N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Alexandre Dorna. De l’âme et de la cité

Jean-Marie Seca

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Recension du livre Dorna Alexandre, 2004, De l’âme et de la cité. Crise, populisme, charisme et machiavélisme. Essais de psychologie politique, Paris, L’Harmattan, ISBN : 2-7475-6206-9

Il y a des livres qui favorisent fortement le goût pour les sciences sociales. Il y en a d’autres qui se présentent comme des mécaniques impeccables technologiquement parlant, encadrées de commentaires minimalistes sur des objets normativement inscrits dans une tendance ou à l’intérieur de séries institutionnellement identifiées. Les premiers écrits font réfléchir après qu’on les a fermés. Le second type engendre l’éloge sans inciter à une récurrente méditation. Le présent apport d’Alexandre Dorna ressort d’abord de la première catégorie tout en ne s’écartant pas de la seconde par sa volonté de maintenir les liens avec les grandes orientations de la psychologie. On le lit donc avec intérêt, fasciné par son cheminement, par ses options et thématiques théoriques et empiriques. Un plan en huit chapitres denses, documentés, sert un tel dessein.

Le premier, La psychologie politique, un paradigme retrouvé, incite à analyser le statut de cette discipline au sein même des sciences sociales, en tant que « mosaïque dont la cohérence se découvre dans la mise en œuvre d’une approche transversale et la prise en compte du processus historique et culturel » (p. 26). Dorna défend une réhabilitation de cette matière. La psychologie politique a comme horizon inévitable et nécessaire une intégration pluridisciplinaire et une approche de terrains qu’on pourrait désigner comme « factoriellement complexes », par leur dimension impliquée et systémique. Ces domaines d’étude anthropologique légitiment encore mieux son insertion dans vie scientifique et sociale. On indiquera l’existence de divers champs de travail : les mécanismes de crise, la mémoire sociale, le discours politique, le débat sur l’actualité de la république, l’influence du machiavélisme, le leadership, le charisme, le populisme, la question sécuritaire et urbaine, la représentation de la démocratie, de la solidarité, la prédominance de l’économie politique ou les rapports entre religion, guerre et idéologie. Pour Dorna, il s’agit de prendre part à « la construction d’un projet heuristique dans le domaine des sciences humaines et sociales, dont le noyau est la question psychopolitique, et également dans l’examen des problèmes in situ qui touchent la contingence de la société contemporaine […] » (p. 59-60). Un de ses arguments réguliers est la déploration d’une sorte de prolifération paralysante des micro-théories en sciences sociales. En plus de scléroser les groupements scientifiques, elles diminueraient l’impact de certaines études, pourtant basées sur une démarche expérimentale, et réduiraient la saisie intellectuelle de « l’évolution vertigineuse du monde ».

Dans la section qui suit, on se penche sur le psycho-diagnostic de la crise de la démocratie représentative. Cette activité se fait à contre-courant d’une lecture des sondages d’opinion dont les résultats sont trop fondés sur des logiques d’urgence et de gouvernement immédiat des foules. On va alors privilégier des processus, faire apparaître l’historicité et les enjeux d’un examen approprié du trouble des électeurs face à leurs gouvernants ou gestionnaires. Le « regard psychopolitique », par exemple, doit sonder la mutation, à l’œuvre depuis plusieurs dizaines d’années, dans les sociétés mondiales. La quête d’un rapport horizontal dans les communications avec les citoyens est neutralisée par un penchant inverse à l’inféodation verticale (populismes, charismes, machiavélismes) dont le caractère psychique est incontestable. Les mouvements de crise sont observés notamment dans les déclarations pessimistes des tenants de l’approche postmoderne. Le développement de l’influence des médias et des technosciences - sociales, organisationnelles que physico-naturelles - est examiné dans les collusions entre minorités actives ou entre réseaux dominants. Les interrogations de Robert Michels sur les partis politiques et sur la « maladie oligarchique » dans la démocratie représentative sont reprises et ajournées. Le traitement s’avérerait bien dur à appliquer depuis que ce dysfonctionnement structural fut évalué au début du 20e siècle. Les excès localistes du pouvoir municipal, bien que ce dernier lieu figure, pour beaucoup, l’idéal de la démocratie directe, sont l’objet d’une monographie impliquée. La participation, comme principe de l’échange rationnel et discursif chez les fondateurs de la démocratie, s’étant affaiblie comme praxis, est comparée avec les idées modernes de représentation et celle de télé-action durant les élections et les agoras médiatisées. Des notations sont souvent avancées sur ce que l’on pourrait qualifier d’ « anomie dans la modernité ». On remarque généralement l'augmentation de la démobilisation citoyenne et la renaissance de certaines formes d’engagements plus ou moins populistes. L’ouvrage est ponctué de brefs commentaires ou de synthèse qui viennent soutenir le regard acide de l’auteur sur les multiples sens des changements en gestation. Les allusions sur la vertu en république, subtile combinaison de volonté et de connaissance, de solidarité et de maîtrise d’expérience sur la chose publique, montrent que les thématiques parcourues se situent souvent aux limites des interrogations philosophiques et des objectifs de construction d’un savoir transdisciplinaire et pratique. Entre la nécessité fonctionnelle (faire face aux urgences) et les buts intellectuels de réorganisation des sciences humaines, sur la base de ces interrogations quotidiennes, il n’y aurait pas de choix possible. Il s’agirait d’établir un programme scientifique croisant les préoccupations prosaïques des acteurs, la rigueur et l’inventivité du chercheur. Dorna propose divers chemins pour le fonder. Il est cependant, et avant tout, captivé par les phénomènes du leadership, du charisme et de l’emprise de la vision machiavelienne.

L’un de ces axes est étudié dans le chapitre 3, Du malaise démocratique : le libéralisme et la personnalité. Le « démocratisme » est alors narré comme une synthèse inconvenante, combinant la lassitude existentielle des citoyens et une forme de gérance structurée de l’autorité des élites (politiques, économiques, scientifiques, technocratiques, journalistiques). Des demandes de soutien (sécurité, médicalisation, aides financières, juridismes) rencontrent des idéologies égocentriques du repli et de l’individualisme narcissique. L’auteur n’hésite pas à ré-informer et à éduquer son lecteur. Les fameux échanges entre dialecticiens socratiques et sophistes, la formation de l’idée de représentation durant l’époque pré-révolutionnaire, la naissance de l’état républicain en Angleterre, aux états-Unis et en France sont réévoqués. Une dérive lente mais inévitable est constatée : « à y réfléchir, l’aveuglement reste bien partagé, et un constat s’impose : les libéraux autant que les communistes ont passé sous silence les traits antidémocratiques des institutions représentatives modernes : partis, syndicats, gouvernements […]. Le télescopage des crises cumulées par le système et le manque d’un projet alternatif crédible de société sont en train  de déclencher un processus dont l’ambiguïté et le besoin de révolte font le lit du néo-autoritarisme » (p. 98). La démocratie peut être alors conceptualisée comme une sorte d’accommodement historique et pratique entre l'impuissance relative, mais paradoxale, du politicien et l’impossibilité d’une véritable expression directe des masses. La méprise libérale à propos de l’autonomie du sujet, les thèses sociologiques sur la « partitocratie », la nature du rationalisme marxiste fondé sur un économisme de bon aloi, l’adaptation des psychologies individualistes à des mondes régulés par le marché et la prédominance de l’esprit d’entreprise multinational, la séparation quasi « ontologique » entre vie privée (spirituelle) et vie publique (économico-technologique) sont interprétées à partir de lectures diverses et amples (Barber, Hobbes, Kant, Locke, Michels, Mosca, Pareto, Rousseau, Smith, L. Strauss). Dorna fait aussi émerger des questions classiques de la psychologie : comment se modifient les structures de la personnalité dans les espaces de la démocratie ? Une des caractéristique de la réflexion est alors d’axiomatiser les processus psychiques à partir de l’état (désordonné, entropique, déstabilisé) des sociétés et des interactions prédominantes alors que nombre d’approches « psychologisantes » incitent à fabriquer du délit et de l’attribution de responsabilité en se centrant sur l’individualité et la personne. Les grilles des penseurs de l’école de Francfort (Adorno, Fromm, Horkheimer) mais aussi les vaticinations du professeur Jaensch, idéologue nazi, sont rappelées afin de traquer ces transmutations de l’homme des sociétés du siècle dernier et de celle qui se forment durant le 21e. L’étude de l’autoritarisme ne permet pas de mieux appréhender les agents divers des démocraties du fait des métissages et des allers et retours entre les deux formes (« dogmatisme » et « démocratisme »). Des managers machiavéliques peuvent, en effet, exercer dans des organisations hypermodernes sans changer, en apparence, le fonctionnement des institutions. Les observations de Christie et Geis, ainsi que celle de l’auteur lui-même, sont suggestives à ce propos. Comment concevoir la personnalité démocratique en tenant compte de ces phénomènes ? Dorna propose d’y déceler « un ensemble de comportements orientés vers la création des conditions du dialogue, afin de répondre aux questions et d’inventer des nouveaux modes d’existence à partir des fragments d’une vie virtuelle » (p. 120). Partagé entre « raison et respect des autres » et « manipulation » ou ruse, l’homme d’aujourd’hui est obligé d'entrer, pour son bien et celui de la polis, dans une sorte de « sur-rationnalité » impliquée, active. D’autres points sont traités. Mannheim, Lane, Debord ou Lasch servent à décrire les déséquilibres et les mouvements oscillatoires à partir de visions d’ensemble et socio-historiques. Si l’on se réfléchit à l’estime de soi, si souvent sondée dans les expérimentations, elle peut être appréciée comme une forme centrale d’un raisonnement de promotion de l’esprit démocratique. Pour Robert Lane, elle favoriserait, si elle est correctement gouvernée, l’expansion de la considération et de l’attention. Elle permettrait ainsi de promouvoir l’esprit civique. En fin de chapitre, l’auteur décrit les bases théoriques d’une « échelle de démocratisme » en introduisant ses recherches dans une perspective sociétale et dans ce qu’il qualifie de « théorie de la gouvernabilité » (p. 132).

L’actualisation de la question charismatique (chapitre 4) a des connotations fort multiples. Sa compréhension correcte, implique des « références ordinaires » et la convocation d’auteurs classiques, comme Weber, Carlyle. Elle est fondée sur la prégnance d’un conformisme destructeur, d’une transformation de l’impact des idéologies et d’une défiance face aux institutions. À ces éléments, on peut ajouter l’avènement d’un sentiment d’attente irrationnelle. Finalement, le charisme, comme phénomène émergent, se substitue à un état social baigné par la mélancolie. Cinq types en définissent les principaux traits et les transformations : messianique, césariste, totalitaire, populiste et républicain. Le charisme constitue aussi une « communauté émotionnelle » articulée autour d’une relation de dépendance. L’intelligence pratique et affective de ce type de leader et le caractère extraordinaire et quasi magique de son pouvoir se combinent pour faire naître des styles de gouvernement parfois divergents. La machiavélisation de la démocratie (section 5) approfondit les développements antérieurs en analysant la nature psychopolitique de l’auteur du Prince. Celui-ci, « avant-garde intellectuelle de son temps » (p. 161), serait un philosophe de la « séparation de la morale et de la politique ». Son actualité est d’autant plus grande que se propagent toujours plus une « morale de l’ambiguïté », une forme éculée de « démocratisme » et une impossibilité d’établissement d’une culture favorisant le développement de la raison pratique dans les assemblées représentatives. La modernité du Florentin est certaine. Le pullulement des comportements tactiques, de l’artifice ou de la rhétorique dans les argumentaires électoraux et la réapparition des passions politiques en sont quelques signes. Diverses études expérimentales américaines et françaises sur les situations et des attitudes machiavéliques terminent ce chapitre sur leur diffusion contemporaine.

Dans le chapitre 6, Le populisme, la récurrence dérangeante, on pénètre, de façon nette, dans le dossier de l’âme de la cité. « La virtus citoyenne se transforme en vertu privée : le courage se fait résignation […]. Ainsi, une dérive historique [celle de la démission des clercs] peut conduire à une dégradation intérieure, crise grave de l’âme, qui aspire à retrouver l’unité perdue » (p. 188.) Cet appel vers un « tout mythique », l’affaiblissement de la légitimité des gouvernants et l’abstentionnisme croissant conduisent à des « accès de fièvre » populistes. Ce dernier adjectif évoque la force positive de la masse instituée, civilisée, spiritualisée, portée vers la réalisation de grandes œuvres et celle, négative, de la foule indomptable des révolutions ou des mouvements irrationnels. S’y ajoute aussi un sens lié à la recherche d’un sursaut moral face à la souffrance des laissés-pour-compte et à l’encontre de l’ignorance superbe et hautaine des groupes dominants. L’auteur passe ensuite en revue, diverses dimensions : une synthèse socio-historique sur les grands mouvements de ce genre (Russie, Amérique, Europe) ; leurs critères de reconnaissance ; leur identité et leur dynamique ; leur articulation avec le fonctionnement des démocraties ; leurs théories explicatives. Les mouvements populistes pourraient bien être considérés comme des recours à la suite de l’échec des autoritarismes ou des incapacités des régimes démocratiques en déliquescence. « Le spectre de la révolte peut se lire à travers les indices socio-économiques, mais encore mieux, dans l’anxiété sociale, la violence latente, l’apathie, l’individualisme effréné, la fascination de l’éphémère » (p. 205.)

Dans l’avant-dernière section, c’est la montée du nazisme dans la République de Weimar, qui est discutée à partir de travaux de sociologie électorale des années 1920 et 1930. Diverses perspectives psychopolitiques d’interprétation sont proposées. L’approche Manès Sperber (sur le complexe d’infériorité et ses implications en termes de domination), celle de Wilhelm Reich (sur le refoulement de la révolte économique, la socialisation familiale et la reproduction de l’autorité subie) et les travaux de Serge Tchakhotine (sur les types de propagande à la fois cognitive et fortement émotionnelle des nazis) sont rappelés et analysés avec pertinence.

Le chapitre 8 termine l’ouvrage sur L’absence « scientifique » d’un projet commun de société. Il n’est pas centré uniquement sur la construction des sciences. Il s’agit de traquer les conditions de réalisation d’un « mieux-vivre ensemble » par la réflexion sur les savoirs et leurs fonctions. Le projet théorique commun aux sciences humaines est loin d’être mis en chantier. Si, dans l’univers des communications scientifiques, fondées sur l’intersubjectivité contrôlée, la difficulté se fait grande pour parvenir à un but partagé, l’espace des échanges politiques, culturels et économiques, en un mot, la société moderne, s’acheminerait alors vers une encore plus grande déstructuration. Plusieurs causes sont suggérées pour expliquer cette situation. Par exemple, la fragmentation, toujours en augmentation et institutionnalisée, des savoirs en sciences humaines et sociales est fort bien mis en image avec l’idée du « sablier de la connaissance ». Un schéma représentant deux temps forts de la genèse des sciences : en haut de ce sablier, il y a les microthéories disciplinaires et en bas, on perçoit l’exigence d’une recherche transversale et d’une réflexion globale sur l’évolution sociétale.

Comme le dit clairement Dorna : « Quelque chose cloche entre science et politique […]. La synthèse est peut-être souhaitable rationnellement mais le cœur n’y est pas » (p. 255). Les conceptions diverses de la vérité dans les deux champs, une vision différente de l’impact du savoir sur la pratique et les institutions, l’importance essentielle des enjeux de pouvoir et, surtout, un fonctionnement non démocratique des technosciences elles-mêmes compliquent, plus qu’il n’en faut, la question en privilégiant la « compétence » aux dépens de la « conscience ». « La science ne porte pas en soi des valeurs politiques, encore moins un projet de société alternatif » (p. 256). Le péril, pour résumer le propos final, serait dans une fuite en avant de type technocratique de la gestion des affaires publiques ; l’autre danger consisterait, au contraire, dans des régressions d’un autre âge mâtinées de gadgets, derniers cris, à usage terroriste ou pour organiser la diffusion mondiale de nouvelles formes de totalitarismes ou de nihilismes.

Un résultat étonnant de ce livre est que son but manifeste (proposer des grilles d’analyse pour tenter d’être utile et traiter l’urgence) est servi par un style baroque, luxuriant et quelquefois par un ton provocant, finalement tout à fait adaptés au langage scientifique qui doit demeurer un « tableau de maître » informé - mais sensible - sur l’époque. Un autre aspect mérite d’être commenté : l’idéal démocratique antique constitue un référent régulier de l’auteur. Cette arrière-pensée sur le politique le conduit à une forme de pessimisme actif. Peut-on s’appuyer sur une telle vision des débats publics  pour établir une suite de diagnostics qui, tout en demeurant réalistes, augmentent le sentiment d’impuissance des observateurs attentifs. L’agora revisitée et réadaptée au 21e siècle pourrait-elle remplir une fonction utopique et tonifiante ? La réponse est loin d’être toujours positive…

Jean-Marie Seca

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