N°43 / Identités et Appartenances, - Juillet 2023

Identités brisées

Jean-Marc Ghitti

Résumé

L’identité est une notion piégée. D’un côté, elle renvoie à la singularité de chaque existence, à sa marque propre, à son style ; d’un autre côté, elle renvoie à des catégories générales, à des entités collectives d’où l’individu se définirait à y appartenir ou pas. La politique n’existe, comme rapports de force et exercice des pouvoirs, que pour autant que les individus se définissent par leurs appartenances. Elle se nourrit de la confusion entre l’identité et l’appartenance et elle n’accorde pas de valeur particulière aux identités singulières, à la personnalité des personnes. Elle individualise par le jeu des appartenances.

Mais si la politique réussit toujours à le faire, si l’identité par appartenance des individus l’emporte le plus souvent sur l’identité singulière, c’est qu’elle peut s’appuyer sur des ressorts psychiques profonds et même archaïques en l’être humain. La psychologie politique, ou plutôt la psychanalyse politique peut les éclairer.

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Identités brisées

 

Jean-Marc Ghitti est docteur en philosophie. Il enseigne en Haute-Loire. Il préside l'association Présence Philosophique au Puy. il est l'auteur d'essais et de romans dont récemmentPassage et présence de Simone Weil. État des lieux, Paris, Kimé, 2021 et Avec et par delà l'écologie : la Camargue, Paris, Kimé, 2023.

 

L’identité est une notion piégée. D’un côté, elle renvoie à la singularité de chaque existence, à sa marque propre, à son style ; d’un autre côté, elle renvoie à des catégories générales, à des entités collectives d’où l’individu se définirait à y appartenir ou pas. La politique n’existe, comme rapports de force et exercice des pouvoirs, que pour autant que les individus se définissent par leurs appartenances. Elle se nourrit de la confusion entre l’identité et l’appartenance et elle n’accorde pas de valeur particulière aux identités singulières, à la personnalité des personnes. Elle individualise par le jeu des appartenances.

Mais si la politique réussit toujours à le faire, si l’identité par appartenance des individus l’emporte le plus souvent sur l’identité singulière, c’est qu’elle peut s’appuyer sur des ressorts psychiques profonds et même archaïques en l’être humain. La psychologie politique, ou plutôt la psychanalyse politique peut les éclairer.

Certains objectent régulièrement à la psychanalyse politique, telle que nous allons tenter de l’illustrer ici, la frontière qu’ils érigent entre psychologie individuelle et psychologie collective. Or dès le début de la psychanalyse, Freud réfute cette frontière comme n’ayant aucun sens : « la psychologie individuelle, note-t-il, est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale ».[1] S’agissant d’aborder la question fondamentale de l’appartenance de l’individu à des groupes et du sentiment d’identité qu’il en retire, on se perdrait dans des généralités sociopolitiques, où se mêlent toujours l’analyse et l’opinion, la description et l’axiologie, si l’on ne prenait soin d’arrimer cette question aux découvertes de la psychanalyse. Ces découvertes, pour être aujourd’hui contestées par des idéologies de toute sorte, n’en sont pas moins le corps théorique à partir duquel l’on peut le mieux juger du sens de ces idéologies. L’appartenance telle qu’elle s’exprime dans les nationalismes, dans les corporatismes, dans l’idéologie de l’entreprise ou dans le wokisme, ne peut s’éclairer que si l’on en revient à la structure psychique archaïque de l’être humain. Elle n’est ni d’ordre naturel (une sorte d’instinct grégaire), ni de formation contextuelle (comme le suppose trop souvent le sociologue). Il convient de supposer, comme l’indique encore Freud, « que la pulsion sociale puisse être non originaire et non décomposable, et que les débuts de sa formation puissent être trouvés dans un cercle plus étroit, comme par exemple celui de la famille ». C’est à partir de ces suppositions que le psychanalyste autrichien en vient à éclaircir le narcissisme comme socle psychique originaire du sentiment identitaire et des logiques d’appartenance. Sans être le seul à poursuivre cette recherche capitale, Jacques Lacan y apporte une contribution importante en étudiant le stade du miroir.

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Lorsqu’il vient au monde, l’être humain n’est pas viable. Il a besoin d’être secouru par d’autres et entre ainsi dans un réseau de relations dont il ne sortira qu’à sa mort. Il n’est d’existence humaine qu’en lien. Le secours que chacune reçoit s’accompagne d’un accueil dans des structures sociales dans lesquelles elle découvrira plus tard qu’elle y est : elle découvrira qu’elle s’est mise en son insu en situation d’y appartenir et qu’il ne pouvait en être autrement.

La famille est l’appartenance la plus évidente puisqu’elle se compose des présences les plus proches. Mais il y a loin de la famille telle que nous la définissons à ce que le nouveau-né peut en vivre durant les premiers mois de son existence. A en croire les psychanalystes, l’entourage s’offre d’abord comme un ensemble d’organes qui portent secours et procurent jouissance. C’est ainsi que se tisse l’attachement, qui est l’origine de l’appartenance. L’attachement se vit indissociablement comme une nécessité et un plaisir. Ces organes nécessaires sont d’abord ceux de la mère : le sein, les mains, les bras, le sourire, etc. De sorte que la famille se constituent de la mère et de ceux qui sont autour d’elle. Le maternage, c’est-à-dire l’ensemble des organes dont l’être humain a besoin pour vivre, est la première dimension de l’appartenance. L’être humain appartient à qui pourvoie à ses besoins.

Un peu plus tard, l’enfant entendant qu’on l’appelle, découvre en ce nom qui le désigne, une autre forme d’appartenance et il lui faudra encore du temps pour découvrir que ce nom lui confère l’identité qui le suivra toute sa vie : un patronyme qui le relie à des ancêtres et un prénom qui lui donne une place au sein de l’ensemble.

Mais, avant l’identification par le nom, des psychiatres ont soutenu que l’image venait préparer l’identité. En effet, la question de l’identité ne peut être posée avec quelque pertinence qu’en faisant retour au socle archaïque du narcissisme primaire. L’une des marques les plus précoces et les plus fortes de la psychanalyse lacanienne porte, justement, sur la constitution de l’identité. Lacan en a dessiné le cadre théorique, dès 1936, avec le fameux stade du miroir. Entre 6 et 18 mois, lorsqu’il se trouve devant un miroir, le petit enfant vit une expérience fondatrice de son vie imaginaire : la première rencontre avec l’image de soi.

Les organes de secours, l’image et le nom : on tiendrait là les trois attaches qui obligent l’être humain, dès sa naissance, à appartenir aux siens et à en tirer une identité. Prématuré comme il naît, il ne peut aller vers la forme viable de son existence qu’en s’inscrivant dans des structures économiques, imaginaires et symboliques. L’appartenance et l’identité sont comme le prix à payer pour qu’une vie possible soit pleinement accueillie dans l’humanité réelle. Ce prix n’est rien d’autre qu’une aliénation originaire dans la mesure où ce sont des autres que l’être humain reçoit secours, modèle et langage.  L’aliénation originaire, à la fois subie et aimée, est inhérente à toute réalisation de soi.

Elle est le socle psychique sur quoi l’existence ultérieure de la personne va se développer socialement. L’organisation sociale des structures économiques, imaginaires et symboliques, donne du pouvoir à ceux qui l’assurent car le grand nombre a besoin d’appartenance et d’identité. La politique est l’appropriation par quelques-uns de ce pouvoir qui tient en sa dépendance des sujets incomplets et inachevés. La famille, en effet, n’est pas une réponse suffisante à l’incomplétude de la vie individuée, comme dès l’Antiquité l’a très bien exprimé Aristote. Elle pallie l’immaturité de l’enfant à condition d’appartenir elle-même à des organisations plus larges, et qui ne cessent aujourd’hui de l’être davantage. 

Lorsque la terre était la principale puissance nourricière, elle était adorée comme une Déesse-Mère. Chaque famille devait être intégrée à une communauté agraire. Depuis lors, les structures économiques se sont beaucoup différenciées, jusqu’à l’État que nous connaissons aujourd’hui : c’est lui qui assure les systèmes de solidarité, et c’est pourquoi on l’a nommé Etat-Providence. Si les hommes d’aujourd’hui éprouvent une certaine angoisse devant l’économie mondialisée qui semble dissoudre toutes les appartenances, il ne faut pas oublier que c’est encore au niveau national que s’organise la solidarité, et qu’il est donc vital, surtout pour les personnes en difficulté, de revendiquer une appartenance dont découle un certain nombre de droits. Toutefois, si l’on raisonne sur le cas de la France, depuis le tournant des années 90, ce principe d’appartenance s’est assoupli : si les droits sociaux ont longtemps été conditionnés à l’appartenance nationale, ils ne le sont désormais qu’à la condition juridique de la validité des droits de séjour. Ces droits étant octroyés par l’administration, il en résulte qu’une appartenance élargie demeurent la condition pour être secouru. L’État est alors investi d’une valeur maternante, dans la mesure où il est le gardien des organes de secours. L’appartenance à une communauté de droits est revendiquée parce qu’elle est gage de protection, de sécurité et de secours.

Toutefois, cette appartenance juridique à une même société qui confère des droits, et notamment des droits à l’aide, ne suffit pas pour assurer la satisfaction imaginaire et l’identité à quoi les individus aspirent. Durant les périodes de croissance économique forte, les gouvernements pensent pouvoir esquiver les besoins imaginaires. L’extension des droits sociaux à quoi l’on a assisté durant les Trente Glorieuses, a permis de rejeter à l’arrière-plan les questions identitaires. Aujourd’hui, elles reviennent au-devant de la scène politique, et d’autant plus que ceux qui les soulèvent ont moins de capital économique. Les périodes d’enrichissement favorisent l’individualisme et, à l’inverse, les périodes de crise relancent les identités collectives en tant qu’elles compensent par un imaginaire collectif le sentiment d’être dominé économiquement. 

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Pour mieux éclaircir les fonctions de l’imaginaire identitaire, il faut revenir à la question de l’imago. De ce que Lacan en dit, il apparaît que l’image s’expérimente d’abord comme image de soi. Toute image ultérieure, de quoi qu’elle soit, porte le fantôme de soi, par persistance de l’image archaïque. La psychanalyse pose que les identifications ultérieures à quelqu’un d’autre ou à un groupe d’appartenance ne sont rendues possibles que parce qu’elles ont été anticipées par la reconnaissance de soi-même dans le miroir. Et c’est toujours un retour à ce soi-même en image que cherche toute identité collective. Appartenir à un groupe est vécu comme la manière la plus simple d’être soi-même. L’identitaire sera d’autant plus revendiqué que le narcissisme primaire auquel il renvoie sera plus actif. C’est pourquoi l’adolescence, qui est l’âge où le narcissisme secondaire réactive celui de la petite enfance, se caractérise par des phénomènes de groupe et de bande. C’est d’ailleurs autour de ces bandes qu’apparaissent régulièrement des violences dont on parle dans les faits divers, mais le phénomène dépasse largement ces manifestations délictuelles. Le sport, et spécialement le football, offre la possibilité aux jeunes supporters de s’organiser sous la bannière d’une équipe qui représente une ville. Pour les supporters, le sport est un peu plus qu’un jeu et ne se limite pas à ce qui se passe sur le terrain : on y retrouve les caractères des vieux nationalismes, soit autour des villes, soit même autour des équipes nationales. Ces manifestations para-politiques ou infra-politiques ont sans doute une fonction cathartique, mais constituent aussi une survivance et même un maintien des affrontements nationaux, quoique détournées en jeux inoffensifs (même s’il y a parfois des débordements violents).

Lorsque ce besoin d’appartenance perdure dans des âges plus avancés et qu’il prend une expression clairement politique, on peut se demander s’il n’empêche pas une évolution psychique orientée vers l’ouverture. La persistance de ce narcissisme encombre la relation à l’altérité. La revendication identitaire s’accompagne parfois d’aspirations séparatistes, comme on le voit dans certaines communautés confessionnelles, voire sexuelles. Sur l’exemple emblématique de l’homosexualité, on peut observer comment l’on est passé d’une appartenance subie à une appartenance revendiquée. En effet, c’est par l’interdit et l’exclusion que les homosexuels d’un temps révolu se sont sentis appartenir à une catégorie à part, « maudite », victime d’un rejet qui, à la seule considération du mode de sexualité, rejaillissait sur tous les aspects de l’existence, notamment sur la vie professionnelle et civique. Mais, tandis que certains se sont engagés dans le mouvement d’assimilation et d’égalité juridique quelle que soit l’orientation sexuelle, d’autres ont préféré promouvoir une culture gay, transformant ainsi une mise à l’écart imposée par la société en une différence culturelle voulue comme style et identité propre. On retrouverait le même retournement du stigmate en style dans d’autres ex-minorités qui, au moment d’une possible assimilation, réclament une reconnaissance de leur différence. Avec, toutefois, un renversement axiologique du mauvais au bon, une transmutation de la valeur.

Il y a en l’être humain une tendance à retourner le trait stigmatisant en trait identitaire. Cette tendance, qu’on peut observer politiquement, on peut l’éclairer psychologiquement comme tendance narcissique à s’aimer tel qu’on a été désigné par l’autre. La culture identitaire est rarement une auto-définition de l’identité mais souvent une reprise de l’identité construite par les autres. C’est pourquoi l’on peut dire que l’identité est une aliénation. Mais cette aliénation est tout le contraire d’une ouverture à l’autre. Au contraire, il faut envisager que la multiplication des revendications identitaires pourrait être le symptôme d’une diminution du sens de l’altérité. La question de l’autre tient à savoir comment on le pose. Est-il l’autre de l’altérité ou l’autre de l’aliénation ? Dans l’altérité, l’autre est la possibilité d’une relation et le partenaire d’un débat ; dans l’aliénation, l’autre est le maître invisible en qui le sujet se débat. La culture identitaire semble relever plutôt de l’aliénation.

Propre à un âge de transition, l’adolescence, la définition de l’identité par l’appartenance, lorsqu’elle se pérennise, maintient le sujet dans une transition qui n’en finit jamais, une transition impossible entre l’aliénation de l’enfance à la relation à l’autre en tant qu’autre. Le piège du narcissisme empêche alors de se satisfaire de l’aliénation et empêche tout autant d’avoir accès à la relation. C’est ce déchirement qui rend pathétique la culture identitaire : des individus qui tentent en vain de sortir de leur aliénation en s’y enfermant toujours davantage parce qu’ils ne parviennent pas à se poser en dehors de la manière dont les autres les ont désignés.

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La deuxième chose à considérer dans la description lacanienne du narcissisme primaire, c’est le bien que fait l’image de soi, et ensuite toute image. Le psychanalyste parle de jubilation. Celle-ci apporte une satisfaction libidinale. L’image devient objet d’amour. Cette jubilation, on la retrouve dans les manifestations identitaires sous la forme d’un enthousiasme, d’une joie à être ensemble, ou du moins avec ses semblables, en prenant soin d’exclure les différends. C’est ce que Freud avait bien repéré comme « l’exaltation de l’affectivité suscitée en chaque individu »[2] pris dans une foule. Et celle-ci s’accompagne d’un abaissement de la réflexion : « son affectivité est extraordinairement exaltée, son rendement intellectuel est notablement limité ».

L’imaginaire est certes nécessaire, il apporte des consolations. Toutefois, être amoureux d’une image ne peut être que compensatoire. L’imaginaire, à savoir la complaisance aux images, n’apporte que des solutions imaginaires, à savoir illusoires. Et la psychanalyse pointe deux écueils, qui tous deux sont à virtualité paranoïaques.

Le premier écueil est l’effet d’aliénation produit par l’image spéculaire. Celle-ci est une forme statufiée de soi-même. Le moi enfermé dans son identité close, dans le statut national ou sexuel ou racial qu’il se donne, n’aime en vérité que sa propre statue. La statue est la représentation officialisée d’une personne. La pierre dans laquelle on la sculpte a la froideur figée des tombeaux ; du sujet vivant, elle est l’image sépulcrale. Elle est le monument de l’identité où la vie se perd quand elle veut se couler dans le concept qu’elle défend : le Français, la Femme, le Noir, l’Homosexuel, etc. Par un tour de passe-passe, l’individu qui voulait incarner le concept finit par conceptualiser sa propre chair, à la rendre dure comme la pierre. Tel est le Père dans le commandeur ; telle est la Femme dans l’icône féministe ; tel est le Français dans le soldat inconnu. Les identifications posent à l’extérieur de soi la vie du sujet. Lorsque l’image spéculaire de soi revient ensuite dans les rêves et les fantasmes, elle prend la forme d’un double inquiétant, dont on n’arrive pas à se débarrasser. La relation à l’image est régulièrement teintée d’agressivité, de haine.

Et là réside le second écueil pour qui s’enferme dans son imaginaire identitaire. Une relation avec une image n’est pas une véritable relation, elle fait l’économie de l’altérité. Mais l’altérité y revient sur le mode, que nous voudrions dire, par oxymore, de l’altérité endogène. La relation au semblable, entre ceux qui partage la même appartenance, est une relation en miroir. Elle est certes rassurante puisqu’elle exclut l’altérité en tant qu’elle peut mettre en danger. Mais une altérité endogène au narcissisme vient y semer le trouble et l’inquiétude. Elle prend la forme du double. Le double développe l’image de soi dans le miroir mais, s’il peut le faire sur le mode protecteur (l’ange gardien), il peut aussi le faire sur le mode agressif de la rivalité. Il est au cœur de l’ambivalence affective sur laquelle a insisté Freud.  Le double est une figure identitaire, il est l’identité qui se divise et se retourne sur elle-même. Il prend la forme du rival : celui qui pourrait être à ma place et qui y prétend. 

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C’est parce que la relation au double comporte des virtualités de haine et de dissension interne que l’appartenance ne se cristallise vraiment qu’en se fixant sur un idéal commun. Freud construit la psychanalyse sur l’idée que cet idéal commun n’est que secondairement une idéologie : il est principalement quelqu’un qui la représente, un meneur, un chef. Tel est le destin social du narcissisme primaire : il produit un moi aimé, un idéal du moi qui finit par être déposé sur un représentant du groupe, en raison de la structure de horde qui continue à hanter toutes les appartenances sociales selon Freud. Il n’y a d’identité qu’à s’identifier à un modèle. C’est bien le risque de toute idéologie identitaire : elle finit par produire des groupes soumis. Rien ne le montre mieux que le nationalisme.

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Toutefois, une nation ne peut-elle se construire autrement qu’en une commune soumission à un représentant de la nation ? Dans son cours de 1976 au Collège de France, Foucault insiste sur les discours généalogiques, sur les récits et les légendes dans la constitution des identités nationales. Le sentiment d’appartenir à une nation ne peut-il pas être l’effet de l’adhésion à un récit, au lieu d’être l’allégeance à un chef ? Le philosophe commence à répondre par la négative car le récit est « le savoir d’un greffier où le roi ne peut rencontrer que la louange de son absolutisme ». Ce n’est pas le grand récit qui donne le pouvoir : le pouvoir est un fait, et le grand récit national se construit après-coup, pour légitimer le pouvoir en place. L’histoire des chroniqueurs et des historiographes royaux n’est qu’un mode d’allégeance à une personne. C’est pourquoi les analyses de Foucault ne contredisent pas, du moins dans un premier temps, la thèse freudienne de la primauté du chef de horde. L’histoire officielle que les régimes font écrire à leurs historiens n’est que la production secondaire et consciente de la structure psychique inconsciente des nations. L’identité nationale sous laquelle les individus inscrivent leur appartenance (« être français ») n’est pas une production de l’histoire. L’histoire est assez riche et diverse pour produire tout un tas de récits contradictoires et rivaux. Ce qui fait identité nationale pour la droite ne produit le même récit que celui produit par ce qui fait l’identité nationale pour la gauche. L’identité française des catholiques n’est pas l’identité française des protestants. L’identité française du Midi inclut les massacres de Béziers que l’identité française parisienne passe sous silence. On pourrait multiplier les exemples. L’identité nationale n’est pas une production de l’histoire : elle est une production du pouvoir politique en place. Elle est liée aux figures politiques mises en valeur. On appartient en choisissant ses chefs. L’appartenance se définit dans une logique de camp. L’identité n’est que l’amour d’un chef, elle est un affect de horde.

Pourtant, le propos principal de Foucault est de mettre en évidence une autre histoire, qu’il appelle une contre-histoire. Elle est un récit qui dénonce le pouvoir en place, parce qu’il est le résultat d’une imposture, d’une traîtrise. Il y aurait une nation qui se lève contre son représentant supposé, qui le conteste, qui appelle à lutter contre lui, à le destituer. Foucault repère l’apparition d’une histoire nationale contre le pouvoir en place dans la révolte nobiliaire sous l’Ancien Régime. Mais cette histoire sera reprise souvent par la suite : d’abord lorsque la nation va s’opposer au roi à la Révolution française, puis lorsque les prolétaires, dans le discours marxiste, vont s’opposer à l’élite bourgeoise qui accapare la richesse nationale, puis lorsque les colonisés vont se dresser contre les colonisateurs au nom de leur propre histoire.

Est-ce que ces histoires de contestation ne témoignent pas qu’un récit peut suffire, à lui seul, à acquérir une identité autrement que par l’identification à un chef ? Est-ce qu’elles ne montrent pas qu’on peut appartenir à une nation sans faire allégeance à son représentant ? Rien n’est moins sûr. Car les classes n’entrent en révolte que sous la conduite d’un meneur. Les partis contestataires se rassemblent derrière un chef de parti. Les révolutions communistes, entendues comme soulèvement des classes prolétariennes, ont été dirigées par des leaders. La décolonisation s’est le plus souvent opérée derrière un guide. C’est la limite des thèses développées par Foucault : un discours ne suffit pas à renverser un pouvoir. Il n’est rien d’autre qu’une belle histoire tant que ne se lève pas, en face du chef, un contre-chef, un chef rival qui peut entraîner derrière lui les masses. La structure inconsciente de la horde, loin d’être démentie par les renversements de régime, se trouve au contraire confirmée et confortée par ces grands tournants de l’histoire.

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On pourra se demander, bien sûr, si cette dynamique sociale primitive n’est pas atténuée, voire remplacée, par une autre dans les pays plus civilisés, au moins pour les individus les plus conscients, les plus cultivés. Pour représenter ce type d’individu, nous ne pourrions mieux choisir que Paul Valéry. Il s’agit, en effet, d’un esprit supérieur, très indépendant, et qui a l’avantage pour nous d’avoir réfléchi sur l’identité nationale.

Dans son texte de 1927 intitulé Images de la France, Valéry ne fait que reprendre bien des idées sur la diversité française provenant des travaux de l’école géographique de Vidal de la Blache. Cette sensibilité vidalienne aux régions, aux pays, on la retrouve alors largement chez beaucoup, et notamment chez les écrivains et les artistes, dans leurs œuvres. Elle a suscité de puissantes réactions, en France, au nom de l’unité nationale. Valéry participe curieusement à cette réaction en insistant sur le rôle de Paris dans l’unification du pays.  Dès 1927, il note : « l’action certaine, visible et constante de Paris est de compenser par une concentration jalouse et intense les grandes différences régionales et individuelles de la France ». Dix ans plus tard, dans une préface intitulée Présence de Paris, il revient avec insistance sur le rôle de la ville tête, de la capitale dans la construction de l’identité nationale : « c’est ici que notre nation, la plus composée d’Europe, a été fondue et refondue à la flamme des esprits les plus vifs et les plus opposés, et comme par la chaleur de leurs combinaisons ».

Il nous a paru intéressant de convoquer ici l’évolution de ce Méditerranéen qui fait allégeance au centralisme politique et culture français parce que cette évolution engage bien plus que lui et qu’elle a une signification psychique évidente. Elle montre comment, dans les catégories supérieures de la société, l’allégeance à un chef, en soi trop pulsionnelle, est remplacée par l’hommage sublimé qu’on doit rendre à la capitale et aux institutions de légitimation qui y trouvent leur siège. Ses institutions que sont, par exemple, les grandes Académies ou le Collège de France (puisque Valéry a été à la fois académicien et professeur au Collège) sont de création royale et leur concentration même témoigne encore d’une origine de cour. De sorte que Paris, que Valéry désigne comme « la tête réelle de la France », est véritablement la ville-chef, la ville du chef : la ville de tous les pouvoirs où aujourd’hui encore l’on n’imagine pas que le chef de l’État puisse ne pas y résider. Si civilisée que soit la France, et surtout chez ses plus brillants écrivains, philosophes, artistes et savants, elle est encore structurée, au plus profond de son inconscient national, au moins aux yeux de la psychanalyse, selon le modèle de la horde primitive : n’accèdent à la reconnaissance nationale, quel que soit le domaine dans lequel ils travaillent, que ceux qui tiennent leur identité de s’identifier si ce n’est directement au chef, du moins à ce qui en émane directement, au plus près, dans sa cour immédiate. L’appartenance nationale des meilleurs exige le passage par la Capitale, comme allégeance au centralisme français. Voilà, s’il en est, une thèse de psychanalyse politique.

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Nous ne dirons rien ici de l’identité singulière et des modalités qui la génère. Notre propos s’est limité à cerner les soubassements psychiques de l’identité par appartenance, la seule qui importe à la vie politique. Ces soubassements, nous les avons trouvés dans la déréliction d’un nouveau-né, dans sa naissance prématurée, et dans la manière dont, à partir de là, il va se construire sur de la dépendance économique et sur des images de soi.

L’appartenance identitaire répond aux besoins narcissiques qui perdurent au-delà de l’enfance. Plus ces besoins seront forts, plus la politique pourra s’appuyer sur eux pour construire des jeux de pouvoir, pour entraîner des masses, pour gouverner des populations. L’organisation collective derrière des chefs, qui sont aussi de représentants, élus ou pas, sert d’appui à tous les régimes, quels qu’ils soient. Même si cette logique de horde est souvent sublimée dans des idéologies ou des dispositifs administratifs et géographiques, elle perdure, du moins aux yeux de la psychanalyse freudienne. L’appartenance identitaire est inhérente à la vie politique et sur elle se développe tous les mécanismes de la représentation.

Toutefois, dès lors qu’on se place sur le plan de l’humanisation des sujets, de leur accomplissement en tant que personne, l’appartenance identitaire achoppe sur la reconnaissance de l’altérité. Cette reconnaissance de l’autre est déjà le problème et le drame précocement vécu par tout être humain, au stade du narcissisme primaire : elle est souvent mise en échec et l’enfant, en cherchant l’autre, se cogne contre le miroir qui ne lui renvoie que l’image de lui-même. La vie politique et l’exercice des pouvoirs s’accommodent fort bien d’un narcissisme continué car c’est sur lui que se greffent les appartenances et les projections de l’idéal du moi sur des représentants qui gouvernent. Mais, justement, contrairement à un lieu commun de philosophie, l’homme n’est pas un animal politique. Ou, en tout cas, il ne s’accomplit pas entièrement dans la vie politique. La vie politique se construit sur l’inachèvement de l’homme, sur ses immaturités, sur son incomplétude. L’homme spirituellement accompli est un être de transcendance. La transcendance est cette possibilité de l’existence qui fait effraction dans le narcissisme, qui ouvre à l’altérité et qui, de ce fait, altère les appartenances. Dans cette recherche de l’humain en soi-même, chaque existence ne trouve dans la politique que des obstacles. L’identité d’un être humain accompli n’est pas du tout d’appartenir, et encore moins d’être représenté. Elle n’est même pas de demeurer identique à son image. Qu’importe à un sujet vivant de se définir et de limiter sa vie à une identité ! Vivre, c’est exister dans des débris d’identité.

 

[1] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, Introduction, 1921.

[2] Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, III et IV, 1921.

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