N°6 / numéro 6 - Janvier 2005

Controverse et dialogue sur le clivage droite gauche

Alexandre Dorna, Benjamin Matalon

Résumé

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Avertissement

Les deux premiers textes qui suivent sont des articles de circonstance dont les auteurs sont à la fois chercheurs et engagés politiquement, puis l’amorce d’un troisième texte qui devrait être développé ultérieurement. Nous les avons échangés, chacun a réagi, annoté, le premier auteur a répondu. C’est le résultat de ce  « dialogue écrit » que nous présentons ici. En noir, on pourra lire les articles initiaux, puis dans des couleurs différentes : les premiers commentaires en rouge et les réponses en bleu.

I.- Être de gauche aujourd’hui

Image1A gauche A. Dorna, à droite B. Matalon

Texte de Benjamin Matalon Image2, commentaires d'Alexandre Dorna Image3

Benjamin Matalon (BM). Il y a encore vingt ou vingt-cinq ans, en France et à l’époque du Programme commun, définir ce qu’était être de gauche n’aurait guère été difficile : c’était être contre le capitalisme et pour la classe ouvrière, et s’employer à construire une société nouvelle, plus juste, par l’appropriation collective des moyens de production. Celle-ci pouvait prendre deux formes : la propriété étatique, celle retenue par le Programme commun, ou l’autogestion, vite abandonnée sans grandes discussions, et qui laissait ouverte la question du rôle du marché. En attendant, concession non reconnue à la social-démocratie, on s’efforçait, souvent efficacement, d’améliorer la situation des classes laborieuses.

On en est loin. La plupart des entreprises nationalisées en 81, et un certain nombre d’entreprises qui étaient publiques depuis beaucoup plus longtemps, ont été privatisées, y compris par des gouvernements de gauche. Certains crient à la trahison, à l’abandon des idées fondamentales, alors que d’autres invoquent l’efficacité économique, mais personne ne peut se dispenser d’une réflexion sur la place à accorder au marché.

Quant à la classe ouvrière, si elle n’est pas en train de disparaître comme l’affirment certains, elle perd une partie de sa spécificité, et les différences entre ouvriers et employés s’atténuent. De nombreux cadres se situent à gauche, et jouent un rôle important dans ses organisations, ce qui fait que celles-ci ne peuvent plus être considérées seulement comme représentant et défendant les intérêts des plus démunis. Et l’augmentation du nombre d’exclus, du Lumpenprolétariat si méprisé par Marx, vient encore brouiller les repères liés à la notion de classe. Actuellement, la base sociale de la gauche, ce sont les salariés, et pas spécifiquement les ouvriers. On voit même apparaître des « patrons de gauche », ce qui aurait été considéré il n’y a pas si longtemps comme une contradiction dans les termes. On se demande souvent s’il y a encore aujourd’hui une gauche vraiment distincte de la droite, alors que personne ne doute qu’il y ait encore une droite. La gauche aurait-elle disparu ?

On ne rêve plus à la disparition du capitalisme. Il faut maintenant admettre que la rupture avec celui-ci, l’appropriation collective des moyens de production, ne sont que des moyens, pas un but à poursuivre pour lui-même, et ce sont des moyens auxquels il est difficile de continuer à croire. Le but, l’essentiel, c’est une société de plus en plus juste. Or ce moyen, qui a tant fait rêver et se battre, s’est révélé soit inatteignable, soit contraire au but poursuivi. Il faut donc chercher de nouveaux moyens, en admettant qu’une rupture radicale avec la société actuelle est peu probable dans un avenir envisageable. Dans le champ économique, un problème central pour la gauche est maintenant celui de la place à accorder au marché, et la façon de le réguler, pas de le supprimer.

Alexandre Dorna (AD) : Alors donc, si je comprends l’embarras, c’est curieux et contradictoire évoquer l’explication marxiste et ne pas tirer les conclusions qui s’imposent compte tenu de son échec politique. C’est d’un projet alternatif de société – qui n’existe plus – dont il était question dans le clivage droite-gauche du passé. Il y a avait-là du béton, aujourd’hui c’est du carton-pâte.

BM. Je ne comprends pas cette critique. Il ne me semble pas avoir évoqué d’explication marxiste. C’est justement la constatation de son échec qui me guide. Je suis tout à fait d’accord que les projets actuels de société alternative n’ont aucune consistance, ou sont des vœux pieux, comme le slogan alter mondialiste « un autre monde est possible ».

AD : En bref, ce qui est en question dans la « post-modernité » au sens politique et intellectuel, c’est ni plus ni moins le cadre culturel de la modernité d’où sortent la droite et la gauche.

Le marché est économiquement efficace, mais aussi destructeur. En même temps qu’il permet le développement économique et l’élévation du niveau de vie, il crée du chômage et engendre des inégalités. Est-il possible d’avoir les avantages du capitalisme sans en avoir les inconvénients ? N’est-ce pas vouloir le beurre et l’argent du beurre ? Pourtant, faute d’avoir un autre objectif à proposer, c’est le problème qu’il faut résoudre, en conservant l’objectif d’une société plus juste.

Contrairement à la droite, la gauche ne s’accommode donc pas de toutes les conséquences du libre fonctionnement du marché, et particulièrement pas des inégalités qu’il engendre. On touche là à ce qui me semble une différence fondamentale entre la gauche et la droite. Pour celle-ci, dans toutes ses variétés, il y a un ordre inévitable, et il faut l’accepter1. Au cours de l’histoire, les justifications en ont été très diverses : l’ordre existant étant selon les époques présenté comme voulu par Dieu, ou fondé sur des inégalités et des hiérarchies naturelles, ou validé par la tradition, ou justifié par l’hérédité, ou encore le produit de la sélection des plus aptes. Maintenant, c’est le marché qui joue ce rôle de justification et de contrainte : il faudrait le laisser fonctionner librement, car la « main invisible » l’amène nécessairement à l’optimum. L’argumentation est dans son essence toujours la même : les choses ne peuvent pas être autrement, et même si certaines conséquences peuvent sembler regrettables, il est inutile d’essayer de s’y opposer : les mesures qu’on prendrait pour cela entraîneraient des effets pervers qui iraient à l’encontre du but recherché.

A gauche on a toujours refusé ces arguments, et mis en avant des valeurs, l’égalité surtout, et lutté pour les réaliser. En un mot, la gauche a toujours été volontariste, reconnaissant l’importance de la politique, avec le danger de se perdre dans l’irréalisme et l’utopie. Si l’acquisition d’une « culture de gouvernement » a amené à reconnaître l’existence de contraintes auxquelles se heurtent les politiques, le débat se poursuit quant à la nature de ces contraintes et des moyens de les surmonter, et quant à celles qu’il faut accepter.

Certes, la différence entre la gauche et la droite ne se limite pas à cela. Il est habituel de dire que la gauche défend les droits, et que la droite insiste sur les devoirs. Ou que la droite met en avant la responsabilité et la gauche la protection. Grossièrement, on peut résumer ces différences en disant que la droite défend la liberté et la gauche l’égalité. C’est à peu près vrai en économie, mais les priorités s ‘inversent lorsqu’on passe à d’autres domaines. C’est la droite qui a toujours défendu l’ordre moral.

AD : J’ai bien peur que la « gauche » soit arrivée non seulement à avaler toutes les couleuvres libérales, mais à en fabriquer. Le destin « libre-marché » du PS post-mitterrandien me semble inexorable, sauf une crise de parcours. Il y a une chose claire : le PS (il ne faut pas l’identifier avec toute la gauche) a fonctionné comme le pompier qui amène du travail à la maison ; on ne joue pas avec du feu sans risque d’incendie.

Mais si ce qui caractérise la gauche, ce sont ses valeurs (en premier lieu l’égalité et la solidarité, secondairement la liberté, j’y reviendrai) et la volonté de lutter pour elles, de quels moyens disposons-nous maintenant ?2

AD : de manière abstraite c’est pensable, mais dans la pratique la lourdeur de l’appareil la rendra utopique dans le sens péjoratif du terme.

Accepter le marché en cherchant à éviter toutes les conséquences de son libre fonctionnement suppose que, à gauche, on se pose autrement que par l’invocation de grands principes, et qu’on résolve, car c’est urgent, plusieurs problèmes pratiques immédiats. J’en citerai deux, il y en a d’autres :

-Si on admet que les entreprises créent les emplois et contribuent au développement économique, jusqu’où peut-on aller dans le soutien à leur accorder ? Cela suppose de ne pas condamner systématiquement la recherche du profit, qu’on aborde de front, par exemple le problème de la politique fiscale et celui des aides de l’Etat et, inversement, celui des limitations au droit de licencier ou à celui de polluer. En d’autres termes, comment assurer une redistribution suffisante et juste, lutter contre le chômage, préserver l’environnement, sans nuire à l’efficacité économique ?

-Quels sont les domaines qui ne doivent pas être régis par le marché, les activités non rentables, mais indispensables? En d’autres termes, qu’est-ce qui relève des services publics et comment doivent-ils être organisés pour être efficace tout en atteignant leurs objectifs sans être guidés par le marché? Cela amène à une comparaison des statuts public et privé, une réflexion sur le rôle et l’efficacité de la concurrence, et sur les interventions possibles et souhaitables de la puissance publique.

Nous nous trouvons devant un programme paradoxal : lutter quotidiennement contre les effets du capitalisme sans chercher à l’abattre, en lui laissant la possibilité de fonctionner, mais en limitant à la fois son emprise et ses conséquences. C’est le réformisme de gauche, certainement moins exaltant que de rêver aux lendemains qui chantent succédant au grand soir, à une société enfin idéale, mais au moins on peut espérer, pas à pas, améliorer l’état des choses, comme la gauche l’a toujours fait, au pouvoir ou dans l’opposition. Car on ne peut pas compter sur le seul exercice du pouvoir gouvernemental pour atteindre ces objectifs. A côté des partis, l’action des syndicats, des associations, des mouvements peut être tout aussi efficace, même quand c’est la droite qui est aux affaires. Sisyphe ne croit plus qu’il pourra mener son rocher tout en haut de la montagne, là où il sera parfaitement en équilibre, mais il peut espérer l’amener chaque fois plus haut. Ses efforts ne seront alors pas inutiles.

AD : L’espoir d’arriver pas à pas quelque part est devenu purement rhétorique du moment que le but n’est plus défini : quelle société ? Quant au moyens : les élections ? C’est une profession de foi. Une naïveté ou un cynisme, ou les deux à la fois.

Tout ceci concerne l’économie. Pendant longtemps la gauche s’y est cantonnée, et ses revendications n’en dépassaient guère le champ. Toutefois, peut-être depuis 68, on a commencé, timidement et avec beaucoup de réticences, à intervenir sur les « problèmes de société », et à s’intéresser à de nouvelles revendications qu’on ne pouvait pas ramener à l’économie, comme celles des féministes, des homosexuels ou, dans un tout autre domaine, celles des écologistes3. La tradition marxiste amenait soit à les considérer comme mineures, soit à estimer qu’elles masquaient des problèmes économiques et en détournait, ce que venait renforcer un puritanisme fréquent chez les ouvriers. La critique marxiste des « libertés formelles » et l’image du « renard libre dans un poulailler libre » ont fait que la liberté n’apparaissait pas comme une valeur essentielle à défendre. Mais il faut maintenant prendre conscience qu’il y a des dominations et des injustices qui ne sont pas seulement économiques, et que tous les conflits ne se ramènent à la lutte des classes, même si celle-ci n’a pas disparu comme on voudrait nous le faire croire.

L’ambiguïté subsiste. Il est significatif que pendant les dernières campagnes électorales on n’ait mis en évidence ni le PACS ni la parité parmi les réalisations du gouvernement Jospin, pas plus que Giscard, d’ailleurs n’avait insisté à  l’époque sur la loi sur l’IVG dans son bilan. Sur ces points, on pense que les électeurs sont plus conservateurs que les politiques. L’attitude à l’égard de la délinquance, longtemps considérée uniquement comme une conséquence des conditions économiques, et donc devant disparaître si celles-ci s’améliorent est aussi à cet égard significative. La « naïveté » avouée par Jospin sur ce point a été celle de toute la gauche, qui croit souvent encore que l’économique détermine tout.

AD : Je pense qu’il n’y a pas « naïveté », mais le sentiment de ne pas pouvoir faire rien d’autre ou de faire le moindre mal. C’est un calcul politique qui est entraîné par l’économique. Par ailleurs, il est nécessaire de ne plus éluder une idée (déjà ancienne) qui montre que le socialisme est la variante modérée du libéralisme. Voilà la vraie question sur les valeurs socialistes.   

BM. C’est en effet une vraie question. Le libéralisme est-il à rejeter en bloc, se réduit-il au « renard libre dans un poulailler libre », ou comporte-t-il aussi des aspects positifs ? Depuis Marx, il a montré sa capacité à surmonter ses contradictions, ou du moins à se développer malgré elles. Le niveau de vie s’est amélioré, grâce  à l’efficacité de l’économie et à son développement, mais grâce aussi aux pressions de la gauche politique et syndicale. De nouvelles contradictions apparaissent toutefois : le ralentissement de la croissance ne permet plus au compromis social-démocrate (qui a fonctionné aussi en France, grâce au Parti Communiste, en grande partie malgré lui, comme l’a montré une publication rocardienne il y a une vingtaine d’années) de continuer de la même façon. Après avoir fortement diminué, les inégalités se perpétuent, voire s’accroissent. Le capitalisme n’a plus sa brutalité du XIXème. Siècle, mais de nouvelles formes d’aliénation (un concept marxiste qui garde toute sa valeur), plus subtiles, s’imposent. Le chômage, la précarité, l’exclusion, se développent. Les problèmes ne manquent pas. Un nouveau compromis est-il envisageable ? Dans quel sens ? Porté par quelles forces ?

AD : Je me vois dans l’obligation d’enfoncer des portes ouvertes, sous peine de passer à côté de l’essentiel : le post-capitalisme est dans une phase de re-organisation financière et morale, d’où les incertitudes. Or, il reste renard. C’est un système d’exploitation et d’aliénation qui ne peut pas s’arrêter, comme une bicyclette s’il s’arrête, il tombe. La question sur un nouveau compromis me semble quelque peu naïve ou défensive.  

Dans le domaine dit des « questions de société », hétérogène, aux contours imprécis et qui n’a pas d’unité véritable, l’opposition entre la droite et la gauche n’est pas claire, les deux sont divisées. La droite, si attachée au libéralisme économique, si soucieuse de la liberté d’entreprendre, devient le plus souvent autoritaire dès qu’on quitte le champ de l’économie. La politique du gouvernement actuel en est un exemple particulièrement clair : libéralisme économique et ordre moral. Mais la gauche, tout en ayant sérieusement évolué, reste embarrassée. Le clivage sur ce point à l’intérieur de la gauche est profond, et reflète une coupure identique dans la population. Le rêve d’une « autre société » reste présent et vivant. Mais ce n’est guère débattu. Devrait-on y consacrer une partie plus grande de notre attention ? Être de gauche aujourd’hui, ce devrait être viser aussi à trouver un équilibre satisfaisant entre ces deux valeurs, entre égalité et liberté.

Benjamin MATALON

Discussion finale de la première partie.

AD : En somme, j’ai l’impression de lire un exposé qui montre l’apostasie de la gauche (PS en particulier) : l’abandon de la recherche de la société alternative au capitalisme, la faiblesse des valeurs, l’opportunisme des dirigeants, etc., mais sans tirer une conclusion claire de la leçon esquissée. C’est là que le besoin de dépassement du clivage droite-gauche doit être approfondi.  

BM. En effet, la gauche, telle que je la conçois et la perçois en ce moment, n’a pas de projet de société alternative, pas plus l’extrême-gauche que le  PS. Il faut le reconnaître et le dire, et dire ce qui oriente son action. C’est peut-être de l’apostasie (Lénine aurait certainement été de cet avis), mais que faire d’autre, à moins de faire rêver avec des promesses exaltantes qu’on ne tiendra pas ? Ce serait peut-être bon pour gagner des élections, mais après ? Je crois qu’il y a des améliorations possibles, certes à la marge, mais affectant la vie concrète, et il est important que des forces politiques les reconnaissent et agissent pour elles. Bien sûr, ce n’est pas un idéal pour lequel qui que ce soit sera prêt à sacrifier sa vie, comme beaucoup l’ont fait pour la démocratie, le communisme, l’anarchisme… ou le fascisme, ou encore une religion. Dans le passé, les causes auxquelles se consacrer jusqu’au sacrifice n’ont pas manqué. Aucune ne survit, du moins en Occident. Et ce n’est peut-être pas un mal : les causes pour lesquelles on est prêt à se faire tuer sont aussi celles pour lesquelles on est prêt à tuer. Mais gérer la société au jour le jour, s’efforcer progresser à petits pas n’est pas négligeable. Après tout, la vie est aussi quotidienne.

À part ça, il est certainement souhaitable que certains prennent le risque de l’utopie et tentent d’imaginer et de proposer une alternative. Ce ne peut pas être ceux qui se consacrent à la gestion quotidienne : ils sont trop occupés, le nez sur les problèmes immédiats. Mais je ne crois guère à ce qui pourra être ainsi produit: le contexte actuel n’est pas favorable aux grandes idées, et elles ne surgissent pas sur commande.

AD : Cette réflexion finale me semble presque détachée, voire évasive. C’est un constat, nullement un reproche. Disons le clairement : si la gauche n’est plus la gauche, alors à quoi bon continuer à y adhérer. Et si la droite est la droite que la gauche imaginait, alors il n’y a aucune raison d’espérer de la droite ni par conséquence du système qui se fond sur ce clivage… Le suivisme et l’inertie sont la raison sans cœur, la logique sans âme. Et se le propre de la dialectique des maîtres du système politique en place. C’est là et pour quoi que le dépassement des clivages nous est posé d’emblé comme une totalité et sous une forme morale. Question psycho politique donc, afin de devenir un débat, une délibération collective entre égaux et un projet commun. C’est à cela qu’une refondation du cadre républicain peut contribuer.

II.- Dépasser le clivage croite-gauche, voilà le nouveau devoir des républicains

Alexandre Dorna (AD). : D’abord, un constat s’impose, la permanence figée d’un ordre de gauche et d’un ordre de droite est un facteur d’hypocrisie et d’opacité du système politique dans les démocraties dites représentatives. Ce maintien du vieux clivage par les membres du personnel politique exprime leur peur de perdre leurs assises et leurs privilèges sous prétexte que la rupture du statu quo entraînerait le chaos et… l’arrivée des populistes !

Aujourd’hui, nous sommes loin de l’appréciation d’Alain qui affirmait au début du XXe siècle que l’homme qui niait les différences entre la  droite et la gauche était forcement de droite

Benjamin Matalon (BM). : Il n’avait pas tort à l’époque, où on ne se disait pas facilement de droite. On employait plutôt des mots comme modéré ou national. Et les fascistes refusaient de se dire de droite. Tout cela a changé.

Oui, mais certains (généralement des ex-gauchistes, aujourd’hui au PS, l’utilisent encore comme argument. Il est presque drôle d’entendre ce rappel dans la bouche d’intellectuels de gauche qui n’ont pas « communié » avec ce philosophe atypique, tantôt radical tantôt libre penseur, sans jamais avoir adhéré à un parti ou à la maçonnerie.

BM : Mais il était à la direction du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes (je ne suis pas sûr du nom exact) où il représentait les radicaux, l’anthropologue Paul Rivet représentant les socialistes et Langevin les communistes.

AD : Je doute fort qu’il ait assumé une représentation en tant que radical. Mais, de tout façon cela ne change pas le fond. .. Il a du assister sûrement à quelques réunions !!!  

BM : Il y a été actif et très visible.  

A l’époque, définir la gauche était s’opposer à la droite. Il y avait des idées et des valeurs qui les distinguaient. C’était bien plus simple : la droite incarnait l’immobilisme et la gauche le mouvement. L’une défendait le capitalisme, tandis que l’autre brandissait des slogans favorables au socialisme. Il avait là deux projets : d’un côté, le maintien du statu quo social et, de l’autre, la construction d’une société nouvelle. La gauche voulait supprimer  la propriété privée par l’appropriation des moyens de production, faire de la classe ouvrière le modèle d’un monde fraternel et liquider la bourgeoisie et sa culture, imposer la science à la place de la religion, la raison à l’endroit de l’âme. Bref, la droite était pour la tradition et contre le changement, et la gauche pour la révolution.

BM. : C’est vrai au XIXème siècle, mais à partir des années 20 l’extrême-droite n’est plus conservatrice, même si par son anti-socialisme elle contribue en fait au maintien de l’ordre social. Sternhell a pu intituler un de ses livres sur le fascisme des années 30 « Ni droite, ni gauche ».

AD. : Le livre de Sternhell est une référence très contestée par les historiens. Mais, je parle de la droite,  non de l’extrême droite, dont l’attitude anti-socialiste est une affaire à prendre avec des pincettes, d’autant qu’elle n’était pas pour l’ordre établi.

Si la gauche s’est scindée en deux ailes fratricides (les socialistes et les communistes) pour des considérations tactiques, de son côté la droite à entretenu une vieille dualité : le bonapartisme et l’orléanisme. Dans la classification de René Rémond, il y avait encore le légitimisme, les royalistes appuyés sur l’Église. Cette droite a été importante jusqu’à Vichy, dont elle a été une des inspirations. Il en reste des traces, entre autres au FN. Ce clivage permettait que l’entre-deux soit occupé par le grand marais de la tentation centriste, tantôt plus à gauche, tantôt plus à droite. Or, si la politique de la géométrie variable et les tâches qu’elle entraîne restent toujours souhaitables, personne à gauche ou à droite n’y a cru, pas même les centristes. Historiquement, le centrisme n’a pas pris en France. Triangle des Bermudes pour certains, marais pour d’autres, tout se passe comme si l’idée était bonne, mais si bonne que personne ne s’y identifie vraiment. C’est un positionnement « transparent » aux autres. Les radicaux ont voulu le faire, les gaullistes aussi : le résultat reste décevant.

BM : On ne peut pas dire que le gaullisme ait été décevant. Il a quand même gouverné 10 ans, attirant une part importante de la droite, mais haï par une autre partie, s‘alliant de fait avec les communistes non seulement en politique étrangère, mais aussi pour sa politique industrielle. Et il est arrivé que le puritanisme gaulliste se rencontre avec le puritanisme communiste, par exemple dans leur opposition à la contraception.

D’où la réaffirmation par défaut d’un clivage droite-gauche qui fait abstraction à la fois de l’usure et de l’existence d’une myriade d’autres positionnements réels et potentiels. C’est jouer avec les mots. Je dis le « résultat » reste décevant » pas que le gaullisme fut décevant, cela est aussi valable pour le radicalisme.  

BM : Je ne suis pas d’accord que résultat ait été si décevant : le gaullisme a quand même réalisé sur bien des points la modernisation de l’économie et l’industrialisation, servi, il est vrai, par une conjoncture exceptionnelle. Mais on peut le dire décevant, en ce sens qu’il n’a pas eu de véritables continuateurs, à part quelques personnalités isolées.  

L’étrange rapprochement de la gauche et de la droite gouvernementale

Il a fallu la destruction pratique du rêve de la gauche et la déception des masses populaires pour que les choses deviennent moins manichéennes. Mais, curieusement, jamais les élites politiques ne se sont autant battues pour maintenir la fiction d’un clivage devenu un rideau de fumée. L’histoire de la France contemporaine illustre bien qu’à l’heure des épreuves du pouvoir les oppositions idéologiques de la gauche et de la droite s’amoindrissent jusqu’à devenir pratiquement inexistantes. Un premier ministre de gauche vaut bien un premier ministre de droite, d’autant que le personnel technique reste le même. Cela n’est plus un secret. De plus, les disputes oratoires ont cédé la place à la discussion feutrée entre experts, lesquels ont remplacé subtilement les hommes politiques, car les chiffres ont tué les mots. Ainsi, l’affrontement entre la gauche et la droite n’est plus qu’un archaïsme, et un reflet électoral : on gagne à gauche et on gouverne à droite, ou on gagne à droite et on gouverne au centre. La bipolarisation existe donc, sauf qu’elle n’est plus que virtuelle, pleine d’apostasies motivées par le retour à la pratique gouvernementale, voire aux affaires. Là, à l’abri des regards indiscrets, rappelons une leçon de sociologique classique : il n’y a jamais eu ni gauche ni droite, mais uniquement des chefs habiles et des cours dociles. À mon avis, il y a eu une gauche et une droite, mais cette différence s’est estompée. Voilà la règle de tout pouvoir politique, au sein de laquelle résident la perversion psychologique et toute la force de ce truisme bien connu des initiés et des professionnels de la politique. Si, c’est la règle de tout pouvoir politique, que faire ? Les visages changent, les fonctions restent.

BMCe n’est que partiellement vrai : les libéraux ont un véritable projet politique, et font des efforts pour l’appliquer, plus ou moins contrariés par le reste de la droite, et par les réactions que provoquent certaines de leurs mesures. Et il y a encore de nettes oppositions entre conservateurs et progressistes dans ce qu’on appelle les « problèmes de société ». En 1974, la loi sur l’avortement a suscité une opposition violente de la droite, et n’a pu être adoptée que grâce aux voix de la gauche. Plus récemment, Le Pacs a rencontré l’hostilité de la droite, cette fois unanime, au moins parmi les députés. Mais les socialistes, officiellement favorables, avaient aussi leurs réticences (rappelons-nous l’absence prudente d’un grand nombre de députés socialistes lors du premier débat à l’Assemblée Nationale). Sur ces problèmes, il y a des conservateurs et des progressistes, distinction qui ne coïncide que très partiellement ni avec le clivage droite-gauche, ni avec l’opposition libéralisme-dirigisme en économie. Au cours des dernières élections américaines, L’opposition entre Bush et Kerry s’est faite sur ce thème, nettement, agressivement chez Bush, moins nettement chez Kerry. Il est difficile de dire si c’est cette prudence qui a causé sa défaite.

Je crois qu’il est important de distinguer l’économie des autres champs dont s’occupent les politiques. Il est vrai que, en économie, les politiques de gauche ou de droite ne sont vraiment différentes que dans l’opposition. Dans les autres domaines, des clivages relativement stables existent, mais ne recouvrent qua partiellement les distinctions entre partis qui, eux, sont organisés en fonction de l’opposition gauche-droite. Mais de toutes façons, celle-ci, quel que soit le contenu qu’on lui donne, est loin d’épuiser la diversité des positions politiques.

Il faut prendre en considération que cette opposition existe pour la population, et qu’elle structure les représentations su champ politique. Lorsque, au cours d’enquêtes, on demande aux sujets interrogés de se situer sur un axe gauche-droite, presque aucun ne refuse, et ils ne semblent pas avoir de peine à le faire. De même, on situe sans difficultés les différents partis sur la même dimension. Même les abstentionnistes l’acceptent, ils croient à une « vraie gauche » ou à une « vraie droite » qu’ils ne retrouvent pas dans les partis actuels, Cette distinction ne peut donc pas être négligée, même si on peut –et doit- s’interroger sur son contenu et ses fonctions.

AD : De ce long commentaire il faut tirer une impression. C’est une justification – faible à mon sens – d’un constat : nous ne savons plus qu’est ce que c’est la gauche, et de la droite, mais nous repérons des oscillations tactiques inconsistantes, lesquelles intéressent de moins en moins les gens. Mais, revenons aux points avancés :

a) les libéraux ont-il un projet ?. Sans doute, mais quels libéraux ? En France le seul à se proclamer libéral est Madelin, dont le projet ne me semble pas tout à fait clair. Quant aux autres : Chirac ? Sarkozy ?  Ils sont un mélange pragmatico-opportuniste d’autoritarisme, républicanisme et économie de marché. Et les chefs socialistes ne sont pas si loin dans leur attitude. Bref : social libéralisme et libéralisme social. Voilà le projet libéral en France. D’accord, Madelin est seul de son espèce, et il est freiné par son électorat qui ne le suit pas toujours, et l’amène, prudemment, à ne pas défendre jusqu’au bout ses convictions. Mais le libéralisme influence d’autres que lui.

Par ailleurs, je ne vois pas très bien à quoi rime  – dans cette discussion – d’introduire la distinction « conservateurs vs progressistes » : procédure sémantique utilisée jadis par le PC et ses compagnons intellos de route pour favoriser une politique d’alliances ouverte à la bourgeoisie « progressiste ». Question très intéressante sur les « tactiques » qui mérite une autre discussion !)  

BM :Cette distinction est pour moi très importante, et ne coïncide pas du tout avec celle qu’utilisaient les communistes. Il s’agit de la différence dans les manières de traiter les « problèmes de société », dont les liens avec l’économie ne sont pas évidents, ce que les marxistes, et toute la gauche, ont eu de la peine à accepter. Cette distinction entre les problèmes économiques et les autres (une infrastructure et une superstructure qui en est moins dépendante, même en « dernière instance » que ne le disaient les marxistes) me semble correspondre à une réalité. L’association de l’ordre moral et du libéralisme est fréquente.

AD : Il est encore moins justifié de l’illustrer avec les représentants des formations américaines. Etrange parallélisme pour sauver le clivage gauche-droite. L’histoire nous a montré que les différences entre le progressiste Kennedy et le conservateur Nixon n’étaient pas plus grandes que celles de Coca_cola et Pepsi-cola.  Les partis « gringos » R et D se font valoir des « positions » (voire des « valeurs ») dont les nuances sont trop fines pour faire la différence « programmatique ». Il y a trop d’intérêts sonnants et trébuchants pour rendre crédit à leur discours. Machiavel, au moins, nous a appris à observer les comportement, et faire moins attention aux paroles.

b) Une autre observation au commentaire : Situer les différences hors l’économie est très subtil, mais la politique n’est pas un cours de philosophie politique ni de grands principes. L’économie est trop centrale, pour nous amener à « voir » les nuances philosophiques. Ce ne sont pas des nuances philosophiques. Les problèmes de l’avortement, de l’homosexualité, de la censure, de la peine de mort, de l’autorité à l’école, etc, ne sont pas négligeables et ont des conséquences très pratiques. Or, je pense que même à ce niveau elles ne sont que des postures électorales. Je parle de l’attitude des formations politiques et de leurs chefs. Quant aux électeurs et aux « intellos », c’est une autre chose. Les intellos ont aussi intérêt à voir les différences (équilibre rationnel oblige !) et les electeurs-hommes-de-la-rue ne s’y intéressent que peu à ses nuances.  

BM : La distinction en question est loin d’être philosophique, Quoi qu’on en pense, les lois sur l’avortement, le PACS ou la parité ont des effets très concrets. Toute la vie  ne se ramène pas à l’économie, même « en dernière instance ».

AD : Et cela me même à la troisième observation. c) Faire allusion aux enquêtes est sauter de niveau de discussion. Je ne peux que l’avouer : je ne pourrais plus appuyer une argumentation sur les « résultats » des enquêtes. La réponse à une question n’est pas forcement le comportement. On peut se situer sur la dimension, mais ne pas adhérer. Et la tendance actuelle est même d’y adhérer de moins en moins. L’opinion que consiste à dire je suis de gauche, mais je n’y crois plus, je ne vois pas où la situer.  La question, à mon sens, est là.   

BM : Je suis entièrement d’accord que les réponses à des questions ne sont pas les comportements. Mais elles ne sont pas non plus sans signification.

Rien d’étonnant alors que dans les périodes de longue paix civile, à quelques nuances près, les élites se ressemblent et se rapprochent. Personne ne devrait en être dupe. La doxa ne se trompe pas, la masse des électeurs abstentionnistes non plus, sans parler d’un tiers des votants qui se prononcent contre l’establishment d’une manière plus réactive que rationnelle. Enfin, pensent-ils tous : c’est du pareil au même ! En revanche, les Importants (encore Alain), les appareils politiques et leurs scribes crient au mensonge, au loup populiste... à la trahison idéologique. Philippe Seguin, autant que Jean-Pierre Chevènement a fait l’amère expérience de vouloir dépasser le clivage.

BM La similitude entre ces deux hommes aide à voir ce que signifie dépasser la gauche et le droite : ils sont tous deux nationalistes, partisans d’un état fort, ayant à la fois une politique industrielle et une politique sociale. Ils croient à la nécessité de l’autorité et détestent ce qui leur apparaît comme du laxisme. Ce sont des gaullistes. Leur dépassement consiste à prendre des éléments à la fois à gauche et à droite.

AD : Rien ne permet de classer ces deux hommes comme des nationalistes. Le mot est trop chargé émotionnellement

BM : Ils ne sont peut-être pas nationalistes, mais l’idée de nation est centrale pour eux : ils estiment essentiel et urgent de préserver son unité à l’intérieur contre les tendances centrifuges des régionalismes et de la décentralisation, et son indépendance à l’extérieur contre la supra-nationalité. Et pour eux un État fort est fondamental.

AD : Si leur attitude est effectivement celle de prendre des éléments utiles de partout,  je ne dirai pas qu’ils sont des « gaullistes ». Pourquoi pas Gambettistes ? Ou Mendesistes ? Alors, voilà qu’il existe un fil conducteur historique et politique pour définir le dépassement.  

Car la force du conformisme et la pression du pouvoir sont puissants, aller à contre courant relève du mythe de Sisyphe.

Il y a là, en quelque sorte, dans la pratique gouvernementale des alternances, un effet pervers, dont la droite sait tirer mieux son épingle du jeu. D’autant qu’étrangement la gauche s’est révélée très utile pour assurer la survie du capitalisme, en endossant les habits des impératifs de la modernisation (aucune parenté avec la modernité ?) et le discours de la gouvernance (mot barbare qui cache mal son pedigree technocratique), qui définit la politique comme une gestion d’entreprise.

BM L’historien marxiste anglais Hobsbawm soutient que le communisme et l’URSS ont sauvé le capitalisme en le forçant à s’humaniser. En fait, là où ils étaient puissants, en France et en Italie, les communistes ont, dans l’opposition, obtenu ce que les partis social-démocraties ont réalisé au pouvoir. Mais c’est du passé…

AD : Il y a là une observation curieuse. A approfondir en tant qu’effet pervers. Peut-être.

BM : C’est évidemment un effet non voulu (terme que je préfère à celui d’effet pervers. De tels effets ne sont pas toujours négatifs)

Aucun besoin d’être de droite pour savoir que la plupart des entreprises nationalisées, et un certain nombre d’entreprises l’étaient depuis fort longtemps, ont été privatisées par des gouvernements de gauche. Et si certains (pas seulement à gauche) crient à la trahison, à l’abandon des principes, (ceux qui dirent à la trahison sont restés attachés à une définition de la gauche par le projet de propriété collective des moyens de production. Or sa mise en œuvre intégrale s’est révélée catastrophique) d’autres parlent de l’efficacité économique, de la force inexorable des lois du marché (si semblables à celles de l’histoire) et lâchent la phrase fatale : on n’a pas le choix. La droite économique ne peut que s’y retrouver.

BM : Comme je l’ai dit dans mon article sur la gauche, qui précède, affirmer « on n’a pas le choix » me semble une caractéristique essentielle la droite, la gauche étant volontariste, au risque de tomber dans l’irréalisme et l’utopie. Au gouvernement, tout change. Mais quoi qu’on en pense, il faut admettre que concilier projet volontaire et réalisme n’est jamais facile.

AD : D’accord ; Or, hélas, sont généralement des hommes de gauche, en particulier PS (techniciens de la politique) qui le disent, lorsqu’ils sont à court d’argument devant des militants quelque peu écœurés. Les politiques de droite n’ont pas ce problème, il est accepté d’emblée par leurs électeurs.

Quant aux discours des politiques, la gauche et la droite trempent leur langue dans la même sémantique : la mondialisation, le libéralisme, le libre commerce, les lois du marché, la concurrence, les droits de l’homme. Ici modernité rime avec modernisation, nullement avec changement de société, encore moins avec perfectionnement spirituel de l’homme et de la société. Cette dernière proposition me fait peur : vouloir changer l’homme est le type-même du projet totalitaire. Ils osent parler de progrès et de nation, de raison et de peuple, de modernité et  de travail et démocratie, tout en les vidant de leur signification d’origine. Mais ces significations peuvent évoluer. Bizarrement, aujourd’hui, ce discours inconséquent et grotesque (au sens donné par V. Hugo) est rebaptisé «moderne et républicain ».

Le grand quiproquo idéologique d’une petite histoire banale.

La place occupée dans une salle a changé la nature des rapports  politiques par un étonnant tour de passe-passe de magie idéologique.  C’est à Versailles, le 28 août 1789, lors de la réunion des États généraux que les  députés de la constituante, afin de faciliter le vote, par analogie avec la Chambre anglaise des communes, se séparèrent en deux groupes; les partisans d’un droit de veto absolu pour le roi se placèrent à droite du président, les tenants d’un régime constitutionnel dans lequel le roi ne jouerait qu’un rôle amoindri, à gauche. Or, surprise, le centre l’emporta. L’exubérant Mirabeau parle d’une «géographie» de l’Assemblée. Vision topographique du politique, elle se transforme sous la Convention : les partisans de Robespierre siégeant sur les gradins supérieurs (la Montagne), les autres forment  la Plaine. Droite et gauche sont restées dans l’imaginaire politique comme deux positions antagonistes, ayant chacune sa « place ». Plus idéologiquement, on a parlé d’ordre établi et de mouvement. La  réalité a des lunettes, mais se montre nue aux initiés. Gauche et droite se sont affrontées pour le même os : le pouvoir. L’une défend tantôt l’ordre (le sien), tantôt le mouvement (le sien). Si le terme de droite n’a pas été pas très populaire, nonobstant plusieurs mouvements qui témoignent du contraire, autrefois le terme de gauche l’était mais ne l’est plus aujourd’hui après de nombreuses promesses jamais tenues.

BM : Par rapport à ce qui s’est passé aux Etats Généraux, il s’est produit progressivement au cours du XIXème siècle, une atténuation de la distinction entre droite et gauche, sans qu’elle disparaisse. Au lieu d’opposer deux positions, deux groupes, c’est devenu en axe continu, avec tous les intermédiaires, bien que l’idée de bipolarité subsiste dans les représentations.

Et les idées alors ? Soyons clairs : elles ne sont là que pour couvrir la nudité de la politique des professionnels. Certes, la droite et la gauche ont toujours traîné une sorte d’empreinte psychologique, une méthode de reconnaissance et des gestes. Plusieurs experts ont voulu caractériser les attitudes et les comportements de gauche et de droite. L’homme de gauche croit au progrès, à la transformation de l’homme et de la société, à la justice plutôt qu’à l’ordre; l’homme de droite croit, pour sa part, à l’autorité.  C’est la célèbre dimension droite-gauche et tradition -modernité. Or, les modèles types ne correspondent pas forcement à la réalité. Plus encore, si la masse s’identifie (ou s’identifiait) aux modèles, les dirigeants, eux, ne le font guère. Ils ne s’identifient qu’au pouvoir : le conquérir ou s’y maintenir. Machiavel est le premier à l’avoir théorisé au risque de sa vie. Car il ne faut pas montrer la corde dans la maison du pendu.  D’ailleurs, toute tentative de trouver la gauche pure ou la droite pure se heurte à un obstacle : il existe plusieurs gauches et plusieurs droites. (Pourquoi vouloir chercher du « pur » ? contentons-nous de la réalité) Leur histoire et leur psychologie sont  diverses. Il y a eu par intermittences et parfois en même temps des gauches révolutionnaires et parlementaires, démocratiques et anticléricales, républicaines et gauchistes, De l’autre côté, à droite, les tendances qui survivent sont contre-révolutionnaires, libérales, orléanistes, nationalistes, réformatrices, et autoritaires. Entre les deux extrêmes apparaissent des deux côtés des positions modérées et parfois populistes. La sociologie politique est aussi riche en nuances que la classification psychologique.  En dernière analyse, juste un rappel : l’existence de la gauche et de la droite est restée inséparable de celle de classes sociales bien identifiées. Aujourd’hui, cela n’est plus le cas. La sociologie peut également le montrer et la psychologie politique l’expliquer.

Cette petite histoire resterait bien sage si le vote à droite ou à gauche gardait une quelconque signification dans les rêves des Français. Or, les symptômes de fatigue sont devenus inquiétants : le vote est volatil et le sentiment d’être dupe de plus en plus aigu.

BM : Mais on continue à organiser sa perception du champ politique en fonction de cette distinction.

AD : Il est vrai : c’est la face « ratio-cognitive » de la perception mais que dire de la face « affective » ? Je suis presque tenté de dire que la majorité des « non impliquée »  dans les affaires politiques le perçoivent émotionnellement sans le rationaliser.

La crise est à gauche autant qu’à droite

Sur ce fond de crise politique : ni panique ni pessimisme.  Certes, la crise économique actuelle a quelque chose de plus sournois : l’angoisse de millions d’âmes fait son nid dans l’attente.  Loin des couloirs de l’Assemblée nationale ou des ministères, au cœur de la Nation, le crédit du politique se trouve épuisé. Le système ne tient que grâce aux appareils et aux structures institutionnelles, et le décalage entre gouvernants et gouvernés est à son apogée. L’apolitisme fait rage, car  est devenu un geste massif de rejet. Le besoin d’un homme fort et providentiel se fait sentir. Certes, l’élite politique tient bon, mais elle se fragilise et devient immobile, calculatrice et sans âme. Trop confortablement installée. Assise sur un volcan. Paralysée. Problème général : peut-on gouverner sans décevoir au moins une partie de ses électeurs ?

Le diagnostic n’est pas nouveau. La crise s’aggrave, mais ce n’est pas tout, il lui faut une issue. Le besoin de changement est d'autant plus profond qu'il résulte d'un télescopage de crises préalables. C'est une des raisons qui expliquent en partie l'impuissance du discours politique contemporain et le rétrécissement de la conscience citoyenne.

Faut-il rappeler que les crises sont des périodes critiques (l'étymologie est la même : discerner, décider, juger) entre deux équilibres. C'est le moment décisif pour envisager les formes du passage et pour éviter des conséquences incontrôlées. La crise n’est pas  qu’une conjoncture accoucheuse d'idées novatrices et de comportements extrêmes, elle peut engendrer l’apathie et la décadence de cultures jadis puissantes.

La dynamique et l'énergie des crises sont en relation directe avec l'idée que les hommes se font des conséquences de leurs actions. Surtout, il ne faut pas oublier que les changements issus des crises sont associés, dans le vécu des sujets, à des sentiments d'incompréhension, d'insécurité, d'anxiété, de souffrance, d'espoir et de déception.

Le symptôme majeur d'une crise sociale aiguë est la déstructuration de l'identité collective et individuelle. Dans des situations critiques, les hommes sont confrontés à un cadre flou et souvent chaotique, ils n'arrivent pas à se faire une idée d'ensemble ni à trouver un fil conducteur, ils éprouvent le sentiment d'être dans un dédale incompréhensible où personne ne semble capable de mettre l'ordre du monde à la portée de tous.

BM : D’où le succès des populistes qui présentent des conceptions simples, de bon sens, que tout le monde peut comprendre. Que ça n’ait qu’un rapport lointain avec la réalité ne les dérange pas.

AD : Simplistes, peut-être. Mais, nullement lointain !

Observé de manière (quasi) clinique, l'homme qui cherche du sens au cœur d'une crise sociale profonde est une masse qui s'ignore, une force qui se pense faible, un questionnement multiple dans l'attente d'un éclairage qui ordonne le monde confus d'une manière simple. Cet état psychologique est un processus social total, mais avec un mouvement au rythme asynchrone. Une accélération peut se déclencher à tout instant, car les forces politiques et sociales se mettent en marche généralement à la suite d'événements mineurs.

L’histoire montre que les grandes crises sont le résultat d'une interruption (plus ou moins aiguë) des liens entre le vécu immédiat et les explications fournies par le milieu social. L'homme a besoin, pour se coordonner avec les autres hommes, d'une image cohérente du monde. Aussi la crise est-elle une émergence, c'est une coupure du sens et de la continuité temporelle de l'unicité. C’est là que la raison est devancée par l’émotion. Le débordement émotionnel affaiblit la conscience; la personne ne réussit pas à échapper à l'expérience immédiate du danger; le cadre perceptible (le degré de conscience) se rétrécit; le processus d'intégration des perceptions (nouvelles) et les mécanismes de la cohérence se font plus rigides.

Devant la crise, la gauche et la droite ont adopté une posture d’ordre avec la logique machiavélique classique de la conquête du pouvoir, et l’utilisation d’un discours pragmatique, afin de s’y maintenir aussi longtemps que possible. Or, le peuple s’en accommode mal. Le statu quo est la froideur des gouvernants. Cela augmente la déchéance du peuple. Le problème réside dans les inégalités que le système économique engendre et que la politique maintient. Hier, la justice sociale était la pierre de touche pour définir la ligne de démarcation entre la droite et la gauche. Ce n’est plus le cas. Et, si le discours officiel de la gauche ne reprend pas tout à fait celui de la droite, la doxa l’entend bien ainsi : il y a pour le moment un ordre inévitable et il faut l’accepter et chercher des palliatifs. Les justifications en sont très diverses. Ce n’est pas Dieu ni la nature, mais le marché qui le veut. Et le marché est le seul à fonctionner et à accumuler de la richesse L’argumentation est simple : il n’y a pas d’alternative viable. Le temps de l’utopie est révolu. Il faut laisser travailler les experts et s’adapter.

La droite n’a pas eu besoin de faire ce cheminement ni de tenir ce discours, elle n’a jamais cru en l’utopie. Or, elle sait, maintenant, aussi, que le système est mortel, que la tradition est tuée par la modernité dans une curieuse alliance entre  de gauche et experts de droite. Les plus lucides le savent, mais se taisent, tandis que les cyniques et les imbéciles font semblant.

La question républicaine : dépasser le clivage en temps de crise 

Les incantations à la République sont devenues la dernière planche de salut à droite et à gauche. Il y a à peine vingt ans, peu de monde se disait républicain. Pour la gauche : trop bourgeoise et vieillie. Pour la droite : trop de cadavres dans les placards. Idée désuète. Ringarde. Il a fallu la débâcle idéologique à gauche et l’irruption du néolibéralisme à droite, la marée mondialiste avec ses effets pervers, dont le racisme et la forte montée des extrêmes droite, l’islamisme radical, avant d’envisager la République sortant de son sommeil et le drapeau  transformé en cache-sexe politique. Les élections de 2002 sont encore imprégnées d’images détonantes. Le 21 avril, devant la surprise Le Pen, le réflexe républicain fait son retour. Mais, une fois la peur passée, les mêmes reprennent les mêmes habitudes. Force est de croire que ni la gauche ni la droite ne savent se comporter en républicains. Qu'est-ce que ça serait ? Mais, soyons plus clairs : l’ont-ils jamais été ? Il y a là matière à une recherche psycho-socio-politique. Mais aussi à une constatation politique : le poids des appareils et le fonctionnement des machines partisanes sont tout sauf des écoles de républicanisme. Ne parlons même pas des ateliers de démocratisme. Le principe sélectif des oligarchies règne, la puissance de l’argent et des médias fait le reste. La politique est devenue une affaire privée et  le Parlement un club d’initiés.

Que penser alors de cette situation ?

Les institutions politiques sont touchées de plein fouet par la crise. L'acceptation passive d'un consensus mou qui renforce le statu quo et le glissement vers un monde où la volonté citoyenne est remplacée par la volonté d'une nouvelle caste d'experts et de technocrates solidement incrustés dans toutes les sphères décisionnelles, marquant ainsi la subordination du politique (l'intérêt général) au corporatisme des intérêts particuliers. C’est là l’entorse fondamentale à l’idée républicaine de la République.

Le consensus légal démocratique ronge de l'intérieur le régime républicain lui-même. A la différence de celui d'hier, le monde d'aujourd'hui se précipite vers l'avenir sans se donner le temps de saisir le présent ni de se souvenir du passé. Les points de repère à l'échelle individuelle diffèrent de ceux de l'échelle collective. La perception en est proche, mais de plus en plus virtuelle. Vouloir percevoir le monde dans sa globalité contradictoire est une charge psychologique trop lourde pour des citoyens aliénés par une surexposition à des informations fragmentées. D'où son caractère sélectif, dont une des conséquences est l'effritement des valeurs communes. Ainsi, morale et politique se cherchent-elles dans un jeu de cache-cache polémique aboutissant à des impasses, où l'idéal grec de virtus s'est transformé en simple représentation au sens scénique du terme et la volonté collective en résignation.

L'affaiblissement des valeurs républicaines et l'affaissement des institutions démocratiques rendent de plus en plus légitimes les pratiques de manipulation et la démagogie. Aussi l'ambiguïté est-elle de retour en démocratie, mais avec un élément supplémentaire et auto-mutilatoire : la stagnation. C'est une telle démocratie qui est en train de produire une République sans républicains et une élite machiavélique et technicienne, chargée de la gestion pragmatique des affaires publiques, dont la mentalité est de plus en plus auto-suffissante sur laquelle s’appuient autant les élites de gauche que de droite.

Où est passée la vertu républicaine ?

Il y a dans la France d'aujourd'hui un déficit de République. Le projet républicain s’est effrité lentement de renoncements en mensonges, de manque de courage en tricheries, de turpitudes en corruptions. Ce processus est le résultat de l'usure du pouvoir des élites politiques qui, abandonnant l'attitude républicaine originelle, se sont compromises avec son contraire : l’esprit oligarchique.

Si l'idée républicaine de gouvernement est exigeante, sa légitimité n’est pas fondée seulement sur la volonté populaire. Au contraire de la méthode démocratique, le principe républicain sait que la majorité peut se tromper. La République postule donc un dispositif délibératif qui rend possible la multiplicité des prises de parole et, en interdisant la domination d'un seul discours, renvoie le jugement à la confrontation des opinions de l’ensemble des citoyens.

L'idéal républicain de la politique refuse toute tentative hégémonique par  le respect strict des opinions et des citoyens. Ce ne sont pas les volontés de quelques-uns qui peuvent légitimer des pratiques d'hommes libres, mais le contrat toujours renouvelé entre hommes et femmes raisonnables liés par une commune croyance dans les institutions républicaines.

 Voila pourquoi les racines étymologiques du mot République rendent bien compte du postulat de base : le bien commun, la chose publique, l'intérêt général

BM : Cette notion me semble dangereuse : que devient l’intérêt général lorsque coexistent des intérêts divergents ? Personne ne peut se prétendre le porte-parole de l’intérêt général, qui se transforme facilement en dictateur. La démocratie, c’est l’acceptation des conflits et des procédures pour les régler autrement que par la force, donc par des compromis.

AD : C’est mal connaître la posture républicaine. La démocratie est une méthode (peut-être la moins mauvaise, quoique…), mais rester dans la vision incantatoire n’est plus une réflexion vraiment politique, encore moins une pensée de dépassement. La démocratie moderne est apparemment faite des compromis, mais en réalité de manière drôlement déséquilibrée. Par ailleurs, en république (Athènes et Rome) le terme de dictature avait une toute autre signification que celle  la « démocratie représentative » donne au mot. Le côté pervers de la démocratie est justement la compromission. Elle ne se fait jamais de manière publique, mais suite à des transactions des élites, groupes, ou personnes au pouvoir. Il y a là une dimension du secret d’Etat qui dit long sur les pratiques des pouvoirs. Peut-on agir sans compromissions ? Si la limite entre compromis et compromission n’est pas évidente, ce n’est pas la démocratie qui en est garante.

Le citoyen doit faire un effort conscient pour le devenir. La volonté de chacun et de tous sous-tend l'idée et confère un sens au projet républicain.

C’est par le système délibératif mis en place par la République qu’est possible l'exercice de la parole libre d’entraves. Ainsi, la politique est-elle l'ensemble des discours posés par tous et pour tous au sein des institutions. Ces questions sont en permanence politiques, et non métaphysiques. Ce n'est pas le comment  « bien penser », mais le comment « bien vivre ».

Je ne crois pas aux discours « posés par tous ». La démocratie directe, si c’est de ça qu’il s’agit, ne me semble pas pratiquement possible. Quant au « pour tous », qui va s’en charger ? Est-ce que cela a un sens dans une société où coexistent des intérêts et des objectifs différents ?

La première question républicaine n’est pas ce que nous voulons, mais ce que nous devons être en tant que nation et citoyens : riches ? Égaux ? Puissants ? Justes ? Cette distinction suppose-t-elle que nous puissions ne pas vouloir ce que nous devons être ? Qui va déterminer ce que nous devons être ? Et comment le devenir,

L'impératif républicain n'est donc pas de faire, mais d'être en tant que groupe humain. Car la politique exige un projet collectif rationnel pour faire des choix. N ?nous avons des objectifs, des valeurs différents. Un projet collectif ne peut être qu’un compromis. C’est là le contrat implicite qui nous lie à d'autres. Et cela demande de la discussion et du dialogue dans des termes interchangeables. Ainsi établit-on la réalité des accords. L'analyse de la situation est fondamentale : on observe les faits, on les classe, on les comprend, on établit un raisonnement, on prend des décisions et on évalue.

Voilà pourquoi la raison est l'horizon de la politique républicaine. Le citoyen est essentiellement un être raisonnable, même si la politique ne l’est pas, car elle répond à une logique de situations.

En réalité, ce que la République met en jeu et publiquement, c'est un dispositif où les délibérations énoncent la question politique par excellence : qu'est-ce qui est possible ? C'est la production de possibles, de scénarios pour mieux bâtir des stratégies d'action collective. Ce travail cognitif est en République un énorme effort d'imagination commun. Car il faut choisir, après avoir défini ce qu'on veut, celui (ou ceux) qui peuvent répondre le moins mal au moment présent aux exigences impératives.

La légitimité de la République se trouve alors dans ce dispositif de dialogue et délibération complexe et collectif. Mais la raison ne suffit pas,  il faut un élément psychologique : la vertu.

BM : Ne faut-il pas au contraire un système qui fonctionne même sans vertu ? L’invocation de la vertu peut être dangereuse, on cherche vite à l’imposer. La Terreur s’est faite au nom de la vertu…

AD : Certes, c’est le triste cas de Robespierre. Mais, ce ne pas de la vertu malade dont parlent les républicains. Mais celle de la « femme de César » : non seulement paraître, mais l’être. Il ne suffit pas de l’invoquer, mais de la faire. C’est le critère pour départager les discours. Encore, je renvoie à Gambetta. Enfin, accepter un régime sans vertu, c’est accepter toutes les dérives : la corruption, voire un régime mafieux. Là, nous sommes dans la négation de tous les principes moraux !

Savoir fixer bornes et limites à ses désirs, et tenir compte des intérêts des autres citoyens et de la patrie, en peu de mots : savoir distinguer le juste et l’utile, le bien et le mal.  

La gauche et la droite sont-elles vertueuses ? Les appareils ne le sont certainement pas. En conséquence, le renouveau ne peut pas venir d’eux. Mais, le peuple de gauche et celui de droite peuvent y contribuer. Il faut une force républicaine capable d’effectuer le dépassement. Non seulement rappeler les valeurs républicaines, mais les pratiquer. Que sont-elles ? Tous peuvent y adhérer. Toutefois, tous ne s’attellent pas à cette tâche. Certains attendent par cupidité, égoïsme et manque de courage, d’autres par aveuglement, enfin, il y a ceux qui le font par cynisme et mauvais calcul.

Revenir à la République, rien qu’à la République, mais à toute la République

La figure de Léon Gambetta (1838-1882) montre la route. Tant pis si cela gêne la droite et la gauche. C’est sans surprise. C’est une question de trempe républicaine : vouloir dépasser les querelles subalternes et situer la politique par delà les clivages partisans, en défense de la République et de la nation en danger.  Gambetta est un des rares hommes politiques, probablement le seul avec De Gaulle, à l’avoir compris à un moment de crise nationale profonde.

Actuellement, ce ne sont pas, à mon avis, la République ni la nation qui sont en danger. Les problèmes urgents sont ceux du chômage, des difficultés de l’intégration, de l’exclusion, des inégalités. Si on me dit que tous ces problèmes touchent à la République, alors c’est donner à ce terme une extension qui le vide de sa signification.

Alors là, il y a deux choses. La première est la recontextualisation : je parlais de Gambetta et son époque. La France était dans une situation forte délicate : elle sortait de la guerre de 70 (L’alsace et la Lorraine étaient annexées par les prussiens) et la défaite de la commune de Paris avait plongeait le pays dans une impasse. Quant à une extrapolation actuelle, je pense que le danger est latent. Le diagnostic de la crise que j’essaye de faire par ailleurs (De l’âme et de la cité. L’Harmattan 2004) pourrait facilement alimenter cette idée.  

Que dit-il sur la politique ?

"Il viendra certainement un jour où la politique, ramenée à son véritable rôle, ayant cessé d'être la ressource des habiles et des intrigants, renonçant aux manœuvres déloyales et perfides, à l'esprit de corruption, à toute cette stratégie de dissimulation et de subterfuges, deviendra ce qu'elle doit être, une science morale, expression de tous les rapports, des intérêts, des faits et des mœurs, où elle s'imposera aussi bien aux consciences qu'aux esprits et dictera les règles du droit des sociétés humaines."

Faut-il une profession de foi pour faire la République ?

« Tu consacreras ta vie à soutirer l’esprit de violence qui a tant de fois égaré la démocratie, à lui interdire le culte de l’absolu, à la diriger vers l’étude des faits, des réalités concrètes, à lui apprendre à tenir compte des traditions, des mœurs, des préjugés, car les préjugés sont une force, on ne les brise pas, il faut les dissiper par la persuasion et la raison.

« Tu apprendras à ton parti à abdiquer, à détester l’esprit de violence.

« Tu t’efforceras d’arracher l’aiguillon de la peur qui pousse à prendre des mesures de réaction.

« Tu te présenteras, et c’est par-là que nous avons vu le succès couronner nos premiers efforts, tu te présenteras comme une sorte de conciliateur entre les intérêts des uns et des autres, et si tu pouvais arriver à réaliser cette alliance du peuple et de la bourgeoisie, tu aurais fondé sur une assise inébranlable l’ordre républicain ».

Où est la vraie question laïque ?

 "Il y a une chose qui, à l'égard de l'ancien régime, répugne à ce pays, c'est la domination du cléricalisme. Je ne fais que traduire les sentiments du peuple de France en disant : le cléricalisme, voilà l'ennemi.

"Quant à la religion, je n'en parle pas. Cela est un domaine en dehors de la politique... Allez dans vos temples, priez, je ne vous connais pas. Ce que je demande, c'est la liberté, une liberté égale pour vous et pour moi, pour ma philosophie comme pour votre religion, pour ma liberté de penser comme pour votre liberté de pratiquer. Ne dites donc pas que nous sommes les ennemis de la religion, puisque nous la voulons assurée, libre et inviolable."  

La démocratie a-t-elle un sens républicain ?

"La démocratie radicale ne désire, n'ambitionne que le développement, dans la justice et la liberté, de la solidarité parmi les hommes… Son droit réside dans la raison, sa force dans le peuple. Elle affirme son droit à conquérir la majorité à ses doctrines, convaincue que le jour de son avènement est proche et que, une fois scientifiquement organisée... elle nous rendra tous politiquement libres, intellectuellement plus savants, économiquement plus aisés, moralement plus justes, socialement plus égaux et elle établira l'ordre sur l'équilibre et l'harmonie des droits et des intérêts".

Qu'est que ce l'esprit républicain?

R : "Quand je dis que la République est chose auguste entre toutes, je m'explique. Ce n'est pas seulement parce que c'est la forme du gouvernement pour laquelle nous avons toujours lutté et qui représente, pour notre raison, comme pour notre cœur, ce qu'il y a de plus noble, de plus juste, de plus grand dans les relations humaines; mais, c'est surtout parce qu'il y a dans cette forme de gouvernement plus d'avenir pour la France".

Y a–t-il une méthode pour réformer l’action gouvernementale

" Ce que je veux, c'est qu'une fois que le parti républicain a entrepris une réforme, il ne la laisse pas inachevée, incomplète, mal conçue, mal nourrie, pour courir vers une autre, pour faire une tentative sur un autre point, brouillant tout, n'achevant rien et ne laissant en définitive que le misérable spectacle d'un parti qui a touché à tout et n'a rien fait."

La pratique de la doctrine républicaine est-elle expérimentale?

"Ce qu'il faut donc emporter ici, mes amis, c'est la résolution énergique de pratiquer nos doctrines, de les pratiquer, non seulement dans notre for intérieur qu'on appelle la conscience, mais aussi en dehors, d'une façon expérimentale, par des actes... et pour cela il faut vous associer, dans un but commun d'instruction et de propagande."

Quel est le projet républicain pour la France?

 "Nous avons pris l'engagement de nous vouer nécessairement à l'émancipation de ceux qui n’ont pas joui du même bénéfice de la fortune, de les attirer vers nous et de travailler à leur assurer tous les jours plus de lumière et plus de bien-être."

Enfin, quel est le premier devoir pour un républicain ?

"Ce  n'est pas seulement de reconnaître les égaux, c'est d'en faire !"

BM : On ne peut qu’être d’accord avec toutes ces affirmations, mais pour moi ce sont des vœux pieux. On ne devient pas vertueux par volonté ni par décret, et une société doit pouvoir fonctionner avec les humains tels qu’ils sont.

Un intermède, un petit plaisir que je m’accorde :

Être bon, qui ne le voudrait ?
Donner son bien aux pauvres, pourquoi pas ?
Si nous étions tous bons, Son Règne s’accomplirait.
Et qui ne voudrait marcher sur Ses pas ?
Mais hélas sur cette triste planète,
Les moyens sont restreints, l’homme est dur.
Qui ne voudrait vivre dans la paix et la concorde ?
Mais les circonstances ne s’y prêtent pas !

Nous serions volontiers bons, et pas féroces,
Mais les circonstances ne s‘y prêtent pas !


B. Brecht,  L’Opéra de Quatre sous.

AD : Voilà, un argumentaire paradoxal et hélas révélateur de l’attitude de « gauche »: D’abord : qu’est ce qu’un vœu pieux ? C’est l’évocation hypocrite de quelque chose qui restera sans changement. C’est mal connaître la pensée et l’œuvre de Gambetta, et d’une certaine manière des fonctions  républicaines. Il y a eu une grande incompréhension dans la critique « matérialiste » des communistes et socialistes contre les républicains, accusés d’idéalisme, ou d’utopisme bourgeois… Et citer Brecht est ici révélateur d’un état d’esprit à une époque pas encore complètement révolue. Faut-il rappeler que Brecht fut un communiste fidèle au credo de la lutte de classe autant qu’à Staline. Mais, si l’histoire idéologique nous joue de tours, la réalité montre que la question n’est certainement pas là. Il ne faut pas nier la réalité, ni en inventer une autre, mais la changer de sens. Que la nature de l’homme soit bonne (Rousseau et les socialistes de cœur) ou mauvais (la vulgate qui met dans le même sac Machiavel, Hobbes et le socialisme réel) ne changera rien. Chacun sait (si la bonne fois le permet) que l’homme est bon et mauvais mais selon les circonstances. C’est pourquoi la République est là : il faut rendre la vie commune juste et équilibrée sans parier sur la nature profonde de l’homme. Il s’agit là, à la fois, de l’élaboration d’une approche commune et de l’application des lois communes sans une morale partisane ou métaphysique. C’est probablement ainsi que l’acte de dépasser la « dialectique » des discours de droite et de gauche se transforme en lucidité laïque et républicaine: ni dogmes ni actes de foi.    

C'est là, du fond de discours de Gambetta, je le pense, que le républicanisme renaît de ses cendres, pour répondre à la question qui nous taraude : que faire aujourd’hui? La  question est politique, la réponse doit l’être aussi, car certains se limitent à dire : de quels moyens disposons-nous maintenant ? Il ne s’agit sûrement pas là de républicains. Cette interrogation est issue de la logique du rapport de forces et de la stratégie militaire. Elle peut même être vraie, mais à la longue se révèle inutile. A y réfléchir, la réponse ne peut pas être individuelle, mais collective, et surtout engendrée dans une longue attente. Toute crise est un accélérateur et un moment où le dépassement de l’opposition se réalise avec plus ou moins de bonheur. L’actuelle n’est pas très différente. Or, il serait erroné de penser que la sortie de crise appelle une coalition centriste, ou une sorte de troisième force (voire d’un troisième homme) ou un centrisme d’allure nouvelle, dont toutes les expériences ont fait naufrage. Si les conditions objectives sont là, probablement les conditions subjectives ne le sont-elles pas. Seule une expérience (forte) peut y contribuer et nous y conduire. Mais, cette fois-ci, la question est ailleurs, elle est républicaine. Auparavant, plusieurs actions sont possibles : diffuser l’idée républicaine, re-grouper les familles républicaines (celles qui sont pour un vrai dépassement), approfondir le dialogue et les échanges, ouvrir les perspectives pour des assises républicaines. Voilà une stratégie de retrouvailles avec la force de la volonté et la conviction des idées qui ont déjà dépassé la tradition et la modernité. Si l’ambiguïté subsiste, raison de plus pour clarifier la position républicaine avec conviction et politesse. La forme entraîne le fond, se plaisait à répéter Gambetta.

Finalement, l’idée de clarifier la portée et les limites du clivage droite-gauche s’impose non seulement par des raisons pratiques, mais egalement par un souci d’intelligence psychologique si nous suivons le raisonnement d’un de grands philosophes espagnol (aussi politique radical à l’aube de la République de son temps) José Ortega y Gasset lorsqu’il dit :

« Etre de gauche ou de droite, c’est choisir l’une d’innombrables manières qui s’offrent à l’homme de devenir imbecile »

Alexandre Dorna

Discussion finale:

BM : En fait, ce texte ne dépasse pas le clivage droite-gauche, puisqu’il reconnaît l’existence qu’un people de gauche et d’un people de droite, dont il attend une régénération de la politique contre les politiciens professionnels. Populisme?

AD : Je ne suis pas d’accord avec un tel raccourci. Je ne pense pas invoquer deux peuples distincts, mais un seul. Certes, idéologiquement surdéterminé par une histoire et un positionnement politique. Or, la classe politique (voire les appareils) est de moins en moins   différentiée. Et affirmer cela n’est pas du populisme. Ce sont  toujours les élites qui agitent  l’épouvantail pour justifier le statu-quo et le conformisme. Le populisme est un moment de « purge », toujours plus ou moins désagréable. Mais je ne pense pas qu’il soit une bonne solution durable. Et cela là que le vrai  dialogue pour dépasser le statu-quo peut commencer. Je crois plutôt à une politique républicaine populaire.  

BM : Le texte qui précède s’appuie sur un diagnostic sévère de la situation politique actuelle pour appeler à un « dépassement  du clivage gauche / droite ». Cela demande à être précisé, car cette injonction peut se comprendre de différentes façons, et elle a été déjà préconisée dans des contextes et avec des présupposés très différents. Essayons de clarifier.

La question est périodiquement posée, de différentes manières. Mais remarquons d’abord que s’il y a depuis longtemps eu des politiciens et des citoyens s’affirmant de gauche, il n’y a que trois ou quatre décennies au plus qu’on s’affirme de droite, ce qui, auparavant, justifiait la remarque d’Alain. On se disait modéré, national, parfois centriste, parfois même de gauche comme, au début de la Troisième République, quand des républicains conservateurs voulaient se démarquer des monarchistes. Giscard affirmait que la France veut être gouvernée au centre. Au début de son septennat, Giscard a en effet, en dehors du champ économique, pris des positions qu’on peut considérer de gauche : loi sur l’avortement (qui n’est passée qu’avec les voix de la gauche), majorité à 18 ans, quasi-suppression de la censure, collège unique… Il a choqué ses partisans en serrant la main d’un détenu lors de la visite d’une prison.  Mais il a vite été rappelé à l’ordre par son électorat. En France, personne ne s’est dit conservateur, comme en Grande-Bretagne.

AD : Cela se discute, mais avançons, car je ne vois pas bien la portée de l’argument…

BM : Paradoxalement, c’est au moment où la droite s’affirme comme telle que ressurgit l’idée qu’il fut dépassé cette opposition.

AD : Moi, je dirais au contraire: c’est au moment où la gauche a déçu que la question se pose fortement. La droite avait déjà déçu. Voilà le sens du contretemps actuel et le piège de l’alternance. Alternance qui n’est pas républicaine, mais oligarchique.   

BM :Mais ce qu’on entend par là n’est pas clair, ou, plus exactement, ceux qui le préconisent ne veulent pas tous dire la même chose. Examinons différents sens possibles de cette injonction. Ils sont nombreux.

-Les centristes ne nient pas la pertinence de la distinction gauche / droite, mais voudraient prendre des idées des deux côtés, en excluant les idées extrêmes. C’est le cas des libéraux démocrates anglais, que le système électoral exclut du pouvoir. Mais dans d’autres pays, ils s’allient tantôt à la gauche, tantôt à la droite, selon leur intérêt. C’est le cas en Allemagne avec les libéraux, et en Italie, où ils sont divisés. En France, ils se sont toujours alliés à la droite, de façon plus ou moins critique, et n’ont jamais conclu d’alliance avec la gauche, peut-être rejetés par celle-ci. On ne peut pas prétendre que le centrisme dépasse le clivage gauche / droite, il se situe au centre de la même dimension. Il faut mettre à part le cas du gaullisme, qui a lui aussi pris des éléments de programme de la droite et de la gauche, mais sans la volonté de modération qui caractérise le centrisme.

-Une manière de dépasser la droite et la gauche est d’insister sur une unité ou une valeur supérieures, plus importantes que cette distinction. Ainsi, certains nationalistes ont voulu dépasser cette opposition, précisément parce que c’est une opposition, qui doit s’effacer, comme toutes les autres, devant l’unité de la nation et la nécessité de la défendre. Un des slogans de Le Pen a été : « Ni droite, ni gauche, Français ! », ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché à d’autres moments de se dire « droite nationale ».

-Dans d’autres cas, sans nier cette opposition, on se réfère à des valeurs supposées communes, par exemple les Droits de l’Homme ou l’action humanitaire. Certaines organisations qui ont pour but de les défendre ne nient pas la réalité ni l’importance de cette distinction, mais s’en veulent indépendantes et se situer à un autre niveau. Elles  affirment alors que des personnes par ailleurs engagées à gauche comme à droite peuvent agir avec elles.

-Il faut aussi tenir compte du fait que, quel que soit le contenu qu’on donne à la dimension gauche / droite, elle est loin d’être la seule qui structure le champ des attitudes politiques. La preuve est dans les clivages qui traversent tous les partis en principe construits en fonction d’elle. Il est classique d’y ajouter l’axe libéralisme / autoritarisme, on peut aussi évoquer la valorisation de l’unité ou de la diversité, qui recouvre à peu près la dimension universalisme / relativisme. Dépasser le clivage gauche / droite peut consister à se préoccuper principalement de défendre des positions liées à un point sur un de ces autres axes, par exemple le régionalisme, ou à l’opposé la supra-nationalité.

-Les anarchistes ont eux aussi toujours prétendu se situer en  dehors aussi bien de la gauche que de la droite. En fait, ils refusent un jeu politique qui vise à s’emparer de l’état, alors que ce qu’ils veulent, c’est le faire disparaître. Méprisant la démocratie représentative au nom d’une démocratie directe, ils ne veulent rien avoir à faire avec des partis qui participent à une compétition électorale. Mais par leur refus de la propriété privée et leur participation aux syndicats, ils sont en général perçus comme une composante de la gauche, d’où leur acharnement à s’en démarquer et leur hostilité permanente à l’égard des socialistes et dans une moindre mesure, des communistes, hostilité constante depuis plus d’un siècle.

-Enfin, on peut nier la pertinence de la distinction lorsqu’on estime que les politiques menées en fait par les gouvernants des deux bords ne diffèrent que peu ou pas du tout. Il faut remarquer que ce point de vue est soutenu par des déçus de la gauche, jamais par des personnes originellement de droite. En fait, c’est une critique de gauche adressée à la gauche de gouvernement, à qui il est reproché de pactiser avec le libéralisme. Constatant sa « trahison », plutôt que de dériver vers l’extrême gauche, ils cherchent autre chose, « ailleurs », peut-être parce qu’ils ne voient pas ce que leurs représentants au gouvernement pourraient faire d’autre en restant dans le même cadre. Le mouvement alter mondialiste est constitué à la fois de militants d’extrême gauche et de certains de ces déçus de la gauche. Leur cohabitation montre leur parenté.  

AD : Encore une fois, c’est méconnaître l’existence autant que l’étendue des déceptions et le sentiment de « petite vie » qui fissurent la cohésion nationale! Il y a aussi des déçus de droite et du centre, tout autant que des ex-gauchistes, des ex-radicaux, des ex-socialistes, qui manifestent leur désenchantement de diverses manières 

BM : Mis à part le centrisme et l’anarchisme, dont les positions sont en principe relativement claires, les autres propositions de dépassement énumérées laissent ouvertes (ce n’est pas nécessairement un défaut : ce peut être une incitation à la réflexion et à la discussion) deux questions. Premièrement, si on ne se situa pas par rapport à la gauche et à la droite, où se place-t-on ? Que vise-t-on ? Deuxièmement, que fait-on des problèmes qui sont actuellement formulés en termes de gauche ou droite, par exemple celui de la place du marché ? En d’autres termes, si Dorna nous explique pourquoi il faut dépasser le clivage gauche / droite, il reste à dire pour quoi.

AD : C’est bien le fond de la divergence que ce dialogue ne doit pas masquer. La question du pour quoi se traduit en langage politique par un « contre qui » !  Or, c’est le discours démagogique de Dupont et de Dupond. La droite dit être contre le socialisme, bien que sans vouloir être une mauvaise langue, je ne vois plus des socialistes. La gauche dit être contre la droite ! Mais, jamais une politique gouvernementale n’a autant favorisé le développement du capital que pendant les gouvernements de « gauche » ces dernières années. Parallèlement, la droite française ne se reconnaît pas elle-même, jusqu’au point de chercher ailleurs (USA) une justification de ses principes.. Ainsi, ni la gauche ni la droite ont une identité claire. Tous baignent dans la plus grande ambiguïté. Et, l’histoire montre que justement c’est au milieu de l’ambiguïté que les machiavéliques font leur miel. Voilà le cœur de l’urgence d’une clarification idéologique. C’est le sens premier de la volonté de dépassement. Ainsi, le pour quoi  n’est pas simplement le résultat d’un diagnostic rationnel de la réalité socio-économique, mais l’évaluation (encore confuse, voire trop compréhensive) de la déception psychologique des masses, autant que de la décomposition morale des élites (politiques et autres). Bref, le « pour quoi » est la partie volitive du « pourquoi » : c’est la volonté de refonder la République au sens le plus viscéral du terme, afin que cesse la « gestion » de l’élite techno politique de droite et de gauche. Certes, le sentiment de « dégoût » est plus facile à exprimer qu’un projet  « correct » clef en main, suffisamment incolore et inodore pour rassurer les habitudes mentales d’une technocratie politique et financière et d’une couche des amateurs de rationalisme politique.    

Le discrédit de la classe politique et le rejet des appareils ne sont pas l’invention des Cassandre, mais le résultat banal de l’impuissance des « majorités silencieuses ». La raison se trouve dans les mécanismes mis en place par un système oligarchique d’auto-reproduction gouvernementale et institutionnelle. D’où le sentiment que nous sommes dans l’attente de l’éclatement d’une bombe sociale à retardement. Par conséquent, c’est pour éviter le pire qu’il faut dépasser les mentalités conformistes à droite et à gauche.

III.- Que peut signifier « dépasser le clivage gauche / droite » ?

Benjamin Matalon (BM). La question est périodiquement posée, de différentes manières. Mais remarquons d’abord que s’il y a depuis longtemps eu des politiciens et des citoyens s’affirmant de gauche, il n’y a que trois ou quatre décennies au plus qu’on s’affirme de droite, ce qui, auparavant, justifiait la remarque d’Alain. On se disait modéré, national, parfois centriste, parfois même de gauche comme, au début de la Troisième République des républicains conservateurs qui voulaient se démarquer des monarchistes. Giscard affirmait que la France veut être gouvernée au centre4. En France, personne ne s’est dit conservateur, comme en Grande-Bretagne.

Paradoxalement, c’est au moment où la droite s’affirme comme telle que ressurgit l’idée qu’il fut dépassé cette opposition.

Alexandre Dorna (AD) : il est vrai que le terme « conservateur » a disparu des epitetes et auto-classifications, mais pour prendre un nouveau habit : droite liberale.  Mais, en fait, où tu veux en venir ?

Mais ce qu’on entend par là n’est pas clair, ou, plus exactement, ceux qui le préconisent ne veulent pas tous dire la même chose. Examinons différents sens possibles de cette injonction. Ils sont nombreux.

-Les centristes ne nient pas la pertinence de la distinction gauche / droite, mais voudraient prendre des idées des deux côtés, en excluant les idées extrêmes. C’est le cas des libéraux-démocrates anglais, que le système électoral exclut du pouvoir.  Mais dans d’autres pays, ils s’allient tantôt à la gauche, tantôt à la droite, selon leur intérêt. C’est le cas en Allemagne avec les libéraux, et en Italie. En France, ils se sont toujours alliés à la droite, de façon plus ou moins critique, et n’ont jamais conclu d’alliance avec la gauche, peut-être rejetés par celle-ci. On ne peut pas prétendre que le centrisme dépasse le clivage gauche / droite, il se situe au centre de la même dimension. Il faut mettre à part le cas du gaullisme, qui a lui aussi pris des éléments de programme de la droite et des le gauche, mais sans la volonté de modération qui caractérise le centrisme.

-Une des manières de dépasser la droite et la gauche est d’insister sur une unité ou une valeur supérieures, plus importantes que cette distinction. Ainsi, certains nationalistes ont voulu dépasser cette opposition, précisément parce que c’est une opposition, qui doit s’effacer, comme toutes les autres, devant l’unité de la nation et le nécessité de la défendre. Un des slogans de Le Pen a été : « Ni droite, ni gauche, Français ! », ce qui ne l’a d’ailleurs empêché à d’autres moments de se dire « droite nationale ».

AD : vu la finesse descriptive de l’analyse, je ne crois pas qu’il soit permis de glisser sur une telle amalgame. On peut être patriote sans être fasciste. L’histoire l’a prouvé à plusieurs reprises. Que dire alors de l’amalgame national et socialiste ?

-Dans d’autres cas, sans nier cette opposition, on se réfère à des valeurs supposées communes, par exemple les Droits de l’Homme. Certaines organisations qui ont pour but de les défendre ne nient pas la réalité ni l’importance de cette distinction, mais s’en veulent indépendantes et se situer à un autre niveau. Elles  affirment alors que des personnes par ailleurs engagées à gauche comme à droite peuvent agir avec elles.

-Il faut aussi tenir compte du fait que, quel que soit le contenu qu’on donne à la dimension gauche / droite, elle est loin d’être la seule qui structure le champ des attitudes politiques.

AD : d’accord, mais le clivage à cela de fâcheux : il se veut globalisant. Et autant la gauche que la droite le veut ainsi, bien que force est de constater que cette dernière se montre dans des moments graves moins rigide idéologiquement.  

Il est facile de voir la réalité de ces autres attitudes dans les clivages qui traversent tous les partis en principe construits en fonction d’elle. Il est classique d’y ajouter l’axe libéralisme / autoritarisme, on peut aussi évoquer la valorisation de l’unité ou de la diversité, qui recouvre à peu près la dimension relativisme / universalisme. Dépasser le clivage gauche / droite peut consister à se préoccuper principalement de défendre des positions liées à un point sur un de ces autres axes, par exemple le régionalisme, ou à l’opposé la supra-nationalité.

AD : je ne suis pas si sûr de cela. Le régionalisme ne me semble plus s’opposer à la supranationalité. Voir les positions des écologistes pro-européens, notamment Cohn-Bendit.  

-Les anarchistes ont eux aussi prétendu se situer en  dehors aussi bien de la gauche que de la droite ? en fait, il refusent un jeu politique qui vise à s’emparer de l’état, alors que ce qu’il veulent, c’est la faire disparaître. Méprisant la démocratie représentative au nom d’une démocratie directe, ils ne veulent rien avoir à faire avec des partis qui participent à une compétition électorale. Mais par leur refus de la propriété privée et leur participation aux syndicats, ils sont perçus comme une composante de la gauche, d’où leur acharnement à s’en démarquer et leur hostilité permanente à l’égard des socialistes et dans une moindre mesure, des communistes.

AD ; Sur l’anarchisme, je mettrais plusieurs bémols. Certes, il est contre le clivage droite gauche, contre la démocratie « représentative » et contre l’Etat (n’emporte lequel), mais dans sa version « pastorale » le terme « contre » se traduit par un « à côté de… ». Et, effectivement de ce point de vue les « appareils » (principe autoritaire) de gauche ou de droite sont  perçus comme des les « Dupont-Dupont » de la politique.

 Ce qui explique leur implantation syndicale et leur méfiance à l’égard de tous les partis « parlementaristes ». Sauf, que les anarchistes restent sur des positions (partagées jusqu’à une certaine époque par socialistes et communistes) qui affirment un projet de société alternative égalitaire: sans gouvernement ( a-narchie) de classe.  

-Enfin, on peut nier la pertinence de la distinction en affirmant que les politiques menées en fait par les gouvernants des deux bords ne diffèrent que peu ou pas du tout. Il faut remarquer que ce point de vue est soutenu par des déçus de la gauche, jamais par des personnes originellement de droite. En fait, c’est une critique de gauche adressée à la gauche de gouvernement, à qui ils reprochent de pactiser avec le libéralisme. Constatant sa « trahison », plutôt que de dériver vers l’extrême-gauche, ils cherchent autre chose, peut-être parce qu’ils ne voient pas ce que leurs représentants au gouvernement pourraient faire d’autre en restant dans le même cadre.

AD : c’est une interprétation que les faits ont tendance à contradire. Il y a aussi une critique de droite. Deux points à ce sujet:

a) Il y a depuis plusieurs années à droite une réaction contre le néo-libéralisme ( gaullistes de gauche, et souverainistes) ;

b) que certains critiques de gauche se fondent sur le « pacte » de l’idée sociale avec le libéralisme est une évidence. Or, il n’y a pas que cela. Au fond, c’est une sensibilité plus grande à propos du diagnostic de la crise de la société contemporanéité avec deux versions : la pessimiste qui pense que nous allons droit au mur ; l’autre volontariste qui voit dans l’éclatement une manière de reprendre les fondements républicains pour procéder au dépassement des clivages gérés par les élites politiques. Et là, il ne s’agit pas de « rester dans le même cadre »   

Enfin, je pense à ce moment du dialogue que peut-être nous sommes en train de discuter de choses différentes. Voilà que nous devrions redéfinir l’enjeu de la controverse : s’agit-il de l’existence ou pas d’un gauche ou d’une droite ? Ou plutôt d’un besoin de dépassement du clivage droite-gauche ? Certes, une question risque de se trouver emboîtée dans l’autre. Ainsi, je repose les premisses de mon argumentation dans les termes suivantes : c’est un truisme d’affirmer que la gauche et la droite existent idéologiquement et historiquement. Aussi que pour les « électeurs » la gauche et la droite ne sont pas la même chose (quoique depuis 10 ans les sondages semblent l’affirmer) puisqu’ils votent pour les ans et pour les autres. Certes, le vote est plus volatil.

Peu importe. La question par laquelle je commence est grosso modo un  constat empirique : ni la gauche ni la droite actuelle correspondent à l’idée historique qui les a fondée idéologiquement au 19eme siècle. Le pragmatisme des uns et des autres a brouillé les pistes du vrai clivage. Et si la vision de la politique économique est devenu très semblable, c’est parce que les idées opposées d’origine (conservatrices pour la droite, progressistes pour la gauche) se retrouvent aujourd’hui entre parenthèse, voire une convergence. D’où l’absence de debat idéologique de fond et l’installation progressive d’un dialogue marqué par les observations techniques sous la référence à un faux républicanisme et à la bonne parole démocratique. C’est dans ce terrain où l’ambiguïté règne que le besoin de dépassement de la pensée unique s’impose comme une alternative.   

1  Pour certains, à droite, la société telle qu’elle est ne réalise pas complètement cet ordre, il faut donc lutter pour l’établir. C’est pourquoi on peut être de droite et se dire sincèrement réformiste ou même révolutionnaire.

2  Il est significatif que le Parti Communiste Italien, lorsqu’il a décidé de se transformer, non seulement n’a pas conservé l’étiquette communiste, mais n’a pas adopté les dénominations socialiste ou social-démocrate, pour s’appeler simplement Démocrates de Gauche. Démission ou repli sur l’essentiel ?

3  Il faut reconnaître que c’est la LCR qui a été la première, à gauche, à comprendre l’importance de ces nouveaux mouvements, mais quitte à soutenir n’importe quoi qui semble protestataire.

4  Au début de son septennat, Giscard a en effet, en dehors du champ économique, pris des positions qu’on peut considérer de gauche : loi sur l’avortement (qui n’est passée qu’avec les voix de la gauche), majorité à 18 ans, quasi-suppression de la censure, collège unique… Il a choqué ses partisans en serrant la main d’un détenu lors de la visite d’une prison.  Mais il a vite été rappelé à l’ordre par son électorat.

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