Introduction
Beaucoup de nos contemporains souhaitent profiter des avantages qu’une société leur offre sans pour autant adhérer à l’ensemble des règles qui prévalent sur leur territoire. L’évadé fiscal est attiré par les économies promises, mais il préférera être jugé[1] ou soigné dans son pays d’origine pour sa sécurité ou sa santé. Les actionnaires détiennent un titre quelques dizaines de jours au mieux pour en tirer le meilleur profit sans se sentir responsables de toutes les activités de l’entreprise. Des touristes consomment des mètres cube d’eau : piscine, sauna, douche et golf en plein désert. La société contemporaine semble généraliser ce comportement du passager clandestin : touriste, nomade, sans attache ni responsabilité après son passage en un lieu, comme si le milieu n’existait pas. Prosaïquement, dans un groupe, nous observons bien les comportements de quelques-uns qui consistent à éviter les petites corvées communes. Nous serions dans une époque où ces comportements du passager clandestin se multiplieraient du fait d’incitations politiques le plus souvent paradoxales : attirance fiscale, assistances sans contrepartie, droits des individus à honorer, réseaux marginaux et souterrains, etc.
Or, nous leur accordons aisément nos faveurs par mille arguments ou complaisances, arrière-pensée oblige, du potentiel passager clandestin qui sommeillerait en nous. Chacun développerait sa stratégie qui se résume ainsi : je veux profiter d’un milieu, mais j’en réfute les contraintes. Très trivialement, profiter du repas, oui, mais faire les courses ou la vaisselle, non ! La question : une société peut-elle admettre pour le plus grand nombre la généralisation d’un tel comportement ? Nous voulons ici comprendre l’origine de cette apologie de la clandestinité et vérifier qu’une telle affirmation ou construction des ressorts psychologiques et sociaux risque de buter sur d’autres dimensions dont la cohésion politique des populations ou l’exercice du pouvoir sur un territoire par exemple. Le pragmatisme pourrait avoir raison des idéaux abstraits, car le milieu s’impose à nous : vivant dans un milieu [2].
Nous proposons dans cet article une mise en perspective de la complémentarité par une écoute attentive des enseignements variés, sans pour autant nier la part de l’enseignement économique. Il y a des enseignements économiques et d’autres sociologiques ou psychologiques, voire historiques ou anthropologiques, d’où l’intérêt de leur articulation par complémentarité dans une composition plus complexe de leurs conclusions par combinaison des perspectives [3]. Articuler des points de vue au-delà des limites de son savoir personnel, c’est prendre en considération le savoir de l’autre : attitude altruiste s’il en est. Cet article a pour objectif d’étudier comment concilier ces théories qui participent d’une description et d’une explication des phénomènes observés. C’est tout l’intérêt de ces sciences composées dont la psychologie politique, en position de carrefour, qui contribuent à ce jeu des mises en perspective. Nous commencerons par un examen critique de l’apologie de l’égoïsme rationnel du passager clandestin chez deux économistes influents : Mancur Olson et Gary Becker faisant l’hypothèse que la théorie classique fait une impasse excessive concernant ces autres réalités : psychologiques et sociales. Nous verrons que la clandestinité est un phénomène social qui dépasse le choix égoïste avec comme résultat la production d’une contre-société régressive dans ses interactions sociales et sa représentation du chef. Et, nous poursuivrons par l’étude de quelques exemples d’altruisme bien réels, dont le sacrifice possible des sauveteurs en mer, le bénévolat associatif et le sacrifice militaire avant de conclure sur l’enjeu politique d’une telle apologie des clandestins de toutes sortes.
1. La théorie de l’action collective d’Olson
Cette notion du passager clandestin a d’abord été un thème de science économique. La théorie économique classique s’est même piquée d’une sorte de dogmatique en matière psychologique, pour asséner quelques-unes de ses vérités élémentaires dont elle est coutumière, peut-être même jusqu’à la caricature chez Gary Becker [4], comme nous le verrons. Avec autorité, des auteurs ont professé l’inaptitude des hommes à gérer les biens communs, l’individu économique faisant un choix rationnel, motivé par un calcul égoïste, procédant par une analyse d’opportunité. Ces travaux ont soutenu cette théorie de l’action collective dénuée d’intérêt pour les communs, pire, hostile à leur gestion. Mancur Olson a consacré une œuvre fameuse à la Logique de l’action collective où il tente de démontrer que dans des grands groupes le free rider devient le comportement dominant.
Si l’homo œconomicus prend des décisions rationnelles réductibles et explicables par un calcul économique motivé par son intérêt, il est consécutif de cette définition que l’altruisme, le bénévolat ou le sacrifice n’ont pas de sens économique et in fine aucune réalité dans une société conforme au principe de l’homo œconomicus stricto sensu. Or, ce simplisme de la théorie comportementale des économistes classiques est remis en cause par de nombreux économistes « hétérodoxes » depuis plusieurs décennies déjà. Cette critique des fondements psychologiques de la théorie classique interpelle d’abord sa validité scientifique, puis la légitimité politique des doctrines qui persuadent d’une soumission du politique aux injonctions « savantes » de cette théorie économique. Voyons qu’elle est scientifiquement infondée car son principe psychologique est inconsistant logiquement et insuffisant expérimentalement. En effet, la promotion de l’égoïsme ne constitue en rien la preuve de sa prééminence. Ce ne sont pas des déclarations, des pétitions de principe ou une assertion péremptoire qui font autorité, pas plus qu’une philosophie implicite traduisant le plus souvent l’éthique personnelle de ceux qui l’énoncent. Autre point, en partant du primat de l’individu, cette théorie induit la nécessité de la pression sociale ou de l’éducation pour obtenir des coopérations sous contraintes : l’égoïsme est premier, l’altruisme serait à leurs yeux une construction sociale. Ces économistes diraient donc la nature profonde de l’homme, sans que celle-ci soit leur objet d’étude, mais incidemment, par leur postulat, sans même vérifier qu’il en serait ainsi partout, en circonstance et en localité, voire dans les autres groupes vivants, ce qui en confirmerait le caractère universel, naturel et donc législatif, au sens scientifique d’une théorie éprouvée. La prouesse est d’autant plus exceptionnelle que la plupart de ces auteurs partent d’expériences sur leur campus ou sur quelques cohortes qui n’excèdent pas quelques centaines de cas. Il ne s’agit plus d’extension mais bien d’extrapolation hasardeuse ou de généralisation abusive. Il y a là une distorsion, pour énoncer ce qu’il en est de l’homme sans l’avoir jamais étudié.
Ce paradigme du passager clandestin serait le résultat d’une culture individualiste qui promeut les droits individuels et un égoïsme méthodique pour ne pas dire rationnel comme le présentent les économistes classiques. L’explication psychologique du calcul comportemental induit ce modèle du passager clandestin qui peut vite en devenir sa justification et son apologie dans une doctrine politique. Pourtant, un tel comportement requiert des groupes sociaux et des usages collectifs pour en jouer en sa faveur, profitant tantôt d’un modèle, tantôt d’un second. L’égoïsme ou la clandestinité se pratiquent dans leur contraire, comme le mensonge dans une pratique du parler vrai qui est le support même de son intention et de son efficacité : tromper. La théorie économique classique aurait donc fantasmé l’individualisme méthodologique puisqu’elle ne l’aurait jamais, ni montré par la description des réalités sociales et historiques, ni démontré par quelques preuves irréfutables [5].
Olson s’intéresse aux motivations qui président à la constitution des groupes sociaux dans leurs actions collectives intéressées. Il commence par citer Aristote, Léon Festinger et Harold Laski. Il accumule des citations et en déduit que le groupe se construit pour satisfaire les intérêts des membres qui le constituent (2011, 16-18), se méprenant très largement sur la philosophie d’Aristote [6] ou la psychologie de Festinger [7]. Nos notes le démontrent en allégeant l’exposé nous l’espérons. Il assène que l’individu prime le social au point de librement s’associer selon ses intérêts, omettant que des groupes préexistent sans lesquels les seconds ne sauraient se créer. Il asserte ce postulat de l’individu premier motivé par son seul intérêt. Son argument d’autorité s’appuie sur cette accumulation des citations qui le disculpent de toute autre preuve. Il en conclut malgré tout à une prudente supposition qui devient rapidement son principe : « S’il est permis de supposer que ceux qui appartiennent à un groupe ou à une organisation ont un intérêt commun, les divers membres de l’organisation ou du groupe ont aussi des intérêts purement individuels qui varient pour chacun d’entre eux. » (2011, 19).
Olson simplifie des réalités sociales jusqu’à réduire le groupe à une conséquence de l’association d’individus premiers en vertu d’une logique d’action : l’intérêt. Dans une note de bas de page, il récuse même les autres dimensions constitutives des groupes humains qu’ils qualifient de religieux ou philanthropiques, amputant son étude des facteurs sociaux dans les échanges au nom de son critère : « l’aspect économique ». Il justifie son propos quant aux organisations servant les intérêts de leurs membres par cette note : « On n’attend pas nécessairement des organisations religieuses et philanthropiques qu’elles servent exclusivement les intérêts de leurs membres […] Mais ce n’est pas le lieu ici de discuter longuement de la complexité de telles organisations car cette étude met l’accent sur les organisations dont l’aspect économique est prédominant. » (2011, 16, note 6). En éliminant une part des réalités sociales, Olson congédie ce qui le dérange pour mieux se focaliser sur les groupements d’intérêts dont la définition précède le truisme qu’ils seront évidemment le résultat de la définition elle-même. La tautologie se confirme lorsqu’il conclut triomphalement que leurs membres agissent par intérêt, ou quand la tautologie se fait vérité.
Le groupe serait victime de l’arbitrage individuel qui conduirait à préférer son intérêt sans jamais concéder au groupe une part de sa richesse. Les exercices des économistes organisent là ce qu’ils veulent démontrer, en affectant à chacun un bien qu’il peut partager ou conserver. Ils ne pensent pas un instant que le bien peut être antérieurement un bien commun. Ceci conduirait à des exercices alternatifs. Pourquoi alors créer les conditions mêmes de ce qu’il veut soutenir puisque la question se pose en un autre sens que celle d’une concession au groupe par l’appropriation de ce qui est antérieurement commun. Cet omission interdit l'analyse complète : du social vers l'individuel et de l'individuel vers le social. Cette restriction expérimentale occulte donc une option de l'analyse et elle aveugle la théorie économique. L'individualisme a bien été posé comme principe explicatif. Reprenons pour le montrer quelques moments clés de son raisonnement dans La logique de l’action collective.
1.1. Le groupe par intérêt
Premier moment, il affirme que le groupe se constitue par intérêt sans pour autant préciser l’ampleur de ce concept. En lui prêtant un sens très large, un groupe existe pour satisfaire des besoins et à ce titre répond nécessairement à des intérêts. Olson développe d’ailleurs un procédé récurrent dans son œuvre : assertion, accumulation de citations, répétitions tautologiques sans avancer la moindre recherche, la moindre observation hormis l’injonction de généralités professées à la manière de vérités de comptoirs. Il accumule trois citations qui assertent la même « vérité » du groupe existant par intérêt des membres, celle de Robert Morrison MacIver [8], Arthur Bentley [9] et Raymond Cattell [10]. Si ces auteurs utilisent les notions de groupes et d’intérêt, c’est à chaque fois dans des acceptions très distinctes. Les extraits de quelques mots à peine : de six à dix [11] visent une justification, par l’autorité de ces slogans extirpés, sans grande loyauté pour la pensée de leurs auteurs. Le procédé est peu rigoureux, pour ne pas dire douteux.
Le psychologue, le sociologue et le philosophe peuvent-ils se résoudre à accepter une telle définition par accumulation sans précision des concepts utilisés ?
Première critique, le groupe social préexiste concrètement aux individus et son appartenance n’est pas une décision personnelle, lorsqu’il s’agit des premiers groupes sociaux observables : familles, clans, tribus, communes, pays puisque l’appartenance n’est pas le résultat d’un acte initial de l’intéressé mais celui de l’institution sociale qui accueille, nomme, enregistre, etc. Ce n'est pas l'enfant qui décide de sa naissance, ce n'est pas lui qui décide de son nom, ce n'est toujours pas lui qui décide des modalités d'enregistrement administratif ou des initiations religieuses et de leur rituel dont il est l’objet ni de la langue qui lui est enseignée. L’individu n’existe pas sans cette dimension philogénétique. Le milieu social est bien celui qui fait naître une personne accueillie et socialement créée par ces différents actes fondateurs, performatifs et ontologiques. En voulant faire fi de ces faits observables et constants dans l'histoire des sociétés humaines, certains font un choix idéologique plus qu’ils ne suivent une démarche d’observation des faits biologiques et anthropologiques. Même les débats contemporains sur les manières de procréer ou les droits des adultes sont bien antérieurs à la naissance de ceux qui seront les fruits de ces solutions techniques et juridiques.
Deuxième critique, la motivation psychologique « volontaire » d’un membre désireux d’appartenir à un groupe passe par l’acceptation et la valorisation des rites initiatiques ou des périodes d’intégration qui sont toujours une épreuve sociale du groupe qui assimile ce nouveau membre. L’observation des phénomènes sociaux atteste de ces pratiques et des désirs qu’elles suscitent qui veulent appartenir à un groupe déjà constitué. De très nombreux travaux décrivent cette aspiration à la reconnaissance sociale et cette fierté d’appartenance au groupe constitué et à ses symboliques. Elles jouent un rôle bien éloigné du strict intérêt économique. A cet égard, les contributions de la sociologie italienne en particulier ou les travaux des sociologues sur la reconnaissance sont tout à fait édifiantes, dont ceux d’Honneth par exemple.
1.2. Le groupe décideur
Deuxième moment, l’économiste insinue une corrélation entre la dimension du groupe et le comportement individuel en son sein dans son chapitre III. Le procédé consiste en assertion, accumulation de citations, répétitions tautologiques. Il invoque de nouveau trois auteurs pour motiver son affirmation où un petit groupe est plus efficace qu’un grand groupe : John James, Paul Hare et Georg Simmel [12]. Son seul critère d’analyse de l’efficacité du groupe tient à la mesure de son aptitude à décider, comme le fera plus tard Irving Janis [13]. Ce critère exclut les autres raisons d’existence du groupe. La thèse consiste à établir que la variable : taille du groupe, affecte l’autre variable : comportement du groupe rapporté à la décision. S’agit-il encore de groupe lorsque quelques personnes échangent ou qu’un million de personnes sont réunis pour une manifestation politique, sociale ou religieuse ? S’agit-il de décider quand quelques-uns se voient régulièrement : la bande, le cercle des anciens, les amis de toujours ou quand une « masse » prie ou manifeste en unité pour un événement circonstanciel ou rituel ? La fonction de ces différents regroupements n’est pas examinée. Or le phénomène de passager clandestin est-il proportionnellement supérieur selon qu’on considère un groupe d’amis en voyage, une assemblée de militants ou une communauté politique locale dans la durée ou d’un citoyen ? De plus, le temps est absent, alors que la durée de vie du groupe en précise la finalité : éphémère ou résilient selon qu’on soit là pour partager un moment épisodiquement ou supporter ensemble la gestion d’un commun. Rappelons que les travaux de Lewin s’effectuaient sur des groupes éphémères constitués pour l’occasion avec un but précis [14]. La question de la durée de vie du groupe n’est donc pas sans conséquence sur ses éventuels calculs et ses motivations. Comment comparer les conditions d'émergence d'un groupe, puis sa résilience et les facteurs de sa dissolution quand on évoque d’abord un groupe perdurant de manière séculaire, soit de façon intergénérationnelle dans la gouvernance des communs chez Ostrom et ensuite des groupes créés pour un événement dans la dynamique des groupes chez Lewin ? Outre la question de la dimension du groupe, ces auteurs mettent en évidence sa dimension historique et sa dimension créatrice comme son histoire : croissance, crise, scission, réforme, etc.
Comment faire alors du critère de la décision le principe d’évaluation de l’efficacité d’un groupe social comme si la seule finalité du groupe était la décision ? Deux critiques sont à faire.
1) Le groupe produit des événements collectifs sans décision. Du repas familial à la fête populaire, de la promenade entre amis à la réunion d’une amicale sportive ou culturelle, ces temps de vie commune sont faits de proximité sans qu’interviennent des décisions. L'observation des temps de vie d'un groupe montre qu'il passe très peu de temps à des protocoles de prise de décision qui sont en fait l'exception.
2) L’impossibilité de décider dans des groupes de grande taille car ils se réunissent pour vivre et partager un événement. Les économistes omettent la dimension rituelle de certains événements qui agrègent des groupes humains à l'occasion de fêtes et commémorations. Le groupe ne se mesure pas à son aptitude à décider, il n’est pas une assemblée permanente de législateurs ou administrateurs votant des résolutions conventionnellement. Bien d’autres critères font l’existence du groupe dont le partage des buts, l’intensité des échanges, ses rites et son organisation interne, etc.
En fait, l’apologie du passager clandestin : resquilleur rationnel et égoïste se fait en éliminant tout ce qui viendrait contrecarrer son affirmation. Les moments du raisonnement d’Olson ont peu de légitimité en dehors de leur simple assertion. Pourtant, l’égoïsme clandestin va se développer chez Gary Becker.
2. L’apologie de la figure clandestine chez Becker
En matière de monopole herméneutique, l'économiste américain Becker est emblématique d’une théorie économiciste qui nie tout autre facteur explicatif pour rendre compte des décisions et comportements humains. Ceux-ci résultent exclusivement d'un calcul égoïste. Seulement, Becker n’explique pas en quoi toutes les sciences humaines et sociales seraient inopérantes. Comme nous allons le voir, ses contributions sont intéressantes mais leur impérialisme pose un problème épistémologique auquel les économistes classiques ont été incapables d'apporter une réponse satisfaisante.
Qu’est-ce que la clandestinité si ce n’est la préférence absolue pour l’individu opposant ses choix personnels au détriment de tout engagement ou appartenance collective ? Ces derniers sont alors, soit déniés, soit interprétés comme des insupportables contraintes à la liberté raisonnable de l’individu ? Le clandestin cherche son profit et il est prêt à desservir le groupe, voire le flouer dans son intérêt propre. La décision égoïste du clandestin est-elle encore rationnelle ? Comment expliquer que l’exercice de la raison à titre individuel conclut différemment de son exercice collégial ? D’ailleurs, qu’est-ce qui justifie cette apologie insistante de son exercice individuel, comme si la raison était différente selon qu’elle soit exprimée par l’individu ou par un groupe. Le raisonnement dépendrait-il alors de celui qui le tient ? Le choix serait-il rationnel s’il différait selon son auteur ? Il y aurait plus une motivation qu’une raison, et cette motivation pourrait être celle d’un égoïsme calculateur qui ne serait en rien la rationalité au sens scientifique. Le misérable calcul personnel est-il semblable à une connaissance ou une pratique scientifique ? Alors, de quelle raison nos économistes parlent-ils ? Il y aurait alors des raisons intrinsèques liées à l’auteur en situation, ce qui interrogerait alors sur le sens même de cette rationalité alors subordonnée à son auteur. Nous avons déjà étudié cette fragmentation de la raison politique vers des raisons partisanes, locales, intéressées et très individuelles, fort éloignées de la conception universelle de la démarche raisonnable occidentale [15]. Il s’agirait peut-être plus d’ailleurs de motivations ou mobiles à agir, soit mes raisons, au sens de mes intentions à agir. Or, Becker a été l’apologue de l’individu égoïste et souverain jusqu’à induire cette clandestinité à la façon d’un modèle implicite. L’égoïsme ne serait en rien raisonnable et ce calcul une fiction de laboratoire – un fait fabriqué et non observé – au même titre que le concept d’individu.
2.1. La surinterprétation des relations de marchandage
Becker pratique cet impérialisme qui le conduit à des interprétations hasardeuses où ses principes agissent comme autant de préjugés qui légitimeraient son interprétation plus qu’une autre, procédant par l’extension infinie de l’explication par l’égoïsme. Sans aucune preuve scientifique ni fondement épistémologique sérieux, il affirme que l’altruisme parental s’explique par l’attente d’une reconnaissance filiale au moment de sa vieillesse, soit un calcul égoïste. L’altruisme y devient une sinistre manipulation de l’enfant pour le contraindre à aider en retour. Il cherche à interpréter une situation dont les origines ne sont pas interrogées par l'économiste. En effet, le (ou la) vrai calculateur égoïste vit-il en famille ? Ne serait-il pas sans enfant pour jouir directement de ses revenus ? Et si par hasard il en a, ne défendra-t-il pas l’hypothèse de l’autonomie des générations pour justifier son égoïsme pécunier, laissant l’enfant sans héritage ni privilège, étant hostile au principe même de la succession qui rend tacitement dépendant de sa progéniture ? Au lieu de décrire les comportements d'un calculateur égoïste pour en induire la société égoïste qui s'en suivrait, Becker fait le choix étonnant de subvertir une société dont les principes et les valeurs ont très probablement leur origine en dehors de son principe explicatif par une interprétation fondée sur l'égoïsme. Il n’explique pas les motivations conscientes et exprimables par les intéressés qu’il n’écoute pas. Il n’examine pas en profondeur avec eux leurs motivations en vertu d’un protocole d’analyse. Il n’envisage pas des hypothèses en vue d’une enquête, à la façon de Dewey, qui étudierait des critères explicatifs : l’effectivité de la reconnaissance des enfants, la prise en charge des anciens par les générations antérieures et présentes, le fait d’imitation, la réalité démographique et sociale de l’espérance de vie confrontant plus ou moins à ce besoin, les alternatives traditionnelles et sociales à la prise en charge, etc. Tout en prétendant à une explication universelle, Becker ne mène aucune étude longitudinale à travers l'histoire et encore moins une étude internationale ou mondiale. Il se contente d’une extrapolation de ce qu’il connaît ! Il préfère la petite certitude de son assertion d'un calcul instantané étudié dans la proximité de l'université américaine et posé à la façon d’un principe. Son attitude est pour le moins interrogeable sur le plan de la discipline scientifique. Extrapoler des petits exercices entre étudiants sur un Campus américain, c’est pour le moins audacieux.
Revenons en effet sur son art de la surinterprétation puisqu’il conditionne une apologie de la clandestinité permanente du fait de cette instrumentalisation de toutes les relations humaines. Faute de pouvoir calculer certaines dimensions, l’économiste les détourne et les dénature pour les ramener à ce qu’il sait faire : mesurer [16]. Concernant le calcul rationnel au sein de la famille, on notera par exemple que l’approche économique n’est pas dénuée de conséquence du fait d’une surdétermination ontologique qui dit ce que sont les humains, incidemment. L’exemple de ce rédigé suffit à s’en convaincre : « La notion de « bien » dans ce qui suit doit être prise dans son acceptation la plus large ; cela inclut le loisir, et le travail, mais aussi éventuellement les enfants. Les enfants ont un prix, même si celui-ci est difficile à calculer. » [17]. La conception, l’éducation, voire l’affection seraient le résultat d’un calcul et de transactions directes ou à effets différés escomptés, et l’enfant n’est pas loin d’être une marchandise ou un objet patrimonial avec des investissements, des rendements, etc. Tout le paradoxe des travaux de Becker tient au fait qu’il a souhaité expliquer les interactions sociales par le seul principe de l’égoïsme. Sa subversion consiste alors à tout ramener et réduire à cela, pour ne laisser aucune place à d’autres notions ou sciences qui viendraient compléter son regard. Là est sa mystification, dans la démesure irrationnelle de son explication : monopole monomaniaque d’une interprétation obsessionnelle.
L’histoire contemporaine de la science économique nous donne aujourd’hui un recul suffisant pour montrer que les thèses de Becker ont été fertiles parce qu’elles ont été très discutées, puis très contestées en permettant l’émergence d’une économie sociale plus à l’écoute des enseignements sociaux et politiques. Sans prétention à une généalogie exhaustive, plusieurs étapes soulignent la critique et de nouvelles approches pour tenter de comprendre les décisions et comportements économiques au sein de la famille. De très nombreux travaux et recherches empiriques vont limiter le recours au standard de l'homo œconomicus égoïste. Ceux sur la psychologie des émotions vont montrer que le choix n'est pas rationnel [18]. D'autres travaux attestent d'une mise en concurrence complexe en vertu du critère de temporalité où l'optimisation et la maximisation des gains se distordent, voire se contredisent avec des conflits entre les buts immédiats et ceux de long terme [19]. Enfin des travaux d'économie expérimentale [20] montrent l'importance des comportements sociaux qui jouent un rôle dans les relations, les choix et les comportements.
2.2. Le « théorème » de l’enfant gâté
Il est à cet égard très révélateur de cette conception-projection étriquée des rapports familiaux, sans aucune distance, ni logique, ni théorique, sans prise en compte des réalités sociales et culturelles qui conduiraient à des comportements très différents [21]. Montrons-le par : le théorème de l'enfant gâté. Cet exercice confirmera qu’il est difficile d’accorder un statut de principe universel à de tels travaux, quand ils sont à ce point inscrits dans la situation et le contexte d’expression et de pensée de leurs auteurs, ce fait de limitation n’étant pas en lui-même scandaleux, mais le devenant si le scientifique se croit hypothétiquement, en dehors de son histoire et de sa géographie ? Ce syndrome d’universalité est troublant chez ces chercheurs qui omettent à ce point les conditions historiques dans lesquels ils produisent un savoir très circonstancié.
Il est le résultat de l'analyse des interactions sociales en complément de la théorie de la famille. Becker participe à des recherches sur le thème de la philanthropie ce qui l'amène à examiner la notion d'interdépendance des utilités. La méthode consiste à décrire des transactions entre les membres d'une famille réduisant toutes les dimensions affectives où amoureuses à une simple fonction d'utilité économique. Des recherches sont menées par des économistes désireux de réduire la sociologie à la seule dimension de l'égoïsme économique. Ces derniers en arrivent à une série de conclusions conformes à leurs hypothèses, où l'homme n'est plus qu'un agent égoïste qui négocie des biens matériels et des avantages en contrepartie de comportements. L'amour lui-même devient un levier de négociation d’avantages, l'obéissance des enfants devient pour eux un levier de négociation à leur profit. Tout acte au sein de la famille devient un élément de transaction. Le modèle consistait donc à faire de chaque acte un bien échangeable en perdant de vue toute autre dimension interprétative des faits et gestes au sein de la famille. Le réductionnisme économique réalise sa tautologie, soit la vérité de son hypothèse selon laquelle tout comportement résulte d'une transaction.
Ce prétendu théorème [22] conclut à l’intérêt égoïste de l’enfant qui adaptera ses comportements à la maximisation des ressources familiales. L’enfant acceptera des situations qui accroissent les revenus de la famille dont il est indirectement bénéficiaire. Seulement, Becker travaille avec quelques hypothèses sociales qui semblent des plus circonstancielles à une conception des relations familiales. En effet, elle suppose un parent altruiste en position de pater familias. Car très insidieusement, Becker suppose un pouvoir confiscatoire, bien peu altruiste, du parent pouvant s’arroger le droit de confisquer la totalité du revenu de l’enfant. Le parent est autocrate dans ses choix possibles, en rien altruiste. La perspective de ce transfert négatif par mutualisation des apports des membres fait de l’enfant un travailleur ou esclave des parents puisque les fruits de son travail peuvent lui être arbitrairement confisqués. Cette possibilité n’a rien à voir avec l’étude d’une interaction alternative à l’altruisme. Nous sommes en présence du parent tyrannique qui reste la référence de la société américaine de Becker. Et celle-ci n’a bien rien d’universel. Ce despotisme induit la soumission de l’enfant à l’altruisme initial sans exercer aucunement une coopération intentionnelle. Le théorème n’expose aucun véritable choix de l’enfant. Et plus encore, il s’appuie sur une conception très patriarcale de la famille avec un père producteur du revenu, une mère consacrée aux tâches ménagères par le jeu de répartition calculée des tâches et l’enfant négociant sa soumission en contrepartie d’un petit revenu, feignant l’altruisme. Tout cela est plein de préjugés sur l’organisation de la famille, plein d’inexplicites sur les choix. Cela interroge le principe du micro-fondement, où, par extrapolation d’un cas familier représenté de façon mathématique, l’économiste omet l’ensemble des préjugés historiques qu’il colporte, comme si ce qu’il observait était dénué de toute appartenance : localisation et circonstance, soit des lieux et des temps qui circonscrivent une pensée et ses propres représentations sociales.
L’intention de Becker interroge. Il veut rationaliser l’altruisme et en faire un calcul, soit finalement lui trouver un intérêt, soit l’éloigner de sa définition initiale. Il veut démontrer que l’individu est altruiste sous l’influence de la contrainte paternelle, c’est-à-dire que l’égoïsme est altéré par des faits sociaux qui le dénature. Il y a là de très nombreux préjugés sur la forme de la société : individualisme méthodologique, primat de l’égoïsme, calcul et intérêt à dévoiler derrière chaque comportement [23]. Becker postule l’altruisme paternel dans son théorème, mais il ne l’explique pas. Il expose des stratégies de récompense et de transaction liées à la condition de la récompense. Des parents, dans d’autres régions du monde et autres traditions font travailler leurs enfants, voire vont jusqu’à les vendre ou les exploiter sous des formes diverses. L’altruisme paternel n’est, ni posé, ni universel. Il suppose aussi une asymétrie, certes fréquente, avec l’autorité parentale et son corrélat de la subordination des enfants. Mais l’enfant peut contribuer à l’enrichissement familial, parfois autant ou plus que des parents malades. C’est oublier les cas de ces familles, à des époques pas si anciennes, où les jeunes travaillaient pour une famille dont les adultes étaient incapables d’assurer un revenu pour cause de maladie, invalidités de guerre, etc.
Becker reste très limité par son imaginaire pour le moins normatif et réducteur des types d’interactions sociales possibles entre des acteurs. Il reproduit un schéma conservateur et paternaliste, soit l’image d’un American Way of Life qui est très loin de décrire la diversité des situations socio-économiques des familles à travers le monde, dans leur conception sociale, dans leurs usages économiques et dans leurs codes culturels. Enfin, il décrit une situation équilibrée sans aucune dynamique ni perspective historique. La situation est figée. Or, il ne peut pas en être ainsi dans le devenir de la famille du fait du vieillissement des acteurs et de leurs capacités contributives à une famille qui se décompose ou se recompose en vertu des alliances. Plus encore, Becker dualise les notions d’altruisme et d’égoïsme sans les définir dans des comportements radicalement distincts. A cet égard, s’agit-il de sacrifier les intérêts des autres pour les siens ou de sacrifier les siens pour les autres ? Cette opposition caractérise-t-elle l’égoïsme et l’altruisme ? L’altruiste est-il sans intention, non sans intérêt ? L’intention est-elle toujours un intérêt calculable sur le plan économique, pas sûr. Le rationnel exige de traiter avec les autres dans un échange volontaire, pacifique et équilibré, comprenant d’autres dimensions que le seul égoïsme, avec son arrière-plan d’intérêt immédiat et personnel. La raison n’est-elle pas déjà partage d’une communauté prenant en compte une dynamique du bien commun transcendant l’égoïsme ?
2.3. L’individualisme égoïste et l’inspiration atomique
Le lecteur aura compris que l’analyse économique impose un point de vue restrictif. Au bout du compte, ces économistes considèrent que le comportement stratégique, selon leurs termes, se résume en ce calcul inducteur de relations rationnelles et transactionnelles où l’égoïsme, voire l’envie, sont les moteurs des relations humaines en famille. Pour conclure, même la charité n’échappe pas à la surinterprétation de Becker qui en dit : « La discussion des contributions au sein d’une famille indique que le comportement charitable peut être motivé par le désir d’améliorer le bien-être général des bénéficiaires. Le comportement "charitable" apparent peut aussi être motivé, cependant, par le désir d’éviter le mépris des autres ou de recevoir des acclamations sociales. » [24] Est-ce bien là respectueux de la définition même, est-ce bien raisonnable de surinterpréter sans aucune étude plus vaste ? Est-ce une conclusion suffisante ? C’est pour le moins hâtif !
Mais le plus limitatif tient à l’hypothèse d’inspiration physicienne, à l’instar des premiers sociologues dont Simmel par exemple [25]. Il est alors question d’individus, de relations, d’interactions, de services qui se traduisent en des fonctions d’utilité à partir desquelles les choix et comportements deviennent nécessairement des stratégies égoïstes au service d’une relation commerciale au sein de la famille. Une fois encore, la grille d’analyse ne se met pas elle-même à l’épreuve mais surdétermine les résultats. La vérité est dans la méthode. Or, cette grille d’analyse d’atomes-humains en relation par des interactions reproduit par analogie un schéma qui a sa source dans la physique atomique classique, jugée science de référence. Cette tradition physicaliste irrigue la psychologie américaine et la théorie économique qui s’en inspire. Elle postule le primat de l’individu atomique, au mépris des faits sociaux et historiques comme si la phylogénèse n’existait pas, ce qu’il faudrait démontrer contre la génétique et la biologie, l’histoire, l’anthropologie ou l’ethnologie sans oublier une bonne part de la sociologie. L’économie a-t-elle ce pouvoir de balayer ou ignorer ces autres sciences ?
Ce réductionnisme épistémologique projette plus l’égoïsme qu’il ne le révèle expérimentalement. Becker procède par affabulations et jeux interprétatifs, multipliant des commentaires sans aucuns faits expérimentaux pour les motiver. La mère, qui habille mieux ses enfants, le fait elle pour se faire plaisir, se valoriser par l’image dégagée de la famille, par affection pour ses enfants, par aspiration à une reconnaissance affective, par calcul pour obtenir d’eux des contreparties voire les négocier en termes de services rendus à la maison, par compétition avec les familles du quartier, par utilité pour leur santé, etc. ? De nombreuses études sociales et économiques évaluant l’usage des aides sociales laissent très ouvertes les perspectives, fautes de réduire chacun à une entité atomique homogène dénuée de spécificités propres.
2.4. L’ego du clandestin et le phénomène social de la clandestinité
Mais que révèle cette attitude clandestine au milieu des siens ? Le jugement moral des anciens y verra de la paresse, de la ruse, de la malice, un peu de cynisme, voire une révolte sourde par le refus de se soumettre aux règles de vie du groupe. Le clandestin s’isole. Mais tout à l’inverse, le clandestin s’habitue à la survie habile en toute circonstance par la braconne, le changement de cachette ou d’adresse comme le pratique l’évadé fiscal. Mais, la clandestinité a aussi ses héros dans des périodes de guerre ou de révolution. Dans tous les cas, le clandestin est en marge ou en fuite de l’ordre établi. Sa clandestinité force à un repli sur soi. Celui qui n’est pas dans les échanges altruistes se privent ainsi des coopérations et solidarités qui expriment des affections mutuelles dans des dons et contre-dons. En fuyant cette organisation, le clandestin sacrifie des relations affectives, sociales et politiques, sans pour autant maîtriser celles qui ne manqueront pas d’émerger dans un monde alternatif.
En effet, la magistrale erreur des économistes aura été d’omettre que la clandestinité devient un phénomène social quand les clandestins font corps et nouent entre eux des solidarités de circonstances. L’observation des groupes de clandestins fuyant leur pays d’origine montre qu’elle peut engendrer de la violence entre clans, en vertu de la communauté d’appartenance d’origine très paradoxalement. Le clandestin n’a pas renoncé à son histoire et son identité culturelle au point d’en faire un signe de son identité et de la reconnaissance de quelques clandestins parmi les clandestins, jusqu’à reconstruire des violences interethniques par exemple. La clandestinité politique induit des règles sociales dures : silence, loyauté, élimination physique des traitres, etc. Elle acte un détachement et elle produit un arrachement. Et que la clandestinité soit intentionnelle dans des réseaux divers : politiques, mafieux, etc. ou largement subie sous la contrainte, elle réalise un mouvement de séparation des autres puis de fusion dans un groupe. La clandestinité fait fuir la société en place par un renoncement à agir au grand jour. Il y a dans le passage à la clandestinité une entrée en résistance contre une société et ses règles. Le clandestin peut fuir un lieu mais sa stratégie le conduit aussi à s’opposer à toute insertion dans sa communauté qu’il renonce à réformer et dans laquelle il ne se reconnaît plus. L’évadé fiscal renonce à réformer le politique, Le clandestin-migrant se sent impuissant à changer son pays. Le membre d’une famille qui clandestine refuse les usages et s’isole jusqu’à préférer l’ordre d’une communauté extérieure. Au risque de choquer ceux qui derrière ce mot voient essentiellement le clandestin de migration, le miséreux en fuite d’un pays dangereux ou ruiné, le passage à la clandestinité inclut les exilés fiscaux, les mafias et des groupes politiques en marge de ce que leurs Etats tolèrent. Toute clandestinité produit donc des ruptures psychologiques. Le clandestin se sent obligé de fuir. Et sa fuite est une blessure puisqu’il y perd ses liens sociaux ordinaires en s’immergeant dans une société interstitielle aux usages sociaux très codifiés eux aussi : loi du silence, obéissance et respect des règles, violence des sanctions en cas de déloyauté, etc.
Il faut relire Ulrike Meinhof [26] pour qui le passage à la clandestinité signe un abandon de soi. Se joue une sorte d’expropriation personnelle où le clandestin endosse une identité distincte qui l’exclut en grande partie du groupe vis-à-vis duquel il a choisi de se séparer jusqu’à s’opposer. Ulrike Meinhof souligne un phénomène totalement ignoré des économistes dans leur concept du passager clandestin du fait de leur approche exclusivement individualiste. Ils omettent le phénomène social de la clandestinité qui transforment les clandestins eux-mêmes, dès lors qu’ils font groupe et se reconnaissent dans leur attitude commune d’agir en clandestin. Ulrike Meinhof évoque l’émergence d’un nouvel individu qui se détache de ses anciennes appartenances jusqu’à liquider ses souvenirs et s’identifier au groupe clandestin et à ses actes. Le clandestin devient le membre d’un groupe clandestin qui fait société autrement à la façon des groupes terroristes ou des mafias. Un nouvel ordre social s’impose à lui pour être et perdurer dans sa clandestinité. Ce passage de l’individu clandestin mentionné dans l’atomisme économique à sa version sociale et collective dans une extension de la clandestinité fait bien émerger une société clandestine au sein même de la société initiale. C’est tout l’intérêt de l’analyse d’Ulrike Meinhof lorsqu’elle évoque la stratégie de guérilla, la primauté du groupe qui pense, ressent et agit en tant que groupe comme elle l’écrit. Se reconstitue une organisation sociale jusqu’à fabriquer des chefs dont la militante révolutionnaire reconnaît l’utilité pour guider le groupe. Et cette pensée du groupe clandestin réactive, très paradoxalement là encore, des figures primitives d’un chef charismatique et quasi messianique. Elle dit d’Andréas Baader qu’il s’est libéré de toute propriété jusqu’à lui-même et qu’il « réalise la fonction fondamentale de guerillero, à savoir penser le groupe et ainsi pouvoir guider son procès. » En se référant à Ulrike Meinhof, nous voulons montrer que la clandestinité collective invente des rites encore plus enfermant au sein desquels la soumission est encore plus grande, dans un ordre social plus autoritaire et illusoirement prometteur. Il y aurait là un retournement dialectique intéressant, d’un comportement initialement produit par un individualisme et un égoïsme cherchant profit pour soi à la constitution d’une clandestinité sociale faisant émerger de nouveaux codes sociaux dans des communautés clandestines revendiquant leur règle, à côté, contre, en opposition à une société établie. En voulant exister contre, en s’isolant puis en nouant de nouvelles relations clandestines, chaque clandestin passerait d’une recherche de son autonomie à une soumission consentie puis subie à un groupe dominant aliénant plus encore son égo dissout dans le groupe clandestin.
La clandestinité collective fait prévaloir une alternative sociale où des règles sociales fusionnelles viennent se substituer aux règles contestées. C’est l’enseignement même d’Ulrike Meinhof. Et cela rappelle le groupe primaire autrefois dénommé primitif par les anthropologues au sein duquel l’individu a peu de réalité puisqu’il est agi par le groupe, il est membre d’un corps qui le surpasse. Le groupe y précède l’individu jusqu’à réaliser ce qu’Ulrike Meinhof décrit : cette expulsion du moi en dehors de soi pour devenir clandestin à soi-même au bénéfice d’un ego-collectif. Mais cette clandestinité collective fabrique alors potentiellement une agressivité et une violence du groupe qui agit chacun de ses membres comme les instruments de la survie puis de la puissance du groupe clandestin. Peu importe que la cause soit jugée par l’histoire comme légitime ou non, la clandestinité fabrique une hostilité et elle légitime une violence à ce qui l’environne. Là encore, elle insinue bien que le passage à la clandestinité induit la violence jusqu’à la terreur. C’est ce passage-là qui acte celui à la violence. Et Ulrike Meinhof de décrire cette « antinomique ego du clandestin » sacrifiant plus encore l’ego sur l’autel de la cause commune du passage à la clandestinité. En réfutant l’interaction sociale et ses règles, les clandestins agissent en rupture. En refusant la transaction raisonnée, en renonçant à l’altruisme, les clandestins adoptent une posture observable aussi chez les adolescents contestant l’organisation familiale jusqu’à préférer les lois de la bande du quartier, exotiques d’abord, répressives et aliénantes ensuite pour agir dans l’intérêt du collectif : violence, rapine, délit, trafic, économies clandestines, etc. Le clandestin s’engage en marge dans une refondation sociale par contestation des formes d’engagements qui elles aussi existent bien dans une organisation familiale, sociale ou politique. Voilà pourquoi, il faut montrer que l’engagement altruiste existe bel et bien.
3. Les phénomènes d’engagements
Si l’égoïsme produit cette clandestinité collective jusqu’à une société régressive et violente, elle omet donc la complexité phylogénétique des sociétés historiques au sein desquels l’altruisme a sa part. C’est le sens de cette dernière partie consacré à la réalité des engagements altruistes. Des théories sociales soulignent les conditions dans lesquelles s’installaient des solidarités et des coopérations. Cette coopération est étudiée par des sociologues et des économistes, le plus souvent dans le prolongement de la théorie du don et du contre don de Marcel Mauss. Elle conduit à une théorie de l’altruisme où se mettent en place des engagements sociaux. Et cette aptitude au don sans contrepartie directe est observable dans les sociétés humaines et animales, l’éthologie confirme que l’égoïsme est loin d’être une disposition naturelle universelle et exclusive, mais bien le fruit d’une construction intellectuelle dont la représentation dominante relève d’un choix philosophique réductionniste. En effet, l’observation des groupes d’êtres vivants atteste de l’altruisme, voire du sens du sacrifice. Comment mettre alors l’homme en situation d’exception radicale, en dehors du règne du vivant ? Il faudrait expliquer rigoureusement une telle discontinuité logique et ontologique entre l’homme et les mammifères sociaux par exemple. Serions-nous à ce point à part du règne animal, et ce, en vertu de quel principe ontologique ?
3.1. Les engagements altruistes
Les comportements altruistes tiennent à plusieurs dimensions qui transforment le modèle de la décision rationnelle isolée de l’agent économique. Deux exemples permettent de mesurer que les communs motivent des comportements très éloignés de celui du passager clandestin. Examinons 1) les missions de sauvetages en mer et leur histoire. Poursuivons par 2) le militantisme associatif.
1) Les missions de sauvetages en mer sont nées lors de la fondation de la Royal Humane Society dont la France s’inspirera dans la Société Nationale de Sauvetage en Mer française (SNSM). Olson a exclu de son analyse ces groupes sociaux. Pourtant, ces groupes existent et leur genèse tient à l’initiative de médecins puis à l’« esprit de corps » de professionnels exposés aux mêmes risques, comprenant tous que le sauvetage est une mission solidaire où sauver la vie de l’autre se fait en prenant par ailleurs le risque d’exposer sa propre vie. Le péril de l’un devient le péril de l’autre mais le sauvetage est effectué et l’institution organise la mission d’assistance entre gens de la mer. Le ressort de l’intérêt économique suffit-il à expliquer l’émergence et la permanence de ces institutions, bénévoles de surcroît ?
Leur généalogie apporte déjà quelques explications. William Hawes, médecin, développe des techniques de réanimation. Il est rejoint par Thomas Cogan, intéressé par ces techniques pour préserver la vie des accidentés de l’eau. Ils réunissent des amis pour une réunion fondatrice en 1774. Ils ont indéniablement un intérêt au sens scientifique pour perfectionner leur technique de secourisme, mais leur association ne correspond à aucun intérêt économique. La Royal Humane Society installe des dépôts et forment des personnes à ces techniques avec des appareils de sauvetage. Les ports et villes côtières anglaises bénéficient de ces installations. Les sauveteurs en mer en France s’installent à Boulogne-sur-Mer en 1825 sous l’influence des Anglais. Là aussi, la mission est le sauvetage des personnes en péril dont les navires lors des tempêtes. Dans les deux cas, les membres ne retirent aucun profits ou intérêts personnels à leur participation. Ils ne tirent aucune gloire si ce n’est l’estime des autres ou la reconnaissance publique à l’occasion de faits de bravoure, parfois post mortem. La plupart agit toute une vie dans le plus complet anonymat.
Ces groupes sociaux très institués traversent des générations et deviennent des biens communs du fait des techniques apprises, des matériels entretenus et des expériences de sauvetage. Cette assistance altruiste produit la cohésion de ces groupes et entretient l’acceptation de la prise de risque du fait de cette rassurance mutuelle d’un acte de sauvetage, au cas où. Et, sauf à faire de la notion d’intérêt, un mot à l’extension infinie et donc insignifiante, il n’est pas là question d’intérêt économique. L’action est désintéressée sans contrepartie financière. Elle est altruiste au sens social. Et au sein du groupe, personne ne peut s’y comporter en passager clandestin. J’ai le souvenir de ces trois marins sablais bravant la tempête pour sauver un marin solitaire imprudent [27]. Egoïsme !
2) Le militantisme associatif est un autre cas et l’exemple des chasseurs défendant un usage, une histoire, un patrimoine et une préservation des équilibres de la nature illustrent une action au service de l’intérêt commun. C’est là encore factuel. Rappelons que l’organisation de la chasse a pour premier objectif la lutte contre le braconnage et la destruction anarchique des espèces. D’ailleurs, le braconnier est un clandestin, puisqu’il agit dans son intérêt égoïste en s’emparant furtivement du gibier d’autrui à son insu. Certains pays souffrent de la destruction de nombreuses espèces du fait de l’absence de ces organisations collectives. Les associations de chasseurs organisent la gestion des espèces dans un intérêt commun, celui du maintien des espèces chassables dans la durée en préservant les territoires des dégâts des gibiers dont la destruction de la forêt par les grands herbivores par exemple ou leur nuisance sur les cultures. A noter que lors de la colonisation, en l’absence de telles organisations régulatrices sur un territoire perçu comme un libre territoire et non comme un commun, les colons-clandestins ont allègrement agit jusqu’à l’extinction du célèbre dodo [28] et frôlé l’extinction des bisons des grandes plaines nord-américaines pour les mêmes raisons : le colon au comportement de clandestin. Leur liberté individuelle ne connaissait en ces circonstances, aucune entrave : clandestins agissant librement sur un territoire à leur avantage immédiat.
Ces associations exercent des missions de sauvegarde des espèces, de suivi des populations et de régulation. Il existe donc de nombreuses motivations : protection, préservation, administration et satisfaction de l’activité même de la chasse. Les fédérations revendiquent d’ailleurs cette pluralité d’actions [29]. Ce groupe constitué de plus d’un million de membres en France exprime ce souhait. Elle répond à un intérêt général : maintenir les populations des espèces en l’absence d’autres grands prédateurs naturels, voire lutter contre des espèces invasives. Ce groupe est composé de membres aux motivations variées, trouvant là un nuancier infini, du chasseur motivé par le loisir, à celui fasciné par des espèces, à d’autres intéressés par une préservation de leur terre agricole et d’autres encore préférant la chasse à une introduction de prédateurs entrainant d’autres risques : loup, ours, etc.
Entre l’intérêt personnel au sens économique et d’autres formes d’intérêts, la chasse introduit une véritable complexité. Le chasseur dépense de l’argent pour mener à bien son activité de loisir : matériel, vêtement, permis, déplacement, etc. sans revenu en contrepartie. Ce loisir est une dépense onéreuse dont la compensation est le plaisir de l’activité à l’instar du sportif. Celui-ci est aussi un plaisir collectif, fait de retrouvailles, d’échanges, d’histoires, de convivialités et d’actions menées ensemble et de connaissances communes. L’expérience humaine y a sa part. L’intérêt personnel au sens économique est donc présent mais limité. La chasse réunit des facteurs de plaisir, d’utilité et même de nécessité dans le cas des espèces invasives ou de surpopulation.
De fait, le réductionnisme d’Olson suscite alors trois questions :
1) Celle de la légitimité expérimentale d’une telle exclusive, jamais étayée autrement que par des assertions et quelques équations sommaires.
2) Celle de l’autorité épistémologique inhérente à une conclusion qui, sans le dire, disqualifie des milliers de recherches contraires, voire des disciplines dans leur objet et approches.
3) Celle in fine de sa scientificité, puisqu’une telle extension relève plus d’un procédé idéologique ou d’une fausse science fondée sur la vision a priori d’un homme égoïste et calculateur que de la modestie d’une recherche toujours limitée dans ses conclusions.
C’est pourquoi, nous souhaitons ici opposer la modeste réalité des enseignements des psychologues et sociologues à cette dérive impériale de l’économie classique, concernant les phénomènes d’engagement.
Ces phénomènes sont pour partie observables sans pour autant rendre compte des comportements de tous en toutes circonstances. C’est là leur limite explicative. Mais ils traduisent des phénomènes d’engagement et il est important maintenant de comprendre ce qui limite l’influence de l’égoïsme : l’engagement est un des facteurs, jusqu’au sacrifice.
3.2. L’engagement sacrificiel
S’il est bien une preuve de l’insuffisance de la théorie du comportement rationnel égoïste, c’est l’existence du comportement sacrificiel qui contredit totalement l’universalité du premier. En effet, l’aptitude au sacrifice signifie que celui qui va au sacrifice ne tire aucune satisfaction au sens trivial du terme. Il ne répond pas à une attitude égoïste par construction, mettant des considérations altruistes au-dessus de sa propre permanence et aspiration à la survie, soit les conditions élémentaires de l’égoïsme. Affronter l’ennemi au lieu de fuir est une preuve que le comportement du vivant ne peut se restreindre à une attitude rationnelle, individuelle au service de soi. Le comportement sacrificiel est un fait social en partage avec les animaux d’où l’intérêt de l’éthologie. En situation de péril pour la vie des membres d’une communauté animale ou humaine, certains iront au sacrifice. L’un relève de l’éthologie dans le sacrifice des mâles dominants prêts au combat à l’issue incertaine, l’autre relève de la psychologie de l’esprit de sacrifice dans une armée professionnelle contemporaine. Concentrons-nous sur le sacrifice au combat, les faits éthologiques étant bien connus.
Le comportement de sacrifice ne se dissocie pas d’une sacralité. Se sacrifier au combat, c’est considérer qu’il existe un sacré méritant le sacrifice pour le protéger. La théologie chrétienne explique ce consentement par une offrande de sa propre vie pour ce qui le vaut : sa foi, sa famille et par extension, les modernes y incluront l’amour de la patrie. Les militaires ont cette mission, voire cette vocation d’envisager leur sacrifice : la mort au combat. A cet égard, il est édifiant d’étudier l’évolution de la rhétorique politique et militaire qui minore de plus en plus l’ancienne mystique sacrificielle [30]. L’accent est mis sur le métier, la technicité, les missions de paix, l’interposition en évitant le rappel explicite à ce sacrifice. La mort du militaire est aussi celle d’un père ou mère de famille laissant des orphelins et, justement, y a-t-il des choses sacrées qui méritent le sacrifice de la vie ? Au sacrifice de sa vie, il faut ajouter celui du sacrifice de la vie de l’autre car le militaire est aussi confronté à cette expérience de la mort donnée à l’autre. Il s’agit bien d’un autre sacrifice traumatisant dont les multiples récits et soins accordés aux militaires marqués par cette expérience terrible témoignent du sacrifice fait aussi en portant la mort, cette autre expérience de la mort : l’inversion de l’altruisme. La littérature et les chants militaires témoignent de cet héroïsme complexe fait d’un esprit de sacrifice d’une part de son humanité en étant prêt à donner ou recevoir la mort.
Ce sacrifice du militaire est encadré. Le groupe exprime sa reconnaissance, le militaire ayant un statut particulier et des événements de la vie commune lui rendent hommage : célébration, fête nationale, défilés et journée du souvenir des victoires passées. Qu’il agisse pour la victoire dans des guerres ou pour la paix dans des interventions internationales de type onusiennes, le militaire n’est pas un passager clandestin des armes. A l’inverse, les mercenaires ou certaines milices agissent en contrebandiers. Leur motivation tient plus à la domination, une volonté de puissance sans réserve, la libération d’une violence sans retenue, la rapine et le vol, la soumission des femmes, etc., soit le calcul d’une vie débridée de toute contrainte dont le prix est le risque de sa fin brutale. Sans ces contreparties sociales symboliques, le militaire pourrait devenir un clandestin des armes. Là encore, appartenance et engagement expliquent une organisation politique mieux maîtrisée.
Si les sociétés animales témoignent de l’aptitude au sacrifice sans culture ni civilisation, qu’en est-il alors du statut épistémologique de l’assertion du principe du passager clandestin ? Est-ce une construction en vue d’une analyse utile à des exercices économiques, alors par définition parcellaire et sans prétention à leur universalisation ? Est-ce un postulat idéologique d’une philosophie économique partisane, alors sa contestation relève du libre débat d’idée, sans là encore d’autres prétentions que de faire la preuve de son efficacité politique à long terme, ce dont nous pouvons très largement douter ; surtout si l’efficacité inclut la durabilité et soutenabilité du modèle.
Conclusions
Concluons d’abord sur la question du passager clandestin. L’affirmation du seul moteur de l’égoïsme en économie conduit à promouvoir le règne du passager clandestin qui tire profit de toutes les situations d’échanges à son profit. L’utilité de la clandestinité est d’ailleurs de ce point de vue indéniable, et bon nombre de comportements observables attestent de sa pratique. Mais son encouragement fait passer du choix égoïste à la constitution d’une contre-société clandestine avec le risque inhérent à sa généralisation. L’économiste individualiste omet l’autre face de la contestation de la vie en groupe. Il y a rejet voire rébellion contre l’ordre social du groupe initial d’appartenance. Cette fuite constitue une rupture, une protestation. L’économiste omet alors sa socialisation par sa généralisation qui entraîne un phénomène d’objectivation d’un marché de l’obligation faîte au système de lui rendre des services sans contrepartie d’aucune sorte, les clandestins s’excluant de toute loyauté, obéissance, conformité, participation solidarité, activité, utilité économique ou sociale en se constituant en groupes alternatifs contestataires ou violents. Cette clandestinité sociale, des élites ou d’autres parties de la population, engendre alors un modèle protestataire et asymétrique. Le monde me-nous doit, les autres me-nous doivent et ma-notre clandestinité devient progressivement cette norme qui autorise d’user sans participer, d’agresser pour obtenir : bandes, mafias, milices, oligarchies prédatrices, etc. Le revenu universel pourrait relever de cette clandestinité sociale ?
En affichant l’égoïsme jusqu’à la promotion de la clandestinité qui en est une conséquence décrite par les économistes, certains Etats liquident la société de participation solidaire. Au fond, l’universalisation du comportement égoïste du passager clandestin pose à l’économiste quelques questions et aux politistes quelques autres par sa socialisation très peu étudiée et pour laquelle les réflexions d’Ulrike Meinhof sont éclairantes. Elles interrogent finalement sur la nature d’un régime politique favorisant ce rejet de la sociabilité commune, quel qu’en soit l’habillage sémantique : migrants économiques ou écologiques, libres circulations des biens et des personnes, organisations mafieuses ou ploutocratique de l’Etat et même revenu universel transformant chacun en clandestin d’un système, etc. qui promeuvent une forme, voire un droit à la clandestinité. Or l’apologie du clandestin qui s’oppose aux règles du groupe a tout d’une subversion puis d’une substitution d’un ordre politique par un autre. A la suite des analyses d’Ulrike Meinhof, l’égoïsme engendrerait bien une régression sociale des relations humaines et des institutions politiques qui les coordonnent. La régression personnelle précéderait la régression sociale en voulant se libérer d’un altruisme vécu comme une succession de règles contraignantes.
Enfin, l’économiste traduit-il une pensée ou plus encore une forme de détestation de la société ? Plus qu’une description, il réaliserait une projection tronquée. Sur le plan épistémologique déjà, cette absence de souci de la complémentarité atteste d’une représentation restrictive, appauvrie et abusive. Ce prosélytisme méthodologique est scientifiquement inconséquent mais politiquement significatif d’une intention de fabrication d’un monde à l’instar de sa représentation qui n’est en rien une description, mais bien une construction. Sur le plan psychologique, comment s’installer dans la négation des affections, des émotions, des souffrances et des désirs humains sans soi-même se déshumaniser au fil de sa démarche prétendument scientifique, privilégiant l’apathie jusqu’à l’extranéation ? L’économisme seul nous conduit alors à une vaste régression sociale qui est en marche sous nos yeux. Il est simplement nécessaire de décrire l’homme plus que de le déconstruire pour le reconstruire selon ses représentations en écoutant ce que disent toutes les disciplines qui l’examinent selon des angles distincts mais toujours complémentaires. Derrière cette apparente générosité universelle de la tolérance pour toutes sortes d’expression de la clandestinité, il y aurait le refus de la relation sociale : ses contreparties, ses dettes sociales ou ses jeux de dons et contre-dons ; soit une société régressive et tyrannique à l’instar des descriptions d’Ulrike Meinhof, car le prix de la clandestinité admise et reconnue serait bien l’avènement d’une tyrannie faisant payer le prix de son salaire.
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[1] Carlos Ghosn, dirigeant du groupe automobile Renault Nissan, interrogé après son évasion du Japon par une télévision libanaise estime « ridicules » les déclarations de la ministre de la Justice japonaise, souhaitant sa comparution au Japon. C. Ghosn juge : « Le système judiciaire (japonais) est totalement rétrograde » dans son entretien à la chaîne libanaise LBC. Il préfère le Liban : « Je coopérerai pleinement avec la justice libanaise, avec qui je suis plus à l'aise que je ne l'étais avec la justice japonaise ». Attitude typique du clandestin qui se fait juge des systèmes judiciaires devant lesquels il doit rendre des comptes en jugeant plus légitime de comparaître devant la juridiction qui lui convient. Le comportement du passager clandestin est manifeste jusqu’à faire son marché entre systèmes judiciaires préférant le plus conforme à ses vœux, oubliant le fondement même du droit qui est que celui-ci s’applique indépendamment du consentement du « prévenu ».
[2] Il faut se référer à l’œuvre magistrale du philosophe japonais Watsuji : Fûdo, le milieu humain où il développe la notion de subjectité dont Augustin Berque résume très bien le sens dans son article : « Watsuji pose ici une distinction fondatrice entre le milieu (fûdo) et l’environnement (kankyô). L’environnement, matière à science positive, s’analyse en termes de relation entre des objets (taisho). Le milieu, lui, est tissé par les relations (kakawari) qui fondent l’existence de l’homme en tant que sujet (shutai). Il suppose donc cette subjectité (shutasei) de l’existence humaine. » (1994, 497)
[3] Nous abordons cette question méthodologique dans la première partie de notre article Esquisse d’une psycho-sociologie cognitive du politique, publié dans le n°31 des cahiers de psychologie politique dont tout particulièrement le point : Aux origines de la pluralité des points de vue et des méthodes où nous soulignons la pertinence de la typologie des phénomènes sociaux composant l’axe du temps et celui de la taille des groupes (masses) décrit par Michel Grossetti dans son livre : L’espace à trois dimensions des phénomènes sociaux, 2011, Paris, Sociologie.
[4] Gary Stanley Becker (1930-2014), économiste américain, prix en hommage à Nobel en 1992, connu pour son Traité de la famille (1981). Il est très emblématique de ces économistes impérialistes obnubilés par une vision d’un homme calculateur et égoïste, niant les phénomènes sociaux, psychologiques ou historiques pour expliquer ses décisions et comportements. Becker n’analyse pas les comportements, soit les conditions politiques et sociales de leur émergence, voire les croyances, idéologies, religions qui peuvent environner leur pratique ou généralisation. C’était déjà le sens de la critique antérieure de Frédéric Bastiat à l’encontre d’une interprétation économiciste : « On accuse les économistes de ne pas tenir compte de l’abnégation, peut-être de la dédaigner. A Dieu ne plaise, que nous voulions méconnaître ce qu’il y a de puissance et de grandeur dans l’abnégation. Rien de grand, rien de généreux, rien de ce qui excite la sympathie et l’admiration des hommes ne s’est accompli que par le dévouement... Mais les économistes ne pensent pas que le train ordinaire de la vie, les actes journaliers, continus par lesquels les hommes pourvoient à leur conservation, à leur subsistance et à leur développement, puissent être fondés sur le principe de l’abnégation. » (Frédéric Bastiat, Individualisme et fraternité, 1864, Paris, Editions Guillaumin, T.VII, p.341)
[5] Le concept d’individu reflète celui d’atome en physique : unité distincte insécable dont la division le détruit ce qui est très discutable en biologie dans le règne du vivant où chaque être vivant procède d’autres vivants selon un processus phylogénétique.
[6] Aristote enseigne l’inverse même de ce que Olson lui prête. Il extrait cette phrase du chapitre XI du Livre VIII de l’Ethique consacré à l’amitié. Le philosophe décrivant l’amitié des compagnons de navigation ou d’arme écrit : « ce que possèdent des amis est commun ». Il distingue des relations de natures différentes selon les communautés : « les droits des parents et des enfants ne sont pas les mêmes que ceux des frères entre eux, ni ceux des camarades les mêmes que ceux des citoyens ; et il en est de même pour les autres formes d’amitié ». Mais plus encore il rappelle avec constance que les communautés ne précèdent pas le politique et donc l’individu ne précède pas les groupes dont il est membre : « Mais toutes les communautés ne sont, pour ainsi dire, que des fractions de la communauté politique ». Il prolonge : « Mais toutes ces communautés semblent bien être subordonnées à la communauté politique, car la communauté politique n’a pas pour but l’avantage présent, mais ce qui est utile à la vie tout entière ». Et loin de servir le seul intérêt, il mentionne par exemple : « certaines communautés semblent avoir pour origine l’agrément, par exemple celles qui unissent les membres d’un thiase ou d’un cercle dans lequel chacun paye sa contribution, associations constituées respectivement en vue d’offrir un sacrifice ou d’entretenir des relations de société ». Et il conclut sur l’ordre du raisonnement qui part du politique et non de l’individu : « Toutes ces communautés sont donc manifestement des fractions de la communauté politique, et les espèces particulières d’amitiés correspondent aux espèces particulières de communautés ». Le texte contredit Olson sur deux points essentiels. 1) Les communautés ont d’autres motivations que l’intérêt pour se constituer. 2) les communautés sont des fragmentations du politique et non des agrégations d’individus.
[7] Léon Festinger (1919-1989) est connu pour prolonger les travaux de son professeur Lewin, spécialiste de la dynamique des groupes et pour ces travaux sur la dissonance cognitive et la comparaison sociale. Concernant les groupes il met en évidence les phénomènes de pression interne exercée sur chacun en vue de l’uniformité au sein du groupe. Il étudie cette cohésion des groupes pour dire qu’il est question de toutes ces forces qui agissent pour que les membres demeurent dans le groupe par ces phénomènes d’influence sociale et de persuasion ou d’attraction. A l’inverse de l’extrait tiré de son contexte par Olson, Festinger met en évidence que « la conformité aux normes du groupe apparaît comme une nécessité pour la réussite commune ; les normes sont donc affectées d'une sorte de pouvoir contraignant, le groupe exerce des pressions sur les membres pour qu'ils se rallient au point de vue commun ; les déviants sont rejetés, mais la plupart des membres se soumettent à la règle commune ; le groupe exercerait sur eux une attraction, dans la mesure où il est pour eux un but en soi, qu'il est nécessaire à leur besoin social, ou à leur réussite personnelle. » (1958, 435) (Germaine de Montmollin – Les processus d’influence sociale – L’année psychologique – 1958, vol.58, n°2, p.427-447), ce qui nous éloigne nettement de l’hypothèse d’Olson de l’individu seul décideur de son appartenance fondé sur son seul intérêt.
[8] Robert Morrison MacIver (1882-1970), sociologue écossais lecteur de Durkheim et surtout professeur de science politique au Canada porteur d’une philosophie sociale éthique et d’une sociologie de la communauté où l’intérêt commun renvoie à celui qui transcende les parties. Il y a contre-sens dans l’usage d’Olson puisque l’auteur développe les notions d’interdépendance, d’interrelation métaphorisant la communauté par l’image de la toile. Sociologue qualiticien, il écrit : « En vérité, vous ne pouvez mesurer que ce que vous ne pouvez pas comprendre. Vous pouvez mesurer seulement l’externe, ce qui est hors de portée de l’imagination. Mais vous pouvez avoir aucun intérêt adéquat pour la société, sauf si vous êtes intéressé par les valeurs humaines qu’elle remplit. Ses formes essentielles ont été façonnées par les buts des hommes, et son développement dépend de l’évolution de ces objectifs. Ces objectifs ont tous un caractère éthique. L’existence même de la société signifie un objectif éthique de ses membres. Le sociologue qui n’a aucun intérêt éthique, aucun intérêt social conditions relatives aux valeurs, est un dilettante. Il est comme un grammairien qui étudie les lettres et les syllabes des mots mais ne pense jamais aux mots eux-mêmes comme des significations. C’est une méthode possible, et il y a quelques connaissances dérivées de cette façon — mais ce n’est pas la connaissance de communauté. » (Traduction de l’auteur, 1924*, 56). Le lecteur comprend que l’extrait dénature grandement la pensée de MacIver attaché à l’harmonie sociale, la compréhension qu’il développe dans The Elements of Social Science : « La société, écrivait-il, signifie ressemblance, interdépendance, coopération, économie, mais, disant cela, nous n'avons pas révélé le sens de la société. Car la société est une série infiniment emmêlée de relations, émises à partir des volontés et des intentions d'êtres qui s'aperçoivent de leur ressemblance, de leur interdépendance, en un mot, de leur communauté. Elle est, par conséquent, en premier lieu, un état, un état d'esprit, non pas un simple moyen ou un instrumentalisme utile pour le confort ou la convenance d'êtres ainsi intentionnés. » (Londres, Methuen, 1921, 14). Une telle science holistique, architectonique (son terme) n’a rien à voir avec l’atomisme logique et l’individualisme méthodologique qu’insinue Olson dans un extrait totalement insignifiant, sorti de son contexte. (*1924 – Community : a Sociological Study, Being an Attempt to Set Out the Nature and Fundamental Laws of Social Life, Londres, Macmillan, 1917 (3e édition 1924).
[9] Arthur Fischer Bentley (1870-1957), politologue américain promoteur de la théorie des interactions des groupes constitutives de la vie politique. Il travaille sur le jeu des groupes d’intérêts et de pressions sans prétendre à une théorie générale des groupes. Il considère l'individu comme le point central de ses études des processus politiques. Il publie The process of Government en 1908 où l’étude des comportements est le moyen de comprendre les relations humaines. Les groupes ont des activités en accord avec leurs intérêts et ils exercent des pressions pour les défendre ou les promouvoir.
[10] Raymond Cattell (1905-1998), psychologue spécialiste de la mesure de l’intelligence, mais par ailleurs à l’origine du concept de genthanasia : eugénisme alternatif au génocide, pensant que des groupes humains mettront fin intentionnellement à leur existence collective en constatant leur inadaptation à l’évolution, sorte d’impasse évolutive motivée par la mesure de leurs défaillances culturelles et intellectuelles mesurables. Il est par ailleurs fondateur d’une religion rationaliste : le beyondisme, dont les thèses raciales et eugénistes sont clairement exposées dans ses œuvres. L’intérêt va jusqu’à décider de se détruire en raison.
[11] Les trois citations d’Olson sont les suivantes : « toute organisation présuppose un intérêt que partagent tous ses membres […] sans intérêt commun, point de groupe […] tout groupe a son intérêt propre. » (2011, 18, 19).
[12] Ces auteurs sont là aussi très disparates : difficile de retrouver trace de J. James , A.P. Hare (1923-2009) est un sociologue américain spécialiste des petits groupes et auteurs en 1965 de Petits groupes : études sur l’interaction sociale s’intéressant à de nombreuses dimensions : recherche d’influence, orientation émotionnelle, contrôle, etc. et G. Simmel (1858-1918) auteur du fameux Philosophie de l’argent publié en 1900, connu pour promouvoir une analyse fondée sur l’absolu primat de l’individu à étudier dans le jeu de ses relations sociales qui font société et dont l’étude constitue la sociologie. (lire à son sujet : Georg Simmel : La dimension sociologique de la Wechselwirkung de Christian Papilloud dans la Revue européenne des sciences sociales, tome XXXVIII, n°119, 2000, p.103-129
[13] Consulter notre article sur la décision chez Irving Janis dans les cahiers de psychologie politique n° 31 : Critiques plurielles de la pensée groupale de Janis
[14] Kurt Lewin (1890-1947), connu pour ses expériences sur l’évolution des comportements nutritionnels qui aboutissent à ses enseignements sur la dynamique des groupes dont l’homogénéité des membres, un accord sur les buts et règles communes, un attrait pour l’appartenance au groupe, même si sa durée est éphémère, de quelques heures, qui met en œuvre l’intensité des interactions entre les membres, la proximité physique soit l’unité de lieu et une équivalence des membres dans un fonctionnement consensuel.
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[15] Lire les deux premières parties : 1. La souveraineté nationale et la représentation rationnelle et 2. La souveraineté citoyenne et la représentation des intérêts de notre article : La représentation politique : la commune ou l’empire ? publié dans le n°35 des cahiers de psychologie politique
[16] François-Régis Mahieu et Hillel Rapoport expliquent bien cette difficulté à calculer la morale, sa réalité, ses actions, ses effets : « L’incorporation de l’autre dans le calcul économique individuel pose le problème de l’intégration des normes et des valeurs morales. Cela revient à formaliser une large variété de comportements positifs tels que le don/contre-don, l’envie, la jalousie, l’ingérence, la tolérance, le paternalisme […] Sous les différentes formes qu’on peut lui donner, l’altruisme remet en cause les règles habituelles de l’analyse économique, notamment la Pareto-optimalité ; selon les cas, il n’est pas forcément efficace. » (1998, 6)
[17] Olivier Donni et Sophie Ponthieux in Approches économiques du ménage : du modèle unitaire aux décisions collectives, (2011, 68)
[18] Notons les travaux de George Loewenstein et Jennifer Lerner : The role of affect in decision making in R. J. Davidson, K. R. Scherer, & H. H. Goldsmith (Eds.), Handbook of affective sciences p. 619–642, Oxford University Press, les recherches de Dominique Ansel dans son article : incertitude et intensité émotionnelle en situation de négociation, 2010/1 n° 13, p.23-41, Editions De Boeck Supérieur « Négociations » ou ceux de Alain Berthoz sur la décision et l’émotion : La décision, 2003, Paris, Editions Odile Jacob sans oublier les apports déterminants du psychologue Klaus Scherer, spécialiste de l’émotion, directeur du Centre suisse des sciences affectives à Genève.
[19] Notons les travaux de James Banks, Richard Blundell et Sarah Tanner qui dès 1998 dans leur article Is There a Retirement-Savings Puzzle ? dans The American Economic Review, Vol. 88, n° 4, p. 769-788 où les auteurs étudient la capacité des ménages à anticiper leur retraite par des décisions d'épargne. En effet, les conflits de temporalité entre l'appétence pour une consommation immédiate et l'attention portée à constituer une épargne pour le futur suscitent des comportements qui tiennent compte de la perception des risques de mortalité et d’espérance de vie à arbitrer Des opportunités de consommation immédiate.
[20] Notons les travaux de Bruno Frey et Matthias Benz dont l’article Introducing Procedural Utility: Not only What, but also How Matters (université de Zurich – 2003) portant sur l’attention, le respect, voire le désir d’agir selon des conventions et des procédures tout aussi importantes que le résultat. Cette utilité procédurale fait l'objet d'une attention particulière car elle organise la relation avec autrui, qu’elle en garantit le bon fonctionnement et en sécurise les transactions.
[21] Son énoncé est le suivant : Dans une famille composée d’un enfant et d’un parent. L’enfant gâté est par hypothèse réputé égoïste. Il est bénéficiaire ou non d’un transfert positif ou négatif B (argent de poche, participation à la charge de la famille). Le revenu possible de l’enfant est noté Ic(A), le revenu du parent est noté Ip(A). Le parent partage son revenu (altruisme) par la cession d’une partie de Ip. Celui-ci peut être ou non supérieur à Ic (revenu de l’enfant par une activité). Ce théorème énonce que l’enfant choisira l’action A entraînant la maximisation du couple : Ic(A) et Ip(A) pour que leur somme soit la plus grande : Ic(A)+Ip(A) = X soit le meilleur revenu de la famille entière, soit un « altruisme intéressé ». De son point de vue, son utilité résulte de la combinaison ou U = Ic(A) + B. Son obéissance ou sa débrouillardise favorise peut-être l’accroissement du revenu du parent plus significativement que le sien, dont il va bénéficier ensuite par un transfert positif.
[22] Rappelons ici qu’un théorème en mathématique est une hypothèse suivie d’une démonstration déductive qui produit la thèse sous la forme d’un théorème. Il suppose des axiomes, assertions primitives supposées vraies à partir desquelles se construit un système déductif. En quoi ces histoires sont-elles des théorèmes puisqu’elles ne sont fondées que sur des assertions contestables et contestées, jamais unanimement partagées par la communauté scientifique, à la différence des axiomes logico-mathématiques dont on connait aussi les limites. La figure du théorème en économie relève de la pure usurpation épistémologique par une analogie qui dispense justement de discuter des axiomes qui ne peuvent en aucun cas en être.
[23] Becker pratique cette surinterprétation qui correspond bien à cette définition de John Dewey : « une expérimentation active doit forcer les faits apparents de la nature à prendre des formes différentes de celles sous lesquelles ils se présentaient habituellement. Il s’agit donc de leur faire dire la vérité sur eux-mêmes comme la torture peut contraindre un témoin récalcitrant à révéler ce qu’il cache. » (2014, 89)
[24] Gary Becker, A theory of social interactions, 1974, New York, Center for economic analysis of human behavior and social institutions, working paper n°42, p.20
[25] Georg Simmel (1858-1918) développe une sociologie par analogie avec la théorie physique. Gabriel Tarde notait dès 1902 que : « C’est la physique qui est le plus en faveur auprès des sociologues naissants, et, malgré, çà et là, des tendances marquées à regarder le groupe social comme une sorte d’organisme, le plus souvent il n’est question chez eux que de masse et de mouvement. » (1902, 57). Pour Simmel : « La résolution de l’âme de la société dans la somme des effets de changements de ses possesseurs est posée en direction de l’esprit de la vie moderne : résoudre le compact, lui-même identique, substantiel en fonction, force, mouvement et connaître dans tout Etre le processus de son devenir. » (in Über sociale Differenzierung, 1989, 130) qu’il illustre en une physique des éléments humains : « Aussi si vous ‘vous attendez’ – et certes pas seulement à une attaque extérieure, qui menace votre vie entière d’un coup – ainsi résumons-nous d’innombrables et ininterrompus processus, qui s’ouvrent à l’intérieur de cette image comme poussée et contre-poussée, danger et défense, répulsion et ré-association entre les éléments. » (in Soziologie, 1992, 556).
[26] Ulrike Meinhof (1934-1976), une des dirigeants du groupe Fraction armée rouge dirigé par Andréas Baader commettant des attentats dans les années 1960 et 1970. Elle est l’auteur entre autres de Mutinerie et autres textes, Editions Des femmes, Paris 1977.
[27] Yann Chagnolleau, Alain Guibert et Dimitri Moulic, trois membres de la SNSM morts le vendredi 7 juin 2019 partis secourir, avec quatre autres Sablais, un bateau en détresse le long des côtes sablaises.
[28] Le dodo ou dronte de Maurice fut découvert par les européens en 1598 et son extinction constatée à la fin du 17e siècle par la seule braconne clandestine en l’absence d’une gestion des communs. Le colon se comporte en clandestin de passage, son déplacement le déracinant de ses usages.
[29] « Par sa connaissance de la faune bien sûr, mais aussi par son implication chaque jour plus grande dans l’aménagement des milieux, la lutte pour le continuum des espaces, la recherche sur les espèces, le maintien de la biodiversité, la veille sanitaire, la régulation des espèces invasives…
C’est à ce titre que la Fédération Nationale des Chasseurs, comme chacune des fédérations départementales, est désormais reconnue au titre de la protection de la nature ! » (Fédération Nationale des Chasseurs)
[30] Il suffit de relire par exemple Charles de Foucauld écrivant en décembre 1916 à son ami, Louis Massignon : « Il ne faut jamais hésiter à demander les postes où le danger, le sacrifice, le dévouement sont plus grands ; l’honneur, laissons-le à qui le voudra, mais le danger, la peine, réclamons-les toujours. Chrétiens, nous devons donner l’exemple du sacrifice et du dévouement » [11].