N°1 / numéro 1 - Janvier 2002

La démocratie, la citoyenneté et l'argent

Adam Kiss

Résumé

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Les termes "citoyen" et "démocratie" expriment tantôt des idéaux, tantôt désignent le premier un sujet social, le second un mode d'organisation.

De tout temps, il devait y avoir un écart entre le concret et ses modèles. Je ne sais pas si, ne serait-ce qu'au cours de ma vie, cet écart s'est élargi ou se fait seulement plus visible à présent. Je souhaite en revanche essayer de comprendre ce décalage et chercher les moyens qui s'offrent à nous pour le diminuer.

L'ayant droit et le citoyen modèle

L'usage courant du terme "citoyen" a deux acceptions : est citoyen d'une part "celui qui appartient à une cité, y jouit du droit de cité et est astreint aux devoirs correspondants", d'autre part "la personne civique1".

Dans la première acception, les droits et les devoirs ne sont pas sur le même pied et ce n'est pas nouveau. Déjà Jean Jaurès (1859-1914) l'a souligné : "On ne parle que de droits ! Si l'on parlait de devoirs2 ?" Et Sylvie Furois de préciser : "Le civisme, c'est le sens des devoirs collectifs au sein d'une communauté... la citoyenneté doit être considérée comme une éthique qui guide l'action individuelle et collective."

L'écart se situe entre une attitude intéressée — sinon vindicative — pour profiter des privilèges résultant de l'appartenance à un État et une réflexion "sur les comportements, afin de trouver le plus adapté d'entre eux [pour conduire au] bonheur", sans oublier que "le bonheur ne se possède pas" et qu'"au lieu d'attendre le bonheur de la vie, [il s'agit] de devenir un bonheur pour la vie", cette "vertu possible..., l'action de rendre les autres heureux3"

La généralité de ce propos, qui s'appliquerait ainsi à toute cité, quelle qu'en soit le régime politique, est-elle justifiée ? Peut-être pourrions-nous poursuivre cette réflexion jusqu'à un point, si nous disposions de quelques matériaux de comparaison entre situations politiques et contextes culturels différents issus de la suite des recherches sur l'obéissance et la conformité dont il sera question plus loin.

Idéal démocratique et "démocratie réelle"

"Dans une démocratie, - écrit S. Furois, - la souveraineté émane du peuple : gouvernement du peuple par le peuple, ce qui suppose l'identification des gouvernants et des gouvernés. Dans un régime démocratique, le citoyen possède à l'égard du pouvoir un droit de participation (vote) et un droit d'opposition4." Il n'est pas indiqué si le gouvernement est censé se pratiquer aussi pour le peuple...

Selon Bertrand Vergely, "la démocratie désigne un régime politique dans lequel le peuple est souverain. [...] Dans la démocratie antique, l'accent est mis sur la délibération. [...] Dans la démocratie moderne, l'accent est mis sur la liberté. Est démocratique le fait que l'on puisse faire ce que l'on veut, en jouissant d'une liberté tant politique qu'économique5..." Le raccourci ne précise pas de quelle liberté jouissent les "sans domicile fixe".

À mon sens, le terme "démocratie", infidèle à son étymologie, n'a jamais été que le nom du "gouvernement de la majorité" et non celui du peuple. Cette signification, restrictive, peut elle-même induire en erreur. En effet, l'expérience de la "démocratie réelle" (au sens, ironique, où naguère on a opposé "socialisme réel" entendu comme le régime totalitaire du bloc dit communiste au "socialisme" théorique, idéal) montre que la majorité "démocratique" a régné, gouverné, même au temps de la démocratie directe, souvent par conformisme et obéissance aveugle (ou, pire, comme aveugle) à l'élite ou au leader pouvant faire et défaire les normes et les lois du groupe. Cette situation s'est probablement empirée depuis que la pratique de la démocratie est devenue indirecte, représentative.

L'hétéronomie des citoyens est généralement telle que la majorité démocratique, ou plutôt le groupe restreint la "représentant", qui prétend régner et gouverner au nom de tous (donc aussi de la ou des minorités dans l'opposition), l'a rarement fait ne serait-ce que dans son propre intérêt, préférant, dans les faits et sans s'en apercevoir, privilégier le leader ou/et l'élite, une oligarchie quelconque faite de ceux qui lui paraissent les plus forts. La majorité, illusoire et illusionnée, agit souvent à ses propres dépens, non seulement au préjudice des minorités. À plus forte raison, cette majorité refuse de reconnaître l'existence de ceux qui sont exclus de sa cité. Dans la Grèce antique, les exclus sont les femmes, les esclaves et les étrangers à l'intérieur et à l'extérieur des frontières de la cité ; dans les pays contemporains, soient-ils "économiquement développés", ce sont les femmes, les pauvres sans droits de vote, les colonisés, les étrangers ; comme dans les "démocraties populaires" c'étaient les "ennemis de classe"…

Je n'exprime par là aucune préférence pour un "autrefois". Il n'y a pas de nostalgie dans mon propos ni aucun espoir qu'ailleurs l'herbe soit plus verte : ce qui vient d'être dit ne signifie nullement que je connaisse ou entende proposer un régime meilleur. C'est la démocratie qu'il s'agit de perfectionner et de compléter et d'abord de mesurer l'abîme entre l'idéal, la représentation d'un côté et d'un autre, la pratique de la "démocratie réelle". Cet écart abyssal ne devient visible et cette vision ne commence à être acceptable au moins pour une partie de l'opinion que depuis peu de temps, étant donné que malgré tout, les régimes totalitaires ou dictatoriaux de droite et de gauche, la guerre froide, le stalinisme, le nazisme aidant, ou précédemment, les chauvinismes avant et après la Première Guerre Mondiale... et encore auparavant, l'ancien régime, étaient, d'après ce qu'on en sait, encore pires, au moins à certains égards.

Parmi mes connaissances, il se trouve des Occidentaux qui rêvaient, malgré tout ce qu'ils auraient pu savoir, de l'Union Soviétique, de la Chine populaire ou de Cuba ; et bien des Chinois et des Soviétiques des Etats-Unis et de la France, ou se sentaient ambivalents comme bien des Algériens ou perplexes comme de nombreux Berlinois et autres Vietnamiens... L'implosion de l'URSS, l'effondrement du mur de Berlin ont imposé des réveils maussades. De Srebrenica à Kigali, l'aura de la Révolution Française s'est ternie dans le trafic d'armes des… Français. Le rayonnement de la statue de la Liberté du port de New York a pâli dans celui de l'uranium appauvri en Iraq. L'éclat indiscret de l'or nazi pris aux Juifs a barbouillé la croix blanche de la Suisse, "démocratie modèle"… Nous voilà maintenant avec un modèle planétaire unique et souillé.

La nouvelle "citoyenneté" : présage ou réminiscence ?

C'est dans ce contexte que par-ci par-là, on entend de nouveau prononcer les mots "citoyenneté", "citoyen" qu'on croyait désuets. "Si le terme 'citoyenneté' redevient actuel, — écrit encore S. Furois, — c'est justement parce qu'il est temps pour chacun des habitants de la cité de prendre conscience de sa propre responsabilité face à certaines difficultés6."

Je n'ai pas une vision suffisante de l'ensemble de l'actualité ni, à plus forte raison, du passé et de l'avenir, ne serait-ce qu'à moyen terme, de ce courant "citoyen". Mais, si prise de conscience il y a, elle va vers une sensibilité selon laquelle l'économique ne paraît plus comme "l'infrastructure" donnée à la politique par les forces productives, comme l'avait représenté la théorie marxiste. Le développement scientifique et technique étant devenu la principale des nouvelles forces fondatrices, le travail productif, en grande partie superflu, tombe pour une part massive en obsolescence, tandis que "l'hégémonie des marchés financiers [est identifiée] comme une mise sous tutelle de la démocratie7" Sous cet angle, la tâche "citoyenne" consisterait à lever la tutelle que ces marchés exercent sur le politique.

Je propose par conséquent un éclairage du lien du sujet/citoyen dans son rapport à l'autorité et à la norme, en politique (soit-elle dite démocratique), et en économie aux fonctions de l'argent. Cet éclairage est en lui-même encore faible et fragmentaire, et il restera ici à plus forte raison, nécessairement incomplet8.

Ma thèse centrale pourrait s’énoncer ainsi :

L’écart entre le sujet civique et un individu indistinct, soumis à n’importe quelle autorité ou norme, provient de l’identification de ce dernier au faible, puis en tant que tel à l'autre fort (plus exactement à celui qu'il prend pour fort): l'écart résulte de la tentative du faible (celui qui se sent tel) de parer à sa détresse primaire par sa soumission, voire par son action qui mime l’emprise archaïque du fort. Cet écart semble homologue avec celui qui sépare l’idéal démocratique de la “démocratie réelle”.

L'argent, "sale" ou "sans odeur"?

Pourtant, même si cette thèse était démontrée (je ne prétends pas que ce soit chose faite), elle ne rendrait pas compte de la viscosité, de l'engluement d'une réalité socio-politique ressentie par beaucoup comme corrompue, souillée. Cette souillure est souvent imputée à l'argent.

L'économie libérale contre l'économie collective, c'était l'argent voilé par un conflit d'idéologies politiques. Puis la mondialisation de l'économie de marché a fait de l'argent nu l'unique valeur consensuelle de ladite majorité démocratique.

Mais, dès avant, on pouvait observer que la résistance à l'intériorisation du rapport des forces représenté par l'argent est plus difficile que celle à l'intériorisation d'une idéologie politique. Par exemple, un écrivain "dissident" d'un régime totalitaire, lu ou non, qui cachait ses manuscrits inédits se tenait et était souvent tenu pour un héros. Au contraire, dans un régime "libéral", un écrivain dont l'ouvrage édité ne se vend pas ou dont le manuscrit est refusé parce que présumé invendable, se tient et est tenu, sauf exception, pour un raté, un graphomane.

De même, un pauvre du Tiers-Monde malheureux et digne se disait naguère, comme Hampaté Ba (ce sage exemplaire bien que — ou parce que — pas tout à fait pur), que la richesse et la gloire arrivent comme un rhume de cerveau et s'en vont de même : un pauvre inconnu à l'Occidentale, qui ne passe pas à la télé, qui est sans villa, voiture, magnétoscope, baskets de marque… saurait-il garder une identité intacte, voire estimer qu'ainsi délesté, il préserve ou recouvre son intégrité ?

Se croisent là la représentation de l'argent nu, sec, inodore et celle de l'argent souillé, gluant. Sigmund Freud, qu'on se rappelle "l'Homme aux loups", partage plutôt la seconde : "Nous nous sommes habitués à ramener l'intérêt pour l'argent, dans la mesure où il est de nature libidinale et non rationnelle, au plaisir excrémentiel9.", tandis que Georg Simmel plutôt la première : "De par son statut d'équivalent général, [l'argent] est le seul bien qui permet tous les usages... Parallèlement l'argent tend à se transformer en signe pur et à devenir une fin et non plus un moyen10."

Pour ma part, je verrais au fond l'image de Simmel, que celle de Freud cache. Je veux dire que les deux fonctions représentées et leurs représentations se superposent sans s'exclure, bien au contraire.

En tant qu'équivalent général, l'argent devient un moyen, voire le moyen par excellence, de concrétiser le désir d'emprise. Et lorsqu'il est utilisé en tant que tel, comme partout où la pulsion d'emprise est à l'œuvre, il oriente le sujet qu'il motive vers une attitude pré-objectale : le sujet ne prend alors pas en compte sa séparation d'avec l'objet de son acte et, pris dans la logique de "tout ou rien", entre toute-puissance et détresse, il cesse d'intégrer l'empathie parmi les déterminants de son comportement. J'ai commencé ailleurs à expliciter une compréhension de ces phénomènes à l'œuvre dans les actes d'obéissance et de conformité contraires aux droits de l'objet de l'acte. J'y renvoie le lecteur intéressé pour me centrer ici sur l'impact spécifique de l'argent11.

Sous l'obéissance, le désir d'emprise ?

Dans leurs expériences sur l'obéissance, tant S. Milgram12 que Meeus et Raaijmakers13 ont rémunéré leurs participants. À leur suite, j'ai agi de même. Le fait que j'ai ajouté aux protocoles de mes prédécesseurs un entretien clinique, apporte sur l'impact de l'argent quelques renseignements nouveaux.

Les participants de mon protocole sont invités à déranger une chômeuse qui est censée passer une épreuve de recrutement. La question à laquelle le comportement des participants répond est de savoir

1 s'ils acceptent d'obéir aux instructions abusives que le chercheur leur donne ou s'ils désobéissent et

2 comment ils ressentent et expliquent leur comportement avant et après leur debriefing.

Par hasard, le 1er participant à mon protocole a été lui-même chômeur. Pourtant, il a obéi au chercheur jusqu'à faire injustement échouer quelqu'un dont pourtant il partageait le sort.

Voilà un extrait de la transcription de l'entretien entre le chercheur et le participant qui suit immédiatement la passation de celui-ci :

Le chercheur : Comment tu penses que ta participation s’est déroulée, et la sienne ?

Le participant : Bon, elle, elle a besoin de travail. Donc déjà, moi je vois ça, et alors on parle de ma participation à moi…

Le chercheur : Oui ?

Le participant : Ça, je peux pas dire… C’est pas très clair dans ma tête, quoi…

Le chercheur : Ouais, pas très clair dans ta tête…

Le participant : …Oui, parce que là, j’accepte de faire quelque chose qui n’est pas moi-même…

Le chercheur : Tu l’acceptes pourquoi ?

Le participant : Pour de mauvaises raisons… À croire,… pour les mêmes choses qu’elle, quoi…

Le chercheur : C’est-à-dire ?…

Le participant : C’est pour les sous…

Le chercheur : Pour les sous…

Le participant : Voilà… Si jamais, enfin, disons, la raison première c’est pas ça… Mais disons que si on analyse un peu plus, forcément, c’est pour un aspect pécuniaire, je me retrouve dans la même situation qu’elle,… ayant passé un entretien d’embauche, voilà, quoi…

Cet échange suggère que le participant obéissant n'est pas privé de son empathie par sa situation qu'il vit comme une situation de faiblesse ou d'infériorité, alors même que celle-ci lui a été proposée explicitement comme une relation contractuelle, horizontale. Il présente la raison pécuniaire comme la première de ses "mauvaises raisons" d'accepter et, malgré la disproportion (pour la chômeuse candidate, il s'agit d'un emploi tandis que pour le participant l'enjeu est le salaire versé d'avance de deux heures de vacations), il l'assimile au motif de la chômeuse (à laquelle rien d'immoral n'est demandé). Le participant est troublé, il ne se reconnaît pas comme auteur de son acte. Cela se comprend dans ma perspective par le fait que, dans le contexte créé par le protocole, son Moi distinct, séparé est entré dans un état fusionnel.

Qu'est-ce qui déclenche la désobéissance civique ?

Ces mécanismes semblent dès avant sinon expliqués, du moins suffisamment décrits. L'expérience de Meeus et Raaijmakers nous ont appris que plus la relation entre le participant et sa victime est abstraite, moins le participant résiste à faire du tort.

Ainsi, lorsqu'il s'est agi en France de résister aux persécutions nazies, l'infime minorité (moins de 2 % de la population) qui s'y est engagée a pourtant permis à plus de la moitié des victimes désignées d'échapper au sort fatal que l'occupant et le régime de Pétain leur aurait réservé. Au contraire, jusqu'à présent, il ne semble pas qu'une résistance d'efficacité comparable se soit formée pour endiguer l'exclusion économique non moins fatale entre peuples riches et peuples pauvres et, dans les pays riches eux-mêmes entre insérés et exclus.

On a beau savoir que dans l'orientation des comportements collectifs les déterminants sociaux l'emportent de loin sur les déterminants subjectifs. On a beau l'expliquer comme je le fais. Si les psychologues voulaient se saisir de la part épistémologique et pratique qui leur échoit, ils se devraient d'ajouter à la psychologie clinique jusque là concentrée sur l'intime, une psychologie publique et, comme cela tarde dans la psychologie "privée", d'assigner à cette nouvelle psychologie "publique" des engagements à résultat.

L'argent n'est pas irrémédiablement l'incarnation de la pulsion d'emprise. Développer les instruments psychiques pour l'approprier au service de la démocratie sociale serait sans doute la tâche la plus urgente des psychologues-citoyens.

1  Le Nouveau Petit Robert, 1993. Paris.

2  Cité par S. Furois, 1998. Le Dico du citoyen. Paris

3  B. Vergely, 1998. Le Dico de la philosophie. Paris

4  S. Furois, 1998. Op. cit.

5 B. Vergely, 1998. Op. cit.

6 S. Furois, 1998. Op. cit.

7  B. Cassen, 2000. Tout sur Attac. Paris. Mille et Une Nuits

8  Georges Devereux répétait souvent, je le cite de mémoire, que celui qui ne sait dire une chose que d'une seule façon est comme s'il n'en avait rien compris... Plusieurs éclairages (disciplinaires, inter- et trans- disciplinaires) seuls seraient susceptibles d'en explorer le relief.

9  S. Freud, 1918. Aus der Geschichte einer infantilen Neurose. GW 12.

10  Cité par Philippe Cabin, 2001. Les métamorphoses de l'argent. SH N°112.

11  A. Kiss, dir. (Dés)obéissance aux ordres inhumains. De la psychologie à l'anthropologie. Paris : L'Harmattan. À paraître.

12 S. Milgram, 1974. Obedience to Authority. New York : Harper & Row.

13 W. Meeus, Q. Raaijmakers, 1986. Administrative obedience : Carrying out orders to use psychological- administrative violence. European Journal of Social Psychology, 16.

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