N°2 / numéro 2 - Octobre 2002

La vocation antinomique des sciences humaines - commentaires à un débat

Constantin Salavastru

Résumé

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1. Encadrements

Certes, le débat lancé par le professeur Dorna est un signal d'alarme (voir n° 1 de la revue LCPP) en ce qui concerne le statut et les projets d'avenir d'un domaine des plus significatifs de la connaissance: la connaissance sociale et, particulièrement, la connaissance politique. Le geste du professeur Dorna est le cri de la conscience critique d'un représentant profondément attaché à ce domaine qui constate que les modèles explicatifs que propose la science dont il est le représentant ne sont pas en concordance avec la réalité des fait pour laquelle ils sont proposés comme possibles explications ou prédictions. Il y a à cela des illustrations convaincantes. Quelques unes peuvent être invoquées comme des arguments de l'autorité des faits. Les mouvements des étudiants  de la France des années  '68 ont trouvé la science de la sociologie (et aussi ses disciplines connexes) tout à fait incapables du point de vue de leur force de prévision et d'anticipation, leurs analyses étant plutôt des commentaires « post-factum ». L'évolution du rapport de forces dans la politique internationale et le changement complète des anciennes configurations à la fin des années '90 n'ont point été pas anticipés par la science politique, non plus que les rapports actuels entre la civilisation occidentale et la civilisation musulmane.

2. Anticipations théoriques: l'antinomisme de la connaissance scientifique

Si l'on se met à analyser attentivement les « revolutions » que le savoir scientifique a subies (Kuhn) - telles que les résultats des recherches en philosophie et logique de la science ont pu mettre en évidence - on arrive aisément à constater qu'on s'est sans cesse interrogés, dans les moments de crise de l'évolution de la science, quant au pouvoir du savoir scientifique. Il semble que c'est une telle crise que traversent aujourd'hui les sciences humaines. Quelles sont les voies qu'on a proposé de prendre pour s'en sortir? Il y en a deux et leur caractère antinomique met en évidence la spécificité de la méthode. La première: identifier avec toute l'exactitude du domaine et mettre en valeur les plus profitables méthodes pour son investigation est la seule voie pour assurer le caractère scientifique de la connaissance dans un domaine quelconque et, également, pour faire des prédictions à haut degré de certitude en ce qui concerne l'évolution des phénomènes du domaine. La conséquence de cette position s'est concrétisé dans un effort systématique qui a pour but la « délimitation » des sciences et de leurs méthodes, effort visible surtout au XVIII-ème et XIX-ème siècles du millénaire qui vient de se terminer. La deuxième: établir les relations entre les domaines de la connaissance scientifique et donner, partant de là, une image globale, tout à fait vaste comme modèle explicatif  de ce qui est le monde. Beaucoup de représentants des sciences ont considéré que cette fragmentation stricte de la connaissance scientifique ne va jamais porter les fruits auxquels elle aspire  pour la simple raison que l'obsession de la connaissance de la partie met un obstacle sérieux devant la connaissance du tout (le tout n'est pas une somme des parties). Leibniz a imaginé une connaissance encyclopédique fondée sur un langage universel (« characteristica universalis »), le manifeste du Cercle de Vienne proclame l'unification des sciences autour d'une méthode (« la méthode de l'analyse logique du langage »).

3. Quelle est en fait la situation en sciences humaines?

Pour faire un diagnostic, un examen  du malade s'impose d'abord. Les sciences humaines passent-elles aujourd'hui par une situation de crise? Si la réponse est affirmative, alors quelles sont les caractéristiques de cette situation de crise? Certes, si entre l'explication théorique et le déroulement pratique d'un phénomène il y a des dysfonctions majeures,  alors nous avons un signe que quelque chose se passe dans le corpus théorique qui propose l'explication. Cette chose est le signe d'une crise que traverse la science en cause. Nous avons déjà souligné certaines dissonances. D'autres, peut-être d'ordre plus général,  sont mises en évidence par les réflexions du professeur Dorna: « Certes, la société est devenue réflexive, autocritique et globale, mais la sociologie de la modernisation est en train de développer un fatalisme négatif et des comportements à la fois plus compétitifs et davantage individualistes. Les rapports sociaux et les expectatives psychologiques ont changé de nature. En conséquence, l'approche des sciences humaines n'échappe guère à cette évolution générale. (...). ... le syndrome des « micro-théories». Plus elles se multiplient (via les expériences de laboratoire ou les travaux purement empiriques), moins on dispose d'une théorie sociale explicative compatible avec l'évolution vertigineuse du monde. Par conséquent, la connaissance s'émiette, se fragmente et finit par se transformer en connaissance de rien ». Quel est la marque de cette crise des sciences humaines? A notre avis, une « agglomération » des faits empiriques qui refusent de s'organiser dans les explications scientifiques systémiques, capables d'une compréhension plus adéquate des phénomènes et d'une prévision plus croyable de ces derniers.

4. Comment la connaissance politique est-elle possible?

Tenter une réponse à cette question liée davantage à l'esprit du criticisme kantien est à l'origine d'une explication de la situation invoquée ci-dessus. Sans doute, y-a-t-il plusieurs facteurs qui ont une influence considérable sur la connaissance dans le domaine politique. Nous retenons à l'occasion de cette explication possible seulement une catégorie de ces facteurs, c'est-à-dire ceux qui ont en vue la nature et la spécificité de la connaissance politique. Nous avons la conviction que beaucoup d'inconvénients d'aujourd'hui des sciences humaines proviennent d'une sorte de  relations spéciales avec la vérité, des relations qui ne sont pas de nature à assurer le même degré de nécessité aux lois et la même capacité de prévision que les sciences exactes.

(a) Le domaine du social en général et celui du politique en particulier constituent les secteurs les plus dynamiques du fonctionnement de l'organisme social. La conséquence? Déterminer des régularités, connaître l'essence, essayer de poursuivre ce qui est constant dans le domaine  (des buts d'importance première pour la fondation de la connaissance de type scientifique) deviennent des activités où l'échec accompagne à chaque pas le chercheur et la communauté scientifique. Le domaine politique n'est pas un donné - qui pourrait être isolé et investigué du point de vue structural et fonctionnel pour en déterminer les composantes et leurs relations - mais un processus où les conditionnements sont si diversifiés et si variables qu'il est très difficile d'en déterminer les régularités. Par conséquent, la connaissance politique est approximative, elle cotoie toujours le provisoire; faits, contextes ou relations peuvent mettre en cause une certaine théorie, une certaine explication que nous croyions convaincantes. 

(b) Si le dynamisme est une caractéristique qui se retrouve, évidemment à des niveaux différents, dans d'autres domaines, il y a quelque chose qui semble affecter seulement le domaine politique, les modèles explicatifs et projectifs qui sont proposés dans ce domaine: l'effort de connaissance du domaine politique a pour but l'action de changer ce domaine !  L'activité soutenue pour la connaissance des régimes politiques a pour but d'élire le meilleur régime du point de vue de l'organisation de la société, la connaissance des mécanismes des relations de groupe vise l'optimisation de ces relations pour un fonctionnement normal de la collectivité. Or, ces activités entraînent des changements de régimes, des changements de relations qui signifient une augmentation du dynamisme du système social-politique. Mais, comme on l'a vu, le changement et le dynamisme constituent la cause même qui affecte la connaissance dans ce domaine.

(c) La relation du domaine politique avec la vérité est influencée par la nature idéologique de la connaissance de ce domaine. Le domaine du politique est un domaine des relations de pouvoir. Celles-ci se manifestent en marge de certains intérêts très diversifiés. La connaissance scientifique doit passer au-delà de tout intérêt, qu'il soit  individuel ou de groupe. Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi. Un conflit s'installe entre les intérêts et la vérité, conflit qu'on a vu - plus d'une fois - solutionner en faveur des intérêts par le sacrifice de la vérité. C'est pourquoi la politique a été nommée « l'art du moindre mal »; elle est le porteur de la « vérité convenable » qui présuppose  une « rationalité du compromis » en absence de laquelle le domaine ne peut pas fonctionner.

5. Conclusions: la connaissance sous le signe de l'antinomique

Dans le cadre que nous nous somme fixé ici, nous ne pouvons pas aller plus loins sur ces problèmes importants des sciences humaines. Néanmoins, même ces quelques remarques ci-dessus peuvent montrer que la nature des domaines que représentent les sciences humaines constitue un obstacle important pour les synthèses explicatives et intégratives auxquelles aspire toute la connaissance. Le dynamisme déconcertant des domaines, le phénomène consistant à mettre des obstacles pour lui-même par l'accroissement de ce dynamisme, l'intersection de la subjectivité et de l'objectivité dans la « construction » de tels domaines, la considération de l'accident comme le facteur principal des phénomènes globaux (par exemple, le changement de la configuration politique du monde du début des années '90 est lié à la personne de Gorbatchev) constituent  des éléments difficiles  à assumer du point de vue de la connaissance scientifique. Nous sommes, toujours, dans une situation antinomique: la connaissance des faits ne peut pas aboutir à une bonne théorie, l'esquisse d'une théorie adéquate ne peut pas expliquer et prévoir tous les faits !

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