N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Introduction au dossier « Musiques et politique »

Jean-Marie Seca

Résumé

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Une bonne partie des interventions et écrits ci-après sont l’objet de communications au colloque intitulé « Musiques underground : stratégies d’acteurs et politiques publiques » qui a lieu à l’université de Versailles-Sain-Quentin-en-Yvelines, dans le cadre du Laboratoire LAREQUOI, le 17 juin 2005 (site du programme du colloque : http://www.larequoi.uvsq.fr/PDF/colloque17juinlarequoi.pdf). Nous tenons donc à remercier, dans l’ordre inspiré par les acteurs de la genèse de ce petit dossier et de l’événement correspondant, le Professeur Alexandre Dorna, pour m’avoir incité à traiter le thème « Musiques et politique » pour les C@hiers de psychologie politique, et les Professeurs Philippe Hermel et Annie Bartoli (co-directeurs du LAREQUOi de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines), pour avoir soutenu intellectuellement et financièrement la réalisation du colloque du 17 juin 2005.

Ce que l’on va lire dans la suite de ce dossier consacré à la thématique « Musiques et politique », nous en prévenons tout de suite le lecteur, est bien incomplet au regard de l’histoire des liens entre ces deux objets classiques de recherche en sciences sociales1. La première raison de cette limitation vient des contraintes éditoriales. Le choix a été fait de réaliser un dossier conséquent (plus de 32 pages en interlignage simple) mais où chacun des auteurs développerait un article d’environ 10000 à 15000 signes. Beaucoup de ceux qui ont donc réalisé les textes ci-après pourraient en écrire bien plus et de façon plus nuancée, fondée sur des exemples encore plus heuristiques et de manière encore plus rigoureuse. Ces écrits ne sont qu’une première étape de publication. Les références bibliographiques citées ne sont donc pas exhaustives. Loin de là. Certains auteurs me l’ont justement fait remarquer. Je me fais donc un devoir de répercuter leur observation sur ce point en tant que coordinateur de l’ensemble des articles.

La perspective ici adoptée se réfère à un domaine spécifique de pratiques sociales et de consommation fortement connotées historiquement et socialement, dites des « musiques underground ». Conformément à un livre précédemment publié (Seca, 2001), nous préférons les appellations « musiques underground » ou « alternatives » à d’autres (« actuelles », « électrifiées », « amplifiées » ou « émergentes ») parce qu’elles permettent d’évoquer l’empreinte « minoritariste » et « amatrice » des conduites auxquelles elles se réfèrent. Le rapport à la convention, la position face à la commercialisation, le déni de l’imitation des vedettes, la recherche d’un public et d’un « vedettariat », même limité à quelques amis, la volonté de préserver une authenticité expressive et une démarche originale apparaissent comme les caractéristiques essentielles de ces styles et de leurs praticiens qui, bien que se voulant dissidents, en marge, opposés, demeurent tourmentés par les normes majoritaires de la réussite et par le caractère populaire de leur mode expressif. La qualification « musique populaire » est aussi assez souvent utilisée dans la suite de ce dossier, accolée à l’adjectif « électronique » « techno », « metal », « rap » ou « rock », pour désigner ces courants assez divers et réémergents fascinés à la fois par la divergence minoritaire et par la fusion avec les foules.

Il s’agit, dès lors, de privilégier une vision anthropologique de la vie politique qui tente de capter et d’observer les « paroles d’acteurs » et leur traduction esthétique. L’alternance du mutisme (de la troublante majorité silencieuse) et de la bruyante protestation des minorités endoctrinées, syndicalisées ou partisanes est-elle plus spécifiquement encodée par ces styles musicaux plus ou moins distractifs ou protestataires ? Il y a, à notre sens, un tel enjeu de réflexion dans l’affleurement des formes musicales « jeunes ». Il vaut mieux bien sûr mettre des guillemets à ce dernier adjectif galvaudé d’autant plus qu’un nombre croissant d’ « anciens jeunes » grossissent le rangs des adeptes de ces courants. Ces « anciens jeunes » et ces « nouveaux vieux » ne finissent-ils pas ainsi par accréditer l’idée d’une tradition des cultures protestataires et rock ? Quoiqu’il en soit des jugements et des évaluations plus ou moins apologétiques sur ces styles, ils favorisent, en se diffusant, une sorte de travail sur la matière informulée que sont (et demeurent) la frustration utopique, l’inaccomplissement des mouvements sociaux plus ou moins morts-nés et le désir de vivre « malgré tout ». C’est cette énergie désespérée et vivifiante, dyonisiaque, diront certains, qui émerge et réémerge en permanence dans les rocks et leurs variantes diverses punk, blues, rap, techno-électroniques et folk.

Il manque néanmoins de nombreuses dimensions de réflexion, d’observation et d’étude dans le dossier qui est ici mis en ligne, comme notamment une meilleure prise en compte de la dimension historique (par exemple, en termes d’analyse de l’impact des chansons politiques du 19e siècle comme celles d’Aristide Bruant, ou l’appropriation de l’Internationale par les anarchistes, puis par les communistes ; ou bien dans l’étude de l’instrumentalisation contradictoire et finalisée de certaines musiques dites « classiques », comme la IX e symphonie de Beethoven ou les chants et opéras de Verdi ou de Wagner sans parler des détournements pop de la Marseillaise qui ont fait couler beaucoup d’encre et émerger de la rancœur). La tradition contestataire est évidemment plus ancienne que le rock. Elle intervient régulièrement comme espace de représentations et de mémoire sociale, ressources de quelques groupes ou artistes qui dépoussièrent certains textes ou diverses modalités expressives. Le court commentaire de Benjamin Matalon rappelle qu’il y a un vrai ancrage historique des « chansons contre » qui n’ont pas attendu l’avènement des formes anglo-américaines pour adevenir. Les courants afro-cubains, les musiques noires d’Amérique du Nord et du Brésil, d’Afrique méritent aussi une attention particulière car elles forment autant de sous-continents expressifs. Elle sont souvent profondément subversives et distractives. Elles allient, en effet, un souci de l’élémentaire distraction, plus ou moins teintée d’extase et de transe, et une nécessaire  ou inévitable contestation de l’institué et du pouvoir. Il faut surtout mentionner l’importance des musiques dites « du monde2 » qui peuvent aller de la collection « musé-ifiée » à la démarche de vitalisation identitaire (les chansons et provocations de feu Fela Anikulapo Kuti au Nigeria,l’influence du raï en Afrique du Nord ou du jibonmukhi et du bangla rock dans les grands centres urbains en Inde3). L’intervention de Jean-Philippe Pétesch dans ce dossier décrit, en partie, ces phénomènes (et de façon plus détaillé, pour le Cambodge). Mais des pays comme le Congo, l’Afrique du Sud, le Sénégal ou le Brésil, Cuba ou le Mexique, fourniraient des sources de monographies riches dans ce domaine.

Un autre point, qui n’a pas été abordé dans les textes ci-après, est le lien entre les expressivités musicales pop-rock et la tendance censorale émergeant dans les sociétés.  Anne Benetollo y a consacré une recherche doctorale pour ce qui concerne le monde anglo-saxon4. Le filon est à approfondir car il semble qu’il y ait une forte relation entre le sentiment de liberté, y compris et surtout quand il est altéré, et l’émergence et la virulence de ces formes. Le rituel des « technoïstes » et autres ravers d’affrontement avec les autorités policières en France est aussi une transgression de ce qui est défini comme « censure » et vécu comme un défi face aux pouvoirs au sens large de ce terme. N’y a-t-il pas une relative folklorisation de la subversion et de la contestation qui voisine avec son esthétisation ? Quelle est la raison de cette récurrence du besoin de contrer les représentations instituées ou conformisantes ? Comment se déroulent ces processus ? Sont-ce de véritables combats politiques ou des simulacres dans un monde où l’engagement militant a perdu sa sève et son sens ? Nous ne pouvons pas et ne voulons pas répondre nettement à ces questions. À chacun de se faire une idée !

Description des différentes contributions du dossier :

Nous avons déjà évoqué l’intervention de Benjamin Matalon. Nous regrettons seulement qu’elle soit aussi courte. Mais les remarques sur les chansons anarchistes et révolutionnaires servent effectivement d’étalon de comparaison suggestif. Le second texte du dossier est celui de Gérôme Guibert, docteur en sociologie de l’université de Nantes, en 2004, ayant effectué sa thèse sur les pratiques musicales françaises et leur nature socio-économiques et innovante. Son article porte sur les liens entre les interventions des pouvoirs publics nationaux ou locaux et les courants et praticiens de ces styles. En le lisant, on peut dire, sans se tromper de trop, que la reconnaissance par des subventions publiques et un relatif soutien institutionnel a progressé depuis une trentaine d’années en France. C’est déjà un premier lien, complexe et sinueux, passant par l’idéologie du « tout culturel », entre politique et musiques populaires. La troisième contribution porte sur les groupements de producteurs et de suiveurs de musiques techno qui utilisent un mode qu’ils considèrent comme original de création et de diffusion de son. Devant soutenir sa thèse en 2005, Lionel Pourtau, élève de Michel Maffesoli, à l’Université Paris-5, propose alors une approche psychanalytique et groupale de ces univers, fondés sur la recherche d’une transe dansée et chimique, articulée à une rythmique et à un style répétitif extrêmement lancinant. Le fait politique semble ici complètement absent puisque les adeptes techno préfèrent s’enfermer dans des réseaux alternatifs de festoiement plus ou moins parallèles tout en affirmant une lutte contre tout ce qui les empêche de mettre en oeuvre leur parties et leurs parades.

La quatrième intervention décrit un univers assez radical et désarçonnant sur le plan de l’esthétique et du contenu. Alexis Mombelet et Nicolas Walzer, thésards en sociologie à l’Université René Descartes Paris-5, membres du CEAQ, dirigé par Maffesoli, et du Groupe de Recherche et d’Étude sur la Musique et la Socialité (GREMES), effectuent parmi les premiers travaux sociologiques français sur la musique metal. Ces deux contributeurs sont de bons connaisseurs de ces styles. Ils soutiennent que la subversion « excuserait » presque tout et que le metal, en tant que recherche de pure « puissance », ne pourrait pas sombrer dans la fascination du pouvoir fascisant. Ils observent cependant, à juste titre, que les contenus néonazis plus ou moins « détournés », polluant ce genre, diffusent quand même ce que l’on doit bien se résoudre à nommer une banalisation des icônes, significations et modes d’expression plus que douteux dans la population de fans, qui sont, pour certains, plus faiblement cultivés historiquement ou plus mal intentionnés que leurs analystes empathiques.

Doctorant avancé à l’université de Nantes, Gildas Lescop est, quant à lui, un chercheur rare. Il enquête, de façon ethnographique et depuis plusieurs années, dans les milieux skinheads d’extrême droite (mais pas uniquement). Sa réflexion porte sur les lien entre « populisme » et « musique ». Il s’interroge sur le même phénomène que précédemment mais en se centrant sur des univers moins ambigus et plus explicites, à un point tel que l’esthétique y joue souvent une fonction secondaire. Les musiques afro-américaines et jazz étaient cependant, au même titre que la musique dodécaphonique, condamnées comme « dégénérées » par le régime nazi. Un retournement de situation a lieu durant la fin des années 1970. Un populisme rock se cristallise de différentes manières. L’extrême droite s’empare de ce qui était honni jusqu’à la fin des années 1950. Pourquoi ? Comment ?

C’est d’ailleurs sur cette vague anglaise que Yasmine Carlet et Jean-Marie Seca se penchent, en se centrant plus particulièrement, sur la défense de causes humanitaires. On s’aperçoit alors que c’est dans les pays anglo-saxons (Grande Bretagne et États-Unis) que ce type de phénomène est né et que le lien entre politique et musique populaire plus ou moins underground a été nettement affirmé, comme si la fonction commerciale de ces styles, intégrée dans l’industrie culturelle, en permettait un usage extensif, y compris à destinations de « causes » plus ou moins nobles ou d’objectifs électoraux de partis.

Anthony Pecqueux, ethnologue du rap, docteur en sociologie de l’EHESS-Marseille, applique, quant à lui, un procédé d’analyse sociolinguistique pour faire ressortir la nature des rapports entre le collectif de référence de l’acte de communication musicale et chantée et le producteur plus ou moins engagé dans une biographie. C’est cet ancrage biographique, combiné à une rhétorique spécifique,  qui le déporte hors d’un rôle de porte-parole qui lui échoit cependant par la nature même des contenus exprimés et des modes d’interlocution adoptés. L’approche de ces paradoxes déroute parfois les artistes et ceux qui tentent de les observer.

Jean-Philippe Pétesch, thésard en histoire, à l’UVSQ, sur les musiques populaires, manager et membre actif du premier groupe folk-rock cambodgien, décrit les condition socio-historiques et culturelles d’avènement de Véalsrè (qui signifie « La rizière » en Khmer). On est sidéré de voir à quel point la situation politique d’un pays peut donner du sens à une pratique groupale qui, en Occident, est devenu un phénomène de masse plus polarisé vers les formes extrêmes ou intégré à une normalité culturelle télévisuelle. Le contexte oppressif ajoute un relief à une pratique qui, du même coup, émerge en tant que forme authentique et charismatique.

Bertrand Voisin, du Centre d’Histoire Culturelle, de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, décrit, pour sa part, ce que l’on peut appeler une « géographie urbaine des styles underground ». Il prend appui sur les exemples fameux de New York, Londres et aussi de Paris pour tenter de caractériser l’espace de vie et la naturalité urbaine de ces styles. Sa sémiologie des espaces urbains resitue en quelques lignes les grands mythes des contestations rock.

En espérant avoir résumé, par ces quelques textes, quelques éléments d’un dossier compliqué et difficile à traiter, on souhaitera bonne lecture à ceux qui consulteront cette partie des Cahiers.

1  L’exemple classique est celui de Max Weber qui, en plus des ses travaux de sociologie politique, a produit un ouvrage assez difficile d’accès mais qui demeurent, du point de l’histoire des sciences sociales, parmi les premiers écrits de sociologie dans le domaine : Weber Max, 1998, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, Paris, Métailié (1re édition en langue allemande : 1921).

2  Demeuldre Michel (éd.), Sentiments doux amers dans les musiques du monde. Délectations moroses dans le blues, fado, tango, flamenco, rebetiko, p'ansori, ghazal…, Paris, L’Harmattan.

3  Dorin Stéphane, 2005, La Globalisation des formes culturelles. Le jazz et le rock à Calcutta, Thèse pour le doctorat de sociologie, Paris, EHESS. 

4  Benetollo Anne, 1999, Rock et politique. Censure, opposition, intégration, Paris, L’Harmattan

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