DOSSIER : POLITIQUE DE SANTE
Fanny Guénéchault est docteur en psychologie interculturelle. Après avoir exercé en Centre d'Accueil pour Demandeurs d'Asile elle intervient depuis dix ans auprès de personnes en situation de handicap en établissements médico-sociaux.
Les politiques de santé sont révélatrices des rapports sociaux entretenus en société, de nos solidarités et de la considération portée à ceux qui ont une santé fragile. Le secteur de la santé mentale est souvent l'oublié de ces politiques. Ce terme a peu à peu remplacé celui de la psychiatrie et relève d'un domaine plus large qui englobe des réalités humaines diverses, relevant aussi bien du sanitaire que du médicosocial.
En santé mentale, la notion du « prendre soin » a tout son sens. Cependant lorsqu'il s'agit du « prendre soin physique » celui-ci s'intrique avec les éléments psychiques. Les tableaux cliniques sont complexes et nécessitent du temps ainsi qu'une approche et une réflexion pluridisciplinaires pour mener à bien le soin. Ces constats, issus de notre pratique professionnelle, nous amènent à nous interroger sur les conséquences du modèle inclusif dans les politiques de santé publique auprès des personnes en situation de handicap.
Nous aborderons tout d'abord les politiques liées au handicap et l'évolution des pratiques d'accompagnement. Nous nous intéresserons ensuite aux implications du modèle inclusif sur l'accès aux soins des personnes atteintes de troubles psychiques.
Le mot « handicap » trouve son origine dans le vocabulaire anglais « hand in cap » qui signifie « la main dans le chapeau », terme utilisé lors des courses hippiques. Par métonymie, il devient dans la langue anglaise le terme par lequel on désigne les manques, les entraves, l'infériorité d'une personne.
Il apparaît dans la législation française en 1957 dans le domaine de l'emploi pour évoquer le reclassement de certains travailleurs (Loi du 23/11/1957). Cette question s'élargit à l'ensemble de la société avec la création de l'A.A.H. (Allocation Adulte Handicapé) et de la loi d'orientation en faveur des personnes handicapées du 30/06/1975. A cette période, l'approche du handicap est dominée par le modèle médical qui implique qu'il soit envisagé comme la résultante de propriétés biologiques individuelles. Cette approche pathologisante du handicap a engendré la création de structures et d'institutions pour accueillir et « prendre en charge » ces personnes.1 En France, les établissements spécialisés étaient pensés comme un « détour ségrégatif » avant une possibilité de réintégration dans la société. Fin 1960, il est établi que les états handicapants sont beaucoup plus répandus, variés et complexes que ne le donnaient à penser les classifications. La perception du handicap évolue dans les années 70 à l'échelle mondiale vers un modèle dit social. 2 Celui-ci amène l'idée que la société est impliquée dans la production du handicap en considérant la différence comme une entrave. La question du handicap devient un problème sociétal relevant d'une question d'intégration des individus.
En 1980, l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) donne cette définition : « est handicapée toute personne dont l’intégrité physique ou mentale est passagèrement ou définitivement diminuée, soit congénitalement, soit sous l’effet de l’âge ou d’un accident, en sorte que son autonomie, son aptitude à fréquenter l’école ou à occuper un emploi s’en trouvent compromises » mais sa retranscription législative est différente selon les pays.
En France, le statut de « personne en situation de handicap » relève d'une reconnaissance administrative prise par la CDAPH ( Commission des Droits et de l'Autonomie des Personnes Handicapées), instance départementale qui base ses décisions sur des textes de loi, selon des critères déterminés. Par comparaison, la législation américaine introduit une dimension subjective et relative dans sa définition, la personne pouvant être « perçue comme handicapée »3.Ainsi il y a une prise en compte de la particularité d'une situation, d'un contexte notamment professionnel qui fait qu'une caractéristique individuelle peut être déterminée comme un handicap par la voie de la jurisprudence, comme ce fut le cas pour l'obésité.
Les débats politiques et scientifiques des années 1987 à 2000 ont apporté une nouvelle approche, psychosociale, qui relève d'une conception systémique et multidimensionnelle du handicap, intégrant les contraintes des deux précédents modèles. Le handicap devient alors « une interaction de déficiences, de restrictions d'activités et de participation sociale modulée par des facteurs contextuels (environnementaux et personnels) » Au début des années 2000, en France, les associations représentant les personnes atteintes de troubles psychiques et leurs proches, lasses de la stigmatisation et du déni de leurs souffrances, ont interpellé le gouvernement et la société sur cet état de fait. Publié en juin 2001, le « Livre Blanc des partenaires de Santé Mentale France » a motivé en 2002 l'élaboration d'un rapport à la demande du Ministère des personnes handicapées. Ce rapport, dit Rapport Charzat, du nom de son rapporteur, a pour objet de « Mieux identifier les difficultés des personnes en situation de handicap du fait de troubles psychiques et les moyens d'améliorer leur vie et celle de leurs proches ».Il en a émergé l'idée que, pour que ces personnes soient intégrées dans la Cité, il était nécessaire d'articuler soins et aide médicosociale et non plus, comme cela se faisait, de les proposer l'un après l'autre dans une sorte de parcours linéaire allant du soin au médico-social.4Ce constat se traduisit par une avancée majeure avec la loi du 11 février 2005 dite loi du handicap. Elle apporte cette définition du handicap : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. » 5Le handicap psychique est enfin reconnu.
L'organisation de l'accompagnement du champ du handicap est complexe. Trois secteurs professionnels sont concernés, celui de la psychiatrie, du médico-social et du social6..Une des préconisations du rapport Charzat était précisément d'inciter les professionnels de ces différents secteurs à travailler ensemble selon une « stratégie d'intervention [consistant] en la mise en place de diverses réponses articulées issues de l'espace territorial partagé de santé publique »7.Cette évolution a eu pour but d'articuler les pratiques autour des personnes, en les mettant au centre des dispositifs afin de limiter les ruptures dans des parcours de vie qui en sont souvent déjà émaillés. Cette articulation n'a pas été aisée mais elle a permis des avancées significatives sur le terrain.
L'exemple du SAVS (Service d'Accompagnement à la Vie Sociale), dispositif mis en place fin des années 1970 est probant. Les SAVS étaient destinés initialement aux travailleurs d'ESAT[1] . Après la loi de 2005, ils ont été ouverts aux personnes en situation de handicap psychique même si elles ne travaillent pas en ESAT. Cet accès à un accompagnement médico-social a facilité l'intégration dans la Cité des personnes.
Attardons-nous un instant sur l'acception « personnes en situation de handicap ». Cette désignation correspond à des réalités de vie très différentes. Tout d'abord, il existe plusieurs types de handicap (moteur, mental, psychique, polyhandicap...) qui ont des conséquences différentes dans la vie de tous les jours. Certains nécessitent une aide pour les gestes de la vie quotidienne tandis que d'autres vivent seuls en appartement. D'autres encore vivent en foyer de vie collectif ou en famille.
Certains handicaps sont plus « visibles » que d'autres. Il est alors assez aisé d'entrevoir les conséquences dans la vie quotidienne en termes de limitations et d'entraves. Lorsque ce qui est défini comme handicapant n'est pas visible de manière immédiate, il est parfois plus difficile d'en mesurer l'impact et de saisir les nécessités d'aménagement de l’environnement. C'est le cas notamment quand les fonctions motrices sont intactes mais pas les fonctions psychiques. Il ne s'agit pas alors d'adaptation spatiale mais d'adaptation dans l'organisation, dans les repères donnés, dans le langage employé, dans la compréhension de son environnement. Prenons l'exemple d'une démarche administrative pour un renouvellement de CMU complémentaire par exemple. Ce type de démarche peut traîner en longueur, demander une certaine patience et une compréhension du fonctionnement administratif. Effectuée par une personne présentant des troubles de la personnalité de type paranoïaque, c'est-à-dire des troubles qui amène la personne à interpréter négativement les gestes et paroles d'autrui en raison d'une méfiance exagérée, la démarche peut prendre un tout autre sens et être interprétée comme une forme d'agression. Dans ces cas-là un accompagnement médico-social peut aider à apaiser les tensions et les angoisses générés par la situation.
Le handicap psychique se distingue du handicap mental en cela qu'il est la conséquence d'une maladie psychique (troubles psychotiques comme la schizophrénie, trouble bipolaire ou trouble maniaco-dépressif, troubles graves de la personnalité ...). Il apparaît souvent à l’âge adulte. Les capacités intellectuelles sont indemnes et peuvent évoluer de manière satisfaisante mais la possibilité de les utiliser est déficiente. La symptomatologie est instable parfois imprévisible. La prise de médicaments est souvent indispensable, associée à des techniques de soins visant à pallier, voire à réadapter, les capacités à penser et à décider.
Si l’articulation entre les différents secteurs concernés, la psychiatrie, le médico-social et le social fait partie des pratiques professionnelles aujourd'hui, elle a demandé et demande encore parfois une démarche de compréhension du travail de l'autre professionnel. Les objectifs et les modalités d'accompagnement de ces deux cultures professionnelles sont différents. La démarche thérapeutique, celle du soin, a pour objectif la diminution des symptômes afin de faciliter le fonctionnement cognitif et les habiletés sociales, l'idée étant que la personne vive au mieux sa pathologie. L’accompagnement médico-social, lui, se situe dans le quotidien de la personne et vise à favoriser son autonomie, sa capacité de décision et de choix en la confrontant avec l’environnement qui l’entoure. L'absence de soins psychiatriques rend difficile voire impossible l'accompagnement social et ce dernier aide la personne à ne pas être que sujet de soins.8 Les critères d'évaluation d'une même situation sont donc sensiblement différents selon le cadre professionnel. A force d'échanges et de confrontation de pratiques, les différents professionnels parviennent à co-construire un accompagnement adapté et respectueux de la personne. Il faut pour cela du temps, de la volonté, de la mise en réseau pour permettre une confiance mutuelle et une réflexion transversale.
Cet état des lieux parcellaire est relatif à la place occupée en tant que psychologue en institution, place qui nous permet à la fois de faire un pas de côté au regard des fonctionnements institutionnels mais qui est aussi en dehors d'une certaine réalité de « terrain ». Notre analyse n'est donc pas exhaustive. La place de psychologue, au sein d'un établissement médico-social, comporte deux fonctions : une fonction clinique, auprès de la personne, dans le cadre de suivi par exemple, et une démarche institutionnelle, en termes d'analyse et de travail d'équipe avec une seule et même visée aider au positionnement de la personne en tant que sujet.
Au-delà des organisations professionnelles et institutionnelles, c'est la personne qui nous intéresse. L'évolution des pratiques d'accompagnement s'est perçue également dans sa désignation : de personne handicapée, elle est devenue personne en situation de handicap puis de personne accompagnée elle est devenue personne accueillie. Comme le souligne Fougeyrollas[2] :« Plus qu'un simple instrument de communication, le langage illustre la façon dont on se représente mentalement une réalité. Il n'est pas étonnant que les mots employés pour parler des personnes handicapées aient fait l'objet d'une remise en question parallèle à l'évolution de leur place dans la société. ».
Kertudo9 , juriste non voyante et malentendante souligne elle aussi une autre tendance de la société qui tend souvent à renvoyer aux personnes en situation de handicap une « présomption d'incapacité ». La loi de 2005 rappelle et établit comme réalité juridique que ce sont des citoyens à part entière, des sujets de droit.
En conséquence, les personnes se sont elles aussi appropriées ces droits et cette place. Leurs attentes ne correspondent donc plus toujours aux évaluations et propositions des professionnels. Elles peuvent donc refuser, s'opposer et mettre en échec des dispositifs considérés comme pertinents « techniquement » mais qui ne leur conviennent pas. Prendre en considération la volonté de la personne, ce qui fait d'elle un sujet de désir, au sens de l'élan vital qui l'anime, n'est pas toujours en adéquation avec ce qui, relativement à des indicateurs d'évaluation de la situation, est considéré comme « le mieux pour lui ou elle ». Cet aspect est renforcé chez les personnes en situation de handicap psychique car ils peuvent développer une analyse et une argumentation cohérentes, ce qui peut déstabiliser les professionnels. En parallèle, ces personnes peuvent aussi avoir un rapport à la réalité distordue et être dans le déni de leurs troubles et donc de leurs besoins. Cet élément est compliqué à gérer lorsqu'il y a un risque potentiel de mise en danger. Ce cas de figure peut se présenter lorsque la personne est dans le déni de ses troubles malgré une réactivation de ses symptômes. Il est alors difficile de l'amener vers le soin car elle ne se considère pas comme « malade ». C'est tout le travail patient d'accompagnement, de réflexion entre professionnels, de connaissance de la personne qui permet que les choses se mettent en place dans un certain nombre de cas.
Le système actuel d'accompagnement des personnes tend déjà vers un plus de citoyenneté. Quelle évolution représente le modèle inclusif ? Le terme « inclusion » est au cœur des politiques publiques gouvernementales actuelles liées au secteur du handicap et portées par le Ministère des Solidarités et de la Santé. Dans un communiqué de décembre 2019, la ministre Mme Agnès Buzyn et sa secrétaire d'Etat chargée des personnes handicapées, Mme Sophie Cluzel, ont, en se basant sur le rapport Denormandie, définit les axes d'amélioration prévus pour le parcours de soins des personnes en situation de handicap. Ces perspectives répondent à une logique d'amélioration du parcours de soin notamment avec un meilleur accès aux soins de ville préférentiellement aux hospitaliers. L'idée est donc de passer d'un modèle où les personnes sont intégrées dans un parcours de soins avec, souvent, des modalités spécifiques, liées au fonctionnement institutionnel à un modèle où les personnes accéderaient aisément aux soins de leur choix, incluant ceux de la médecine de ville. Ce ne serait donc plus à la personne à s'adapter à ce qui existe mais à la société à s'adapter à ses besoins. Cependant il peut exister un écart entre le fait de reconnaître un droit et la possibilité de le mettre en œuvre. Pour illustrer ce propos, nous nous appuierons sur un constat fait dans notre pratique professionnelle en institution. Il s'agit d'un exemple d'exercice d'un droit qui est par bien des manières liées au soin, celui du droit à la parentalité. Si l'utilisation de la stérilisation de femmes handicapées comme moyen de contraception a fait l'objet de débats publics et est à présent encadrée sur le plan légal10, l'accès à la sexualité et à la parentalité des personnes en situation de handicap reste un sujet délicat. La loi 2005 a amené les personnes à se considérer et à se positionner comme citoyens et elles ont souhaité devenir parents. Les professionnels de soin et du médico-social n'ont pas réagi avec le même enthousiasme que lorsqu'elles ont accédé au droit de vote. Un travail de déplacement de posture, de représentation a dû se réaliser et nous en voyons aujourd'hui les fruits dans un accompagnement adapté à une parentalité différente, un accompagnement qui associe notamment d'autres acteurs sociaux comme ceux liés à l'enfance. Il ne s'agit pas de nier les difficultés réelles dans lesquelles ces personnes peuvent se retrouver à prendre soin d'un autre qu'elles alors qu'elles sont elles-mêmes parfois aux prises avec des problématiques complexes. Il ne s'agit pas de dire que c'est bien ou pas, mais de considérer ce droit comme étant le leur et à accompagner. Ici le sujet de désir a rejoint le sujet de droit et nous interroge de fait, nous bouscule, nous déplace dans nos représentations et nos projections.
Cependant, si cette évolution a des aspects positifs, elle peut aussi générer des difficultés psychiques lorsqu’une adaptation supplémentaire aux codes sociaux est nécessaire pour accéder à leurs droits. Comme le souligne Jean-Yves Le Capitaine11, le terme inclusion « sous-entend trop souvent le simple fait d'avoir une place dans la société de manière passive et sans dynamique de changement, ignorant que le fait d'avoir une place pour des personnes différentes exige une transformation radicale du milieu et même un changement de normes délimitant les frontières ou les seuils en deçà desquels on est inclus. ». Ce concept vient du monde anglo-saxon. Il est lié aux mouvements des droits humains concernant les personnes porteuses de handicap dans les années 60-70. Il met en lumière « la place de plein droit que doivent occuper toutes les personnes d'une société quelque soient leurs caractéristiques. ». De manière synthétique, l'intégration renvoie à la nécessité d'adaptation d'un individu, défini comme différent, à un système défini comme « normal ». Dans une société inclusive, il n'existe pas de groupe de personnes définies comme ayant des caractéristiques différentes. Il est considéré que toutes les personnes présentent des besoins communs et des besoins individuels et que c'est à la société de s'y adapter. Des notions fondatrices de la réparation, du maternage et de la protection nous accédons à des notions fondamentales de droits et de compétences. Il s'agit d'un assouplissement des fonctionnements institutionnels et administratifs qui s'envisage sous la forme de plateforme de services médico-sociaux, c'est-à-dire d'une proposition de prestations faites à la personne et évolutive en fonction de ses besoins. Ce dispositif implique donc l'adhésion de la personne voire une démarche de sa part.
Le modèle inclusif est déjà appliqué dans certains pays. Par exemple, depuis 1994, la Suède a supprimé les institutions spécialisées jugées comme ségrégatives12. Elles ont été remplacées par trois types d'hébergement à financement public : l'appartement thérapeutique, les résidences services et le logement individuel. En mai 2000, le parlement suédois a voté un plan national d'action pour les personnes handicapées intitulé « Du patient au citoyen ». Le concept d'intégration a fait place au concept de participation c'est-à-dire la mise en avant de la volonté de vivre de manière autonome. Si cette politique connaît des résultats positifs, elle présente aussi quelques écueils dont celui de l'isolement des personnes atteintes de troubles psychiques.
En effet, une des particularités du handicap psychique est que la disparition des symptômes actifs ne signifie pas la guérison mais peut quand même amener la personne à s'éloigner des espaces de soins et même à être dans un refus de soin. Le maintien d'un lien, même distancié, avec les institutions limite les risques de rupture et d'isolement. Ce lien peut aussi aider à la reprise ou au renforcement du soin lorsque cela est nécessaire. En effet, lorsque la personne est dans une phase de déni de ses troubles, l'adhésion à ce qui lui est proposé n'est parfois pas possible car elle ne se considère pas comme « malade ». De la même manière, l'atténuation des symptômes actifs de la maladie peut amener la personne à s'éloigner des espaces de soin car elle considère ne plus en avoir besoin. L'accès aux soins de ville ne palliera pas nécessairement ces états de fait. Nous prendrons un exemple issu de notre pratique. Une de nos patientes, atteinte de troubles psychiques, était travailleuse en ESAT, ce qui lui permettait de bénéficier d'un suivi thérapeutique (psychiatre et psychologue) régulier. Lors d'une période de régression de sa symptomatologie, elle a décidé d'arrêter le traitement mais a maintenu le suivi. Malgré la réactivation de sa pathologie, elle a continué à refuser tout traitement, considérant que cela était néfaste pour sa santé. Le maintien des seuls entretiens thérapeutiques n'a pas permis une régulation de sa problématique. Les angoisses de mort et le sentiment de persécution se sont amplifiés, créant de graves difficultés relationnelles avec ses collègues de travail. Elle a fini par démissionner. Le suivi thérapeutique, lié à sa place en ESAT, s'est, de fait, arrêté. La personne a souhaité maintenir un suivi psychiatrique et s’est tournée vers la médecine de ville. Recevant la personne seule, sans élément sur ses antécédents et sa personnalité, sur son refus du traitement, les psychiatres rencontrés, au regard de la présentation de la personne, ont abordé, de manière cohérente, la mise en place d'un traitement. Elle n’a donné suite à aucune de ces démarches car si ce qui lui était proposé correspondait bien à sa problématique ce n'était pas ce qu'elle en attendait.
Notre système de santé est destiné à l'ensemble de la population. Basé sur un principe égalitaire, héritage de 1789, toute forme de discrimination est proscrite. Cependant, comme l'analyse Saîas13 « [...]il est implicitement exigé de l'usager une connaissance préalable desdits services et de leurs modalités d'accès, une disponibilité (temporelle et financière) pour y accéder et une maîtrise de la langue française ». Il évoque le principe d'Inverse Care Law défini par Hart en 1971, principe selon lequel l'offre de services est inversement proportionnelle aux besoins des personnes servies. Dans un rapport de l'IRDES14 sur l'accès aux soins des personnes en situation de handicap, il est fait le constat que celui-ci est moins bon que celui des personnes sans handicap en raison notamment de leurs conditions socio-économiques en termes de diplôme, de revenus, de couverture complémentaire moins favorables. Cette réalité liée au statut économique, se complexifie par leur instabilité psychique. Aux préalables de disponibilité temporelle et financière énoncés par Saîad s'ajoute celui de la disponibilité psychique. L'accès aux soins n'est donc pas simplement un accès par le droit, une amélioration des structures et de l'information transmises. Cet accès est aussi lié à des éléments de l'ordre du lien social : être accompagné, avoir créer un espace de confiance qui permet d'effectuer la démarche en étant compris dans ses limites de compréhension, dans sa souffrance, dans sa difficulté à vivre avec sa maladie et à se présenter comme tel. Les personnes atteintes de troubles psychiques souffrent du regard porté sur leur maladie et des préjugés qui y sont liés. Par exemple, lorsqu'une personne ayant des conduites addictives arrive dans une consultation pour une demande de soin physique, le médecin cherche à évaluer ce qu'il y peut y avoir derrière cette demande car il doit s'assurer qu'elle n'est pas un moyen d'obtenir un traitement qui sera détourné de son utilisation thérapeutique. Le diagnostic d'un problème de santé physique peut être ainsi rallongé. Le sentiment d'être incompris, exclu, non considéré ajoute alors à la souffrance de la personne et peut l'amener à rompre la démarche de soins.
Notre questionnement sur l'application du modèle inclusif dans l'accès aux soins n'est pas de considérer qu'il n'est pas possible ou non adapté. Une société inclusive, une société qui permette à chacun de trouver sa place et d'accéder équitablement aux soins est l'idéal à poursuivre. Cependant certaines réalités liées au fonctionnement sociétal, aux représentations sociales du handicap psychique ainsi qu'aux difficultés de ces personnes représentent des écueils à considérer pour les contourner.
Le modèle actuel s'appuie certes sur les institutions mais il a connu depuis 2005 une évolution grâce à la volonté des personnes de terrain, les professionnels qui ont réfléchi sur leurs pratiques et leur approche de la personne. C'est un travail de longue haleine, toujours à poursuivre car non acquis, parfois épuisant pour ceux qui le mettent en œuvre mais qui permet aussi, lorsqu'il est bien mené, à la personne d'être le plus autonome possible dans ses choix même en étant accompagné. Cette évolution est bien sûr à poursuivre et à améliorer pour que les personnes accèdent pleinement à leurs droits. Cependant si le modèle inclusif est effectivement une étape supplémentaire dans l'appropriation par les personnes atteintes de troubles psychiques du plein exercice de leur citoyenneté, en fonction de l'adaptation faite par la société dans ce qu'elle peut proposer, force est de constater qu'il y aura quand même une démarche à effectuer de la part de la personne.
Il faut donc rester attentif au fait que cette étape n'engendre pas une nouvelle discrimination entre celles qui pourront faire ce pas nécessaire et celles qui n' y parviendront jusqu’à une exclusion de ces dernières.
[1] Etablissements de Service et d'Aide par le Travail. Ces établissements médico-sociaux ont pour objectif l'insertion sociale et professionnelle des adultes handicapés. Ils sont structurés en ateliers de prestations ( conditionnement, espaces verts...) en fonction du marché économique local.
[2] Cité in Thomazet, 2006
1 Boudaoud Akim, « Du handicap à la reconnaissance de la situation de handicap... », La lettre de
l'enfance et de l'adolescence, 2008/3 (n° 73), p. 19-26. DOI : 10.3917/lett.073.0019. URL :
https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2008-3-page-19.htm
2 Thomazet Serge. « De l’intégration à l’inclusion. Une nouvelle étape dans l’ouverture de l’école aux différences. », Le Français Aujourd’hui, Armand Colin / Dunod; Association française des professeurs de français ; Association française des enseignants de français (AFEF), 2006, 152, pp.19-27. ffhal01122843f
3 Richard Sarah, Barth Isabelle, « Handicap et emploi : Une comparaison France -
Etats-Unis », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 2015/1
(n° 15), p. 23-42. DOI : 10.3917/rimhe.015.0023. URL : https://www.cairn.info/revue-rimhe-2015-
1-page-23.htm
4 Barres Martine, « Le handicap psychique : 10 ans après le rapport Charzat », Pratiques en Santé Mentale. Novembre 2013/4, 59ème année, p 5-8.
5 JORF n°36 du 12 février 2005 page 2353, texte n° 1, LOI n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des
droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées,
ELI:https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2005/2/11/SANX0300217L/jo/texte
6 Maresca Bruno, « Quelques enseignements de l'évaluation du plan santé mentale sur l'articulation
entre secteurs sanitaire, social et médico-social. », Organisation de l'offre de soins en psychiatrie
et santé mentale, Actes du séminaire de Recherche, Document de travail, avril 2014, Série Etudes
et Recherche / n°129, p. 94-97, dress.solidarite.sante.gouv.fr/IMG/pdf/dt129.pdf
7 Peintre Carole, « Du partenariat... à l'espace partagé de Santé Publique », Pratiques en Santé Mentale. Novembre 2013/4, 59ème année, p 29-36
8 Peintre Carole, « Quels services d'accompagnement pour les personnes présentant un handicap
d'origine psychique ? . », Organisation de l'offre de soins en psychiatrie et santé mentale, Actes du
séminaire de Recherche, Document de travail, avril 2014, Série Etudes et Recherche / n°129, p.
88-89, dress.solidarite.sante.gouv.fr/IMG/pdf/dt129.pdf
9 Kertudo Anne-Sarah, « La justice nous voit comme objet de soins et non comme sujet de droits », ASH (ISSN1145-8690) n°3116, 21 juin 2019, p36-37
1 0 « Stérilisation des personnes handicapées mentales. Extraits de la documentation
UNAPEI », Contraste, 2005/1 (N° 22 - 23), p. 273-284. DOI : 10.3917/cont.022.0273. URL :
https://www.cairn.info/revue-contraste-2005-1-page-273.htm
1 1 Le Capitaine Jean-Yves, « L'inclusion n'est pas un plus d'intégration : l'exemple des jeunes sourds », Empan, 2013/1 (n° 89), p. 125-131. DOI : 10.3917/empa.089.0125. URL : https://www.cairn.info/revue-empan-2013-1-page-125.htm
1 2 Cohu Sylvie, Lequet-Slama Diane, Velche Dominique, « La Suède et la prise en charge sociale du handicap, ambitions et limites », Revue française des affaires sociales, p. 461-483. DOI : 10.3917/rfas.034.0461. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2003 -4-page-461.htm
1 3 Saîas Thomas, « Santé communautaire : vers un coming out ? », Pratiques en Santé Mentale. Août 2011/3, 57ème année p13-16
1 4 PICHETTI S., PENNEAU A., SERMET C., et al. « Accès aux soins et à la prévention des personnes en situation de handicap en France : une exploitation de l’enquête Handicap-Santé
-Ménages » [Access to care and prevention for people with disabilities in France: Analysis based
on data from the 2008 French health and disabilities households surveys (Handicap-Santé
-Ménages)]. Revue d’épidémiologie et de santé publique, vol. 64, n° 2, 2016/04, p. 79-94.