N°35 / L'avenir de la démocratie Juillet 2019

Numérique et psychanalyse

De l’emprise du numérique : extension, illusion ou aliénation du sujet ?

Alain Deniau

Résumé

VARIA

Le numérique est une révolution au même titre que celle qu’a introduite Gutenberg. Le Sujet en est transformé dans son rapport à la connaissance et au savoir, à sa mémoire et à son intelligence donc à son efficience. Une telle rupture dans le rapport du Sujet à son Umwelt, à sa limitation intellectuelle et corporelle et donc à son discours, produit des effets psychiques d’exclusion mais aussi des effets d’exaltation et de toute puissance, qui deviennent collectivement un « réchauffement médiatique » selon l’expression de D. Boullier. Nous nous appuierons aussi sur André Leroi-Gourhan, Guy Mamou-Mani et surtout sur Sherry Turkle.

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Le numérique est une révolution au même titre que celle qu’a introduite Gutenberg. Le Sujet en est transformé dans son rapport à la connaissance et au savoir, à sa mémoire et à son intelligence donc à son efficience. Une telle rupture dans le rapport du Sujet à son Umwelt, à sa limitation intellectuelle et corporelle et donc à son discours, produit des effets psychiques d’exclusion mais aussi des effets d’exaltation et de toute puissance, qui deviennent collectivement un « réchauffement médiatique » selon l’expression de D. Boullier1. Nous nous appuierons aussi sur André Leroi-Gourhan, Guy Mamou-Mani et surtout sur Sherry Turkle.

Le numérique est en premier lieu une technique de connaissance et de communication. A ce titre, il doit être comparé avec l’invention de l’imprimerie. Il modifie radicalement notre mode de communication avec les autres et démultiplie aussi notre mémoire, si l’individu parvient à s’en approprier la technique. Se l’approprier, c’est se l’incorporer sans angoisse pour que le recours à cette extension de son intelligence devienne une aptitude psychique personnelle. À chacune de ces étapes, intervient une possibilité d’arrêt, de blocage, dans l’acquisition de ce savoir nouveau dont la fonctionnalité était jusqu’alors inconnue. L’instant de franchissement dans cette acquisition peut déclencher un excès de jouissance, marque de l’expansion subjective. Comme pour l’usage de l’écriture dont on connaît bien les expressions psychopathologiques, (inhibitions, graphorrhée, sensations de puissance...), l’acquisition ou l’échec de la maîtrise du numérique ouvre le champ d’une nouvelle clinique individuelle et collective.

La particularité du Numérique est qu’il peut engager de nombreuses personnes simultanément dans une même démarche et susciter ainsi l’illusion partagée d’être ensemble alors qu’il ne s’agit que d’un un par un, un côte à côte. Cette illusion d’être un collectif construit une certitude de pensée partagée, comparable à un délire à deux. Elle est une croyance reposant sur un postulat commun masquant le Réel. C’est ce lien avec un Réel actif, quoique impossible à penser et à délimiter, qui est mis en jeu par le numérique dans le psychisme du Sujet.

Leroi-Gourhan a décrit que chaque progrès majeur dans la civilisation est à relier à une mise en jeu du corps. Le propulseur néolithique et l’arc, par exemple, démultipliaient la force de projection du bras. De même, le numérique est une démultiplication quasiment infinie des capacités intellectuelles, d’intelligence et de mémoire. Il est à ce titre une révolution. Comme toute révolution, il crée une rupture, il est disruptif, et suscite un clivage entre les individus. Il y a désormais ceux qui peuvent s’y déployer et ceux qui le ressentent comme un rejet ou un échec.

Un objectif de santé mentale pourrait être de prendre en main la pédagogie du numérique en direction de ces personnes. Les ateliers de pédagogie numérique auraient alors un double objectif au profit de ces personnes : faire chuter leur angoisse et leur vécu insupportable d’être une fois de plus marginalisés et rejetés et les faire bénéficier de cette forme d’affirmation de soi. Ils peuvent alors devenir des ateliers thérapeutiques intégrés dans une structure ou un réseau ayant un effet de soins, puisqu’ils nécessitent d’être encadrés par des moniteurs attentifs à la dimension qu’ils engagent. La levée du blocage né de l’angoisse et du sentiment de répétition des échecs sociaux ou scolaires antérieurs nécessite une attention individualisée et la clarté d’un projet sur une assez longue durée. Le second objectif est, une fois l’angoisse de l’inconnu dépassée, une fois la relation transférentielle établie entre l’accompagnant et le néophyte, de déplacer la demande de savoir vers un groupe banalisé, associatif ou municipal par exemple. S’ouvre alors la possibilité d’une intégration sociale par ce groupe non spécifique comme des municipalités ou des associations en organisent. L’apprentissage du numérique aura alors été l’accès à une meilleure intégration sociale. Un certain plaisir peut en venir, accompagnant le sentiment d’une confiance en soi enfin trouvée ou retrouvée. L’image de soi restaurée permet le refoulement de la blessure narcissique qui avait été réactivée par l’échec à comprendre.

L’expérience montre que l’outil numérique, quand on ne laisse pas la personne seule face à l’inconnu qui la paralyse, peut devenir un outil relationnel, un médiateur thérapeutique. Les clubs thérapeutiques avaient su être des lieux d’ouverture sur la vie sociale et institutionnelle en produisant des journaux ou des imprimeries. L’atelier informatique reproduit la même démarche socialisante majorée par son utilisation immédiate dans la vie quotidienne.

Ecouter les crises de panique nées d’une confrontation au numérique peut rendre perplexe si soi-même on ne le maîtrise pas. Ce qui était familier quelque temps auparavant devient subitement étrange, la personne se plaint d’une perte de mémoire, de ne plus retrouver les procédures pourtant connues, de s’enfoncer dans un inconnu hostile. Il suffit alors de la réassurance apportée par quelqu’un porteur d’un plus-de-savoir pour que le lien de confiance soit retrouvé. Il faut s’interroger sur le lieu psychique concerné par ce surgissement de l’angoisse qui rend la démarche informatique source d’une inquiétante étrangeté et agent d’un puissant refoulement. Ce qui était su devient inconnu. Les personnes qui subissent une telle régression ne peuvent que dire « pourtant je savais, mais je ne trouve plus le fil », « j’ai peur de toucher un bouton, » « je suis perdu(e). » Cette angoisse ouvre la porte à des sentiments de persécution, de complot, de vol d’idées, d’effraction dans l’intime représenté par l’ordinateur ou le téléphone. Le lieu d’un tel ravage est le processus primaire.

Ce point d’impact du numérique dans le sujet est confirmé par d’autres entrées dans la clinique : on est souvent surpris par l’intensité de l’attachement au Smartphone ou à l’écran de l’ordinateur. On qualifie trop vite cette dépendance d’addiction alors qu’il s’agit précisément d’établir la différence. A la différence des produits toxiques, le numérique est un instrument de culture et de vie sociale. Il ne se substitue pas à quelque chose, il élargit le champ social jusqu'à l'excès. Il crée une microsociété illusoire certes, mais réelle, ancrée dans la vie sociale. Internet est devenu indispensable. Nous ne sommes qu’aux débuts de la vie connectée.

De même, voir un enfant se saisir d’un ordinateur et réussir très vite à en connaître le fonctionnement étonne. C’est le même espace primaire qui est mis en jeu dans la mise hors temps du sujet qui y est abîmé jour et nuit. Il est Zeitlos comme l’a écrit Freud pour désigner les traits de cet espace de l’Inconscient. C’est comme si l’outil numérique était d’emblée intégré dans l’image spéculaire du corps et que le Sujet, augmenté de la fonction qu’il s’est appropriée, pouvait s’y mouvoir sans le refoulement et la résistance qui affectent ceux que j’évoquais plus haut. Cette aptitude psychique est d’ailleurs reconnue par les professionnels du numérique de la Silicon Valley dont on dit qu’ils sont à la recherche d’autistes type Asperger pour leur faculté d’attention régressive.

On touche là à la différence entre les acquisitions intellectuelles et la connaissance intuitive des enfants qui, une fois obtenu le savoir faire acquis par le jeu, ne peuvent plus le perdre, ne peuvent pas oublier ce qui a été ouvert et acquis dans l’espace du narcissisme primaire et du spéculaire. C’est dans cet espace psychique que se forge la croyance née de l’illusion d’être dans la réalité, alors que l’individu n’est alors que dans le Réel.

Sherry Turkle2 rapporte l’exemple d’adolescents et d’adultes qui revendiquent de vivre plusieurs vies simultanément, grâce au Smartphone et à l’Internet, avec la certitude que chacune d’elles est aussi vraie qu’une autre, a autant de réalité que l’autre. Un homme interviewé lui dit : « Second Life me permet d’avoir une meilleure relation que dans la vie réelle. C’est là que je me sens le plus moi-même. » Elle relate des idylles virtuelles durant plusieurs années équilibrant la vie « physique », familiale et professionnelle.

Pour les différencier, Sherry Turkle est obligée d’introduire le terme d’authenticité, qu’elle utilise dans le sens juridique traditionnel « choses véridiques, indiscutables »3 et non pas dans le sens contemporain « sincère, naturel, non affecté ». Pour eux, la réalité virtuelle, portée par le Réel, est autant porteuse de vie et de permanence que la réalité commune. Mais c’est un monde sans castration. C’est aussi un mode d’être qui nous questionne sur la limite entre le Réel et la réalité, entre le narcissisme primaire et le spéculaire.

La permanence du lien maintenu par des dizaines de SMS quotidiens avec quelques autres tels que la mère, la copine ou le copain de certains adolescents leur permet d’éviter l’angoisse de séparation. Ce temps est pourtant nécessaire à la structuration psychique d’un sujet. Cet évitement démultiplié dans le collectif ne peut être sans effets sociaux.

Les chercheurs en Intelligence Artificielle4 ont construit leur modèle sur la représentation dans l’espace des connexions neuronales du cerveau, le deep learning. L’expérience clinique fait entendre que ceux qui sont addictes au numérique pratiquent le multitâche, c’est à dire qu’ils sont certes rivés à leur écran mais font autre chose en même temps. Leur attention est donc flottante disponible pour un instant du regard au sens du temps logique de Lacan.5

On peut comprendre ainsi ces personnes qui ont une compulsion jusqu’à nourrir une forme d’érotomanie par des dizaines ou des centaines de SMS quotidiens pour l’objet de leur amour et peuvent avoir une autre activité en même temps, les multitâches. Elles mettent à fleur de conscience un processus archaïque, celui d’une compulsion irrépressible. La généralisation de cette pratique des multitâches a permis à Sherry Turkle de la corréler à des études comportementales qui montrent une attitude de compréhension superficielle chez les jeunes américains. « Et dans le tourbillon de la communication interrompue, il est facile de perdre de vue ce qui importe vraiment ».6 Cette communication ininterrompue effectuée dans la hâte est une succession d’instants du regard, temps de l’éclair de l’inconscient. Paul Virilio décrivait notre civilisation comme celle de la vitesse, alors qu‘aujourd’hui ce serait bien plus celle d’une hâte vertigineuse et aveuglante qui va jusqu’à suspendre le déroulement psychique du procès du temps logique. Après l’instant du regard, le temps pour comprendre est comme escamoté au profit d’un moment de conclure devenu intuitif et non plus issu de la méditation. Un avocat explique qu’« on me pose des questions auxquelles je peux répondre immédiatement ». Il précise : « c’est la technologie qui crée certaines attentes en termes de vitesse7. » Les problèmes juridiques exigent un temps de réflexion et de la nuance.

Le recours intensif à Second Life produit la chose étrange que cette double vie qui est ressentie comme la vie désirée et idéalisée crée un clivage dans l’image du moi où le moyen d’accès à ce double fait fonction d’objet fétiche. Grâce à lui, la séparation, le manque dans la vie réelle, dans la vie physique sont l’objet d’une négation sans aller jusqu’au déni puisque les utilisateurs ne s’abandonnent pas, semble-t-il, à en faire (enfer...) l’unique lieu de leur vie psychique. Sherry Turkle s’écarte d’une possibilité de déni quand elle conclut : « le sentiment de complétude ne provient plus du fait de se sentir un, mais de la fluidité et de l’aisance des relations entre les différentes dimensions du moi8. » Elle pense que « dans la vie en ligne, le site soutient le moi. » Le collectif qui réagit instantanément aux messages est, pour celui qui s’écarte de l’usage en cours dans le groupe, un Surmoi collectif tyrannique, menaçant par l’humiliation, le shaming. Ceux qui y entrent sont dans une forme de servitude volontaire où ils trouvent toutes les contreparties qui étoffent leur vie.

Second Life permet ainsi de se construire une vie « imaginaire » qui non seulement compense la vraie vie physique mais peut aussi être féconde pour celle-ci, on pourrait dire thérapeutique à l’insu. Les partenaires dans Second Life portent une altérité, sans visage, qui détient les exigences et la mémoire. Il semble que ce jeu qui peut continuer pendant des années avec les mêmes partenaires ou les mêmes avatars puisse apporter de telles satisfactions que certains peuvent s’y développer comme d’autres y sombrer. Le semblant mis en place quand il se substitue à la vérité devient mortifère.

On doit aussi s’interroger sur la transmission mortifère à l’égard des jeunes enfants quand les parents sont présents à leur écran de Smartphone et absents psychiquement à leur enfant. Dix ans plus tard que produira cette absence répétée à l’autre, à l’enfant qui n’ose plus déranger le parent absorbé par un ailleurs qui le rend inaccessible ? Dans d’autres situations, on connait le ravage qui est produit par ce semblant de présence, poussé à l’extrême dans les cas de délire des mères. Ici aussi, cette illusion de présence, de disponibilité ne poussera-t-elle pas l’adolescent à reproduire avec insistance la dépendance banalisée aux écrans jusqu’à la formation de déserts psychiques, d’espaces relationnels lacunaires proches de l’inaffectif ?

Cette situation de dépendance se redouble entre les éducateurs, les parents et la société au point de devenir le comportement dominant transmis d’une génération à l’autre, renforcé par la nature même de ce comportement qui donne l’illusion d’une vie individuelle et sociale. La dépendance à un produit (alcool, tabac, drogue ou jeu) est d’emblée perçue comme extérieure au sujet. Dans le cas du numérique, c’est le mode relationnel partagé et généralisé qui introduit un malaise dans l’échange social. Dans la structuration de la relation à l’autre, dans l’altérité, l’effet du numérique est de substituer à l’intrication parole–affect émotionnel, qui caractérise l’expression de l’inconscient dans la langue, les traits du numérique : instantanéité de l’expression, répétition sans perlaboration, jouissance de l’illusion partagée, réalisation du fantasme de tout savoir sans l’effort de remémoration.

La génération des jeunes que l’on nomme génération Y, car en permanence branchée aux autres, inscrit l’usage du numérique dans la pulsation de sa vie quotidienne au point que la compulsion à l’utiliser fait corps avec le sac à pulsions qu’est le corps. La psychanalyse est le témoin de cette mutation culturelle qui affecte la mise en jeu pulsionnelle et l’usage de la parole par la possibilité de vivre dans la simulation virtuelle. Tout ce que nous avons éprouvé sur le mode du fantasme et appris à dominer et à maîtriser par la dictature de la raison, devient dans l’univers du numérique un monde possible où règnent la simulation et le semblant sous l’emprise du regard des partenaires du groupe, puis par extension de l’Etat lui-même. Nous savons aussi combien il est difficile de se détacher d’une simulation et d’un semblant qui donnent trop de satisfactions et donnent l’illusion d’une vie « normale ». La psychopathologie nous a fait connaître des cas isolés de l’excès sous le nom de mythomanie ou de paranoïa. Or, cet excès est devenu la norme pour la Y génération.

Nous découvrons dans la Chine actuelle les effets de l’instauration de cette pression des autres à la vie « normale ». Une pression de tous les instants est instituée par la vie dans le numérique. Elle crée une normalité de conformité et une répression invisible. Michel Foucault les avait anticipées quand il écrivait que se substituera à la surveillance étatique une auto-surveillance par les membres de la société elle-même.

Où sera alors la vie privée ? Ne restera-t-il que l’espace de la cure pour la vie, privée d’une véritable altérité ?

1 Dominique Boullier, Sociologie du Numérique, Armand Colin, 2016
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, 1964
Guy Mamou-Mani L’apocalypse numérique n’aura pas lieu, L’Observatoire, 2019
Sherry Turkle, Seuls ensemble, L’Echappée, 2015.

2 Sherry Turkle, Seuls ensemble, de plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines, éditions L’échappée, Paris, 2015, p. 253

3 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris

4 Intelligence artificielle Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, collectif avec Enki Bilal, Jean-Paul Delahaye, Laurence Devillers, Gilles Doweks, Jean-Gabriel Ganascia, Yann LeCun, Cédric Villani… Flammarion, 2018.

5 Jacques Lacan, Ecrits, Le temps logique, Ed Seuil, 1966.

6 Sherry Turkle, ibidem, p. 264.

7 Sherry Turkle, ibidem, p. 265

8 Sherry Turkle, ibidem, p. 306

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