s’agit de décider si on appartient ou pas à un actant collectif.

 

Appartenir ou ne pas appartenir, telle est la question, et elle est spécifiquement sémiotique et anthropologique. Si le consentement a une dimension politique, ce n’est donc pas seulement parce qu’il touche à des thèmes ou des situations politiques, mais parce que, dans son rapport à des procédures soumises collectivement, et appliquées individuellement, le choix de chaque acteur est impliqué dans une dialectique entre deux formes de liberté, l’une garantie collectivement, l’autre assumée individuellement, l’une qui procure une appartenance au prix d’une aliénation, et l’autre qui prend le risque d’une stigmatisation et d’une exclusion.

 

3. Les options sémiotiques

3.1. Manipuler des habitudes

Au cours des vingt dernières années, les recherches sur les nudges ont été l’apanage des sciences économiques et de gestion, et des sciences de l’information et de la communication. En même temps, les nudges se sont répandus dans les politiques publiques partout dans le monde.[6] Même si cette notion et ces procédés sont peu connus en dehors des cercles de la recherche en économie et en gestion, ils représentent donc bien plus que des expériences marginales et éphémères. Leur diffusion massive en fait un enjeu socio-politique majeur, qui interpelle toutes les « sciences du sens », dont la sémiotique.

 

Pour aborder une telle pratique de consentement, les sémioticiens peuvent s’appuyer sur la théorie de la manipulation proposée par Algirdas Julien Greimas (1979, 220-222), et sur celle de l’habitus, proposée par Charles Sanders Pierce (2003, 71-77 et 110-137)[7]. Mais le fonctionnement concret des nudges résiste à ces approches théoriques classiques.

 

Si par exemple on soumet ce fonctionnement à la théorie greimassienne de la manipulation – le « faire faire » –, on se heurte au fait qu’un nudge intervient sur un acteur qui agit déjà, et donc, non pas pour qu’il « fasse », mais pour qui « fasse moins », qu’il « ne fasse plus », ou qu’il « fasse autrement ». Le nudge ne déclenche pas l’action, mais l’infléchit, l’inhibe, ou la détourne de sa visée première. En outre, si l’acteur agit déjà, ce n’est pas ponctuellement ou occasionnellement, sinon aucun nudge ne serait requis : au contraire, il agit déjà ainsi depuis longtemps, une routine s’est installée, et le nudge doit affronter une habitude et pas une simple action pouvant se réduire à une transformation narrative. Le nudge ne vise donc pas l’action au sens narratif classique, mais des processus pratiques ouverts, ouverts en amont vers des pratiques installées de longue date, et ouverts en aval vers de nouveaux comportements que l’on espère durables. Du point de vue sémiotique, le fonctionnement des nudges ne concerne donc pas au premier chef la narrativité profonde, mais l’enchevêtrement superficiel des processus, les superpositions entre les parcours d’action, et surtout, comme nous le verrons plus loin, leurs associations avec des expériences sensibles et des émotions.

 

De même, si on s’appuie sur la théorie peircienne de l’habitus, on s’aperçoit que le rôle du nudge n’est pas, comme c’est le cas de l’habitus piercien, de proposer un « interprétant logique final », qui arrête le processus infini de la sémiose, mais au contraire de remplacer « en douceur » et « en sourdine » un interprétant par un autre, de remplacer une habitude par une autre, qui sera elle-même susceptible d’inflexions ultérieures. Pierce avait prévu cet aspect des habitudes, en distinguant le figement mécanique des habitudes, reléguées dans la secondéité, et leur plasticité permanente, seule digne selon lui de la tercéité : sous ce point de vue, l’habitus, c’est le changement d’habitudes (Quéré 2018, 31). Les nudges procèdent de cette « méta-habitude » qui gère la plasticité des habitudes ; ils opèrent rarement dans l’innovation pure : même pour accompagner la mise en œuvre d’une innovation, ils s’appuient sur des situations et des comportements antérieurs durablement installés.

 

Quand, par exemple, les structures d’accueil pour personnes âgées ont inventé les séjours ponctuels à durée limitée, dont le besoin se faisait sentir en raison de l’évolution de la vie quotidienne des familles, aucun nudge n’a été prévu ; le nouveau dispositif a simplement été mis en place. Mais cette proposition n’a pas reçu le consentement des intéressés, et les études qui ont alors été diligentées ont montré que les personnes concernées assimilaient entièrement cette proposition à celle, traditionnelle, des maisons de retraite, avec toutes les réticences, voire les résistances, que cette assimilation leur inspirait. Et on oubliait en outre la force de l’habitude, celle qui procure au séjour à domicile sa valeur apaisante. La communication d’une partie des établissements concernés en était aussi en partie responsable, puisqu’elle présentait ces séjours de courte durée comme l’une des offres possibles, au même rang et au même titre que l’accueil définitif. Le nudge qui a alors été conçu et mis en place consistait en une formule d’« essai gratuit », une expérience sans engagement permettant aux personnes âgées d’apprécier la différence avec les maisons de retraite, expérience à la suite de laquelle le retour périodique en maison d’accueil temporaire pouvait devenir une nouvelle habitude. L’essai gratuit, en l’occurrence, est une sorte de parenthèse spatio-temporelle dans le flux des pratiques, plus précisément insérée dans le flux d’une habitude qu’elle suspend sans l’interrompre, et qui permet de faire l’expérience de la compatibilité entre deux habitudes, le séjour au domicile et l’accueil temporaire.

 

En somme, le nudge n’est concevable et efficient que s’il articule deux habitudes, en amont et en aval ; l’exemple présenté éclaire en outre la dimension socio-politique de cette exigence méthodologique : la confrontation et la transition entre deux habitudes est la seule procédure qui permette à la nouvelle proposition d’émerger par confrontation et comparaison, et qui garantisse la possibilité d’un choix libre. Mais il illustre aussi la difficulté à intervenir sur des habitudes : leur valeur d’usage, en effet, réside principalement dans l’affaiblissement de l’engagement conscient, et dans la diminution de l’investissement émotionnel ; l’intervention d’un Destinateur, qui rappelle le contenu d’un contrat, qui garantit une axiologie, n’est plus même requis ; l’actant qui pratique une habitude n’est plus un sujet à part entière, et les modalités qui constituent encore sa compétence à agir (un savoir et un pouvoir faire) sont entièrement absorbées dans cet agir, sans autre manifestation. Rompre une habitude pour en installer une autre est donc une opération sémiotiquement risquée, par laquelle l’habitude en tant que telle, en tant que type de processus pratique, et pas seulement son contenu thématique, peut être durablement compromise.

 

Les deux types de sémiotiques, greimassienne et peircienne, doivent donc prévoir non seulement la transition entre deux comportements ou entre deux habitudes, mais également les conflits entre les deux, et surtout la résistance de l’habitude antérieure. La substitution d’un comportement à un autre comportement est potentiellement polémique, alors que les « incitations douces » se donnent presque toujours l’apparence d’interventions iréniques. Dans une perspective où les processus se chevauchent, s’influencent réciproquement, sont pris dans des tensions agonistes, comment s’expriment ces tensions et ces résistances ? En d’autres termes, comment s’exprime la liberté d’accepter ou de refuser, si la délibération cognitive est neutralisée et si la structure sémiotique de l’habitude est compromise ? Elles pourraient s’exprimer notamment par l’inhibition du passage à l’acte, par l’abandon ultérieur du nouveau comportement adopté, ou par une dégradation dans la mise en œuvre du nouveau comportement. La résistance, voire l’inertie, opposées au changement de comportement, ne se réduisent pas, d’un point de vue sémiotique, à l’absence d’actions : ce sont des transformations et des interactions stationnaires : les tensions et les enchaînements entre états narratifs induisent une rémanence, qui peut devenir une résistance active. En outre, dès lors que le corps des acteurs est mobilisé dans les habitudes, il porte encore les empreintes, notamment sensori-motrices (cf. Fontanille 2011), des routines antérieures au moment même où il est engagé dans les comportements qui doivent les remplacer.

En somme, l’approche narrative greimassienne via la manipulation et l’approche piercienne via l’habitus doivent être complétées par une approche sémiotique qui soit en mesure de prendre en charge les dimensions socio-anthropologiques du consentement par les nudges, en bref : une anthropo-sémiotique des pratiques, attentive aussi bien aux valeurs associées à l’agencement syntagmatique des processus, y compris dans sa dimension conflictuelle, et aux phénomènes de rémanence, qu’aux relations entre les acteurs individuels et l’actant collectif, provisoire ou durable, auquel il leur est proposé d’appartenir via le nudge.

3.2. L’actant collectif du nudge

Le concept d’actant collectif, en sémiotique, recouvre tous les modes de composition hétérogènes de l’actant, c’est-à-dire tous les cas où un actant ne peut opérer que s’il est composé d’un grand nombre d’entités différentes ; par exemple, l’« opinion publique » est un actant collectif composé d’acteurs et de groupes multiples et différents, auquel on peut reconnaître, parce qu’on lui attribue une opinion commune, une capacité à penser, à croire, à agir et à réagir qui lui est spécifique, et qui tire l’essentiel de sa pertinence, justement, de l’hétérogénéité de sa composition sociologique.

 

Dans le fonctionnement des nudges, on remarque notamment le traitement très particulier de l’actant Destinateur, l’actant qui garantit et propose les valeurs, qui persuade, mandate, évalue et sanctionne les actants sujets. Si on considère qu’en matière de politiques publiques le rôle de Destinateur est joué par des institutions, alors on constate d’emblée que ces institutions sont particulièrement discrètes ou lointaines ; elles sont en quelque sorte « fondues dans le décor », confondues avec l’environnement des nudges, dans un horizon figuratif où elles sont faiblement identifiables en tant que telles. Le Destinateur des nudges est diffus et insidieux, rarement saisissable : la plupart des nudges ne sont pas « signés ». Le destinateur des nudges orchestre les pratiques et les comportements, en se manifestant non pas dans tel ou tel acteur institutionnel reconnu, mais en se disséminant dans une multitude de traits sémantiques figuratifs dans les situations vécues. Quand on constate que, dans un restaurant professionnel ou scolaire en self-service, des dispositions pratiques ont été prises pour inciter les commensaux à se nourrir plus sainement, ou à réduire le gaspillage (cf. McLaughlin et al. 2021), on ne peut savoir qui est à l’origine de ces dispositions : l’institution, le restaurant, une agence extérieure, une association ? Les seules traces de ce destinateur caché, ce sont les dispositions pratiques en question.

 

La dissémination figurative du Destinateur des nudges n’est pas sans conséquences : nous aurions affaire à une instance à la fois dissimulée – dans une perspective anthropomorphe –, et généralisée-disséminée – dans une perspective écologique. Au lieu d’argumenter et de prescrire, dans des expressions dédiées à son rôle de manipulateur, cette instance se confondrait avec le milieu au sein duquel nous interagissons, un milieu inséparable de nous, puisqu’il nous détermine autant que nous le déterminons.

 

Mais cette diffusion propre au nudge reste bien une dissimulation, eu égard aux institutions qui sont à l’initiative. On peut même parfois observer sur le terrain leurs tactiques d’invisibilité ou de dégagement : elles protègent leur ethos en déléguant la responsabilité de la décision soit à de nombreuses instances intermédiaires, soit aux tentations ludiques des usagers eux-mêmes, soit enfin à une participation active des usagers à la conception et à l’évolution des nudges. Si l’initiative de l’action et du changement de comportement est déléguée aux passions ou à l’émotion, alors elles aussi sont diffusées dans les interactions et leur environnement, comme affect distribué (cf. Alloing et al. 2001) ou comme tonalité émotionnelle et modale.

 

Malgré l’individualisme méthodologique qui caractérise la théorie psycho-économique à l’origine des nudges, leur mise en œuvre concrète suscite l’émergence d’actants collectifs, et pas seulement pour assumer le rôle de Destinateur : il s’agit principalement de l’actant Sujet, celui qui est supposé adopter le nouveau comportement. Quelques types de nudges font appel à un collectif déjà constitué et identifiable (les voisins, les habitants d’un quartier, les usagers d’un même service, etc.), pour exploiter l’efficience propre à la « pression sociale ». Mais plus généralement, tous les nudges visent l’émergence d’un actant collectif, soit immédiatement, soit à terme, puisque leur efficacité s’apprécie à proportion de leur diffusion sociale : cette dimension collective est une propriété du processus même du nudge.

 

Des groupes d’acteurs plus ou moins nombreux se constituent en effet dans chaque situation « nudgée » concrète – par exemple un restaurant scolaire ou un lieu public équipé d’escaliers et escalators –, sous l’effet d’un « recalibrage du milieu » et de l’engagement d’un ensemble d’individus dans ce milieu recalibré, en faveur d’une même proposition de comportement. Ces groupes sont constitués – au moins par imitation – comme des agrégats éphémères, mais efficients : l’agrégation – plutôt que l’agrégat – est en cours, et ce mouvement d’agrégation est pour chacun une incitation à s’agréger aussi. Tous les nudges impliquent donc, de droit et de fait, des actants collectifs potentiels, dont les rôles sont ouverts et faiblement déterminés : la réussite du nudge dépend alors de la conversion ces agrégats éphémères en actants collectifs consistants et durables, ou même institutionnalisés en associations, en réseaux ou en collectifs citoyens.

 

Sur le long terme, les changements de comportements doivent remplacer des habitudes par d’autres habitudes. A cet égard, les nudges, en tant qu’interventions sur le consentement pratique d’un maximum d’usagers et citoyens s’apparentent à ce que la sémiotique du discours dénomme la « praxis énonciative » (cf. Bertrand 2021). La praxis énonciative, bien qu’elle implique une multitude d’énonciations individuelles, ne transforme durablement la langue et la culture que si ces changements peuvent être imputés à une communauté linguistique et culturelle, un actant collectif qui les assume comme des habitudes partagées. Les initiatives et productions linguistiques et sémiotiques individuelles sont alors en partie stabilisées, validées, et reprises, au nom d’une instance massive, impersonnelle, et responsable d’une sorte de « consentement par défaut » chez les individus qui considèrent appartenir à une même communauté linguistique. Autrement dit, la « communauté linguistique », en tant qu’actant collectif, est un effet de la praxis énonciative, et non un présupposé qui serait déjà constitué, avant même que la langue ne soit mise en usage dans la parole.

 

Dans la transposition aux nudges, on constate de même que l’actant collectif ne préexiste pas non plus au changement de comportement, il émerge du fait même de sa stabilisation, et comme pour la praxis énonciative à l’égard de la langue et de la parole, il est actualisé dans le nouveau comportement massivement partagé : c’est ainsi que des agrégations éphémères autour de pratiques identiques deviennent des « actants collectifs » auxquels on peut imputer un changement durable. On comprend alors que la seule accumulation des consentements individuels, même nombreux, ne suffit pas à comprendre les nudges : un actant collectif stable et consistant est requis, qui garantit globalement le consentement durable de tous ses membres.

 

4. Des biais, des nudges, et des êtres humains

La conception des nudges qui est actuellement en vigueur repose sur l’idée selon laquelle l’ensemble des comportements humains observables et constatés résulteraient de biais cognitifs. Un biais, qu’il soit défini comme « distorsion », « altération », « déviation » ou « erreur », présuppose toujours une norme : en l’occurrence, pour ce qui concerne notre propos, cette norme serait constituée par des comportements considérés comme « rectilignes » parce qu’uniquement motivés par l’intérêt. Pour la théorie économique néo-libérale, la norme est celle du comportement d’un humain idéal, l’homo economicus, uniquement défini par ses intérêts, calculables et pondérables. L’homo economicus n’est pas une catégorie ou une classe d’acteurs, mais un individu-type abstrait qui sert de référence pour évaluer tous les individus concrets. Il en résulte que tous les humains réels et observables (l’homo economicus n’est pas un être observable !) penseraient et agiraient de manière biaisée. Tous les humains ont des intérêts, mais tous agissent pour d’autres raisons : la théorie des nugdes commence alors par préconiser de s’appuyer sur ces autres raisons (les prétendus biais) pour que les humains réels agissent dans le sens de leurs intérêts supposés. Autrement dit, on a inventé et défini un type d’actant abstrait qui ne correspond à aucun acteur réel, pas même aux économistes eux-mêmes, et on lui attribue une motivation, l’intérêt, dont apparemment aucun acteur réel ne se satisfait complètement, au point qu’il faudrait s’appuyer sur tous les autres types de motivations (les biais) pour obtenir un consentement.

 

Les êtres humains réels sont faits de chairs et d’humeurs, de passions et de contradictions, de valeurs, de désirs, d’émotions, de croyances, d’impulsions irréfléchies ou de prudentes réserves. Ce n’est pas une découverte. Mais entrer dans cette complexité et cette diversité psychologiques, sociales et sémiotiques en prenant pour référence un individu-type idéal, revient à s’engager dans un inventaire d’exceptions illimité (plus de deux cents exemplaires actuellement), à peine contenu par quelques tentatives de classements ad hoc. Nous devons au contraire, pour rendre compte précisément du mode de consentement propre aux nudges, faire l’hypothèse que l’ensemble de ces caractéristiques humaines sont soumises à des régularités, accessibles à une analyse méthodique.

 

Il faut alors supposer que la complexité humaine est à la fois hétérogène, multifactorielle mais structurable. Cette diversité est structurable, parce qu’on peut y distinguer plusieurs dimensions corrélées entre elles : des régimes d’existence, des formes de vie, des niveaux de pertinence, des types de pratiques et d’interactions, des types passionnels et émotionnels, des systèmes de valeurs. Et, à l’intérieur de chacune de ces dimensions, des typologies sont envisageables, voire existent déjà. En somme, à l’inventaire illimité, nous devons substituer des modèles explicatifs et prédictifs.

 

Les théoriciens des nudges, pour tenter de résoudre cette difficulté, et de réduire une diversité incontrôlable, font référence à la distinction – postérieure à la théorie des nudges – de Daniel Kahneman (2012) entre les deux « systèmes » de la décision (S1, le système rapide, celui des raccourcis mentaux et émotionnels, et S2, le système lent, celui de la rationalité délibérative). Grâce à cette modélisation, la diversité infinie des biais cognitifs peut être méthodiquement réduite à quelques propriétés inter-corrélées du Système 1 : l’aisance cognitive et la mécanique associative ; le cadrage, l’ancrage et l’amorçage ; et surtout la théorie des perspectives et de l’aversion au risque et à la perte.

 

Mais cette distinction entre deux systèmes est affectée d’une forte dissymétrie empirique – et même théorique. Tout d’abord, rappelons, avec Damasio (1995), qu’aucune décision ou cognition ne peuvent se passer de l’émotion. Dès lors, le Système 2 comporte toujours une des propriétés centrales qui caractérisent le Système 1, l’émotion. En outre, la rapidité et l’apparente facilité de fonctionnement du Système 1, parce qu’il semble instantané, ne permet pas d’en déduire qu’il serait structurellement plus simple que le Système 2. Elle signifie seulement que sa complexité ne se traduit pas par un allongement temporel du processus de décision, et qu’elle est en quelque sorte condensée en un bref instant, alors que la complexité du Système 2 est « étirée » en une durée observable. Condensation et étirement temporels sont des présentations que l’acteur cognitif se donne ou donne à autrui de « soi-même en train de décider » ; une sorte de spectacle intime ou public qui nous signale en quelque sorte que la voie du consentement est aisée ou ardue.

 

En outre, la rapidité de décision, voire la syncope de la décision, est d’abord déterminée par la plus ou moins forte résistance des comportements à modifier, plutôt que par les nudges qui doivent les infléchir : ces comportements, en effet, sont déjà pour la plupart, comme nous l’avons rappelé, des habitudes, des routines incorporées qui résultent d’un figement des pratiques, d’une diminution, voire d’une suspension de l’engagement cognitif et émotionnel. Le nudge vise d’abord à inhiber ces habitudes guidées par des modalisations affaiblies (« atones », aurait dit Claude Zilberberg), et à activer d’autres voies de l’action. Comme nous l’avons déjà signalé, il n’existe pas de situation pratique neutre où des choix ne seraient pas déjà prédéterminés par des routines, ou déjà impliqués dans des tensions, des habitudes contradictoires, et des résistances, et le nudge intervient au cœur même de cette complexité structurelle.

 

5. Ouvrir la « boîte noire » des nudges

5.1. Les conditions des transitions entre habitudes

Il nous faut ouvrir la « boîte noire » : pour rendre compte des processus du choix et de la décision, nous avons besoin de savoir d’abord (i) si ces habitudes sont irréductiblement figées et closes, ou encore négociables, (ii) si les conditions de leur schématisation sont intrinsèques ou extrinsèques par rapport à l’action. Chacune de ces options détermine la manière dont l’acteur donnera son consentement pour s’engager dans la pratique « nudgée ». Nous nous demanderons ensuite (iii) si ces habitudes se fondent plutôt sur des modalisations de l’action (des vouloir, pouvoir, devoir, savoir, croire), (iv) sur l’adoption d’une axiologie (des systèmes de valeurs alternatifs), ou (v) sur l’ajustement aux comportements d’autrui (appartenance ou non appartenance). Il est en outre nécessaire de savoir (vi) si ces habitudes sont installées par répétition, par héritage, ou par généralisation globale d’un comportement éprouvé ; (vii) si elles sont nourries par un agrément sensible et émotionnel, ou par une reconfiguration ad hoc de l’environnement de l’action. En outre, dans la transition opérée par le nudge entre deux comportements, (viii) les effets de l’émotion peuvent porter soit sur le début de l’action – en phase inchoative, l’émotion d’initiative –, soit sur son développement – en phase durative, l’émotion de renforcement –soit en clôture – en phase terminative, l’émotion de gratification.

 

Il faut également comprendre si les comportements alternatifs en jeu relèvent de régimes sémiotiques différents, si le passage de l’un à l’autre implique des traductions intersémiotiques entre, par exemple, d’une part des impressions sensorielles et des émotions, et d’autre part, des actions ou des inflexions des actions. Ce point est essentiel, car l’articulation entre l’expérience sensible et l’action est la clé du passage à l’acte. Si nous voulons toucher au cœur même de l’efficience des nudges, le « passage à l’acte » ne peut donc pas rester une boîte noire : même l’émotion, même la mobilisation corporelle qu’elle implique, ne suffisent pas seules à l’expliquer.

 

Les conditions pour que l’acte suive le choix, l’émotion et la décision, sont encore à préciser, et nous faisons l’hypothèse que l’articulation à trouver, entre expérience sensible et émotion d’un côté, et action pratique de l’autre, est une traduction entre deux régimes sémiotiques différents (cf. Fontanille 2021). Pour étayer cette hypothèse, il nous faut alors préciser quel est le mode d’association entre ces deux régimes sémiotiques, ainsi que l’interprétant qui assure la médiation et la traduction. Sinon, le problème socio-politique que les nudges s’efforcent de traiter, à savoir que la mise à disposition des informations, la communication sur les valeurs et le développement des compétences des citoyens ne suffisent pas à changer leurs comportements, ne serait que déplacé : on trouverait alors autant de cas où l’acteur individuel, ému, convaincu, incité, corporellement mobilisé, apparemment bien décidé, ne passerait pourtant pas à l’acte.

5.2. Mobiliser les corps

Pour examiner le cœur même de l’efficience du nudge, c’est-à-dire la manière dont il articule les expériences sensibles et le passage à l’action, il faut d’abord rappeler que nous avons d’abord affaire à une tactique (participant d’une stratégie politique) qui consiste à configurer ou reconfigurer l’environnement proximal de nos actions, de nos conduites et de nos démarches et décisions quotidiennes, et que cette reconfiguration sollicite nos sensations à distance, nos sensations de contact, et notre sensori-motricité. L’expérience sensible proposée par la reconfiguration du milieu mobilise donc d’emblée le corps de l’acteur. C’est une influence qui s’exerce le plus souvent en partie à notre insu, d’abord parce qu’elle passe par des canaux non conventionnels et emprunte des moyens parfois inattendus (cf. Pezzini et al. 2021), et ensuite et surtout parce que ses expressions sont distribuées et diffuses dans l’entour de nos pratiques quotidiennes, dans cet environnement reconfiguré.

 

Le nudge ne cherchant ni à convaincre ni à persuader, il intervient principalement sur notre consentement en modifiant les conditions sensibles de mise en œuvre de nos pratiques. Ces sollicitations sensibles suscitent des perceptions et des émotions qui n’ont souvent que de lointains rapports avec l’enjeu principal de l’action et de l’intervention : par exemple, pour inciter les usagers d’un lieu public à emprunter un escalier classique plutôt qu’un escalier mécanique, les marches seront décorées comme des touches de piano, et on entendra des sons de piano à chaque franchissement de marche. Le corps est mobilisé, par un jeu pluri-sensoriel, qui sollicite la vue (les marches-touches de piano), l’ouïe (les sons du piano) et la sensori-motricité (le mouvement de la marche).

 

Le nudge repose ici sur une double analogie incarnée : jouer du piano-escalier avec ses pieds, c’est un analogon, d’un côté de jouer du piano avec ses mains et d’un autre côté, de monter un escalier en marchant. Rien, dans cette double analogie, n’évoque les raisons ou les valeurs au nom desquelles il vaut mieux monter un escalier en marchant qu’emprunter un escalier mécanique. La médiation rhétorique opère directement sur la mobilisation corporelle, et les sensations et émotions interviennent successivement en phase d’initiative (le passage à l’acte), de renforcement (le plaisir procuré par la double analogie) et de gratification (la réussite de l’épreuve analogique).

 

Bien des nudges évoquent plus directement les enjeux et les valeurs à prendre en considération : par exemple, celui qui consiste à simuler un passage pour piétons en trois dimensions, au-dessus des bandes peintes sur la chaussée, actualise visuellement l’enjeu de « protection » des piétons : la petite muraille virtuelle est censée à la fois déclencher l’arrêt des automobilistes, et leur donner à voir un obstacle de protection. Mais l’examen du cas précédent montre précisément que cette présentation matérialisée des enjeux et des valeurs n’est pas indispensable dans la conception d’un nudge ; en outre, la présentation des valeurs dans le cas du passage à niveau en 3D n’est pas un gage de réussite : les enquêtes de terrain montrent que l’efficacité de la « petite muraille virtuelle » ne repose que sur la surprise du conducteur, et qu’elle s’affaiblit dès la deuxième rencontre avec le même nudge ; il faudrait alors inventer un nudge qui se reconfigurerait lui-même automatiquement, de manière à capter l’attention autant de fois que nécessaire, et à entretenir et renouveler la surprise.

 

Les nudges font donc appel à des ressources rhétoriques originales, non répertoriées, encore peu étudiées, mais qui, pour la plupart, ont pour ressort principal la mobilisation corporelle et sensible. L’examen du cas de l’« escalier-piano » permet de faire un pas dans la compréhension du passage à l’acte, car la mobilisation corporelle suscite un dispositif polysensoriel original qui associe à la fois les éléments d’une expérience sensible et ceux d’une action motrice. L’exercice qui consiste à jouer d’un instrument de musique est précisément un de ceux où le passage à l’acte est impliqué dans l’organisation pratique, car les deux motifs, la sensibilité perceptive et émotive et l’action, se présupposent étroitement : les sons ne s’entendent que par l’action de l’instrumentiste, et l’action de l’instrumentiste ne produit que des sons.

 

Nous pourrions parler ici de nouage polysensoriel, au sens où la vue, l’ouïe et la sensori-motricité sont « nouées » en un seul faisceau d’expérience sensible (cf. Fontanille 2011) ; en outre, dans un tel nœud polysensoriel kinesthésique, le privilège accordé à la sensori-motricité (qui porte ici la médiation analogique, cf. supra) est conforme aux propositions des neurosciences cognitives : dans sa théorie de l’autopoièse et de l’enaction, Varela (1993) insiste sur le fait que dans la plupart des cas, c’est la sensori-motricité qui porte les enjeux et les valeurs, même si les autres modes du sensible, la vue, l’ouïe, l’odorat et le toucher procurent de leur côté des possibilités d’accès à ces valeurs.

 

Quand la sensori-motricité est mise en jeu, elle rassemble et mobilise de fait non seulement les sensations motrices du corps en mouvement, mais également tous les micromouvements des organes sensoriels. Autrement dit, le nouage polysensoriel est opéré sur ce que toutes les sensations ont en commun, la sensori-motricité : à la fois celles qui nous persuadent et nous incitent à agir, et celles mêmes qui portent l’action. Le « passage à l’acte » est donc induit par ce « nouage », et la médiation qu’il requiert, entre sensations et action, est assurée par la mobilisation sensori-motrice. En somme, dans l’exemple de l’escalier-piano, c’est notre corps mobilisé qui consent au comportement proposé par le nudge, parce qu’il consent d’abord à cette analogie entre deux schèmes sensori-moteurs, « avec les mains sur les touches » / « avec les pieds sur les marches ».

 

Tous les nudges ne mobilisent pas le corps de l’acteur avec autant d’évidence. Si nous prenons le cas des nudges de l’ « option par défaut », on peut, en première approche, chercher en vain l’engagement corporel. Nous avons même montré que leur efficacité repose principalement sur l’alternative entre l’option de consensus et d’appartenance sociale (l’option par défaut), d’une part, et l’option de singularisation-exclusion et de stigmatisation sociale (l’option avec procédure spécifique). Mais même dans ce cas, les schèmes et routines corporels sont sollicités, car dans les modalités pratiques de mise en œuvre des deux options, la première mobilise un schème routinier et facilité, alors que la seconde se présente comme une procédure à découvrir, à comprendre, à expérimenter, et qui implique des écritures et des manipulations (notamment informatiques) que ne facilite le plus souvent aucune schématisation préalable.

5.3. Une rhétorique des « poussées gentilles »

Si vous ne tenez pas compte des panneaux de limitation de vitesse, un nudge (des bandes blanches ou rugueuses transversales de plus en plus rapprochées) vous incite à ralentir sur la route en vous donnant l’illusion d’une accélération : avez-vous choisi de lever le pied ? Non, vous avez seulement mis en œuvre l’association rhétorique entre la simulation multi-sensorielle de la vitesse et la pression du pied sur l’accélérateur. Tout se passe comme si vous étiez les acteurs de l’amélioration de votre situation personnelle ou de la situation collective, alors que c’est seulement l’environnement de vos pratiques quotidiennes qui est devenu le support d’une rhétorique visant à obtenir votre consentement dans le mouvement même de la pratique en cours, à l’initiative d’une instance plus ou moins occulte et impersonnelle.

 

Le nudge infléchit le cours de nos pratiques, en faisant en sorte que cette situation se présente comme plus valorisante, gratifiante, rassurante ou agréable, ou moins dissuasive, moins inquiétante, moins désagréable. Ces stratégies d’incitation et d’influence modifient des situations globales, le milieu des actions et des interactions, ou le profil même des enchaînements pratiques proposés. Ces modifications « écologiques » peuvent s’exprimer dans des décors, des figures diverses (la fameuse mouche dans l’urinoir), de nombreuses stimulations visuelles, auditives et olfactives, dans le design des procédures administratives ou dans la diffusion d’informations sur les comportements du voisinage, professionnel, familial ou domiciliaire. Aucun support dédié ne leur est réservé, tous les supports disponibles dans notre environnement peuvent être utilisés : des inscriptions sur des panneaux ou sur des escaliers, des motifs disposés sur le sol des trottoirs (cf. Darrault-Harris 2021) et sur les routes, des objets modifiés pour sélectionner des usages au détriment d’autres usages, la conception des présentoirs dans un restaurant en self-service, etc. Dans ces conditions, la rhétorique des « poussées gentilles » peut faire appel à toutes sortes d’expressions, et ses figures concrètes sont apparemment d’une très grande diversité. Pourtant, cette diversité est maîtrisable, car elle repose sur un petit nombre d’opérations rhétoriques, chacune recouvrant un petit nombre de variétés prévisibles.

 

Par exemple, l’une des plus fréquentes, l’opération de stimulation perceptive polysensorielle, peut être « inscrite » dans l’entour de l’action, peut être « évoquée » indirectement par d’autres stimulations, ou même présentée de manière subliminale, sous l’effet d’un détail ou sous la pression d’une tonalité globale. Les opérations peuvent en outre jouer sur l’espace (condensation, expansion, déplacement) ou sur le temps (remémoration, anticipation ou présentification). Une autre opération, elle aussi très fréquente, est le guidage du flux d’attention : elle se combine parfois avec la stimulation polysensorielle (qui sollicite elle aussi l’attention, par l’effet de la saillance perceptive), mais elle peut aussi être mise en œuvre seule, comme dans la manipulation de la solution par défaut (elle abaisse le niveau de vigilance).

 

Le nudge se fonde bien souvent, on l’a vu, sur la saillance perceptive et la vivacité des esthésies. On observe alors que l’ambiance esthésique déployée sur l’environnement de l’action prend souvent une dimension esthétique (et/ou éthique) et sollicite ainsi l’appréciation axiologique des usagers, au-delà de la seule stimulation sensorielle. Si on distingue, parmi les différentes strates synchrones des flux de l’attention, deux régimes concurrents et complémentaires (l’un au premier plan de l’attention, l’autre au second plan), celui qui capte l’ambiance esthésique est supposé rester au second plan par rapport à celui qui prend en charge l’action pratique elle-même. Mais avec l’esthétisation ou l’éthisation ostensibles de l’environnement, la tactique rhétorique consiste dans ce cas, en sollicitant spécifiquement l’attention de l’usager, à déplacer l’accent d’un plan d’attention à l’autre, et, en inversant ainsi la relation entre les deux plans, à faire en sorte que le mode secondaire (esthético-éthique) devienne le vecteur de l’influence.

 

L’esthétisation-éthisation de l’environnement pratique peut produire aussi bien un agrément, qui figurativise et valorise ce à quoi il faut consentir, qu’un désagrément, qui alerte ou dissuade. Par exemple, le désagrément d’une texture du sol urbain ou routier, qui suscite chez le piéton ou le conducteur un malaise sensori-moteur, alerte d’un danger. Mais d’un point de vue sémiotique, il s’agit encore d’une connexion rhétorique, entre deux domaines d’expérience distincts, la texture de la surface du sol, et l’urgence de s’arrêter ou de ralentir ; là aussi, la médiation rhétorique est assurée par la sensori-motricité. La tactique rhétorique est donc portée par de multiples figures : exposition, esthétisation, éthisation, modification attentionnelle, malaise sensoriel, mais les opérations rhétoriques sous-jacentes combinent toujours, pour infléchir le cours d’action en faveur du comportement souhaité, les deux opérations types déjà identifiées : la stimulation-valorisation sensible, et les modifications du flux de l’attention. L’esthétisation-éthisation ajoute une dimension complémentaire : la suggestion d’un horizon de valeurs et de préférences.  

 

Comme toutes les opérations rhétoriques déjà connues, celles portées par les nudges induisent des tensions entre contenus et entre expressions, des conflits sémantiques et des ruptures d’attente et d’habitudes, et comportent ainsi des potentiels affectifs, passionnels ou émotionnels. Les valorisations esthétiques ou éthiques, qui influencent positivement ou négativement le consentement, suscitent inhibition et désinhibition, tentation et retenue, engagement et dégagement. Sous l’effet de ces valorisations esthético-éthiques, toutes les tactiques de rupture dans l’enchaînement des habitudes, de réorganisation des pratiques, par inversion ou permutation des éléments de la pratique, par substitution d’un élément par un autre, en même temps qu’elles soutiennent d’un raisonnement figuratif le processus de consentement, procurent de telles émotions, en même temps qu’elles laissent entrevoir l’horizon de valeurs proposé.

 

Du côté des valorisations éthiques, Nedret Öztokat (2021) évoque une scène de la vie politique qui illustre parfaitement le potentiel tactique de ces valorisations porteuses d’émotion : au cours de la campagne pour les élections municipales à Istanbul, le candidat de l’opposition a choisi de se présenter comme un citoyen ordinaire de la métropole stanbouliote, un « citoyen-candidat », et non comme le chef d’un parti d’opposition au président Erdogan, qu’il est pourtant : entre deux isotopies thématiques (citoyenneté / engagement partisan), entre deux appartenances à un collectif (le peuple de la métropole urbaine / le parti) il déplace la focale de l’attention. Le candidat visite et parcourt donc, en citoyen ordinaire, les quartiers de la ville : lors d’un échange avec une habitante qui lui refuse son suffrage, il lui demande quand même de prier pour lui, ce qu’elle ne peut refuser à un citoyen ordinaire : elle accepte spontanément et avec émotion. La tactique du candidat consiste précisément à exploiter le potentiel sensible et émotionnel de l’inversion rhétorique initiale, et en tant que simple citoyen (au lieu de chef de parti), il suscite le soutien empathique d’une opposante, et surtout la bienveillance émue des spectateurs.

 

C’est précisément la valorisation éthique appliquée à la substitution des rôles (on doit prier pour le citoyen-candidat comme pour tout autre citoyen) qui lève l’inhibition de l’opposante, qui libère un échange bloqué, et qui permet au candidat de donner le spectacle de son ajustement émotionnel à quelqu’un qui lui refuse son suffrage. Ce spectacle devient alors, via son exploitation médiatique, une sorte de synecdoque pour une offre politique alternative, non partisane et participative : une offre qui repose sur une valorisation éthique de la communauté de tous les stanbouliotes, et qui fonde l’action collective sur une émotion partagée. La tactique mise en œuvre dans cette scène n’est certes pas identifiée dans le répertoire des nudges, mais elle produit pourtant une forme de consentement politique à la manière d’un nudge.

5.4. Le jeu et l’éthos

Entrer dans l’analyse des nudges par la voie rhétorique, c’est envisager la possibilité d’une rhétorique des pratiques et, partant, d’une dimension ludique.

 

Quelle que soit la définition et la fonction que l’on attribue à la rhétorique, entre méthode d’argumentation et de persuasion ou art des beaux discours, elle porte toujours sur l’écart considérable entre le système de la langue et les modalités de son usage, ou plus précisément les formes des discours que nous tenons à partir de cette langue. La rhétorique a ses propres règles, son système et ses figures, dont nous faisons usage sciemment et en sachant, en général, que nous utilisons des procédés rhétoriques, et en espérant qu’ils seront identifiés par notre auditeur ou lecteur. Il y a donc deux types de structures modales à l’œuvre : celles, inconscientes et contraignantes, de la langue, et celles, plus ou moins conscientes, et surtout libres, de la rhétorique. Les secondes ouvrent sur les « jeux de langage », un espace de création où nous pouvons, sinon tout inventer, du moins nous considérer comme personnellement libres et responsables des discours que nous produisons.

 

En passant aux pratiques concrètes et à l’intervention sur les comportements, nous rencontrons la même différence : un système de lois d’agencement et de schèmes pratiques nécessaires, contraignants et inconscients, et un ensemble d’interventions, inflexions, substitutions (les opérations évoquées plus haut) qui ouvrent aussi sur une dimension ludique, celle des jeux de la praxis. La plupart des nudges peuvent être appréhendés comme des jeux : l’escalier-piano, qui convertit la montée des marches en musique, mais aussi le premier essai de la déclaration des revenus en ligne qui repose sur le défi d’application de règles nouvelles, facultatives et valorisantes ; le nudge du passage pour piétons en trois dimensions est à cet égard emblématique : la règle nouvelle, l’obstacle virtuel, ouvre sur un monde possible (une simulation) qui n’exige pas le même régime de croyance que le passage tracé sur la chaussée ; l’automobiliste ne se contente pas de s’arrêter, il joue à s’arrêter en acceptant d’adopter le régime de croyance ludique qu’on lui propose. Et ultérieurement, quand il reverra le même obstacle en 3D, il acceptera de jouer encore, ou bien il refusera de jouer à nouveau.

 

On observe ainsi bien souvent que l’entrée dans le processus infléchi par un nudge équivaut à accepter une règle du jeu, et à s’engager dans une action dont les conséquences dans la vie réelle sont apparemment faibles, indirectes ou différées, et où l’usager ou le citoyen ne s’impliquent que parce qu’elle appartient à un monde possible provisoire et fermé, une sorte de parenthèse spatio-temporelle et fiduciaire. Dans le cas des nudges les plus explicites à cet égard, la proposition s’apparente à un essai sans conséquences, à un « test gratuit » (cf. supra), une expérience originale ou excentrique : la situation pratique de base se dédouble alors en une voie banale et sérieuse, et une voie agrémentée et ludique.

 

Le plaisir du jeu, voire la force d’engagement spécifique au jeu[8] seraient ici des explications utiles, mais insuffisantes. L’engagement ludique est fonction du degré d’immersion dans la pratique du jeu, mais cette corrélation proportionnelle impose une limite : plus l’immersion est forte et complète, plus le sentiment de jouer se dilue, et plus encore le hiatus avec le monde de référence (non ludique) s’approfondit. Autrement dit, le nudge tendrait à perdre en efficience dans le monde de référence ce qu’il gagnerait en engagement dans la pratique « ludifiée ». La dimension ludique du nudge doit donc rester contenue dans les limites d’une « conscience de jouer », en une phase de la ludification où le joueur sait encore qu’il joue, et préserve quelque distance intérieure avec le jeu.

 

Car l’enjeu de la ludification du nudge est, pour l’essentiel, la préservation des ethos (cf. Basso 2021) celui du nudgeur comme celui du nudgé. Et la préservation des ethos implique le maintien d’une distance, et donc ne résiste pas à une immersion totale dans le jeu. La distance ludique et rhétorique participe notamment à ce qu’il est convenu d’appeler la transparence des nudges. Celle-ci est presque toujours abordée d’un point de vue éthique. La transparence doit-elle être parfaite ou imparfaite ? Quelle est la part d’opacité inévitable ou souhaitable ? La transparence préserve-t-elle mieux la liberté individuelle que l’opacité ? Les nudges accompagnés d’une explicitation des objectifs et du processus proposé sont-ils plus éthiques que les autres ?

 

Pourtant, la transparence et l’opacité sont d’abord des propriétés des opérations rhétoriques et de la dimension ludique. En rhétorique générale, on pourrait dire par exemple que, parmi les figures d’analogie, la comparaison est plus transparente que la métaphore, parce qu’elle explicite verbalement le processus analogique, ou que l’allégorie peut être transparente ou opaque, selon qu’elle est déjà codifiée ou pas. La transparence des nudges pourrait en ce sens être définie a minima comme la préservation des expressions sémiotiques de la dimension ludique des opérations rhétoriques : quel plaisir, autre qu’individuel et intime, y aurait-il dans une métaphore qui passerait inaperçue ? Quel intérêt partageable y aurait-il à jouer à un jeu dont on ne saurait pas qu’il s’agit d’un jeu ? Le minimum sémiotique de la transparence fait donc partie des conditions d’efficience des nudges. Mais, comme elle porte sur la visibilité des opérations rhétoriques, elle concerne également l’éthos des participants.

 

Dans toute stratégie d’influence ou de manipulation, les deux parties mettent en jeu leur crédibilité et leur légitimité : ils mettent en jeu leur ethos. L’ethos, du point de vue de la rhétorique générale, est l’une des trois dimensions de l’interaction (avec le logos et le pathos) où se construit le consentement et l’adhésion. Or l’ethos, dès qu’il est publiquement exposé, est fragilisé : toute tactique rhétorique doit donc prévoir comment le protéger de cette exposition. Le régime « ludique » des pratiques participe à une telle protection, grâce à une distanciation appropriée. Par exemple, beaucoup de nudges fonctionnent sur le mode de la « compétition avec soi-même » : le jeu consiste par exemple à accumuler des points ou des crédits au fur et à mesure de nos achats dans la même enseigne ou le même magasin. Du côté de la pratique de base, nous achetons ; du côté de la pratique ludique, nous accumulons des « ristournes » potentielles, qui seront activées lors d’un ou plusieurs autres achats.

 

Le maintien de la « bonne distance » peut être formalisé par la distinction entre la « rhétorique procédurale » et la « rhétorique processuelle » du jeu[9]. La rhétorique « procédurale » se fonde sur l’agencement syntagmatique de la pratique (l’organisation du « faire faire ») et le consentement qu’elle engendre dépend en grande partie de la présence d’expressions sémiotiques explicites de la dimension ludique : s’engager dans un jeu par la voie procédurale permet à la fois de jouer, de savoir qu’on joue et de maintenir la distance entre ces deux niveaux, distance nécessaire pour une mise en œuvre correcte de la procédure, et suffisante pour préserver l’éthos des parties. La rhétorique dite « processuelle » (l’organisation du « faire être ») consiste en outre à adhérer aux valeurs, aux topoï argumentatifs, voire à l’idéologie impliquée dans le jeu : dès lors, les expressions sémiotiques de la dimension ludique s’effacent, ou ne captent plus l’attention, l’engagement est immersif, sans aucune distance, sans retour critique.

 

Pour revenir à l’exemple précédent, celui des « compétitions avec soi-même » et des dispositifs de fidélisation de la clientèle, la voie procédurale consistera à y entrer comme dans un jeu, en connaissance de cause, et sans illusion sur le calcul économique qui préside à ce nudge ; en revanche, la voie processuelle conduira le client à croire qu’il fait des économies, que son magasin s’organise pour optimiser les dépenses des clients, ou même, cas limite, à croire qu’il participe ainsi à l’intérêt général (par exemple : le maintien d’un service de proximité accessible à tous).

 

On comprend tout de suite, à travers ce dernier exemple, pourquoi la voie processuelle, l’engagement immersif et par adhésion profonde, fragilise les ethos. D’un côté, le client peut sembler particulièrement « crédule » ou naïf ; de l’autre côté, l’enseigne ou le magasin peuvent être taxés de manipulation retorse. L’ethos est tout particulièrement fragilisé si la proposition ludique suscite le doute. Un nudge qui propose de jouer en faisant savoir qu’il s’agit d’un jeu ne suscite pas le doute, puisque la distance critique est déjà impliquée dans la distinction entre les deux niveaux (jouer / savoir qu’on joue). La distinction actantielle entre l’instance qui propose et organise le jeu, et celle qui fait des profits en vendant ses produits reste explicite. En revanche un nudge qui organise un jeu et qui en masque le caractère ludique suscite à bon droit le doute, parce que la voie processuelle est une demande d’adhésion supplémentaire, et que les usagers et citoyens peuvent alors se demander à quoi ils adhérent.

 

Si on vous incite aimablement à faire des séjours de courte durée en maison de retraite, ne serait-ce pas parce que les locaux et les équipements existants sont surdimensionnés et qu’il faut les rentabiliser ? Si on vous incite à mieux protéger votre santé, ne serait-ce pas parce qu’il faut pouvoir optimiser le coût et la charge des hôpitaux publics ? Si on vous incite à réduire votre vitesse en automobile à l’approche des passages piétons ou des virages dangereux, n’est-ce pas en raison des coûts induits par les accidents ? Autrement dit, pour n’importe quel nudge, un système de valeurs peut toujours en cacher un autre, une proposition apparemment bienveillante peut toujours cacher un calcul d’intérêt plus ou moins cynique. Le consentement obtenu par adhésion aux valeurs impliquerait donc de plus grands risques pour l’ethos que le consentement ludique distancié.

 

Dans le cas des stratégies commerciales, les dommages causés à l’ethos des marques et des enseignes sont réparables et minimes : on ne s’attend pas en effet, en général, à ce qu’elles aient pour objectif ultime de faire faire des économies à leur clientèle, et les doutes que peuvent inspirer leurs tactiques ludiques restent marginaux eu égard à leur identité commerciale globale. Mais dans le cas des politiques publiques, le doute a des conséquences durables, notamment en matière de confiance politique. La gestion récente des conséquences de la pandémie due au Covid19 a suscité beaucoup de doutes dans la population, dont l’un a tout particulièrement jeté le trouble. La décision de confinement généralisé était certes prescriptive, sans nudge, mais elle a été accompagnée d’un nécessaire complément : l’appel au consentement de la population. Sur ce point, la communication a été confuse : d’un côté, ce consentement devait être fondé sur des comportements de protection réciproque (Restez confinés, vous vous protégez et vous protégez tous les autres), et d’un autre côté, les mesures de confinement étaient strictement corrélées au nombre d’admissions en soins intensifs ou en assistance respiratoire. D’où le doute : s’agissait-il de se protéger réciproquement, ou d’éviter l’engorgement des services de soins ? Ou plus radicalement : protection réciproque et généralisée, ou mesure d’adaptation à la capacité insuffisante des hôpitaux ?

 

De tels doutes sont précisément l’effet des ethos pris en défaut, en raison de l’ambivalence des objectifs : la capacité d’un ethos à entraîner le consentement repose sur la nature des explications potentielles qu’il suscite ; le doute surgit quand ces explications potentielles s’actualisent dans des objectifs explicites (ou implicites) différents de ceux qui sont avancés pour obtenir le consentement.

 

6. A l’horizon : une méthode sémiotique pour analyser la fabrique du consentement

Ces réflexions sur le consentement par les nudges débouchent sur une hypothèse plus générale concernant le consentement requis par la mise en œuvre des politiques publiques. Le corpus actuel des nudges est impliqué dans la plupart des grandes politiques contemporaines : la santé, l’environnement, l’énergie, les transports, l’éducation des citoyens, la démocratie participative, la transparence des politique publiques… Mais leur conception traditionnelle, reposant sur la seule psychologie comportementale des individus, ne semble pas à la hauteur de tels enjeux collectifs et, fort heureusement, cette conception a été notablement enrichie depuis une dizaine d’années par de nombreuses contributions portant sur l’articulation entre l’individuel et le collectif ; en témoignent, par exemple, les méthodes utilisées aujourd’hui pour l’invention, le design et la mise en œuvre de nouveaux nudges, qui composent et enchaînent des enquêtes de terrain, des propositions de solution, des évaluations confiées à des usagers, des expériences locales, participatives et elles-mêmes soumises à l’évaluation des acteurs. Dans ces évolutions de la « fabrique du consentement », on voit se dessiner, sinon un nouveau régime politique, comme Chomsky et Hermann le suggéraient indirectement, du moins les contours et les méthodes d’une nouvelle manière de mettre en œuvre les politiques publiques.

 

Le cas des nudges est donc particulièrement propice à une réflexion plus générale sur la manière dont le consentement pourrait être construit dans toutes les politiques publiques dont les enjeux sont ceux des grands défis contemporains. A cet égard, la spécificité de l’approche sémiotique vise précisément le sens de ces politiques publiques, le sens des solutions choisies pour s’assurer d’un consentement durable, et le sens des méthodes utilisées pour atteindre cet objectif.

 

Pour cela, l’approche sémiotique fait appel à trois dimensions principalement : une grammaire, une rhétorique et une politique.

 

6.1. Une grammaire

 

On a pu montrer que la conception des nudges s’appuie sur deux types de choix, caractéristiques de ce qu’on appelle en général une « grammaire » : d’un côté des choix paradigmatiques entre des solutions alternatives, comme par exemple la « décision par défaut », la « captation de l’attention » ou la « sensibilisation éthique et esthétique ; d’un autre côté, des choix dans la mise en séquence des opérations, dans l’organisation syntagmatique du processus, comme par exemple la présence ou l’absence d’une phase propédeutique de test, ludique ou sérieux, ou la possibilité d’adaptation des formes de consentement en cours de processus. A un niveau d’analyse plus abstrait, où l’actant individuel et l’actant collectif seraient identifiés aux modalités du faire et de l’être dont ils sont dotés (cf. Ben Msila 2021), on se demanderait à la fois, sur l’axe paradigmatique, quelle est la modalité dominante à activer (vouloir faire ? savoir être ? devoir faire ? etc.), et, sur l’axe syntagmatique, quelle serait la succession des modalités la plus pertinente à implanter dans le processus pour aboutir à un consentement durable.

 

6.2. Une rhétorique

 

La dimension rhétorique prend en charge les éléments de la grammaire pour élaborer des « figures » répertoriées comme spécifiquement dédiées à l’obtention du consentement. Le détail de ces figures a déjà été évoqué, nous n’en soulignons ici que deux aspects complémentaires. Tout d’abord, nous avons remarqué que la rhétorique des nudges est principalement une rhétorique du sensible et de l’agencement écologique des pratiques : en reconfigurant la situation et les entours de l’action, il s’agit d’infléchir, de détourner et/ou de capter le flux d’attention, en procurant à l’usager des expériences sensibles qui sont des variantes libres du comportement en cours et du comportement attendu ; des variantes libres, c’est-à-dire partiellement indépendantes de ces comportements, peu prévisibles, et spécifiquement chargées en émotions, en sensations, et en valeurs éthiques et esthétiques. Ensuite, et le premier aspect y concourt, nous avons montré que la plupart des figures de rhétorique impliquées dans les nudges avaient pour effet de protéger l’ethos des destinateurs comme des destinataires, en introduisant, entre ces instances actantielles et le consentement demandé et accepté, une distance, un décalage, un voile figuratif, un halo axiologique. En somme, un espace de jeu, où consentir implique d’abord trouver un intérêt à jouer, accepter les règles du jeu, et savoir qu’à tout moment on peut se retirer du jeu.

 

6.3. Une politique

 

La dimension politique prend en charge les éléments de la grammaire, et les figures rhétoriques, pour les situer sur l’horizon d’une certaine conception du consentement politique, c’est-à-dire, en l’occurrence, du consentement collectif. On pourrait même préciser : sur quel type de collectif politique le type de « fabrique du consentement » adopté repose-t-il ? Ou encore, si on prête quelque agentivité politique à la fabrique du consentement : quel type de collectif politique telle méthode utilisée pour obtenir le consentement contribue-t-elle à construire, à instaurer ou à imposer ? Le caractère des nudges, pratique, processuel, faiblement technique et fortement impliqué dans la vie quotidienne, laisse entrevoir une réponse possible, que confortent les méthodes d’implémentation aujourd’hui en usage : des diagnostics partagés avec les acteurs, la co-invention des dispositifs, leur co-construction, et le contrôle partagé de leurs évaluations et de leurs évolutions. A l’horizon, se profilerait la possibilité (ou le simulacre) d’une société intégrative et participative.

 

Bibliographie

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Varela, Francisco, Thompson, Evan, et Rosch, Eleanor, The Embodied Mind, MIT Press, 1992. Traduction française: L’inscription corporelle de l’esprit, Paris, Seuil, 1993.

 

[1] Cette contribution est une réflexion post-colloquium, nourrie des propositions, discussions et controverses qui ont eu lieu lors du colloque intitulé « De la manipulation à l’incitation. Inflexion des comportements et politiques publiques », et que j’ai organisé à l’Université de Limoges du 16 au 18 octobre 2019. Elle s’inspire, en l’étendant considérablement, de la courte introduction que j’ai proposée pour la publication de l’ouvrage collectif Des nudges dans les politiques publiques : un défi pour la sémiotique (Actes Sémiotiques, n°124, janvier 2021).

[2] On doit se rappeler à cet égard que le néo-libéralisme, fondé sur une naturalisation des fonctionnements économiques et sociaux (considérés comme obéissant à des « lois naturelles), a lui-même inspiré le célèbre « TINA » (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher : le respect et la promotion de la liberté individuelle seraient-ils politiquement solubles dans les lois de la nature ?

[3] On pourrait dire alors que l’acteur qui reconnaît la bonne forme syntagmatique du processus politique « consent à jouer le jeu » : les règles sont explicites, appliquées de manière juste, le déroulement du processus proposé est validé, et le consentement consiste alors à entrer dans le jeu politique. Nous reviendrons plus loin sur la dimension ludique des nudges.

[4] En l’occurrence, puisqu’il s’agit de respecter la « bonne forme » de la procédure, il s’agirait plutôt de « justesse » que de « justice ».

[5] Nous n’aborderons pas ici les développements contemporains et considérables portant sur le consentement sexuel. Signalons toutefois que, même si les pratiques sexuelles pouvaient être examinées comme des « procédures » justes ou injustes, le consentement est, à cet égard, soumis à bien d’autres conditions que celles évoquées ici.

[6] Entre autres : Royaume-Uni, États-Unis, Canada, Pays-Bas, Australie, Nouvelle Zélande, Danemark, Chili, Qatar, Arabie Saoudite, France, etc., et on a constaté dans ces pays la multiplication des « cellules nudges », des « nudges squad », « nudges units » et autres « missions nudges », rattachées au pouvoir central, au cabinet d’un Président, d’un Maire, ou d’un Premier Ministre, ou à une direction administrative.

[7] Pour rendre justice à la complexité de la conception peircienne de l’habitude, ce qu’il n’est pas possible de faire ici même, voir Dinda Gorlée 2016 et Louis Quéré 2018, deux présentations détaillées et bien documentées de l’habitus selon Peirce.

[8] A propos de l’engagement ludique, on trouvera une recension et une synthèse de la plupart des théories utiles dans Maude Bonenfant et Thibault Philippette, « Rhétorique de l’engagement ludique dans des dispositifs de ludification », Sciences du jeu [En ligne], 10, 2018. Mis en ligne le 30 octobre 2018, consulté le 13 août 2020. URL : http://journals.openedition.org/sdj/1422 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdj.1422

[9] Cette distinction est introduite, commentée et illustrée dans Maude Bonenfant et Thibault Philippette, 2018, op. cit.

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