Paul Valéry1 a écrit, en 1919, à l’issue de la Grande Guerre, « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » en une adresse douloureuse à la civilisation blessée. La réponse des nazis sera l’illusion meurtrière d’un Reich de mille ans. Il poursuit « Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » La civilisation moderne a conscience de la possibilité de la mort par une auto destruction violente ou progressive. Mais, elle a aussi la conscience de sa régénération perpétuelle par la démocratie. La démocratie, interne en chaque peuple, mais aussi entre les peuples, est la seule possibilité pour pérenniser notre civilisation et apporter un démenti au vœu d’un Reich de mille ans qui reprend, au plan collectif, le fantasme infantile archaïque d’immortalité et d’invulnérabilité.
Introduction
Pour Freud, il y a une continuité dans toutes les manifestations de l’humain. Elles sont l’expression de l’inconscient. La continuité, entre le collectif et le sujet, est affirmée avec force quand il écrit en 1921 : « Dans la vie d’âme de l’individu, l’autre entre en ligne de compte très régulièrement comme modèle, comme objet, comme aide et comme adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée, simultanément, psychologie sociale en ce sens élargi mais tout à fait fondé. »2Ce postulat fonde la démarche freudienne à l’égard de la société.
La Seconde Topique ouvrira la possibilité de travailler la haine de soi, née de la haine à l’égard de la Mère. Puisqu’un sujet peut vivre dans la destructivité, jusqu’à une expression pathologique symptomatique, un groupe humain aussi peut se constituer à partir de la haine et du mouvement pour l’expulser. La langue, dans son ambivalence, reflète ces deux temps constitutifs de l’identité. Le mot Même, qui résonne si fort en français, sous-tendu par son déploiement imaginaire en un « m’aime », a deux sens bien différents. Il indique l’identité absolue et aussi que ce qui est désigné est comparable, donc différent. « Même » oscille entre ces deux sens qui expriment une position radicalement antagoniste par rapport à l’altérité.
Le mélancolique souffre de ne pas repérer cette différence : il est le même que les morts. Mais la vie en lui dément cette identité : il doit se figer dans la stupeur de sa pensée, dans l’immobilité de son corps, dans la striction de ses organes pour être le même que le mort. L’effort du mélancolique tend à annuler la séparation entre lui et l’autre. Habituellement, un meurtrier, à plus forte raison un assassin, commet son acte pour supprimer une image de soi dans l’autre qui lui est insupportable. Le mélancolique ne peut être meurtrier que de lui-même.
Les meurtres mythiques, sur lesquels s’appuie la psychanalyse pour comprendre la construction du sujet et la construction de la civilisation, supposent une élaboration psychique. Les meurtres de l’Urvater, d’Abel, de Laïos, de Moïse, du Christ même s’inscrivent dans une logique qui se cristallise au moment meurtrier. Ces meurtres marquent une temporalité de l’Histoire, scandée par un avant et un après le meurtre. Ils sont fondateurs.
Les trois meurtres mythiques et fondateurs
Trois meurtres sont les mythes fondateurs de la pensée de Freud. Lacan unit les meurtres de l’Urvater, de Laïos par Œdipe et l’assassinat de Moïse en disant : « J’ai l’intention aujourd’hui de situer (...) ce qu’indiquent les mythes dont s’est formé le mythe que Freud a forgé, non pas toujours sous la dictée du discours du névrosé mais en écho à lui. »3 En écho à Lacan, nous suivrons Freud.
Le meurtre de Totem et Tabou
Le meurtre de Totem et Tabou interroge un meurtre archaïque. Toutefois, il apparaît qu’il n’aurait pas enclenché un arrêt mélancolique. La position qui y est en jeu n’est donc pas aussi archaïque que Freud le croit. Freud construit son hypothèse autour d’un désir oedipien d’objet sexuel, désir névrotique sur un présupposé archaïque. Or, on ne le trouve pas tel quel dans la mélancolie et au fondement de la paranoïa. Les proches ont survécu à la disparition du Un fondateur.
L’histoire nous montre que l’effort pour constituer une séparation entre le groupe et son chef a été le point fondateur des civilisations. Les civilisations très anciennes se sont organisées autour du rituel de mort de leur chef et de sa généalogie. Ce qui est une conjecture pour les civilisations mégalithiques sans écriture devient une certitude pour celles qui nous ont transmis le récit de leur organisation sociale. Elles se sont développées en ritualisant le fantasme de mort. Lorsque, de son vivant, le chef de ces peuples amène la foule à travailler et à penser à sa prochaine mort, il leur fait élaborer le deuil par anticipation. Ainsi est évité un deuil collectif pathologique où le lien social lui-même s’effondrerait. La civilisation est ce qui résiste à la mort.
Le peuple et son chef sont ici dans l’ordre d’un même dans l’appartenance dont le chef seul se différencie par le trait qu’il est ce qui donne vie au collectif. La persistance de ce trait, au-delà de la mort physique du chef, constitue le trait phallique qui lie le collectif. On doit donc imaginer que les toutes premières hordes humaines ont été terrifiées par la mort du père archaïque, l’Urvater. Sa mort a pu provoquer une terreur mélancolique jusqu’à la mort des proches et l’éclatement du groupe. D’avoir surmonté cet effroi a eu pour conséquence une prime de plaisir dont témoigne le lien social. Il pérennise le mode de défense qui a permis de survivre. La forme du lien social institué devient le trait spécifique de la civilisation. Le lien social de la société créée par l’Urvater de Totem et Tabou inspire à Freud sa description de la foule dans la croyance. Cette foule a comme lien de croire, jusqu’à l’absolu, en celui qui peut être nommé petit Père des Peuples, le grand Timonier, Père de la nation, etc. Le chef, le leader, le Führer exerce une fascination hypnotique qui annule la séparation entre lui et la foule, et dans la foule elle-même. L’exigence d’identité conduit à l’idéalisation absolue, confortée sans cesse, de celui qui est l’objet de cette foule. De nombreux Allemands, jusqu’en 1941, allaient jusqu’à penser que le vainqueur des États européens par la force de l’approbation unanime de ses référendums successifs était une sorte de Messie.4
La horde primitive est donc un collectif qui réagit, vit, pense comme un seul individu jusqu’à ce que l’un d’entre eux se détache des autres. Qu’a-t-il vu pour que l’hypnose cède et que la soumission de sa pensée s’interrompe ? Il lui a fallu élaborer un mouvement complexe qui est analogue à celui que l’on s’efforce de travailler dans la relation analytique avec un psychotique : il faut qu’il se détache de l’aliénation à l’autre par une parole qui vienne nommer l’espace de fusion, la pensée commune. A partir de cet écart par rapport à l’Autre, ici Urvater, Urmutter peut-être, se constituent non pas deux entités, mais trois : l’entité Urvater/Urmutter indifférenciée, les autres individus encore soumis et celui qui s’écarte en se préparant à tuer. L’espace logique ainsi formé fait éclater l’empire du Un. Les autres ne peuvent que se sentir mis en danger par l’ordre qui se constitue dans la chute de la figure de l’Urvater. Le dessillement d’un seul ne peut entraîner la levée de l’hypnose des autres. Ils ne comprennent pas ce qui vient ainsi modifier leurs certitudes, leur équilibre intérieur dans une vie fusionnelle. L’Urvater fait tenir l’existence du collectif comme la pierre angulaire porte la tension de la voûte. Dans les hordes animales, le vieux mâle montre les signes d’impuissance de la vieillesse qui autorisent la substitution. Dans l’hypothèse freudienne, l’Urvater doit être encore vaillant et sexuellement actif. Ils auraient dû se retourner contre « celui » qui modifie leur équilibre interne. La destruction du Un ne pouvait que les détruire physiquement et psychiquement, comme la déréliction de certaines tribus Boshimans l’a montré, à moins que le jeune meurtrier ne se soit mis dans la continuité de la vie. Dans ce cas, la convoitise sexuelle du jeune adulte n’est pas une rivalité avec ses frères, mais une pulsion de destruction qui se transforme en pulsion sexuelle d’objet. Le jeune adulte prend la place fascinante de l’Urvater, plus au titre de la répression de la pulsion de mort que de la jalousie œdipienne. Il est un meurtrier animé par la pulsion de vie. Le jeune mâle du mythe de Totem et Tabou veut un objet. Ce n’est pas à l’être de l’Urvater qu’il s’adresse mais à ce qui peut être détaché de lui, un attribut de l’Urvater. Le jeune adulte qui tue l’Urvater selon la thèse de Freud est un névrosé, œdipien, si proche de nous que nous sentons qu’il est au point de rupture où s’inaugure notre civilisation fondée sur la pensée individuelle et sur l’échange des objets. En tuant l’Urvater, le jeune avide assure une transmission : la culture qu’il transmet, celle d’un père mort, est une culture qui inclut un écart où se fonde sa stabilité et sa reproductibilité. Le meurtre de l’Urvater présuppose que la séparation d’avec lui ait été psychiquement possible. Seul un processus symbolisant permet cette anticipation.
Le meurtre de Caïn : tuer d’envie
Pour que l’acte de refoulement créant la séparation survienne, il faut un autre moment logique introducteur d’une rupture. L’expérience clinique montre qu’il doit former dans l’intime, sous la forme d’une rivalité dans l’être. La convoitise d’objet suppose la possibilité de l’absence de cet objet, sa négation. Les deux situations créent le Symbolique, c’est à dire ici le progrès du lien entre les humains. Ce symbolique qui assure la cohésion est l’invention d’un rituel religieux.
Après Saint Augustin5, la psychanalyse nomme, avec Melanie Klein6 et Jacques Lacan7, envie cette rage destructrice de rechercher la trace en l’autre de ce qui le différencie. Lacan y ajoute une dimension de jouissance où se fond tout l’être qui porte cette invidia. Il la nomme jalouissance. Le temps de la rivalité dans l’envie n’est pas rivalité pour un objet, fût-il sexuel. Il est le temps d’un désir de destruction de l’autre. L’envie introduit dans l’appartenance commune un irreprésentable qui menace le Un et le réseau des croyances qui le soutient. Son moteur d’expulsion est l’hainamoration.
La lutte pour l’expulsion du collectif de l’ennemi intérieur en soi, pour sa destruction puisqu’il ne se sépare pas, ne s’auto-expulse pas, devient la pointe du lien social lui-même. Parce que non-reconnue, l’envie porte une haine assumée. Saint Augustin en faisait le terme opposé à celui de la Vie. Elle est la violence de destructivité de l’être même de l’autre. Mécanisme destructeur de la cohésion sociale, la répression de l’envie donne sa cohésion aux sociétés fondées sur le droit.
Les sociétés tyranniques, et plus près de nous, les États dictatoriaux reposent sur cette expulsion destructrice de l’autre, qui n’est pas le Même, sur l’anéantissement de son être intime. Qu’est-ce qui pousse Caïn, l’aîné, à tuer son frère, « l’éleveur de petit bétail ». Caïn ne peut que penser que c’est sa nouvelle identité d’agriculteur sédentarisé qui est refusée par Dieu. Sa rage destructrice s’alimente de la certitude qu’Abel est détenteur de quelque chose qui échappe à leur identité fraternelle. Pour un individu comme pour un groupe, l’effort de mutation doit être reconnu. Sinon l’ancienne tradition réprimée persiste en une nostalgie qui ouvre une faille dans l’identité.
Le meurtre du plus proche est un ravage dans le lien social. Le meurtre ne doit pas se répéter, sinon c’est le lien social lui-même qui disparaît, laissant venir au jour la haine entre les clans. Il faut donc que le lien social se reconstitue et se perpétue pour que l’enchaînement des meurtres, de la vendetta, des crimes d’honneur cesse.
Il y a un impératif d’être lié à l’espèce humaine, selon Nathalie Zaltzman8, s’exprimant dans les situation de détresse, d’Hilflosigkeit, malgré l’envie destructrice nichée, au cœur de chacun pour son prochain, pour son frère. Freud n’ignore pas cette horreur pour le prochain qui devrait tenir chacun au plus loin de l’autre. Dans Massenpsychologie, il fait intervenir le refoulement au nom de l’amour, au nom des bénéfices tirés à être membre d’un grand corps social uni dans l’amour. Cette conception charismatique fait précisément la faiblesse de la thèse freudienne. L’amour, le consensus de croyances peuvent se volatiliser au profit d’une adulation et d’une haine partagée qui peut pousser au meurtre.
Au nom de quoi Dieu n’a-t-il pas agréé le sacrifice de Caïn l’agriculteur et préféré celui d’Abel le berger ? Ce refus arbitraire de Dieu, sans explications divines, touche l’essence même de Dieu : c’est le symbolique lui-même qui vacille. Dieu ne serait alors qu’un malin génie.
Dans cette hypothèse, Descartes comprend que tout acte, même celui de penser, devient alors impossible. La fixion9 de la pensée accrochée de manière ultime au Réel fonde le Symbolique. La stabilité du lien social exige de même un point de certitude. Le mythe d’un meurtre originaire devient nécessaire pour être et agir. Quand ce point de perspective vacille, le dénouage de l’être peut porter au meurtre de l’autre à qui est imputé ce vacillement. Il pousse au passage à l’acte meurtrier.
Un nom qui tienne à distance
Dans l’effondrement spéculaire, l’un différent est précipité dans le Même. Il n’y a plus de nom qui tienne à distance. Pour continuer d’exister, les survivants doivent inventer un rituel, issu de l’angoisse archaïque et au plus proche de la coalescence originaire. Le rituel, en refoulant le fantasme, fonde la croyance et l’acte religieux. Deux espaces de croyance se constituent alors. Le groupe dominant s’unit dans l’adulation publique, le culte de l’Un et du Même. Sa certitude lui permet de tolérer un groupe minoritaire dominé, discret dans l’expression de sa croyance, pris dans la menace d’une violence potentielle.
La stabilité du symbolique permet que les humains ne se précipitent pas les uns vers les autres. La trace en creux de la pulsion orale qui porte haine et destructivité est un sillon dans le Réel. Si elle trouve un signifiant qui lui donne audience, la destructivité devient haine sociale. Les guerres de Religion, l’antisémitisme, le racisme trouvent alors les mots de la haine et de la violence meurtrière.
La permanence du lien social exige que l’envie y soit réprimée en permanence. Tout ordre social stable est la construction de cette répression. L’intensité en est perceptible quand sa levée met en œuvre une violence destructrice jusqu’à devenir le moteur même de la dynamique de cette société. Une telle société produit inéluctablement sa propre destruction à plus ou moins long terme quand elle se donne à elle-même un idéal de pureté idéologique, scientifique, théocratique ou raciale, quand elle vise à faire disparaître le comparable à soi au profit de l’identité absolue dans la pureté du Même. Se constituerait-il dans le corps social une tension historique vers le « comparable », vers le spéculaire à la manière de ce qui se met en place dans la formation du sujet ? Le désir collectif de meurtre, d’abord expulsé aux limites externes du corps social, tend à se porter vers l’intérieur et à le ravager jusqu’à l’autodestruction. L’envie de meurtre dans le social est hors symbolique : ainsi les nazis n’ont jamais pu dire en quoi les Juifs étaient impurs. Un système social d’ordre paranoïaque, fondé sur la destruction de l’écart où se creuse l’altérité, ne peut, face à l’imprévisible, que tenter de le réduire par la contrainte. Là est son autre faiblesse. Cette tension vers la pureté de l’identité absolue dans le même est aussi une force de répétition du Même. L’effondrement social se transmet alors en chaîne puisque le signifiant-maître qui a fondé ce lien social, cette civilisation, cet empire ne peut plus rendre compte de l’imprévisible maintenant advenu. On sait qu’une psychose paranoïaque peut ne jamais être exprimée si elle ne rencontre pas l’imprévisible. Or, dans toute société, aussi close sur soi-même qu’elle tente d’être, l’imprévisible surgit toujours. L’exclusion de l’imprévisible peut être silencieuse pendant une vie, c’est-à-dire une génération. Mais, dans un groupe humain, cette forclusion le conduit à la mort en quelques générations. La fonction du symbolique est précisément de pouvoir faire quelque chose avec cet imprévisible. Le seul lien social stable est donc celui qui se constitue à partir de l’abandon du fantasme archaïque du Même absolu au profit de l’acceptation de l’identité commune et comparable. Un tel abandon signifie que l’échange avec l’autre est accepté, qu’une dépossession d’une partie de soi n’est pas la perte de son identité.
Le meurtre d’Œdipe
Le mythe acquiert sa valeur de pensée collective en exprimant, comme le rêve, une pensée consciente manifeste qui est de l’ordre du plaisir. La collectivité qui s’y raconte prend plaisir à ce récit qui résout son angoisse. Mais le mythe laisse aussi entendre, et sa force vient de cette double lecture, les conflits, les points de rupture dont il porte encore les éléments répétitifs qu’il vient faire oublier sans les forclore. Il fait œuvre de refoulement collectif en laissant une place aux fantasmes qui l’enrichissent et à l’effet du refoulement pour chaque individu qui l’entend.
L’origine de la tragédie grecque est exemplaire de ces temps successifs de la symbolisation : elle vient dire l’horreur des crimes des générations antérieures, après un temps de refoulement. La tragédie écrit le spectre, le reflet d’un moment « oublié », refoulé de la civilisation où la possibilité de l’anthropophagie, du sacrifice humain est encore, par l’effet de la langue10, dans la mémoire et dans le conte épique. Le nouveau lien social que conforte la tragédie repose sur un opprobre public où s’affirme avec force la loi morale. L’équivoque des mots, en révélant la déhiscence possible du symbolique, contribue à cet aller et retour dans le corps des mots eux-mêmes.
Le mythe d’Œdipe, lui aussi, se situe à cette articulation entre l’oubli d’un crime et l’ambiguïté de son nom propre. À l’époque classique, le retournement incestueux vers Jocaste marque l’échec de la transmission royale et le mythe d’Œdipe devient un échange des places, un retournement des positions sociales, un révélateur de l’ambiguïté des mots. Œdipe, qui aurait dû devenir roi par transmission, le devient par sa science, « par son intelligence » dit-il. Mais ensuite, lui l’adulte brillant, il devient le vieillard saisi par la culpabilité et par son enfance. Il faut remarquer aussi qu’ Œdipe dénoue l’énigme par l’explication de ce qui est caché dans son nom propre : dipous, bipède. « Œdipe, c’est l’homme au pied enflé (Oîdos)… Mais c’est aussi l’homme qui sait (Oîda) » et aussi : « Qui est à la fois dipous, tripous, tetrapous ? Pour Oi-dipous, le mystère n’en est un qu’en apparence : il s’agit bien sûr de lui, il s’agit de l’homme. » Le personnage d’Œdipe-le-Savant devient « la figure contraire : au dernier échelon de la déchéance apparaît Œdipe-pied enflé devenu le pharmakos, le bouc émissaire qu’il faut expulser »11. Le mythe dit d’ailleurs que le char de Laïos lui aurait roulé sur le pied, entraînant ainsi sa rage meurtrière.
Œdipe, par son défi à la Sphynge, montre que la parole peut tuer, mais qu’elle peut manquer aussi, que la parole d’un seul fait plus que le tohu-bohu de mille. L’acte d’Œdipe est emblématique d’une société qui s’appuie sur le pouvoir de pensée, de décision d’un individu valant un autre. L’interchangeabilité des fonctions dans un État porté par chacun des acteurs sociaux individuellement trouve son expression ultime dans l’acte par lequel Œdipe pousse la Sphynge à se tuer. Il assure son nom et sa subjectivité face à l’horreur archaïque que représente le monstre.
La démocratie exige que soient tues l’envie et la convoitise en soi pour accepter que tout autre vaille autant que soi, que tout autre puisse prendre la responsabilité de la décision commune. La démocratie athénienne était fondamentalement en rupture avec le monde de l’Un avec la civilisation précédente, mycénienne. Toutefois, chaque société est soumise aux effets du refoulement des signifiants de l’envie et de la convoitise, de la destructivité et de l’appropriation aliénante qui sont au cœur de toute construction humaine, puisqu’ils sont présents dans le fantasme et dans le mythe.
Le fantasme singulier de l’acte meurtrier et fondateur
Ainsi, les différences entre les sociétés humaines, parce qu’elles ne sont plus des sociétés encodées par l’instinct, tiennent au fantasme singulier qui a sous-tendu l’acte meurtrier et fondateur. Le mythe ici ne se différencie plus du fantasme individuel. L’un et l’autre, en se renforçant mutuellement par l’écho que le mythe inscrit dans la langue et par larésonance que le fantasme y trouve, s’accordent pour tramer la société qui s’y invente. De comparer les trois meurtres originaires montre qu’ils produisent un temps logique qui différencie les sociétés qu’ils instituent.
La dictature de l’Un, née de la mise en acte, selon le jeu de mot de Lacan, de la jalouissance, institue le temps de la dictature unanime. La prolifération capitaliste des objets convoitables fonde le consumérisme qui ne trouve sa limite que dans l’impuissance à avoir tout. Enfin l’individuation dans la parole par la nécessité d’un autre différent soutient l’appel à la parole des autres dans la démocratie et ses contre-pouvoirs.
Ces trois formes de l’État sont l’épanouissement collectif de trois positions à l’égard de l’impersonnel du fantasme de meurtre. Aujourd’hui, socialement, elles co-existent et sont inégalement fortes à l’égard de la pression de la réalité économique.
La dictature qui exige un espace social sans mémoire et sans altérité, montre alors sa fragilité, à plus ou moins long terme, en raison de sa forclusion intrinsèque.
Le combat pour la démocratie s’inspire non pas du meurtre de Laïos, mais de la destruction de la Sphynge : il s’appuie, comme Œdipe l’a fait, sur la parole d’intelligence à l’égard de l’autre, dans un mouvement où elle se désaliène de l’autre.
Caïn, le fils de l’Urvater et Œdipe sont des meurtriers. Par ce trait commun, ils fondent chacun l’acte qui noue ensemble des humains. La corde, la con-corde qui les enserre ensemble, est la trace refoulée du meurtre. La figure composite que prend le groupe est d’autant plus caractérisée que le trait que dessine la trace refoulée est plus archaïque. Comme pour les structures individuelles, ces structures humaines que sont les civilisations sont d’autant plus fragiles que cet archaïque est plus présent. Le Réel ne joue pas dans chacune de ces Sociétés au même point.
Dans la société du Même, le Réel est au cœur du processus social sous la forme d’une pensée paranoïaque. Dans la société d’échanges et de convoitise de l’objet, le Réel exprimé par l’envie se dédouble en une infinité des objets jamais satisfaisants et une impossibilité de symboliser la toute-puissance de la pulsion de l’envie et de la jalousie. L’extension du droit, c’est-à-dire de l’État, est nouée par le Réel contenu dans le mythe du meurtre de Laïos et de la Sphynge. La faille du Réel est ainsi ce qui structure en permanence l’institution.
L’expansion de la pensée, la création infinie du Symbolique témoignent des mouvements psychiques pour échapper à l’horreur du meurtre originaire. C’est peut-être là ce qui permet de dire que, parce qu’elle connaît sa fragilité, la démocratie est la seule civilisation immortelle. La société qui est instaurée par le double acte meurtrier d’Œdipe fonde ses valeurs sur la force de l’acte de pensée en chacun. Les contraintes de l’exigence démocratique sont alors instaurées : chaque homme, un par un, vaut parce qu’il est le lieu d’une pensée qui appartient de ce fait à tous. Chaque homme est nécessaire aux autres pour réprimer en soi le fantasme d’envie et de convoitise, source de la dictature et de l’appropriation sans fin.
Trois assassinats légaux, meurtres du sacre
La condamnation à mort d’un homme porteur d’un pouvoir, réel ou imaginaire, s’apparente à un assassinat. Cet acte réel introduit une coupure temporelle dans le cours de l’histoire. Il produit un effet d‘après-coup quand quelques uns construisent depuis cette mort une mutation sociale. Moïse, Jésus, Louis XVI sont à cette charnière d’un avant et d’un après. On pourrait ajouter à cette liste, avec d’autres, l’assassinat de César conduisant à l’instauration de l’empire romain par Auguste.
Le meurtre de Moïse
Suivant la supposition de l’historien Ernst Stellin, Freud a construit l’hypothèse que Moïse a été assassiné et que, quelques générations plus tard, un grand-prêtre nommé Moïse a repris son œuvre. Freud s’appuie sur la clinique du traumatisme pour comprendre comment, après une période de latence, se construit une vérité historique. Le Moïse 2 est nécessaire pour la construction de l’œuvre du Moïse 1 et faire disparaître son origine égyptienne.
Freud, dans son L’homme Moïse, ne dit rien sur les circonstances de la mort. On peut penser, d’après le contexte qu’il décrit, que ce meurtre n’est pas accidentel. Au contraire, il est la décision d’une faction dans un peuple juif déstabilisé par son errance dans le Sinaï. Cette préméditation est bien un assassinat.
Moïse 2, que Freud suppose issu des Lévites, et s’appuyant sur la trace du grand Moïse libérateur, a pu construire un ordre social et religieux qui a structuré durablement le peuple juif. Ce passage d’une trace dans le Réel à la transmission par la langue de la Loi, donc dans le Symbolique, s’est faite grâce au signifiant Moïse détaché du Réel. Le groupe social formé par ce lien a dès lors l’atemporalité du signifiant aussi longtemps que des humains parleront la langue qu’il structure. De Moïse le Libérateur à Moïse 2 le Législateur, un vaste espace est désormais ouvert pour une pensée collective qui ne soit pas en mimétisme des autres religions ou des autres peuples. C’est en raison de ce signifiant spécifique que la religion revendique d’être hors temps et que l’évolution du dogme est impossible.
La condamnation de Jésus
Freud voit la confirmation de son hypothèse d’un refoulement des idéaux de Moïse dans le destin de Jésus qui lui n’a pas été reconnu comme le Rédempteur par les Juifs. Comme pour Moïse, sa condamnation à mort, cette fois–ci légale et officielle, a provoqué le refoulement des idéaux pour lesquels il est mort. Une période de latence, après le silence du traumatisme de l’exécution, a eu lieu même si à la fin du deuil de cinquante jours, dans un mouvement de dispersion, les témoins directs veulent parler. L’Evangile insiste sur la simplicité sociale des Apôtres, des pêcheurs, des ouvriers. Ils vivent dans l’attente messianique. Il faudra la conversion de Saül de Tarse pour que le contenu de vérité historique inconsciente, portée par la personne de Jésus qui a mis en acte cette attente commune, soit conceptualisé par un intellectuel connaisseur de la Thora et de l’hellénisme.
La conversion de celui qui deviendra Saint Paul, le pilier de l’Eglise, est l’effet de la rencontre, chez un rabbin érudit et passionné, d’une certitude, celle de servir la Thora, et d’un doute sur l’identité de celui dont il poursuit la trace. Par sa conversion, il est désormais à la place privilégiée d’un porteur des valeurs de Moïse le Rédempteur et de la théologie de la tradition depuis le Moïse 2. Il s’adresse d’abord à la communauté des Juifs dispersés en exil, puis comme Moïse l’Egyptien s’adressant aux Hébreux, il décide de s’adresser aux goys que la tradition chrétienne nommera les Gentils. La conversion de Saül en Paul est l’expression de son exigence vitale de lever un doute qui aurait détruit sa certitude d’existence.
Dans la situation d’attente messianique qui a caractérisé les deux ou trois siècles d’instauration de la pax romana, la rencontre chez un érudit, porteur de la tradition, avec des Juifs croyants dans l’accomplissement du vœu messianique pouvait lever le refoulement des valeurs du Moïse Libérateur. Le meurtre légal de Jésus qu’il perçoit dès lors comme la conséquence d’une conjuration redonne sens au sacré. La restauration du mystère et du sacré attendue par toute la civilisation latine permet la propagation fulgurante d’une nouvelle religion.
Il faut donc un écho entre deux sujets pour que la transmission signifiante se produise. À Jésus, porteur du signifiant Messie, fait écho Saül, porteur du signifiant Moise. Dès que son doute est levé, il est horrifié par l’assassinat du sacré, qui est désormais pour lui le crime absolu. Saint Paul condense son message chrétien en écrivant qu’il est « un scandale pour les Juifs et une folie pour les Grecs ».12 Un nouvel ordre symbolique se met en place en trois siècles.13
Six siècles plus tard, en 622, date de l’Hégire, une autre rencontre signifiante se jouera donnant naissance à l’Islam.
L’exécution de Louis XVI
La Déclaration universelle des droits de l’homme qui avait été signé à Versailles par le monarque, le 5 novembre 1789, comportait une incohérence logique : elle proclamait l’universalité de l’égalité alors que, par sa généalogie et son sacre de droit divin, le roi en était écarté. En ne le citant pas, la proposition tous les hommes contenait un implicite pas tous, quand l’exception même lui apportait sa signature. Les protestants et les Juifs de Bayonne avaient été reconnus le 22 novembre 1787 par l’Edit de tolérance. Le jugement du tribunal qui décide l’exécution de Louis XVI désigne le roi comme un citoyen, abolissant ainsi le caractère consacré de la personne royale. L’abolition de la monarchie absolue était donc implicitement nécessaire pour la cohérence de la proposition de 1789. Après la mort du roi, la Déclaration de 1793 devenait un universel cohérent par le dépassement et la réduction d’un pastout. La logique retrouvait sa place dans les discours sur l’égalité qui seraient désormais tenus. Les Juifs de Metz, puis les esclaves devenaient, avec l’Abbé Grégoire et Victor Schoelcher, ceux qui incarnaient ce pas-tous dans le principe d’égalité des hommes et des citoyens. Ce pastout, lié à l’exception désormais écartée, a produit un discours de libération. Le meurtre du sacré ici aussi ouvre un nouvel ordre où l’Universel comme affirmation n’est plus entravé par un Un qui y échappe. Le peuple devient sujet après avoir été sujet du Roi incarnant l’Autre.
L’interdit de l’assassinat légal
Quel est le sacré aujourd’hui dont le meurtre engagerait une telle transformation du discours entre les humains, un tel élargissement du Symbolique ?
Le meurtre n’a en lui même aucun autre sens que d’être le signe d’une folie à décrypter. L’assassinat parce qu’il est né d’une décision, individuelle ou collective, soutenue voire argumentée, force la pensée par son horreur. La peine de mort est stricto sensu un assassinat légal. Son abolition renforce la valeur de la vie humaine qui est désormais la valeur suprême.
Le meurtre apparaît ainsi plus comme une folie qu’un sacrilège. Pour les quatre meurtres que j’ai eus à connaître, il y avait une part de folie certes, mais pas au point d’annuler l’acte meurtrier. Il faut être fou, au moins un moment, pour éprouver que le conflit engagé avec un autre puisse être résolu par sa mort. C’est bien sa propre destruction que vise le meurtrier. Le déni, qu’il soit le dérisoire fantasme d’impunité pour un assassinat ou bien l’acte meurtrier purement impulsif où la pensée est abolie, efface partiellement, comme pour les crimes sexuels, le détail des circonstances. C’est le rôle de l’enquête judiciaire et policière, pour lever le flou de l’évocation de l’acte criminel, de rechercher les détails. Cette démarche d’investigation fait toute la différence entre l’interrogatoire d’un juge et l’entretien avec un psychiatre. Que la société ait su se décaler d’une réponse en miroir à l’acte meurtrier est la preuve d’un gain du Symbolique sur le Réel. Ainsi, les différences entre les sociétés humaines, parce qu’elles ne sont plus des sociétés encodées par l’instinct, tiennent au fantasme singulier qui a sous-tendu l’acte meurtrier fondateur. Le mythe ici ne se différencie plus du fantasme individuel. L’un et l’autre, en se renforçant mutuellement par l’écho que le mythe inscrit dans la langue et par la résonance que le fantasme y trouve, s’accordent pour tramer la société qui s’y invente.
Le meurtre de masse : le génocide
L’identification juridique du génocide par le juriste Raphaël Lemkin, en 1943, présuppose, comme pour un assassinat individuel, un plan concerté et systématique. Il vise, au-delà de la personne, ce qui fait l’humain en le détruisant avec sa culture. La définition de l’ONU en rend bien compte : Un génocide est l’extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d'une population ou d'une partie d'une population en raison de ses origines ethniques, religieuses ou sociales. Il s’agit ici aussi de construire et d’étendre le Symbolique aux dépens du Réel, dans le sillon de l’horreur indicible que produisent les actes sans Loi, c’est à dire des meurtres produits par la mise en acte de la pulsion de mort. L’assassinat, individuel ou de masse, est toujours l’expression du Réel. La trace de pensée qui a fomenté l’acte d’une horreur indicible, ne peut que faire un retour hallucinatoire dans le social si elle n’est pas perlaborée, si la société ne trouve pas les mots pour en prohiber l’horreur. Notre exigence d‘analystes, depuis notre position, doit participer à l’effort de ce gain du Symbolique sur le Réel. En différenciant le génocide du crime de guerre, le Droit évite de tomber dans l’impasse utopique pacifiste d’un bannissement de la guerre. Freud, avec un scepticisme nourri par la mise au jour de la pulsion de mort, répondait à Einstein qu’il mettait son espoir dans l’élévation culturelle et la formation des élites. Ce progrès dans la culture est perceptible aujourd’hui en Europe mais au prix de combien de millions de morts et de crimes indicibles. Cette avancée au un par un doit être soutenue par la construction symbolique dans le Droit et par l’extension de contrats entre les peuples. L’affermissement du Symbolique contre le narcissicisme originaire, déployé dans le nationalisme souverainiste, est ce qui soutient le contrat entre les peuples européens. L’enjeu de la construction européenne est d’élaborer une telle contrainte contre le ravage de l’expansion de la pulsion de mort.
La horde sauvage et le meurtre symbolique
Les analystes sont eux aussi dans la nécessité de s’associer pour soutenir, l’un par les autres, dans l’altérité, l’ouverture en soi de ce qui tend sans cesse à se blottir dans le confort narcissique de chaque analyste. Cette nécessité devrait transformer la « horde sauvage » en un espace démocratique exemplaire ! Il n’en est rien car le rêve d’un tel espace, ouvert entre analystes, à l’image des amis de Socrate philosophant dans les lieux publics, est effondré par l’ombilic du Réel, au cœur du désir d’analyste : Réel de l’envie qui pousse à la destruction de celui qui touche votre être, Réel de l’irreprésentable de la Chose sexuelle. Le fantasme de meurtre de l’autre y est exacerbé en opposition avec le fantasme d’un confortable repli narcissique.
Le prix de la répression de ces deux fantasmes est un déni, par les sociétés psychanalytiques,de la singularité créatrice de chaque analyste, venue d’un reste de Réel qui le pousse à analyser et qui est l’essence de l’intime de l’analyste. Chaque analyste tente de faire entendre, dans le lien social entre analystes, ce point de Réel intime.
L’IPA a souhaité annihiler chez Lacan, par une sorte d’excommunication, cette expression de l’intime. Il s’est alors comparé à Spinoza objet d’un herem, l’excommunication majeure, qui devait armer le bras d’un Juif pour tenter de l’assassiner.
Toujours à l’œuvre, au point où chacun en est, cet intime est le Réel en soi. Il est ce qui est le à-jamais inanalysable et le pas-encore analysé. Le Réel en soi est la source même, toujours métaphorisée, de la fécondité singulière d’un analyste. Sa sublimation permet à l’analyste de penser et de construire la cure avec la théorie qui lui préexiste.
Lorsque la violence de ce reste se libère à l’égard des pairs, la scission ou la démission est dès lors perçue comme une nécessité pour continuer de vivre psychiquement. Caïn a été conduit à fonder parce qu’il serait devenu mélancolique d’être seul, sans parole. La scission est donc l’espoir de retrouver une vie psychique, en mettant l’autre à mort symboliquement quand on s’estime touché en ce point de l’intime.
La représentation d’un meurtre est au fondement de la construction symbolique de toute société. Alors que chaque société tend à l’hégémonie d’une représentation originaire, la microsociété qu’instituent les psychanalystes a la singularité de garder active, dans le symbolique qui la structure, chacune des trois modalités du meurtre originaire. La société des psychanalystes, plus que tout autre, est une formation sociale par essence composite. L’exigence de « pureté » suscite la jalouissance haineuse et destructrice, induisant une structure institutionnelle qui tend à s’y référer exclusivement.
L’exigence de liberté de la règle fondamentale doit-elle entraîner, dans une symétrie, peut-être en trompe l’œil, le primat de la libre parole collective ? Tenir ce fil rouge met les analystes dans la nécessité de s’associer sur le mode démocratique dans l’illusion d’un Un pluriel. Le paradoxe de la société analytique tient dans cette « ternarité » qui est liée à son essence.
L’acte de s’associer est donc une nécessité pour les analystes. Il faut qu’il produise un effet d’altérité, par lequel l’inconscient, venu dans la conduite de la cure, soit communicable. Le mouvement d’élaboration psychique produit par cette rencontre dans l’altérité déplace la position de l’analyste. L’exigence de ses pairs l’entame. Cet enrichissement est ce qui est attendu. La place d’idéal doit rester vide. La nécessité de réinventer sans cesse l’altérité pour fonder sa propre parole à l’autre et avec l’autre rend nécessaire qu’elle perlabore le « milieu » analytique comme le mot juste d’Œdipe a frayé la voie qui a introduit le collectif social sur l’Agora.
L’acte d’association se fait au prix d’un refoulement inscrit comme une estampille dans ce qui fonde et régit le collectif. Chacun le partage. Il accentue le trait de déni de la jouissance, qui fonde le lien social entre analystes, dans un effet d’école, de collage à la théorie et à ses porte-parole. C’est le temps logique du meurtre symbolique jusqu’au herem.
Œdipe parle à Laïos depuis sa singularité, celle de son nom. Elle seule permet de concilier le un par un, le un pour un et l’idée d’un ensemble où des places puissent être vacantes. Elle seule permet que ce qui fonde la différence, le reste intime, soit entendu et développé au profit de quelques autres. Elle seule permet que s’élabore collectivement la jalouissance du lien entre analystes.
La tâche d’associer des analystes n’est-elle pas insurmontable ? Comment concilier l’exigence du jeu démocratique et son intrinsèque défaillance phallique avec l’addition de singularités qui tendent à se repousser l’une de l’autre ou à se nier pour se fondre dans l’agglutination au Même ?
Le lien à constituer pour réprimer le fantasme de meurtre symbolique de l’autre repose sur un irreprésentable auquel Lacan donne le nom de La Chose freudienne en l’autre, « en d’autres termes, le prochain même que Freud se refuse à aimer au-delà de certaines limites »
Pour conclure
L’homicide parce qu’il est l’effet d’une folie de l’individu sollicite la réflexion en tant qu’œuvre de « folie » où se condensent la souffrance d’une vie, la croyance idéologique et la pression sociale. Le statut de l’assassinat porté par un désir collectif est un passage à l’acte social qui doit être analysé comme le serait le retour hallucinatoire dans la psychose. Freud n’avait quasiment pas d’expérience démocratique. S’il pouvait juger les avancées accomplies aujourd’hui dans la construction du lien symbolique pour réprimer les expressions de la pulsion de destruction, il serait moins pessimiste qu’il ne l’était dans Actuelles et dans Pourquoi la guerre ?14écrits pour le premier, au début 1915, dans la chute de l’euphorie guerrière et le second, pendant l’été 1932, en présence de l’ascension du nazisme. Notre responsabilité historique comme analystes est de conforter les gains du Symbolique sur l’emprise pulsionnelle qui pousse collectivement à tuer l’autre, soit par l’assassinat légal, soit par la guerre. La construction politique de l’Europe répond à cette exigence de prévention de la haine meurtrière par le contrôle des hégémonies économiques, par des lois réprimant la diffusion de la haine, par des délégations de pouvoir. Sinon, nous serions passifs et donc, nous-mêmes, pris dans la pulsion de mort. Son expression violente, sauvage et barbare imprègne, désormais, notre actualité quotidienne. Les blessures narcissiques de ces meurtres engagent la société dans la tentation d’une réponse en miroir. La seule réponse ne peut être qu’une avancée dans la construction du Symbolique.
1 Paul Valéry, Variété, La crise de l’esprit, Première lettre, La pléiade, tome I, p.988, Gallimard.
2 Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, O.C. Volume XVI, puf, 1991.
3 J. Lacan, Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, p.166 Seuil 2006
4 Ian Kerschaw, Le mythe Hitler, Flammarion, 2006
5 Saint Augustin, Confessions, Livre de Poche, A3-A4, traduction Louis de Montadon, 1947, p. 26.
6 Klein (M.), Envie et gratitude, Connaissance de l’inconscient, Paris, NRF Gallimard, 1968, p. 11-93.
7 Lacan (J.), Séminaire XX, Encore, Seuil, p. 91.
8 Nathalie Zaltzman, De la guérison psychanalytique, puf, Paris,1998
9 Selon l’écriture de Lacan, pour rendre compte que la fiction se fixe par un point dans un sillon du Réel.
10 Jacques Lacan, « Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister. » L’étourdit, p.490, Autres écrits, Seuil.
11 Jean-Pierre Vernant, « Ambiguïté et reversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi », in Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Textes à l’appui, Paris, Éd. Maspero, 1972, p. 113 et 114.
12 Saint Paul, Première Epitre aux Corinthiens, citée par Luc Ferry et Lucien Jerphagnon in La tentation du christianisme, Grasset, 2009
13 Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel, 2007
14 S. Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, 1915 b et Pourquoi la guerre ? 1933