Introduction
Là où il y a biais, le biaiseux n’est pas loin. Et ce regard biaisé caractérise celui qui ne regarde pas les choses en face pour les observer sereinement, voire les affronter d’un regard franc. Et biaiser les choses, n’est-ce point les déformer quelque peu par une coupe en travers au détriment d’une coupe franche ? Ce regard en biais modifie donc la perception, sauf à proposer des anamorphoses, à l’instar d’Holbein dans un célèbre tableau qui se joue des deux regards, de face pour contempler une première scène, de biais pour en percer le secret. L’artiste a renversé le sens des regards1. Le biais de perception prend avec lui un sens très relatif dans cet art qui deviendra le propre d’une culture baroque enseignant aux hommes quelque chose de leur grandeur et de leur petitesse. Ce jeu d’ambiguïté révèle la limite intrinsèque des positions dont on peut jouer à l’infini. En choisissant de les nommer biais cognitifs, des psychologues contemporains ont fait le choix de l’affirmation d’un regard scientifique, bien sûr dénué de tout biais, apte à juger les biais, à l’abri du biaiseux. Nous voudrions ici mettre à l’épreuve la théorie de deux psychologues : Kahneman et Tversky ; dont les travaux ont grandement influencé des économistes.
En effet, leur théorie des biais cognitifs a ceci de particulier qu’elle est le produit de ces travaux intéressés par les jeux des acteurs dans les marchés ou dans l’exercice de la décision économique2. Comme nous allons l’examiner, leur méthode a permis de cataloguer les biais cognitifs comme autant de défaillances individuelles ou collectives, biaisant justement les perceptions et les connaissances utiles à la prise de décision. Reste que cette théorie suppose une alternative au biais qui lui sert de référence implicite, s’arrogeant, prétendument sans aucun biais, de juger des modalités de perceptions et de connaissance en les qualifiant ainsi de biaisées. Outre la sagesse baroque congédiée au profit du regard adroit du scientifique au-dessus des biais, ces économistes et ces psychologues ont ignoré la crise épistémologique du 20e siècle dont l’un des enseignements est qu’il est bien difficile de prétendre isolément à cette objectivité, à cette neutralité, à cette vision en surplomb, à ce savoir absolu dont les classiques ont cru pouvoir se prévaloir. Il faut d’urgence relire Merleau-Ponty3. Ce dernier interpelle tout autant la posture improbable du savant que sa quête absolue d’un langage de vérité absolue. Comment peuvent-ils faire des illusions, des biais, au nom de quelle vérité ?
Notre contribution a donc deux objectifs. Le premier est une critique assez radicale de la théorie des biais cognitifs de Kahneman et Tversky dont nous faisons ici l’hypothèse qu’elle est un succédané d’une position positiviste, voire scientiste, aujourd’hui difficile à tenir4. Le second est une proposition d’interprétation de cette multitude de particularismes de perception et de cognition. Pour la soutenir, nous changerons de cadre de référence et adopterons une position propice à l’intégration de ces particularités en recourant à l’éthologie. L’enjeu est de montrer les limites de la science rationaliste du politique induite d’une science positive de la décision émanant de la science économique. En effet, la science politique s’inspire de la science économique pour justifier son modèle de décision et de gouvernement en vertu de cette prétendue rationalité économique et de gestion. Il est donc important d’étudier ces psychologues à l’origine de l’économie comportementale à laquelle se réfèrent la théorie économique contemporaine et la logique de la décision publique. La critique se devra d’être d’autant plus radicale que bon nombre des références se sont avérées trompeuses. Comment celui qui a fait profession de nous « débiaiser » a-t-il pu ne pas se déniaiser des fadaises d’un scientisme arrogant ? Là est le mystère.
1. Les fondamentaux de la théorie de Kahneman et Tversky
Commençons par exposer les enseignements de Kahneman et Tversky. Leur théorie a influencé les économistes qui en ont accepté les enseignements jusqu’à faire de ces auteurs les maîtres de l’économie comportementale, Kahneman recevant pour son œuvre et celle de son ami défunt, le prix de la banque de Suède en hommage à Nobel en 2002. Leurs recherches sur les comportements humains lors des décisions comportant des risques ont contribué à cette psychologie cognitive éclairant la science économique, dont tout particulièrement la théorie de l’utilité espérée. Leur théorie des perspectives introduit plusieurs facteurs qui manifestent des biais cognitifs et plus encore un double système de pensée dont le premier traite l’information de façon plutôt très automatisée et heuristique et le second plus lent procédant de façon moins intuitive et plus rationnelle au prix d’un coût cognitif élevé. Rappelons en brièvement les principaux traits.
1) La théorie des perspectives modifie la théorie économique dite de l’utilité espérée5. Cette dernière énonce que le décideur calcule l’utilité espérée en combinant les utilités et les probabilités. Ce modèle normatif devrait être mis en œuvre par un individu pleinement rationnel. Pourtant, cette rationalité théorique n’explique pas les comportements constatés qui répondent plus à une appréciation de l’utilité dans un contexte qui en modifie la perception. Et la probabilité subit des transformations selon une intuition dont les auteurs montrent qu’elle déforme ou contredit sa seule compréhension rationnelle. La mise en perspective opère donc du fait que les décideurs relativisent les résultats par une mesure d’écart entre leur situation de départ et la perspective offerte plutôt que par la mesure objective d’une position initiale, conventionnelle, alors comparée aux probabilités de gains. La rationalité de l’utilité espérée est dans la pratique modifiée d’une perception subjective ; et nos auteurs de juger cette perception. Elle est biaisée en recourant à des raccourcis intuitifs. Cette perspective va justifier des travaux sur les pratiques intuitives de type heuristique à l’origine de la théorie des biais cognitifs6. A noter un écart de méthode entre les théoriciens économiques décrivant le modèle rationnel qui devrait nous gouverner pour autant que nous soyons strictement rationnel et des chercheurs, dont nos auteurs, qui s’intéressent à des pratiques observables, du moins pour partie. Nous verrons plus tard avec le paradoxe d’Allais que l’écart de méthode est à l’origine d’un quiproquo anthropologique qui biaise le dialogue entre les économistes et les psychologues.
2) La théorie des biais cognitifs identifie des types de biais dont certains ont été mis en avant par Kahneman dans le but de démontrer les écarts entre les choix rationnels et les choix effectifs. Pour mémoire, rappelons le biais de substitution où une réponse est apportée à une question plus simple que celle posée et jugée trop complexe, jusqu’à substituer un problème par un autre ; le biais d’affect qui choisit en vertu d’émotions, d’attirances, de rejets affectifs qui priment d’autres critères d’examen ; le biais rétrospectif surestimant la capacité d’explication ou de prédiction jusqu’à commenter contradictoirement un même événement avec la même assurance ou encore l’ancrage qui caractérise la première idée qui fixe l’esprit, jouant un rôle de référent dans lequel s’inscrit le choix, celui-ci étant influencé par cette ancre. Revenons un instant sur le biais rétrospectif connu depuis fort longtemps. Il conduit à expliquer avec certitude un événement pourtant très aléatoire en l’insérant dans un récit cohérent où sa prévisibilité devient a posteriori certaine. Les épistémologues connaissent bien ce phénomène d’insertion dans la théorie existante, de ce qui lui échappe. Celle-ci résiste ainsi aux aléas d’événements imprévus mais jugés insuffisamment critiques pour se remettre en cause. Ce biais révèle la résistance à la critique des théories qui n’avaient pas prévu ce qui est advenu, le réinsérant a posteriori « au forceps ». Le lecteur aura compris que ce phénomène manifeste à la fois le refus de l’incertitude et un rapport de rassurance, voire de crainte d’interpeler la théorie instituée, préservant à travers elle ce en quoi nous croyons et qui nous structure. A l’inverse, le changement de point de vue exige de la mobilité physique ou intellectuelle.
3) Les deux systèmes de pensée font l’objet d’un ouvrage de synthèse publié en 2011 puis 2012 en français, où Kahneman expose sa conception de la pensée humaine en s’appuyant sur cette métaphore des deux systèmes. Il écrit : « Depuis des décennies les psychologues se passionnent pour les deux modes de pensée. » (2012, 28) ; ce qui laisse largement supposer que ces modes ont une valeur scientifique. Il en renforce l’autorité d’ailleurs en se référant à ses inspirateurs : « J’adopte des termes suggérés à l’origine par les psychologues Keith Stanovitch et Richard West. » (2012, 29). Il asserte vis-à-vis du lecteur les deux systèmes pour les ancrer : « Quand nous pensons à nous-mêmes, nous nous identifiions au Système 2, le soi conscient, qui raisonne, qui a des convictions, fait des choix et décide que penser et que faire. Bien que le Système 2 croie (faute d’orthographe de l’éditeur) être au cœur de l’action, c’est le Système 1 automatique qui est le héros du livre. Pour moi, le Système 1 produit sans effort les impressions et les sentiments qui sont les sources principales des convictions explicites et des choix délibérés du Système 2. […] Je vous invite à considérer ces deux systèmes comme des agents disposant de leurs propres capacités, limites et fonctions. » (2012, 29). Plus que le héros, il serait la victime d’une raison convaincue de sa toute-puissance pour dénoncer les biais de l’intuition ou de la perception sans s’interroger un instant sur les biais de rationalité. L’auteur indique que : « je souhaite surtout ici dépeindre le fonctionnement de l’esprit humain en m’inspirant de développements récents dans la psychologie cognitive et sociale. L’un des plus importants est que nous comprenons désormais les merveilles de la pensée intuitive, autant que ses failles. » (2012, 18). Le lecteur notera cette certitude que la chose est connue et plus encore que l’intuition est démasquée dans ses failles. Le second mode de pensée recouvre le premier de sa supériorité sans jamais procéder à la démarche réciproque d’une appréciation des biais de la rationalité au regard de l’intuition. La position étroitement rationaliste est de nouveau avérée. Or, les travaux de la physiologie de perception contredisent largement ses propos comme nous le verrons par la suite.
A cet égard, Kahneman voit très bien le terrible biais de son travail. Il subvertit l’intuition de la raison et non l’inverse, la hiérarchie étant enseignée pour ne pas dire ancrée dans les esprits des lecteurs du fait d’une critique des biais cognitifs très sûre de ses preuves et d’une absence totale d’équilibre : « J’ai passé plus de temps à décrire le Système 1, et ai consacré de nombreuses pages aux erreurs de jugement intuitif et de choix que je lui attribue. Pourtant, le nombre relatif de pages est un mauvais indicateur de l’équilibre entre les merveilles et les failles de la pensée intuitive. » (2012, 500). La supériorité du Système 2 n’est même pas imaginée comme interrogeable malgré l’introduction d’une nuance. Cette hiérarchie est définitivement posée affirmant l’invulnérabilité du Système 2 lorsqu’il écrit in fine : « En principe, il existe un moyen simple de bloquer les erreurs qui proviennent du Système 1 : identifiez les signes prouvant que vous vous trouvez dans un champ de mines cognitif, ralentissez, et appelez le Système 2 en renfort. » (2012, 502). Il en est de même de sa métaphore dualiste ancrée tout au long du livre mais dont il affirme dans ce qui ressemble à une ultime pirouette qu’elle est simplement didactique ; ce qui n’aura pas été manifeste pour le lecteur tout au long de son exposé : « Et bien sûr, vous n’avez pas oublié que les deux systèmes n’existent pas vraiment que ce soit dans le cerveau ou ailleurs […] J’espère que vous trouverez le langage des systèmes aussi utile que moi et que vous avez acquis un sens intuitif de leur fonctionnement sans vous être laissé détourner par la question de leur existence supposée. » (2012, 499). Il y a de quoi s’interroger sur cette stratégie pendant près de cinq cent pages se concluant par l’espérance de l’ancrage d’une figure métaphorique et didactique dénuée d’existence, car indémontrable en l’état. C’est pourquoi nous nous concentrerons sur cet ouvrage de synthèse et sur les travaux de recherche qui ont légitimé la théorie des perspectives et l’affirmation des biais cognitifs. Kahneman aurait-il semé ses propres biais en se dérobant de ses positions dans un ultime discours en forme d’échappatoire ?
2. La critique de la théorie des biais cognitifs
L’immense majorité des études présentées par Kahneman exprime son aspiration à une modélisation scientifique où la manifestation du biais tient à sa confrontation à la vérité. Pour être opérante, sa notion de biais suppose ce jugement procédant par référence à un absolu. En effet, comment affirmer l’existence du biais sans recourir à cet arrière-plan d’un modèle en surplomb jugeant le biaisé ? Pour se faire, il propose des expériences préconstruites et très artificielles, sous la forme d’alternatives et de problèmes simplifiés, fondés sur l’existence d’une prétendue bonne réponse et dont le protocole de recherche s’avère toujours très discutable7. Il écrit : « nous avons consacré notre temps à inventer des problèmes simples et à nous demander ce que nous choisirions. » (2012, 325). Outre l’artifice des exercices dont nous mesurerons progressivement la vacuité, sa méthode dénote un prisme expérimental qui masque mal un trait psychologique dès plus narcissique : la surestime de soi et une confiance infaillible en ses propres jugements sans prendre une quelconque distance entre l’auteur du problème et celui qui tente de le résoudre. Il est juge et partie dirait le juriste, improbable observateur observé par lui-même (cf. le surligné). L’aveu de son tempérament intuitif et pressé n’en est que plus amusant alors qu’il s’évertue à en démontrer par ailleurs les limites. Il écrit pour justifier cette méthode contestable : « Quand nous nous entendions sur un choix, nous pensions – presque toujours à juste titre, comme il s’est avéré par la suite – que la plupart des gens partageraient nos préférences, et nous continuions donc comme si nous disposions de preuves solides. Nous savions, bien sûr, qu’il nous faudrait vérifier nos intuitions ultérieurement, mais en jouant le rôle à la fois d’expérimentateurs et de sujets, nous avons pu progresser rapidement. » (2012, 325-326). C’est pourquoi nous nous concentrerons sur leurs démonstrations à l’origine de leurs théories des risques et des biais cognitifs. Nous procéderons en épistémologue critique en insistant d’abord sur les faiblesses logiques internes dont les incohérences méthodologiques. Nous recourrons aussi à la philosophie des mathématiques et à la psychologie de la quantité sans oublier une vue plus phénoménologique de la décision et les travaux des sciences cognitives dont tout particulièrement ceux de physiologie de la perception.
Pour leurs travaux fondés sur des problèmes économiques et statistiques de choix, leurs limites sont de trois ordres. 1) la fiction de la certitude des gains, 2) le phénomène de décontextualisation, 3) L’absence de transaction.
1) La fiction de la certitude des gains tient à l’extrême simplicité des hypothèses de gain. Si certains jeux de hasard sont construits de la sorte, la vie ne l’est pas. En effet, le gain ou la perte sont déterminés dans des exercices économiques élémentaires avec cette certitude des alternatives peu fréquentes dans l’expérience humaine en dehors justement de ces jeux factices construits de la sorte. La plupart des situations de choix d’investissement ignore le montant des gains ou des pertes au moment du choix. Il y a des hypothèses, des spéculations, des ambitions ; mais pas de certitudes. La très grande majorité des situations vécues par des décideurs économiques ou politiques confirme cette indétermination des résultats au moment de leur choix : durées et budgets effectifs des grands travaux ou programmes, prix de revient ou prix de marché, rendements financiers, car le nombre considérables de leurs variables les rendent volatiles. Leur choix s’accompagne d’ailleurs souvent de combinaisons d’actions en vue de forcer le destin et de réduire ces incertitudes. Ces actions induisent des négociations, des interactions, des influences, d’autres décisions complémentaires, parfois même des arrangements, voire des « tricheries ». Ainsi, l’hypothèse de la connaissance a priori des alternatives est une fiction de laboratoire, soit une exception qui déforme les expériences vécues, ne leur correspondant que de façon très lointaine. Mais, la pratique n’est peut-être pas leur objet.
Un exemple suffit, correspondant à la quasi-totalité de ces problèmes dans leur construction. Son examen remet ainsi en cause la logique de nombreux cas économiques soumis à des choix individuels dont on ne sait pas trop si leur objet est une démonstration normative ou une observation empirique des comportements de ceux qui sont exposés à la résolution du problème. Kahneman expose le problème de Samuelson8. Lisons-le : « Le grand Paul Samuelson s’est rendu célèbre en demandant à un ami s’il accepterait un pari à pile ou face dans lequel il pourrait perdre cent dollars ou en gagner deux cents. Son ami lui a répondu : « Je ne parierai pas, car je serai plus affecté par la perte de cent dollars qu’enthousiasmé par le gain de deux cents. Mais je tiens le pari si tu me promets de me laisser faire cent fois le même. » (2012, 405). Kahneman et Tversky reproduiront systématiquement cette structuration à la manière de Samuelson. Mais l’ambiguïté est dans la proposition de l’exercice. Quelle est la proposition ? S’agit-il d’un jeu à un tour avec un seul pari dont l’objet est de tester la sensibilité au risque d’une population ? S’agit-il de tester l’intelligence des répondants capables de construire la règle dans laquelle ils seraient gagnants en visant l’utilité espérée ? S’agit-il d’énoncer un exercice pour confirmer un résultat certain à la manière d’une norme ? Ce n’est effectivement pas la même chose de présenter un exercice dont l’unique résolution a valeur de norme ou bien de préciser les conditions dans lesquelles les réponses vont être étudiées ou encore de laisser libre le répondant en ayant une ambition d’analyse de sa conduite. Samuelson a l’intelligence d’étudier la réponse de son ami. Nous verrons que ce n’est jamais le cas de nos auteurs qui préfèrent la confronter à leur affirmation en dénonçant le biais.
Analysons d’ailleurs la réponse de l’ami de Samuelson qui met en évidence deux ambiguïtés. La première est que la plupart des répondants prennent à la lettre l’exposé des exercices dont le rédigé porte toujours implicitement l’idée d’un « que fais-tu ? » unique ; soit l’expérience du simple pari où l’analyse effectuée par le répondant tient à cette arrière-plan mental d’une interprétation des données en vue d’un unique pari. Sa réponse est alors faussée de cette interprétation des conditions de l’exercice. Le second est que toute personne familière des probabilités, prendra au pied de la lettre, ici du chiffre, la promesse des probabilités. C’est la fiction de la certitude des gains. En effet, un pourcentage devient formellement une certitude au centième tirage. Affirmer que vous avez 60 % de chance de gagner cinquante €uros lors d’un pari signifie, si cette assertion est absolument vraie, qu’au centième tirage, soixante auront été gagnants et quarante perdants. C’est le calcul même de l’ami de Samuelson. Il réduit ainsi le risque du pari entre pile et face. Celui-ci est grand pour un seul jeté de pièce, mais inexistant pour cent jetés ou la proportion sera de cinquante piles et cinquante faces. Dès lors que le parieur dira cent fois l’une des réponses, il s’assurera cinquante gains et cinquante pertes. Or, le calcul de cinquante pertes de cent dollars et cinquante gains de deux cents dollars produit un gain de cinq milles dollars. Ce cas souligne toute l’ambigüité des exercices selon qu’on accepte de jouer pour un pari unique ou des paris ad libitum (jusqu’à ce que je sois pleinement satisfait). C’est même une contradiction interne de ces exercices qui introduisent des pourcentages là où les conditions de l’exercice incitent le plus grand nombre à croire qu’il s’agit de décider pour un seul pari. Le flou de l’énoncé rend alors inexploitable les réponses, sauf à dénoncer des biais qui n’en sont pas puisqu’ils sont inhérents à l’ambigüité de l’exposé.
Les concepteurs de ces cas sont peu vigilants pour expliciter leur règle du jeu. D’ailleurs, s’agit-il vraiment de cas d’expérience dans leur esprit ? On peut en douter. En effet, le pourcentage exprime un taux dont profite l’ami de Samuelson. Il le prend à la lettre à la façon d’un contrat avec l’assurance que le taux est vrai. Ainsi, en l’exprimant, l’économiste introduit la possibilité de jouer cent fois, du fait de l’information exprimée en « pour cent » ; ce qui serait bien différent d’une autre règle informant de la probabilité d’une chance sur deux à chaque tirage, insistant sur l’effet pleinement aléatoire de la succession des éventuels tirages. Et cela a une importance capitale. Que dire au 2e tirage ou au 4e tirage ? Le parieur peut-il opposer le contrat à celui qui lui vend un taux de 50 % ? Si deux ou quatre tirages successifs sont identiques dans une série aléatoire, l’information transmise serait alors jugée erronée. L’analyse des deux assertions : une chance sur deux ou 50 %, montre qu’on n’y dit pas la même chose. L’une expose à la confrontation de la série aléatoire, l’autre exprime la probabilité prise à la lettre, créant de plus une ambiguïté temporelle. Et celle-ci est exploitée avec finesse par l’ami de Samuelson. Ce cas illustre magistralement le défaut de rigueur de l’exercice.
Concernant l’ambiguïté temporelle, elle est passée sous silence. Or, ce n’est pas la même chose de subir les incertitudes d’une succession de tirages aléatoires, même si le terme en est connu a priori, au lieu d’avoir à l’esprit le tirage simultané effectuant en un instant la règle certaine des probabilités. En effet, la certitude des gains tient à l’attitude même de l’économiste pour qui les exercices sont des loteries dont les éléments aléatoires sont en fait très relatifs puisqu’ils sont réductibles à des certitudes du fait de distributions certaines pour le calcul à la façon d’une série de lancés de dés ; soit un événement répétitif dans un environnement constant. Concernant l’utilité des probabilités, Laplace expliquait que pour passer d’un hasard apparent à la certitude en vertu des lois sur des grands nombre : « Mon objet étant de présenter ici les méthodes et les résultats généraux de la théorie des probabilités, je traite spécialement les questions les plus délicates, les plus difficiles, et en même temps les plus utiles de cette théorie. Je m’attache surtout, à déterminer la probabilité des causes et des résultats indiqués par les événements considérés en grand nombre, et à chercher les lois suivant lesquelles cette probabilité approche de ses limites, à mesure que les événements se multiplient. » (1812, 2). Or, combien d’événements de la vie réelle sont réductibles à la certitude d’une loi fondée sur les grands nombres du fait de leur répétition à l’identique au sens strict ?
A ce sujet, l’ami de Samuelson n’est pas loin de railler l’inconséquence de l’exercice en y introduisant une nuance qui restaure immédiatement la certitude. En faisant cela, il en conteste la configuration temporelle et donc existentielle de l’exercice. En effectuant cent tirages simultanés en vertu de la règle énoncée, le résultat lui est alors connu et immédiatement favorable. Mais là où la variable temporelle a pour la plupart une signification très pratique dans l’exercice d’une succession de tirages favorables ou défavorables, l’ami de Samuelson n’est pas loin de confronter l’économiste à sa suppression dans une logique qui s’abstrait du temps pour élaborer une décision et une action dans l’instant. En conséquence, cet ami émet une critique plus fondamentale. Il exprime la différence entre l’appréhension existentielle de l’exercice incluant ses perspectives d’action dans une histoire risquée et son raisonnement plus abstrait restaurant des déterminations. Cela constitue pour le moins un écart rendu possible par l’imprécision de l’exposé, entre des individus rompus à des exercices abstraits et d’autres pris dans le jeu du respect des règles du jeu soumises par l’autorité scientifique, avec cet écart de leurs relations aux mondes différentes de celle du savant. Le biais, s’il en est, serait là9. Par ailleurs, dans l’hypothèse d’une expérience tenant compte des personnes soumises aux exercices, qui aurait oublié l’influence du savant dans l’expérience de Milgram ? Qui aurait oublié que « la qualité des données perceptives ou cognitives utilisées dans la tâche »,10 détermine largement les temps de réponse ; ce qui revient à énoncer que la confusion implicite d’un exercice se retrouve dans le désordre qu’il induit dans son appréhension puis dans la formulation de la réponse, à la recherche de cette bonne réponse sous l’autorité quasi tutélaire de celui qui présente. Que d’imprécisions qui attestent d’une négligence du contexte.
2) Le phénomène de décontextualisation tient à l’absence de contexte parce que l’hypothèse simplifiée du gain omet les circonstances dans lesquelles les « joueurs » auraient à envisager l’intérêt, voire l’urgence d’espérer le gain dans une véritable expérience de vie. C’est d’ailleurs une des raisons des avis contradictoires qui émergent avec des proportions de preneurs de gains ou de joueurs indifférents aux gains sans analyse de leur psychologie chez Kahneman. Il admet que les expériences ont été très souvent menées auprès de populations éduquées, chercheurs, professeurs, étudiants qui sont très loin de représenter la société dans toute sa variété. Le psychologue ne s’est pas fait sociologue ou anthropologue en imaginant un seul comportement possible, oubliant d’autres critères d’analyse de populations variées en âge, en métier, en culture, en caractère physiologique ou psychologique, etc. Son narcissisme lui autorise sans réserve une universalisation naïve de sa perception ! Le miséreux affamé à qui l’on promet d’une manière certaine une petite somme ou le risque d’avoir ou de ne pas avoir une grande somme pourrait avoir des raisons aux deux préférences, soit pour s’assurer un petit gain certain, soit pour parier sur son changement de vie n’ayant plus rien à perdre ou à gagner par indifférence de sa condition. Pour ma part, je ne parierai pas de son comportement a priori, par défaut d’intuition sans doute. Les conditions dans lesquelles s’effectue le pari méritent un travail plus analytique sur la décision et un autre sur les grands nombres en multipliant les critères et les situations d’analyse. A l’évidence, comme le rappelle Arendt, la première hypothèse implicite et erronée de ces travaux, n’est autre que de postuler la vérité de la condition moyenne de l’homme moderne déterminée, connue et contrôlée11. C’est insidieusement l’affirmation d’un projet politique et anthropologique, en rien une certitude a priori. Et l’extension de ses conclusions à l’universalité humaine suppose en effet cette simplification vers la réduction de l’homme à quelques raisonnements oublieux de tout contexte. Là est la réelle décontextualisation.
Notre critique est sévère parce que la décontextualisation délimite une conclusion connue avant même de commencer l’exercice. Prenons pour l’illustrer l’exemple où Kahneman pense contester la théorie de Bernoulli12 en exposant le cas suivant : « Problème 3 : outre ce que vous possédez déjà, on vous donne 1000 €uros. On vous demande maintenant de choisir une de ces options : 50 % de chances de gagner 1000 €uros ou certitude de toucher 500 €uros. Problème 4 : outre ce que vous possédez, on vous donne 2000 €uros. On vous demande maintenant de choisir une de ces options : 50 % de chances de perdre 1000 €uros ou certitude de perdre 500 cents €. » (2012, 337). Après nous avoir dit qu’une majorité de répondants au problème 3 préférait la certitude là où une majorité préférait le pari dans le problème 4, Kahneman en conclut : « Si l’utilité de la richesse est tout ce qui compte, alors, des énoncés manifestement semblables du même problème devraient donner des choix identiques. La comparaison, entre des problèmes met en lumière le rôle écrasant du point de référence à partir duquel les options sont évaluées. » (2012, 337) La rigueur aurait voulu que Kahneman expose les proportions plutôt que d’affirmer la grande majorité, ce qui laisse supposer que ce n’est pas l’unanimité mais une proportion au mieux des deux tiers pour ne pas se prévaloir d’une valeur plus flatteuse. Et la connaissance de l’échantillon mériterait quelques précisions. L’expérience commence par un don de mille ou deux milles € dont nous ne savons pas ce qu’il représente pour chacun des répondants, alors que l’auteur se prévaut de montrer l’importance du point de référence, nous dit-il. En effet, rien n’est dit de l’effet du don selon la fortune initiale des bénéficiaires alors que Bernoulli évoque lui-même cette question comme nous allons le constater. Et rien n’est dit pour expliquer les comportements des minoritaires. Bref, tout cela n’explique pas les comportements mais sert de prétexte à la légitimation de la notion de point de référence déjà connue mais qui n’est pas un biais comme nous allons le voir.
En effet, Kahneman dit de Bernoulli : « Sa théorie est trop simple, un élément mobile lui fait défaut. La variante manquante est le point de référence, cet état antérieur par rapport auquel les gains et les pertes sont évalués. » (2012, 338). Or, Bernoulli expose déjà les écarts de perception en prenant l’exemple de situation où les circonstances vont modifier la perception d’une personne du fait même de cet environnement : « L’utilité d’un objet peut changer avec les circonstances. Ainsi, même si un gain donné est généralement plus utile à un pauvre qu’à un riche, il est néanmoins concevable, par exemple, qu’un riche prisonnier possédant 2000 ducats mais ayant besoin de 2000 ducats supplémentaires pour racheter sa liberté, accordera alors plus de valeur à un gain inopiné de 2000 ducats qu’un homme plus pauvre que lui. » (1968, 16). Bernoulli distingue aussi l’avantage procuré par un objet et son utilité. Si l’avantage est selon lui lié à la nature même de l’objet, l’utilité dépend d’une évaluation relative où le gain sera : « sans doute plus apprécié par un pauvre que par un homme riche même si le gain est le même pour les deux. » (1968, 16) Est-il certain que nous ayons besoin des mathématiques pour une telle percée conceptuelle ? Non. Kahneman a-t-il pris en considération les propos de Bernoulli ? Non. Kahneman dit-il quelque chose de nouveau dans sa notion de point de référence ? Non.
Plus encore, la décontextualistion se manifeste dans cette expression qui mérite une analyse psychologique et logique tout à la fois : « La différence subjective entre 900 et 1000 euros est beaucoup moins importante qu’entre 100 et 200 euros. » (2012, 339). Ceci semble signifier que ce biais est à mettre en référence d’une différence objective de cent €uros. L’appréciation relative de cette différence est selon lui subjective et il la nomme « principe de baisse de sensibilité ». Analysons. Pour affirmer la baisse de sensibilité, il faudrait que le point de référence induise un biais de perception différent d’une réalité objective pour justifier les termes utilisés par l’auteur. Or, y a-t-il une telle sensibilité dans l’analyse des écarts dans l’exemple donné par le psychologue ? L’écart de cent représente 1/9e ou 1/10e en proportion des valeurs ou bien 1/2e ou 1. Ceci n’a rien de subjectif en arithmétique. La valeur numérique de cent en proportion d’autres valeurs induit une valeur différente par la construction même de ces nombres rationnels : a/b. Ceci est objectif au sens de l’arithmétique élémentaire et des propriétés de l’ensemble des nombres rationnels. De même, lorsqu’il s’agit de pertes ou de gains, gagner cent ou les perdre n’a pas la même valeur arithmétique du fait des rapports de proportion. Dans un cas, c’est doubler la valeur de départ ou gagner 1/9e et la perte est dans un cas de la moitié de la valeur ou d’un dixième de la valeur. Il y a bien quatre valeurs de proportion différentes, résultant du calcul des rapports de proportion. Si Kahneman veut nous dire que tout rapport de proportion est subjectif du fait même de la variable du second terme servant de point de référence par sa fonction de dénominateur, le principe de baisse de sensibilité n’est pas pertinent. En effet, l’unité rapportée à elle-même vaut sa totalité alors que rapporté à l’infini elle tend vers zéro et ces faits arithmétiques ne relèvent pas d’une baisse de sensibilité subjective, mais bien d’une baisse de la valeur d’un nombre entier dans la construction de nombres rationnels. Où sont la subjectivité et la sensibilité, où est le biais, sauf à croire en la valeur absolue d’un nombre entier, comme si l’ensemble des entiers étaient l’étalon des autres ensembles numériques13 ?
Son exposé sur les nombres est surprenant en disant qu’ils sont l’objet du « processus automatique de la perception, du jugement et de l’émotion. Il faut les considérer comme des caractéristiques fonctionnelles du Système 1. » (2012, 338). D’où Kahneman peut-il affirmer que cela serait le fait d’une intuition sauf à l’asserter sans autre forme de procès ? Mais que dirait Kahneman face à un dirigeant qui à partir d’un chiffre d’affaires de mille annoncerait son doublement dans les trois ans, soit une nouvelle valeur de deux milles, puis annoncerait trois ans plus tard la même ambition de croissance en valeur en annonçant 50 % de croissance sur la période. Son actionnaire lui opposerait qu’il le trouve peu ambitieux, puisqu’il ne doublera pas son chiffre d’affaires sur la seconde période ? L’un détermine la croissance en valeur par un nombre entier constant, l’autre par une valeur de proportion. La perspective est intrinsèque à l’usage des différents ensembles numériques. Dans ce cas, le biais serait celui d’une intentionnalité liée à l’usage de certains ensembles numériques pour qualifier des sous-jacents. Que vient faire l’heuristique dans cette affaire ? Il est sans doute là plus question d’intentionnalité dans l’usage des nombres, de points de vue qui en conditionnent un usage parmi plusieurs possibles, sans qu’il soit question pour autant de biais et de hiérarchie de ses intentions et de leurs représentations. Dans un cas, le dirigeant induit une fonction asymptotique du fait du rapport graduellement décroissant de la valeur de référence relativement à chaque nouvelle valeur annuelle. Dans l’autre cas, l’actionnaire induit une fonction exponentielle du fait de la constance du coefficient multiplicateur appliquée à la croissance successivement produite sur chaque nouvelle valeur annuelle. Il est alors question d’une pluralité des interprétations selon l’objet pris en référence et ceux mis en variables. Et ce cas peut se prolonger d’une autre série de nombres rationnels et de fonctions comparant cette croissance à celle des autres entreprises du secteur ; voire du secteur lui-même. Cette autre mise en perspective peut relativiser l’appréciation de cette croissance selon celle du secteur dans laquelle elle s’insère. Cet univers des références arithmétiques et des écritures algébriques semble étonnamment ignoré ou exclut de la pensée de Kahneman pour justifier un terme « la différence subjective », en dehors de toute analyse des contextes algébriques. Sa pratique récurrente de la décontextualisation lui fait aussi omettre la réalité des transactions.
3) L’absence de transaction s’observe dans des jeux où il n’y a pas d’investissement initial ou de mise. Or, le jeu se fait avec un pari, soit une forme d’investissement avec l’acceptation d’une exposition effective à un risque. Et celui-ci suppose un degré d’engagement existentiel, de ses biens pour commencer, de son estime de soi voire de sa vie. En effet, deux types d’analyses sont alors indispensables. La première tient à la valeur de la mise pour le parieur dans son environnement social, la seconde tient au rapport de cette mise relativement aux différentes hypothèses de gains dans un contexte psychologique et social. La valeur de la mise dépendra de nombreux facteurs : la concurrence d’autres investissements plus importants par exemple ou la pression sociale des proches et des cercles d’appartenance pressant en faveur d’un arbitrage soumis à la concurrence d’autres choix. Or, la vie de l’investisseur est faîtes d’arbitrage complexe entre des types d’investissements, une situation de son portefeuille de mises déjà engagées avec des espérances de gains à court ou moyen terme ; des projets en concurrences pour un politique, etc. Le décideur agit en évaluant aussi les bénéfices escomptés de ces différents investissements et de ses latitudes d’actions à un moment donné. Mais l’investissement se fait aussi par préférence pour un projet assorti de convictions d’agir en vertu d’autres considérations dont l’utilité espérée est philanthropique, politique, militante, hédoniste, etc. avec des formes de valorisation de soi inestimables, donc incommensurables.
Un des cas de Kahneman est emblématique de l’absence de transaction faussant son exercice. Il écrit : « La richesse actuelle d’Anthony est de un million. La richesse actuelle de Betty est de quatre millions. Ils se voient tous deux offrir un choix entre un pari et une certitude. Le pari : chances égales de se retrouver avec un million ou quatre millions ou la certitude : posséder deux millions de façon sûre. » (2012, 330-331) Il en conclut que le rapport aux gains potentiels d’Anthony ou aux pertes probables de Betty l’autorise à dire : « Le modèle de Bernoulli ne prenant pas en compte l’idée d’un point de référence, la théorie de l’utilité espérée ne montre pas le fait pourtant évident que le résultat qui sera bon pour Anthony sera mauvais pour Betty. » (2012, 332). Kahneman passe sous silence une asymétrie dans le jeu proposé qui introduit d’elle-même, une fois de plus, le biais qu’il prétend ensuite révéler. Le lecteur devrait s’étonner de cette pratique où il oppose deux personnalités dans des situations comparables, nous dit-il, mais différentes ; sur le seul point de sa démonstration !
Approfondissons l’analyse pour montrer qu’en fait, les deux situations sont incomparables et que la démonstration n’en est pas une. Pour le premier, la transaction passe par une mise de jeu égale à un million pour lequel l’ensemble des choix est profitable. Le pari revient à un jeu à somme nulle ou à un gain de trois millions, la certitude lui fait gagner un million. Pour le second, lui est proposé le même pari, sans aucune proportion du jeu à sa mise ; ce qui est rarissime dans les jeux réels, sauf à ma connaissance le tapis au poker où chacun met la totalité de ses gains sans comparaison des valeurs. Il met sur la table quatre millions pour espérer en sauver deux dans la certitude ou maintenir sa mise dans le cas du pari ou perdre trois millions. L’asymétrie de l’engagement ne met pas les deux personnes dans la même configuration arithmétique. Quand Kahneman invoque la cécité théorique ; elle s’applique formellement à son expérience, sauf à ignorer les règles des nombres relatifs. En effet, la différence de fortune n’a rien à voir dans son raisonnement puisque la règle qu’il applique peut s’exposer en un seul cas qui revient à proposer successivement à Anthony de jouer selon les deux règles suivantes. Tu paries un million pour espérer un million ou quatre millions ou tu as l’assurance de gagner un million ; en fait sans parier. La seconde règle : tu paries un million avec une chance sur deux de gagner un million soit aucun gain mais possiblement de ne gagner qu’un demi-million ou la certitude de ne gagner qu’un demi-million, soit une perte d’un demi-million par proportionnalité des pertes exposées pour quatre millions. Pourquoi dédoubler les personnages et modifier les montants ? A quoi joue Kahneman ? Que ferait Anthony dans ces deux situations ? Anthony ne peut simplement pas adhérer à la seconde. Le problème n’est donc pas ici le contexte, mais l’économie de la règle. Il est donc inutile d’en passer par le faux-semblant de deux personnalités puisque le rapport aux pertes et aux gains n’est pas relatif à la position initiale mais à la nature du jeu proposé. Il n’est pas là question d’aversion au risque ou d’incohérence des réponses. Si l’objectif est de nous démontrer que perdre des richesses est plus anxiogène que d’espérer en gagner, le sens commun y suffira sans doute. La perte traduit une dette, un manquant ou un passage en-deçà d’une valeur de référence dans un système. Plus j’additionne des nombres négatifs, plus le nombre décroit par rapport à la référence, plus je soustrais des nombres négatifs, plus le nombre tend vers la référence ou une valeur positive, par effet de symétrie des opérations. S’agit-il de biais quand pendant des millénaires des civilisations ont hésité dans leur usage et compréhension de ces nombres et de ces opérations ? Il y a plus une réflexion liée à la complexité croissante des abstractions conduisant à des choix légitimes. Là encore, pas de biais.
La théorie du biais ne trouve donc aucun appui dans ces cas dès qu’on les examine d’un peu plus près. Elle n’explique donc rien ici. Par contre, s’impose la présence de la pluralité des cas observables et l’étude de leur assimilation dans des modèles de compréhension, voire de prévisions. A cet égard, le mathématicien, logicien et philosophe prometteur, mais malheureusement décédé prématurément, Ramsey (1903-1930) exposait déjà une théorie subjective des probabilités dans Truth and probability. Il abandonne le modèle de la rationalité hypothétique de l’agent économique au profit d’une théorie subjective des probabilités parce que l’action humaine est animée de désirs : l’utilité subjective, et de croyances : la probabilité subjective. Il ne s’agit pas d’y dénoncer des biais relativement à une norme rationnelle. Il étudie ces variables dont il est possible de rendre compte par une dérivation de ces probabilités subjectives. Cette approche statistique introduit une étude de la pluralité admise pour ce qu’elle est ; soit une variété de situations données à observer. C’est pourquoi les études psychologiques et sociales sont importantes. Elles permettent d’établir, pour partie peut-être, une typologie des comportements dans des modèles statistiques plus sophistiqués. Elles conduisent éventuellement à reconnaître leur imprévisibilité radicale qui serait à l’origine d’une rupture épistémologique inédite au-delà de la mathématisation des sciences économiques et politiques ; d’où l’intérêt d’une étude des pluralités comportementales. Les choix existent du fait des potentialités d’action car il se peut que la décision soit prise en vertu d’un répertoire connu de l’individu ou de l’espèce14.
En synthèse de cette critique de Kahneman, celui-ci étaye sa théorie des biais cognitifs de deux concepts : le point de référence et le principe de baisse de sensibilité. Le lecteur aura noté qu’ils ont en commun de caractériser des nombres rationnels dont nous avons vu la logique. Il ne s’agit pas de biais, mais d’alternatives offertes par des représentations dans des ensembles numériques qui sont autant de points de vue possibles sur des objets et des rapports, soit bien plus une succession d’objectivités possibles. Ces descriptions équivalentes induisent des corrélations logiques et psychologiques variées qu’il s’agit de comprendre.
3. L’alternative éthologique des particularismes de perception et de connaissance
Nous avons vu que Kahneman a cette constance quasi-obsessionnelle d’un recours à une référence absolument vraie pour mettre en évidence une perception relative dite biaisée. Or, notre critique avait pour but de contester cette méthode confrontant un fait dévalorisé par une certitude scientifique intangible. Cette hiérarchisation est trompeuse, voire abusive. Trois analyses vont maintenant montrer que ce qu’il nomme des biais, selon nous à tort, sont en fait des particularismes de perception. Nous étudierons pour le montrer successivement : 1) La controverse anthropologique autour du paradoxe d’Allais, 2) la prudence praxéologique quant à l’équivalence des finalités d’action et 3) l’éthologie de la complémentarité des comportements particuliers dans un groupe vivant. Ces trois derniers travaux vont nous faire passer d’un rapport hiérarchique d’une vérité normative dénonçant tout le reste comme des biais à des vérités plurielles se composant dans les relations au sein des groupes vivants.
1) La controverse anthropologique autour du paradoxe d’Allais15 est emblématique d’une opposition de points de vue insinuée par la vision anthropologique agissant en arrière-plan de chacun des travaux de ces économistes et psychologues. Résumons ce paradoxe, la controverse qui s’ensuivit et expliquons-en l’origine anthropologique. Le paradoxe remet en cause la théorie de l’utilité espérée. Cette rationalité se vérifie lorsque face à une succession d’alternatives, le « joueur » émet toujours le choix le plus rationnel en vertu d’une cohérence quant au risque. A défaut, l’appétant ou l’averse au risque maintiendra des choix dans la lignée de sa cohérence, le calcul des probabilités permettant de repérer les meilleurs choix. Le théorème de Neumann-Morgenstern exposé en 1947 dans Theory of Games and Economic Behavior établit cette loi selon laquelle le processus de décision répond à un comportement rationnel motivé par une préférence logique pour l’utilité espérée. Quelques années plus tard, le statisticien Savage complètera, démontrant cette espérance d’utilité représentant des probabilités subjectives et des préférences rationnelles. Mais Allais pris Savage au piège lors d’une conférence en lui présentant les deux choix suivants avec le gain et sa probabilité :
Première alternative : choix A : 5 M€ (10 %) ; 1 M€ (89 %) ; 0 (1 %) ou choix B : 1M€ (100 %).
Deuxième alternative : choix C : 5 M€ (10 %) ; 0 (90 %) ou choix D : 1M€ (11 %) ; 0 (89 %).
Allais rédigera ensuite son article de 1953 resté célèbre dans la revue Econometrica par l’exposé de cette situation paradoxale qui contredit cette rationalité supposée, critiquant ce qu’il nomme les postulats de l’école américaine. Lors de la présentation du cas, Savage choisira dans la première alternative, B soit la certitude, puis C dans la seconde soit le choix le plus risqué des deux. Ainsi, l’un des principaux contributeurs à la théorie de l’utilité espérée allait lui-même effectuer un choix contredisant sa théorie, en combinant une réponse d’un homme averse au risque à un autre appétant au risque ; soit une attitude incohérente, donc irrationnelle en première lecture. Par la suite, d’autres chercheurs, dont MacGrimmon et Larsson chercheront à sélectionner des groupes d’individus réputés rationnels en éliminant ceux qui procèdent à des choix irréguliers. Malgré cette précaution, ils concluront que « beaucoup de décideurs soigneux et intelligents semblent violer certains axiomes de la théorie de l’utilité espérée, même après avoir réfléchi à leurs choix. » (1979, 403). D’autres travaux confirmeront encore ce résultat, attestant d’une violation du modèle de l’utilité espérée dans un cas sur quatre, un cas sur deux, voire plus selon les méthodes utilisées16. La pratique du choix contredit le modèle qui d’explicatif ne peut plus jouer qu’un rôle de norme visée.
Dans la première alternative, la préférence pour la certitude est un choix prudent même si la probabilité de ne rien gagner est très faible avec une opportunité d’un même gain voire d’un supérieur. Le choix A fait espérer plus de gain statistiquement ; mais l’avantage de la certitude face au risque de ne rien gagner s’explique d’abord par ce passage du jeu au don. En effet, il n’y a pas de différence entre donner une somme et la promettre à 100 %. En cela, le 100 % est une borne qui le distingue des valeurs incertaines comprises entre zéro et cent. La certitude extrait du probable ou du jeu. Ce choix s’explique donc, non par la valeur, mais par l’assurance. L’exercice reproduit avec des valeurs sensiblement différentes, maintient la préférence pour la réception du don plutôt que d’accepter l’aléa du jeu, même si le gain espéré est très nettement supérieur. L’alternative oppose bien le don à un jeu et l’écart est ici qualitatif. Ensuite, et nous y reviendrons, le joueur se projette sur les résultats. Or comment justifier son choix dans l’hypothèse A.3 de ne rien gagner ? La critique de ses proches et l’estime de soi font immédiatement craindre la comparaison entre la certitude et assumer l’aléa qui peut advenir. Le statisticien omet l’analyse de l’anticipation des conséquences sociales et psychologiques de la décision.
Dans la deuxième alternative, tout à l’inverse, l’attirance pour le gain possible emporte l’adhésion de Savage alors qu’il est plus risqué que l’autre choix avec un gain inférieur, comme dans la première alternative. Pourquoi Savage répond-il par cette irrégularité entre les deux alternatives ? Soulignons une ambiguïté de l’exercice, comme dans le cas de Samuelson. La personne répondant successivement aux deux alternatives peut avoir un comportement analytique, dissociant les exercices, ou bien, elle a la possibilité de prendre un risque dans la seconde alternative faisant alors un lien entre les deux exercices, arguant du premier gain certain pour prendre un risque dans le deuxième choix. Dans cette seconde manière de comprendre la succession des exercices, on admet l’argument des complémentarités des décisions dont la cohérence est alors de deuxième ordre. Ceci contredit la première lecture de l’irrégularité de Savage, qui de contradictoire devient une intelligence raisonnée de deuxième ordre. En effet, cette ambiguïté témoigne d’une alternative rationnelle entre la cohérence analytique de chacun des choix et une rationalité synthétique ou disons stratégique, s’autorisant des choix successifs s’élaborant par complémentarité. De ce fait, selon qu’on étudie le choix de manière analytique ou le décideur dans la construction itérative de ses choix, les conclusions ne sont plus les mêmes et les interprétations quasi-contradictoires. De nouveau, la discipline voudrait que l’exposé précise les conditions de l’exercice, ce qui n’est pas le cas. Il existe donc des implicites perturbant l’interprétation des résultats qui sont véhiculés par les exercices. Cette négligence ou ces croyances inexplicites des économistes sont alors prises en défaut a posteriori lors des analyses provoquant des interprétations contradictoires. Le protocole est défaillant.
Que dire d’un exercice quand il néglige à ce point le sujet qu’il prétend par ailleurs observer. Cette confusion méthodologique témoigne à elle seule de l’ambiguïté inhérente à l’intérêt de l’économiste pour le choix et du psychologique pour le décideur. A cet égard, Kahneman navigue dans un entre-deux méthodologique confus, attestant encore une nouvelle fois de l’incomplétude des exercices qui font le plus souvent fi des effets de temporalité, de mémorisation, d’effet de cumul, de stratégie itérative, d’affordance (possibilités d’agir sur un objet), voire de physiologie de la perception et des comportements, etc., soit des dimensions cliniques et psychologiques totalement occultées. De plus, pour reprendre une expression d’Allais, « en dehors de la condition de cohérence, il n’y a pas de critère de la rationalité des fins considérées en elles-mêmes. » (1953, 521).
Le choix tient donc au basculement du jeu vers le don. Nous sommes dans un calcul borné qui introduit subrepticement une logique trivalente dont l’effet psychologique se comprend à condition de saisir les limites existentielles des calculs eux-mêmes. Faut-il rappeler que ces derniers ne sont pas dénués d’une valeur existentielle ? Expliquons. La logique binaire pose que le vrai et le faux s’expriment par opposition du 0 et 1 soit un choix démontrable et opposable, le faux étant comparé au vrai pour être ainsi jugé. Mais, depuis les conventions du logicien polonais Lukasiewicz, Zéro comme 0 % sont des négations, soit ici la certitude de ne pas gagner. Un ou cent et 100 % sont des affirmations certaines, soit la certitude de gagner. Et ces deux valeurs sont alors des bornes qui ont une valeur déterminée et absolue d’une autre nature que toute les probabilités incertaines contenues dans l’intervalle, soit de 1 à 99 %. Les deux bornes appartiennent à la logique de la démonstration s’exprimant par des certitudes. Même si elles peuvent se représenter sous la forme de probabilités, elles en sont les bornes et n’en sont donc pas in fine. Dans l’entre-deux de cet intervalle, se situe une quasi-infinité de probabilités dans lequel la progression et la régression de 1 % ont une valeur relative ; sauf dans les deux cas du passage à la borne de 1 % à 0 % et de 99 % à 100 %. D’ailleurs, en mathématique, l’intervalle ne se confond pas avec ses bornes. Les analyses de Kahneman ignorent ces règles de passage à la limite qui ont une consistance tout à la fois mathématique et psychologique.
La dimension existentielle des bornes et intervalles est pourtant bien présente. Montrons le à travers l’engagement existentiel qui s’explique par l’exemple de la roulette russe. Etre sûr de mourir ou être sûr de survivre ne se comparent pas avec l’incertitude où le risque résulte de la probabilité, du fait d’un barillet de revolver chargé d’une balle sur ses six compartiments. Sans balle, le jeu est inoffensif et il est une simulation. Avec six balles, c’est un assassinat ou un suicide. L’interaction de la quantité de balles dans le barillet avec la valeur existentielle du jeu aux deux bornes du système ; ici zéro et six, montre bien que les bornes ne sont pas de même nature que le jeu des probabilités où l’engagement existentiel est un pari : mourir ou survivre, donnant un sens très particulier à l’aléatoire de la série qui met un terme au jeu. De ce fait, il existe une différence considérable avec les jeux d’argent : l’engagement existentiel dans le jeu. En effet, l’ami de Samuelson ne pourrait pas prétexter de jouer de l’extension d’un pari à cent paris à la roulette russe qui a la particularité de tuer certainement si le joueur doit effectuer tous les tirages. Il est intéressant de noter ce cas d’inversion de la valeur de la réalisation de la totalité des opérations qui délimite le champ de pertinence du type de décision proposé par les économistes. Dans le cas de Samuelson, il est gagnant si l’on réalise 100 % des options, à la roulette russe le risque est fatal à celui qui l’entreprend. Et cet effet de la contingence dans la réalisation des actions successives engage bien la valeur d’existence. Il suffit donc à modifier substantiellement les choix successifs dans une stratégie de deuxième ordre, soit la vue de son engagement au fur et à mesure des tirages et des actions. Celle-ci explique des contradictions si l’on compare la succession des choix dans une série du fait de l’échéance du terme de la série. En effet, son exécution tend vers l’accomplissement d’un gain ou d’une perte.
La controverse se joue donc à deux niveaux : épistémologique et psychologique. Le paradoxe est-il seulement un contre-exemple, un cas limite qui s’appuie sur l’observation de personnes mises en situation et dont il s’agit de constater qu’elles ne procèdent pas en vertu de la théorie ? A-t-il une portée cruciale falsifiant le modèle de ses prédécesseurs ? De même, la théorie a-t-elle prétention à décrire la réalité des choix ou s’agit-il d’une norme ? L’ambigüité révèle une pluralité de points de vue et d’intentions qui fixent l’attention sur des aspects distincts. Des auteurs, majoritairement les économistes, font fi de la personne en ayant une anthropologie rationnelle à l’esprit pour dire ce qu’il convient de construire et de faire en homme rationnel pour effectuer des choix, l’objet d’étude étant la rationalité calculable du choix. D’autres, majoritairement les psychologues, étudient la décision et l’aversion au risque sur de véritables cohortes pour en induire une étude statistique des différents comportements. Ce quiproquo révèle l’extrême focalisation des chercheurs, sûrs de leur position et de leurs références non-spécifiées respectives. Et celles-ci, justement, du fait d’être évidentes et implicites, sont la source d’une opposition jusqu’à l’incompréhension réciproque. Comme le rappelle l’économiste Mongin à propos d’Allais : « Il tient pour acquis que l’hypothèse de l’utilité attendue ne s’applique pas à l’homme réel et il réserve ses contre-exemples à l’homme rationnel, ce qui revient à diriger contre elle une objection normative. Ses adversaires principaux, Savage et Samuelson, avaient d’eux-mêmes écartés toute prétention empirique et campaient déjà sur le terrain de la rationalité. » (2014, 746). D’un côté Allais s’appuie sur une enquête, voire ce qu’il nomme un sondage et il s’agit bien a minima d’une réfutation empirique reproduite depuis par d’autres chercheurs. La théorie est alors falsifiée par des expériences qui en montrent les limites de façon systématique. La controverse est donc épistémologique entre les tenants d’un calcul rationnel déterminant le meilleur choix et les tenants de l’observation des calculs réels effectués en situation par des échantillons de population sélectionnés pour leur aptitude spécifiquement adaptée à ces exercices. Les chercheurs ne visent pas les mêmes choses, ils ne regardent pas de la même manière leur objet.
C’est pourquoi la controverse devient psychologique parce que s’y joue, en outre, la représentation de l’humain et une projection de soi implicite où, sans l’énoncer formellement, s’insinue une anthropologie chez ces scientifiques, d’où cette querelle puisqu’Allais oppose le comportement de l’homme réel à la prédiction rationnelle de la cohérence des choix en vertu de l’utilité espérée. Cette part de la controverse témoigne d’un oubli de l’humain chez ceux qui se concentrent sur l’étude du choix. Cela signifie que le choix calculable renvoie au projet de sa modélisation donc de sa réplicabilité et de la supériorité intrinsèque de la décision calculée en vertu d’une science mathématique de la décision. Cette première visée se construit dans le déni de l’attention à l’humain, attestant simplement de la perspective d’un système de normes décisionnelles dont la construction requiert la science économique. Par contre, les travaux réalisés dans la foulée du paradoxe d’Allais témoignent de cette quête de l’homme rationnel. Il faut le définir, sélectionner ceux qui en ont les qualités, éliminer les autres, constituer un échantillon fiable, puis le soumettre aux exercices pour voir comment ils se conforment à la norme ou s’en écartent, faute d’être pleinement des agents rationnels : l’homme est un objet d’étude. Ceux-là ont une seconde visée anthropologique par la construction mais aussi la reconnaissance d’un homme présent ici et maintenant, admettant cette humanité à comprendre dans ses choix complexes, manifestant des raisons cachées et des ruses, voire des désirs et des motivations diverses : sociales, politiques, etc. La simple ambition formelle de parvenir à une représentation rationnelle des décisions explicables et prédictibles selon des règles calculables est insuffisante, voire défaillante ; et elle nécessite de s’intéresser aux actions et engagements en recourant par exemple à la psychologie, à la sociologie voire la physiologie et les sciences de la cognition et de l’action.
En conclusion de cette première analyse, il ressort que chacun adopte une position fondée sur quelques arrière-plans épistémologiques. Or, le paradoxe d’Allais illustre magistralement l’excès rationaliste dénonçant des biais alors que le modèle peut avoir sa pertinence dans des limites à préciser, sans pour autant commander les réalités psychologiques et sociales. L’enseignement majeur tient là encore à l’imprécision des conditions requises ; comme si ces savants omettaient l’analyse précise des modalités et protocoles de leurs expériences intellectuelles ; ce qui requiert a minima une attention de type psychologique ou phénoménologique. Ce premier travail montre d’ores et déjà que bien plus que des biais face à une vérité, nous sommes en présence de contributions construites selon des horizons différents, d’où l’importance de la question praxéologique afin de mieux comprendre ces écarts de perception, chez les savants eux-mêmes, du fait de leurs finalités. Ils représentent sans doute plus des particularismes de perception intellectuelle que des errements ou des biais.
2) la prudence praxéologique consiste à ne pas préjuger de l’unicité des finalités ou de la supériorité de l’une à l’exclusion des autres, usage pourtant classique dans la recherche normative de la vérité à la manière de certains des économistes étudiés ici. Cette prudence concerne la théorie scientifique puisqu’il s’agit d’étudier son projet de connaissance où le savant projette de produire une connaissance vraie en vertu de quelques croyances initiales implicites. En effet, le rationalisme scientifique possède son arrière-plan philosophique prétendant dire et faire le vrai universel. Historiquement, cette position émerge dans le pacte apophantique des pythagoriciens selon lequel les nombres et le réel sont liés, les principes des mathématiques étant ceux de tous les êtres. La vraie science serait une mathématique étendue, déductible et applicable aux choses. Or, cette unité n’existe pas, tant les théories s’opposent au sein de chacune des sciences, tant les sciences elles-mêmes révèlent des aspects spécifiques incommensurables les uns aux autres. Il n’existe pas de système intégral des sciences, et même les mathématiques se subdivisent jusqu’à développer des spécialités de moins en moins en relation les unes avec les autres17.
A ce sujet, la praxéologie développe ce sens de la pluralité qu’on peut résumer ici en quelques points saillants. Comme l’énonce le praxéologue Skirbekk : « la praxéologie est une analyse conceptuelle et une discussion réflexive de la façon dont les activités humaines sont inextricablement mêlées avec leurs agents et avec les choses qui en sont l’objet dans notre monde quotidien. » (1999, 203)18. Il délimite ainsi la prétention à la démonstration en évoquant le champ de l’argumentation qui caractérise le discours praxéologique. Il constate la limite de la démonstration du fait même de l’échange : « En argumentant, nous nous reconnaissons les uns les autres non seulement comme rationnels, mais aussi comme finis ; c’est la raison pour laquelle nous pouvons tous apprendre de tous les autres, et par un effort commun améliorer mutuellement notre compréhension. » (1999, 136) Il observe l’évolution même des connaissances scientifiques pour en conclure qu’ : « il n’y a pas de moment précis où nous puissions vraiment savoir que dorénavant rien qui puisse modifier notre consensus ne pourra jamais arriver. Même si la situation idéale de parole était réalisée, et que nous le sachions, nous ne pourrions encore jamais savoir que nous avons atteint le consensus rationnel précis qui implique logiquement la validité. » (1999, 132). Et les finalités diverses expriment nos préférences comme nos intérêts : « Notre conception de la rationalité scientifique, bien trop restrictive, fait paraître impossible l’idée d’une justification rationnelle des normes fondamentales et on trouve en conséquence une pseudo-justification à ce que l’on perçoit alors comme une lutte entre des intérêts particuliers et des préférences particulières, tous également étrangers à la rationalité. » (1999, 103). Le savoir rationnel est une forme de connaissance utile, mais il ne saurait absorber le monde, les autres perceptions et les autres savoirs. Or, l’imprudence de Kahneman tient à son ignorance des enseignements de la praxéologie, entraînant sa confusion d’où sa dénonciation des biais là où il est question de point de vue et de particularisme de perception.
Pour preuve, en matière de perception visuelle, Kahneman préjuge aussi que l’objet a sa vérité propre alors que la perception et la décision procèdent aussi par projection, assimilation, contextualisation en vue d’une action accessible. Revenons sur quelques-uns de ces exercices qui font la preuve de sa subordination à une conception rationaliste de la science. L’exercice du conflit donne lieu à une explication où l’auteur adopte un style dont la rhétorique est assertive et pleine de l’argument d’autorité qui l’amène à décrire l’expérience du lecteur en préjugeant qu’elle induit un seul et unique phénomène. Le lecteur est prié d’adopter la réponse qui lui est faites expliquant à sa place son expérience. Deux extraits permettent de se convaincre de cette pratique : « Vous avez sans aucun doute réussi à accomplir ces deux tâches, et vous vous êtes sûrement aperçu que certaines parties étaient plus faciles que d’autres. » (2012, 35). Le lecteur est même un tantinet culpabilisé dans l’énoncé ! Kahneman continue en ces termes : « Dans l’ensemble, vous avez pu réagir comme il le fallait, mais vous avez dû accomplir un effort pour surmonter l’envie de répondre autrement, ce qui vous a ralenti. » (2012, 35). L’auteur prend l’ascendant sur le lecteur en lui prescrivant sa seule bonne réponse, et en y insinuant des jugements normatifs dont l’expression surlignée est emblématique de l’attitude d’un maître assujettissant l’élève, faisant l’économie de toute démonstration au profit d’assertions élémentaires.
Lorsque Kahneman utilise l’illusion de Müller-Lyer ou l’illusion de perception visuelle dans le cas de l’heuristique en 3D19, il affirme l’existence d’une perception absolument vraie, les autres étant des biais. De plus, il subordonne la perception visuelle à une mesure vraie confondant le but de la perception visuelle et le fait de la mesure qui n’est pas nécessairement son objet premier. La réduction de la vue à la mesure est un choix très réducteur de l’analyse. En quoi cela démontre-t-il un biais de perception puisque l’exercice est une fiction qui vise sa démonstration, utilisant l’illusion dans ce but ? La mesure est autoritairement faîtes juge de la vue ! A cet égard, il est préoccupant pour un psychologue de prétendre isoler un seul sens de la sorte alors qu’il participe activement d’un dispositif infiniment plus complexe dont Kahneman semble faire fi sans s’en expliquer20. La capacité du joueur de tennis de coordonner ses mouvements du fait de sa perception de la trajectoire d’une balle sur quelques dizaines de mètres lancée à plus de cent kilomètres par heure soit quelques fractions de seconde dénote plutôt une puissance de perception au service des actes du corps. Nous sommes loin de la passivité simpliste et de la confrontation scolaire à la capacité de dire la mesure juste. Sa démarche est inconséquente et sans commune mesure avec l’étude de l’organe de la vue et de ses performances ajustées à un corps. Au passage, nous n’avons pas de sonar comme certains cétacés et ne serions donc pas performants dans les sombres milieux aquatiques. Est-ce un biais ou un fait de limitation des organes des espèces dans leur environnement ? En effet, la vue n’est pas une norme en soi mais un mode d’appréhension. Concernant l’illusion de Müller-Lyer, il préfère juger l’ambiguïté et en omet d’étudier le processus de décision lui-même, oubliant de considérer que la perspective crée un fond iconographique prescrivant la différence de taille, choix pleinement cohérent et vrai lui aussi. Il y a là concurrence de perception plus que vérité ou fausseté.
En conclusion de cette seconde analyse, il ressort que la limite de chaque perception n’est pas un biais. Elle invite plutôt à voir comment se jouent des complémentarités, voire des spécialisations pour accroître les possibilités d’interaction entre individus percevant différemment. A cet égard, le groupe humain est le grand oublié des travaux des psychologues et économistes alors que l’échange, le travail, le gain n’ont de sens que dans un contexte d’interactions sociales et politiques d’utilités croisées qui viennent surdéterminer chacun des actes d’une ou plusieurs représentations sociales ; d’où l’intérêt de tirer profit des travaux des éthologues. Comment peut-on feindre de faire œuvre de connaissance en occultant systématiquement les apports d’autres sciences qui donnent des orientations plus complexes ? D’une part, les sciences de l’homme montrent que l’interaction sociale opère de nombreux processus dont la décision21, d’autre part, les sciences cognitives et la biologie montrent elles aussi que les processus en question sont d’une plus grande complexité, bien au-delà de l’analyse formelle des économistes qui peut confiner au simplisme22. Voilà pourquoi l’éthologie illustre notre propos en montrant que la décision est pour une part collective et que la gestion du risque requiert des particularismes de perception, soit la multiplication bénéfique des points de vue et leur prise en compte au sein du groupe.
3) l’éthologie de la complémentarité des comportements particuliers dans un groupe vivant renvoie à l’éthologie sociale qui étudie les structures des sociétés animales en cherchant à comprendre les rapports interindividuels et leur adaptation à des situations variées de leur environnement. Là où Kahneman compare des comportements biaisés à un comportement véridique de référence d’un individu isolé, l’éthologue cherche à comprendre la présence de la pluralité. Partageons quelques enseignements des recherches d’éthologues, acceptant la variété des comportements telle une probable prudence au sein des groupes au service de leur permanence. La pluralité élargit le champ de perception grâce à chacune des particularités individuelles qui ne sont de ce fait pas des biais ou des déformations, mais des particularismes utiles au groupe. Le prudent et l’audacieux ont leur place.
A l’occasion d’un colloque de Cerisy consacré à l’évolution des civilisations dans une mondialisation susceptible d’uniformisation en 2003, des éthologues, anthropologues, sociologues et philosophes ont fait état de leurs recherches. Ils se sont intéressés à l’opportunité de développer une éthologie des sociétés humaines, prolongeant les méthodes utilisées dans l’étude des communautés animales. L’éthologue Pestel y indiquait : « Loin d'être une science passéiste qui poursuit les objectifs surannés d'une science naturelle qui s'éteint doucement, l'éthologie prend les atours d'une science d'avant-garde avec un pied dans les théories de l'évolution et un pied dans la conception des systèmes les plus avancés. » (2004, 57). La pluralité des comportements s’applique à des individus dans un groupe de premier niveau (troupeau, horde, famille, ruche, etc.) mais aussi entre ces ensembles constitués qui peuvent adopter des stratégies comportementales variées dans des situations semblables. Appliqués aux institutions humaines, les comportements des familles, des premières communautés politiques et des institutions nationales ou internationales deviennent autant d’objets d’étude des comportements de groupe. Cette pluralité aurait des raisons d’être qui échappent à la rationalité de premier ordre d’une logique analytique.
L’éthologie élargit donc l’étude aux relations entre les membres d’un groupe social et au groupe lui-même. Très loin de se focaliser sur des choix restreints soumis à des arbitrages individuels, elle fait l’hypothèse que nombre de comportements et de décisions reflètent des interactions où chacun participe de la vie d’un groupe dont il est une partie avec ses rôles, ses dynamiques, ses éventuels conflits et ses négociations. Le sociologue Goffman23 étudia ainsi les interactions sociales parce que l’individu est mis en présence d’autrui d’où la présentation de soi dans la mise en scène de la vie quotidienne. De même, dans le prolongement de cette ethnographie de la vie quotidienne, les éthologues privilégient l’étude des comportements d’alliance et de coopération entre animaux non apparentés pour tenter d’établir qu’il existe des échanges structurés témoignant d’un investissement continu en vue de développer ces coopérations et ces accords24. Ces chercheurs mettent en évidence le fait de ces alliances où le congénère est sollicité pour mener une tâche, jouant alors un rôle social dans un but profitable à l’individu et à sa communauté. Plus encore, l’interaction accompagne une vie complexe où des rôles complémentaires sont connus et utilisés au profit du groupe. Les biologistes et psychologues Cheney et Seyfarth montrent bien cette complémentarité sociale : « Pour comprendre un rang hiérarchique, ou pour prédire quels sont les individus susceptibles de former des alliances, un animal doit s'extraire de sa propre sphère d'interaction et reconnaître les relations. De telles connaissances s’acquièrent grâce à l'observation d'interactions dans lesquelles le singe n'est pas lui-même engagé, et par la construction des inférences appropriées. Il existe en fait de fortes évidences pour soutenir que les singes possèdent des connaissances à propos des relations sociales avec autrui et que de telles connaissances affectent leur comportement. » (1990, 72). Il ressort de ces travaux que ces interactions où les congénères s’utilisent les uns les autres produisent une intelligence sociale, d’où une compréhension de l’intelligence comme étant pour partie une production sociale
Mais le plus édifiant tient à la complémentarité des perceptions. L’étude des groupes de babouins est riche d’enseignements. Pour chacun des aspects, nous ferons le parallèle entre les résultats de ces études et ceux des psychologues concernant l’humain. Ces quatre aspects sont les suivants :
1. Les particularismes de perception et de comportements
2. Des comportements spécifiques ou missions au profit du groupe
3. La régulation sociale de l’aversion au risque
4. La prise de risque ou instabilité sociale
1. Les particularismes de perception et de comportements s’observent au sein d’une population jugée de prime abord homogène dans le groupe : les femelles. Les observations permettent de les classer en plusieurs types. Les gentilles entretiennent des relations avec la plupart des autres femelles. Elles sont sociables, font preuve de peu d’agressivité et ont des attitudes amicales à l’égard des femelles sans progénitures, hiérarchiquement moins considérées. Indépendamment de leur position sociale relative, elles constituent un ensemble pacifique au sein du groupe. Cela signifie que leur attitude face à l’agressivité est différente d’autres, leur perception et leur réponse constituent un particularisme. Les distantes constituent un deuxième type faisant preuve d’agressivité avec une partie de leurs congénères. Elles ont un cercle plus restreint de relation. Le troisième type correspond aux solitaires. Elles sont plus agressives et leurs relations sont inconstantes. Elles changent de partenaire de toilettage, là où l’épouillage réciproque est à la fois un service rendu et une attention qui renforce les liens. Ces liens sont pour ces dernières décrits comme instables et parcellaires par les chercheurs. Elles sont plus stressées et ont un rapport amical essentiellement avec les femelles de rang plus élevé. Les chercheurs de l’université de Pennsylvanie montrent là une variété de perceptions, de comportements et d’interaction au sein d’une population à certains égards homogène, pourtant hétérogènes dans leurs actions.
La psychologie humaine atteste elle aussi d’une variété de comportements au sein d’une population jugée homogène. La psychologie de l’éducation ou la psychologie du travail attestent bien de ces particularismes qui font jouer des rôles au sein du groupe, quand bien même l’organisation sociale institue un cadre de référence : le lieu, les buts, des règles, des temps, etc. La psychologie du sport souligne elle aussi ces particularismes de perception et de cognition qu’il s’agit même de développer dans l’intérêt du jeu collectif.
2. Des comportements spécifiques ou missions au profit du groupe s’observent alors du fait que certains ont des missions. Depuis les observations de Lorenz, il a été maintes fois confirmé la répartition des rôles lors du déplacement du groupe de babouins. Il existe une configuration sociale du groupe se déplaçant. Devant, le mâle dominant, puis les femelles et les petits protégés latéralement des jeunes adultes et autres mâles. Cette organisation protectrice fait jouer des rôles différents face au danger. A son apparition, les réactions face au risque seront relatives à ce rôle social. Les uns font face, les autres protègent, les femelles et les petits fuient. Ces rôles sociaux montrent qu’une organisation du groupe en fait autre chose qu’un simple agrégat d’égaux. Le groupe se caractérise par des spécialisations où chaque membre accomplit des actes liés à une mission particulière.
Le groupe humain développe cette identité collective motivée par un objectif commun selon des modalités de communication qui attestent d’une interdépendance. A la différence des groupes agrégatifs connus des logiciens et des mathématiciens, le groupe vivant induit une architecture sociale informant les membres d’une spécification : leur mission. Là aussi, une multitude de travaux, ceux de Bales, Barrow, Festinger, Oberlé ou Sherif témoignent de cette structure du groupe humain étudié sous des aspects différents. Par exemple, les psychologues du travail ont observé une structuration des groupes autour de rôles constants qui se répartissent entre les membres, conduisant à renforcer des traits de comportements au détriment d’autres tenus par un tiers25. Or, chacun de ces rôles ne traduit pas un biais cognitif mais une spécialisation intentionnelle permettant de concentrer et de développer l’effort d’un membre dans un compartiment comportemental au service d’un groupe qui capitalise potentiellement sur l’ensemble de ces spécialisations. Le passage de l’individu au groupe donne une valeur à chaque point de vue ainsi développé, puisqu’il s’agit de favoriser une acuité particulière parmi d’autres acuités pour que le groupe puisse mieux faire qu’un individu isolé, celui-ci étant incapable de mobiliser instantanément ses capacités de perception et de cognition dans toutes les directions ou dimensions du fait de sa position et des limites inhérentes à sa localisation et à ses focalisations en matière d’attention et de concentration sur des objets, des perceptions, etc. Mémoriser, relier, observer, initier, entreprendre, rassurer, motiver, réguler, etc., voilà bien autant de missions qui en situation requièrent pour chacun un effort cognitif, soit une focalisation de l’attention, des sens, des émotions et des connaissances dirigeants pour une part ces activités. Or, la différence entre un groupe structuré et une « bande » inorganisée tient à cette compréhension des rôles dont l’acceptation conduit à une plus grande efficacité du collectif relativement à l’individu isolé ou agrégé dans un ensemble non-structuré.
3. La régulation sociale de l’aversion au risque signifie que celle-ci fait l’objet de mesures sociales bien plus que d’une délibération individuelle. En effet, dans une autre circonstance, le repos, les babouins s’organisent en vertu de leur position hiérarchique. Cette organisation du sommeil sur des rochers a pour but de les protéger des prédateurs nocturnes. L’aversion au risque ne se traite pas là au niveau de l’individu mais bien du groupe. Les dominants dorment en sécurité en hauteur et ceux de rangs inférieurs se répartissent les niveaux intermédiaires. Et la gestion du risque conduit à avoir des guetteurs qui avertiront d’une menace par quelques cris stridents. Et selon la nature du risque, ils adopteront un comportement de fuite, de combat des mâles dominants ou de houspillement collectif afin de dissuader l’agresseur d’une attaque. Les individus ont bien une fonction au sein du groupe.
Cette régulation sociale face au risque est aussi connue des psychosociologues. Si le groupe induit en son sein une autorité, une complaisance, une soumission et pour quelques-uns le sens de la transgression, il est intéressant de noter cette expérience du rapport au risque qui révèle une relation à ses représentations sociales dans un jeu des acteurs. Là encore, les simplismes de Kahneman ont omis ces travaux pourtant riches d’enseignements. En effet, Monteil témoigne d’un jeu d’acteurs où il y a autant d’intérêts à transgresser qu’à respecter les règles du groupe ; ce qui de nouveau montre qu’il n’est pas question de biais et encore moins de vérité absolue, mais de perceptions, d’émotions et de stratégies réciproques26. Et il n’est pas sans intérêt de rapporter cela à l’enchainement des paris de Savage dans les alternatives proposées par Allais. Comment ne pas s’assurer le gain certain sans aucune prise de risque qui expose à l’aléa du ridicule. En effet, en cas d’échec, même si le risque est réduit, on se sait exposer au regard d’autrui et à sa critique qui ne manquera pas de stigmatiser l’imprudence Quant à l’estime de soi dans cette hypothèse, elle sera celle du regret et de la réprobation alors que le gain certain était à portée de décision. De même, la prise de risque dans le second pari devient tout à fait raisonnable et acceptable dans le regard de l’autre. A cet égard, le protocole d’Allais pose un problème d’analyse du fait de la probable discontinuité logique liée à l’organisation de l’exercice face à la continuité psychologique inhérente à la succession de ces exercices dont il est impossible de s’abstraire. Il est surprenant que Kahneman ne s’interroge pas sur le biais de neutralité de ces conditions d’expériences de laboratoire qui prétendent faire agir en dehors des autres, assumant le biais du postulat de l’individualisme qui conduit à l’isolement factice du décideur. Il est là victime d’une forme de régulation sociale du fait des pairs qui l’entourent, faisant abstraction des risques sociaux inhérents aux choix observés par des témoins. En effet, certains de ces économistes fascinés par leur métrique en oublient qu’ils sont eux-mêmes guidés par une norme commune, celle de l’optimisation des choix dont rien ne prouve qu’elle gouverne ou gouvernera effectivement les décideurs et les sociétés dont les buts outrepassent cette seule exigence : séduction ou contre-partie par exemple dans une société.
4. La prise de risque ou instabilité sociale résulte du flux des générations qui interagissent pour graduellement occuper des fonctions sociales dites dominantes. Même si l’expression de l’agrégation de congénères sous-entend là encore chez certains que l’idéologie de l’individualisme prime l’observation, celle-ci admet ces jeux d’interactions où les babouins négocient ou se disputent des attributions sociales dont ils perçoivent que certains en sont les tenants et qu’ils pourraient y prétendre. La stabilité sociale demeure dans ces attributions avec des épisodes revendicatifs et contestataires, performatifs diront certains ; où l’institution sociale n’est pas remise en cause, mais où certains prennent le risque de s’opposer à la domination pour se l’accorder. Cette instabilité atteste de positions spécifiques, de perceptions variées et d’interactions faites d’actes de domination et de soumission. Il n’y a aucun biais à la perception contradictoire de la situation sociale par ces babouins qui ont un intérêt à défendre ou à conquérir des positions et dont une dimension tient à la dynamique du groupe au sein duquel chacun ne peut éternellement se prévaloir d’une position ou s’y soumettre.
Ces phénomènes de déstabilisation du groupe du fait d’une remise en cause des rôles donnés, pris ou reçus sont aussi connus des psychologues. La mutinerie n’est-elle pas exemplaire de la contestation de l’autorité face à un danger le plus souvent mortel qui autorise une mise en balance d’un engagement existentiel manifeste : mourir sous le sabre du commandement ou mourir de faim et de soif par exemple. De même du partage des gains chez les pirates où loin de la loterie, l’engagement vital est en cause. A l’intérieur du groupe mais aussi dans les relations entre groupes, cette instabilité opère pour disposer d’espaces ou de congénères par exemple.
Il ressort de ces études plusieurs enseignements qui rendent très parcellaires les conclusions de Kahneman. Premièrement, outre l’obsession du biais, la totalité de ces travaux présument d’une monade : l’individu, en situation de choix sans engagement existentiel, comme désincarné des effets psychologiques et sociaux de ses choix. C’est là sans doute la preuve d’un rationalisme tout à la fois universaliste et désincarné. Il s’abstrait des conditions sociales et du jeu des interactions. Pourtant, rien ne prouve qu’il existe un comportement normatif de référence pour apprécier celui des autres. Ainsi, en privilégiant la méthode de l’analyse individuelle des économistes, qui semblent assez largement consécutive de l’hypothèse de l’individualisme méthodologique, Kahneman et ces derniers en omettent d’autres manières d’étudier les comportements, se refusant d’avoir un autre regard sur leur objet. A cet égard, nous partageons la vive critique de Berthoz lorsqu’il écrit : « L’erreur des économistes est de croire que la décision est un processus secondaire alors qu’il est primaire. C’est le fondement même de notre vie, et probablement de notre conscience car être conscient, c’est décider que le monde est ainsi et non autrement et cela est affaire de désir et de croyance et non d’utilité. » (2003, 287).
Deuxièmement, l’éthologie rejoint la psychologie pour attester des particularismes de perception. Et ces études ont en commun de s’éloigner de la prétendue théorie des biais au profit d’une reconnaissance des fonctions de ces points de vue. Ils ont alors une utilité sociale tout en prouvant au niveau personnel une agilité comme l’évoquait déjà Janet27. Voilà les signes d’une alternative éthologique aux nombreuses inconséquences de la théorie des biais cognitifs.
Conclusion
Pour conclure, nous indiquions dans l’introduction que la théorie économique et ses travaux sur la décision avaient une influence sur la décision publique dès lors que la gestion budgétaire est devenue le travail cardinal du politique. La décision politique oriente ainsi les politiques publiques du fait de cette autorité émanant d’une prétendue légitimité scientifique fondée sur la rationalité de gestion dont les décisions sont prises à la lumière d’une raison éclairée dénuée de biais cognitifs. C’est cette démonstration que nous relativisons grandement ici. Tirons là quelques enseignements de notre critique de la théorie des biais cognitifs comme de nos propositions quant à l’intégration des particularismes de perception.
Un premier enseignement ressort de l’enquête praxéologique et éthologique. La notion même d’utilité n’est pas réductible à une acception pragmatique dont les effets sont immédiatement mesurables. L’action humaine, la connaissance, la décision peuvent se désintéresser de l’immédiat au profit du différé, du bifurqué, de l’indirect, du long terme, du pari. Ainsi, l’utilité est indissociable de l’arrière-plan d’une sélection parmi des intentions et des finalités qui vont bien au-delà du seul enrichissement matériel. Et ces finalités sont-elles mêmes corrélées aux désirs et plaisirs qui iront de la possession au sacrifice. Le babouin dominant affrontera l’adversaire au péril de sa vie pour sauver ses congénères sans aucune utilité pour lui. L’éthologie des groupes vivants montre que les perceptions et les actions ont toutes leurs utilités dans des situations.
Un second enseignement ressort de l’étude plus psychologique du paradoxe d’Allais. Nous en retirons deux perspectives. La première est éthique car il est sans doute souhaitable que le savant s’interroge sur l’extension de ses propres pratiques qui peuvent inspirer celles des pratiques politiques. L’affirmation de la supériorité de l’homme rationnel conduit à condamner, exclure, ré-éduquer, voire éliminer lors d’un passage à l’acte en faveur de la mise en œuvre de cette construction exclusive de la rationalité. Il faut prendre la mesure de l’exclusion consécutive de l’affirmation des biaiseux. Pour affirmer le biais, il faut de l’arrogance, alors que pour composer les perceptions il faut le sens de ses limites. Le lecteur aura compris que nous cultivons cette autre voie. La première est par construction inductrice d’une vue totalitaire dans ses buts, donc morbide et mortifère comme nous l’avons étudié précédemment28. La seconde est politique du fait de l’acceptation des altérités et de la reconnaissance des incomplétudes individuelles. Il est simplement désirable que nous organisions toujours le jeu de la pluralité pour qu’advienne des groupes sociaux au-delà d’agrégats. Il nous appartient de développer solidairement une acuité d’esprit tentant de regarder les choses sous toutes leurs coutures ; en les sachant toujours inaccessibles, ne cédant jamais à la tentation de se croire muni d’un pouvoir panoptique. C’est aussi une prudence dans la conduite du chercheur. Retenons d’Holbein la vanité des instruments de mesure et leur promesse tragique. Alors, ce n’est pas de biais mais d’illusions qu’il s’agit si nous ne concédons pas que nos finalités sont toujours les moyens d’une autre et que le politique est peut-être l’art de la composition des fins, non de leur exclusion.
1 Les ambassadeurs, 1533, Hans Holbein, portrait de Jean de Dinteville et Georges de Selve, collection de la National Gallery de Londres. Figure au premier plan une anamorphose en forme d’os de seiche qui, en se déplaçant sur le côté, se révèle être un crâne exprimant à cette époque la vanité humaine ; portant alors sur le tableau un regard biaisé dont l’oblique rasante rend alors incompatible l’observation du crâne et la perception des deux ambassadeurs. (Document pédagogique en libre accès : SlidePlayer.fr/slide/2449192/)
2 Le terme a été introduit dans les années 70 par Kahneman (1934) et Tversky (1937-1996) dans l’analyse des décisions irrationnelles. Ces auteurs remettent en cause la théorie de l’utilité espérée du fait de leur démarche expérimentale en matière d’économie et de finance comportementale d’où se dégage leur théorie des perspectives puis leurs conclusions sur les biais cognitifs.
3 Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) consacre toute une partie de son ouvrage Le visible et l’invisible en 1964 à la science et sa foi perceptive. Il souligne que : « Le psychologue à son tour s’installe dans la position du spectateur absolu. Comme l’investigation de l’objet extérieur, celle du « psychique » ne progresse d’abord qu’en se mettant elle-même hors du jeu des relativités qu’elle découvre, en sous-entendant un sujet absolu devant lequel se déploie le psychisme en général […] Mais, comme en physique aussi, un moment vient où le développement même du savoir remet en question le spectateur absolu toujours supposé. Après tout, ce physicien dont je parle et à qui j’attribue un système de référence, c’est aussi le physicien qui parle. Après tout, ce psychisme dont parle le psychologue, c’est aussi le sien. Cette physique du physicien, cette psychologie du psychologue, annoncent que désormais, pour la science même, l’être-objet ne peut plus être l’être-même : « objectif » et « subjectif » sont reconnus comme deux ordres construits hâtivement à l’intérieur d’une expérience totale dont il faudrait, en toute clarté, restituer le contexte. » (1964, 37) Il en conclut que : « Dès qu’on cesse de penser la perception comme l’action du pur objet physique sur le corps humain et le perçu comme le résultat « intérieur » de cette action, il semble que toute distinction du vrai et du faux, du savoir méthodique et des fantasmes, de la science et de l’imagination, soit ruinée. » (1964, 45). De même concernant le langage, il écrit : « L’algorithme, le projet d’une langue universelle, c’est la révolte contre le langage donné. On ne veut pas dépendre de ses confusions, on veut le refaire à la mesure de la vérité, le redéfinir selon la pensée de Dieu, recommencer à zéro l’histoire de la parole, ou plutôt arracher la parole à l’histoire. » (1969, 10).
4 Le référentiel quelque peu scientiste des auteurs est posé par Kahneman dès l’introduction : « nous avons passé des journées entières à concevoir des problèmes et à examiner si nos préférences intuitives correspondaient à la logique du choix. » (2012, 17). La logique du choix affirme bien l’existence de la référence non-biaisée.
5 La théorie de l’utilité espérée a été développée par Von Neumann (1903-1957) et Morgenstern (1902-1977) dans leur œuvre majeure de 1944 : Theory of Games and Economic Behavior. Elle prédit le comportement des joueurs dans des jeux dit non-coopératifs.
6 Il s’agit des travaux réunis dans Judgment Under Uncertainly:Heuristics and Biases, de Kahneman, Slovic et Tversky. A noter qu’heuristique dans son acception psychologique définit un comportement rapide et intuitif qui fait l’économie d’un inventaire exhaustif. Dans son sens mathématique et ses applications informatiques, il s’agit d’une méthode produisant rapidement une solution. Le mathématicien spécialiste des analyses combinatoires George Polya (1887-1985), par ailleurs linguiste et philosophe, formalise la méthode heuristique énonçant que le problème posé est connu, décomposable en problèmes simples plus élémentaires déjà résolus donc traitables. Dans une sens plus économique, l’économiste Herbert Simon (1916-2001) est à l’origine de la notion de rationalité limitée exprimée dès 1955 pour décrire un processus de décision économe de temps et d’investissement, soit rapide et non-exhaustif pour effectuer un choix pertinent par approximation et enseignements des expériences antérieures.
7 Stanislas Dehaene (1965), psychologue cognitiviste, critique les méthodes expérimentales par trop rudimentaires des psychologues qui n’intègrent pas la complexité, l’analyse systémique et le recours à plusieurs champs disciplinaire : « L’activité mentale autonome, trop souvent négligée, doit donc redevenir un objet d’étude pour la psychologie cognitive. Nos expériences brident souvent les participants dans des tâches cognitives très étroites. Si l’on espère comprendre le flux spontané de la conscience, de nouvelle méthodes expérimentales, qi laisseraient une bien plus grande liberté au sujet, devront être imaginées » (2006, 70) ; soit tout l’inverse des pratiques de Kahneman.
8 Paul Samuelson (1915-2009), économiste, prix Nobel d’économie 1970, il contribue à l’essor d’une économie mathématique inspirée par la physique. Le système économique à l’instar d’un système physique s’étudie pour en manifester les structures dans des modèles qui clarifient les conditions d’équilibre et de stabilité. Il formalise la méthode de statique comparative où s’examine de manière qualitative une variation des choix consécutive d’une modification d’une variable : par exemple le prix. Les changements de valeur permettent de corréler à d’autres variations d’autres facteurs : par exemple la consommation.
9 L’économiste et philosophe de l’économie Mongin (1950) rappelle à ce sujet : « les agents peuvent douter que les tirages successifs des loteries réalisent l’hypothèse d’indépendance stochastique qui justifie de calculer multiplicativement les probabilités composées. Dans certains cas, ces doutes seront fondés, car les phénomènes aléatoires qui sous-tendent les loteries peuvent être liés par des causes communes. » (2014, 756).
10 Dehaene explique que « chaque décision résulte d’une accumulation stochastique, dont la pente dépend de la qualité des données perceptives ou cognitives utilisées dans la tâche, et qui se poursuit jusqu’à atteindre l’un de deux seuils de réponse. Le modèle explique la variabilité des réponses d’un essai à l’autre, et prédit correctement la forme de la distribution des temps de réponse dans de nombreuses tâches cognitives simples. » (2006, 39) ; faisant référence à ces travaux sur la modélisation d’une prise de décision élémentaire par une marche aléatoire.
11 Hannah Arendt (1906-1944) écrit à propos de l’analyse économique : « L’économie ne put prendre un caractère scientifique que lorsque les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent unanimement certaines normes de comportement, ceux qui échappaient à la règle pouvant passer pour asociaux ou anormaux. » (1983, 81). Comme le rappelle aussi le neurophysiologiste Alain Berthoz (1939), académicien des sciences et professeur au Collège de France : « la décision n’est pas seulement calcul d’une utilité, pari sur une probabilité. Elle est prédiction vécue par un esprit incarné dans un corps sensible. Elle est le résultat d’une hiérarchie de multiples mécanismes emboîté. » (2003, 77).
12 Daniel Bernouilli (1700-1782), médecin et mathématicien. Il est l’auteur du théorème qui porte son nom en mécanique des fluides. Il publie la Théorie sur la mesure du risque en 1738 où il énonce le paradoxe de Saint Pétersbourg. Il formalise le rapport entre risque et rendement qui traduit une forme d’aversion au risque dont la rémunération doit être plus grande.
13 Hilary Putnam (1926-2016) qui enseigna la logique mathématique à Harvard nous dit que : « même la notion imprédicative d’ensemble admet des équivalents variés : par exemple, au lieu d’identifier, comme je l’ai fait, les fonctions avec certains ensembles, j’aurais pu identifier des ensembles avec certaines fonctions. Mon opinion personnelle est qu’aucune de ces approches ne saurait être regardée comme plus « vraie » qu’une autre ; le royaume des faits mathématiques admet de multiple « descriptions équivalentes ». » (1996, 70).
14 Kahneman fait fi de la décision comme sélection. A ce sujet, Berthoz rappelle que : « nous disposons d’un répertoire de comportements bien définis. La décision est donc d’abord sélection de comportements déjà présents. Bien sûr, ces comportements peuvent avoir été appris ou appartenir au répertoire génétique de l’espèce. » (2003, 120). Il explique que « les théoriciens ont pris le problème à l’envers. Ils sont partis de l’idée que la décision est un processus général, abstrait, qui obéit à des règles formelles, désincarnées, et ils ont ensuite essayé de trouver toutes les exceptions à ces règles générales et formelles, pour constater en fin de compte que la décision dépendait de la tâche, du contexte, du cadre, du corps, etc. Or, l’observation de la nature et des animaux nous enseigne d’emblée que la décision est construite en fonction des actions possibles pour une espèce donnée dans un contexte donné. Une théorie de la décision devra donc partir de ce fait : le monde est construit par l’animal en fonction de ses buts et de la façon dont il peut y survivre. » (2003, 121).
15 Maurice Allais (1911-2010), économiste, prix Nobel 1983, spécialiste de la monnaie, est connu pour son paradoxe et son argumentation contre le consensus de Washington et les perspectives de la mondialisation.
16 Outre les travaux de MacCrimmon de 1968, il faut noter ceux de Moskowitz en 1974 et ceux de Slovic et Tversky. En 1979, ceux de Kahneman et Tversky puis de nouveau ceux de MacCrimmon et Larsson en 1979.
17 Nous invitons le lecteur à lire le brillant article très synthétique de Patras Enjeux et limites des modèles publié dans le n° 33 des cahiers de psychologie politique où celui-ci rappelle : « Ce que l'on qualifiera ici de « risque pythagoricien » tient à la généralisation abusive et la décontextualisation de certaines modalités mathématiques de connaissance et d'acquisition d'emprise sur le monde. De ce qu'il est possible de quantifier tel ou tel phénomène et d'accéder par-là à une forme authentique, profonde et scientifique de connaissance, il ne faut pas se hâter de conclure, ni que toute connaissance serait nécessairement de cette forme, ni que toute quantification donne accès à l'être des choses -sans même que soit posée la question de sa pertinence et de son domaine de validité. » Il prolonge en ces termes : « Une telle utilisation de paradigmes mathématiques et techniques au-delà de leur domaine de légitimité ; la confiance qui est accordée à des modèles et les mesures qui en sont issues, dont on ne questionne pas la validité, soit du fait de difficultés techniques ou conceptuelles, soit par le simple jeu de l'inertie et de l'habitude : il s'agit là de situations au fond assez classiques, dont seule la répétition peut surprendre. » Il est donc bien incertain que les mathématiques puissent servir de référent absolu à la vérité scientifique.
18 Gunnar Skirbekk (1937), philosophe enseignant à l’université de Bergen, membre de la société royale norvégienne des sciences et des lettres, il est l’auteur d’une œuvre considérable sur la modernité, la rationalité et la praxéologie dont tout particulièrement : Une praxéologie de la modernité et Rationalité et modernité.
19 Les schémas présentés par Kahnmeman sont les suivants :
Au lieu d’opposer une vérité partielle à l’illusion de la perception, Berthoz explique plus prudemment : « les illusions sont des solutions ; je voudrais ajouter ici que ces solutions, qui lèvent les ambiguïtés, sont en réalité des décisions, des jugements, que prend le cerveau et dont il convient de comprendre les bases neurales. Ainsi la fameuse illusion des cylindres est sans doute aussi une décision que prend le cerveau pour résoudre la compétition introduite par la perspective. » (2003, 200). Les cylindres remplacent les silhouettes dans l’exemple de Berthoz et il souligne que les deux réponses sont justes. L’une fait prévaloir l’effet de la perspective, l’autre fait prévaloir la mesure effective des formes.
20 Berthoz précise très justement que les sens constituent un ensemble au service, entre autre, d’une pratique corporelle : « Nous n'avons pas que cinq sens. En plus des capteurs de la vision, de l'audition, du toucher, du goût et de l'olfaction nous avons aussi des capteurs qui détectent le mouvement. Chacun de ces sens à lui seul ne peut pas mesurer le mouvement, c'est la coopération de tous ces sens qui constitue le sixième sens : le sens du mouvement. Le cerveau doit, à partir de ces sens, reconstruire une perception unique et cohérente des relations de notre corps et de l'espace. » (7 février 2000, conférence disponible en ligne : http://www.canal-u.tv/?redirectVideo=863
21 Michel de Certeau (1925-1986), philosophe, épistémologue et théologien, il s’étonne encore de la permanence de l’atomisme : « L’atomisme social qui, pendant trois siècles, a servi de postulat historique à une analyse de la société suppose une unité élémentaire, l’individu, à partir de laquelle se composeraient des groupes et à laquelle il serait toujours possible de les ramener. Récusé par plus d’un siècle de recherches sociologiques, économiques, anthropologiques ou psychanalytiques (mais en histoire, est-ce un argument ?), pareil postulat est hors du champ de cette étude. » (1990, XXXV). Mais il en explique un peu plus loin l’origine : « Le libéralisme a pour unité de base l’individu abstrait et il règle tous les échanges entre ces unités sur le code de l’équivalence généralisée qu’est la monnaie. » (1990, 47).
22 Berthoz étudie la décision sous l’angle des sciences cognitives et de la psychologie des émotions. Il souligne les manques d’un travail obtus obnubilé par l’analyse formelle et isolée de la décision : « Je cherche aussi à montrer ici que les théories de la décision fondées sur la notion de « représentation » ou d’élaboration des décisions à partir de règles formelles doivent être complétées, sinon remplacées, par une théorie fondée sur la notion d’acte ou d’action. » (2003, 80), ce qui nous ramène à la praxéologie d’une part et à l’éthologie d’autre part.
23 Erwing Goffman (1922-1982), sociologue et linguiste de la 2e école de Chicago mène un travail sur les interactions sociales, développant plusieurs concepts dont l’institution totale, la présentation de soi, la stigmatisation ou encore la ritualisation. Il fait siennes des méthodes de recherche et des concepts issus de l’éthologie dont sa référence à l’œuvre majeure de Julian Huxley (1887-1975) Le comportement rituel chez l’homme et l’animal publié en 1971.
24 Nous nous référons ici aux travaux de Dorothy Cheney et Robert Seyfarth, biologiste et psychologue du département de biologie et psychologie de l’université de Pennsylvanie, spécialistes de l’étude de la socialité des primates et ceux plus anciens de Craig Packer sur les coopérations réciproques entre non-apparentés.
25 La définition du groupe se distingue d’un agrégat d’égaux. Il est irréductible à ce simple ensemble considéré comme une collection sans architecture particulière, parce qu’il y a plusieurs rangs distincts, des fonctions spécifiques, des règles et des buts connus des membres ; ce qui confère une originalité de point de vue à ses travaux entre psychologie et sociologie. Et les relations à étudier ne se limitent pas à celles des membres au sein du groupe car il existe des interactions d’un autre ordre entre les groupes constitués, soit une dimension sociale inhérente aux relations intergroupes. Pour ce qui est des fonctions, Meredith Belbin (1926), psychosociologue spécialiste des équipes a fait un inventaire des comportements en étudiant les rôles en équipe. Il explique que : « les comportements que les gens adoptent se déclinent à l’infini, mais la gamme des comportements utiles, qui contribuent effectivement à la réussite de l’équipe, est en revanche limitée. Ces comportements peuvent être rassemblés en un nombre défini de groupes, qui nous avons appelé les « rôles en équipe » : concepteur, priseur, expert (rôles réflexifs), organisateur, propulseur, perfectionneur (rôles actifs), coordinateur, promoteur, soutien (rôles relationnels). » (2006, 45).
26 Jean-Marc Monteil (1947), psychologue spécialiste de la mémoire et des régulations des comportements et des performances cognitives rend compte de cette ambivalence de ce rapport au regard des autres pour justifier la conformité ou la transgression des normes du groupe. Il étudie l’exemple du respect des consignes de l’entraineur pour lui être fidèle, loyal et agréable, pensant qu’il sera sensible à ce conformisme auquel s’oppose la transgression ou la prise d’initiative inconsidérée afin de prouver sa valeur et de démontrer à l’entraîneur son caractère. Les deux attitudes inversent le sens de la prise de risque et plus encore la croyance en la représentation que l’autre s’en fera, avec l’enjeu du renforcement de la relation. Ces exemples témoignent de l’extrême limite des cas économiques de Kahneman qui n’intègrent jamais l’interaction sociale ou les jeux d’acteur à décisions multiples et encore moins l’intériorisation du regard de l’autre et de l’estime de soi en cas de succès ou d’échec.
27 Pierre Janet (1859-1947), philosophe, psychologue et médecin indique à propos de la pluralité des points de vue : « Suivant le point de vue où nous nous plaçons, nous voyons les choses d’une manière ou d’une autre. Nous apprenons aussi à changer notre point de vue suivant la position que nous prenons ou que nous imaginons prendre. » (1935, 173).
28 Nous invitons le lecteur à lire notre article La raison totalitaire et morbide publié dans le n° 33 des Cahiers de psychologie politique. http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=3674
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