N°45 / Normes et normalités - Juillet 2024

Editorial

Pierre-Antoine Pontoizeau

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Qu’est-ce que le normal avant même de parler des normes ? Il n’est rien de moins que ce qui advient naturellement, selon l’habitude et les usages convenus. C’est ce qui est d’équerre (norma en latin). Les définitions clarifient toute l’étendue des acceptions et des philosophies implicites à ce que l’on entend dans le « normal ».  Est normal ce qui est sain, qui est conforme à la nature. Faut-il ici reconnaître les lois de la nature pour admettre que le normal est ce que la nature produit d’ordinaire. C’est donc ce qui est courant, régulier et conforme à la moyenne de ce que la nature produit. A l’inverse, l’anormal sera ce qui fait exception, ce qui échappe à cette normalité régulière. Sur le plan culturel la normalité est ce que la société a ritualisé, ordonné auquel s’oppose le bizarre, l’étrangeté pour ne pas dire le détraqué, comme l’indique le dictionnaire. Pour les esprits rigoureux épris de logique, le normal est ce qui se prédit, ce qui est compréhensible et décrit dans des lois et théories scientifiques. Est alors anormal, ce qui est absurde, illogique et inconcevable. Bref, le normal est ici très observable.

Or, la norme n’est pas normale en ce sens qu’elle n’est pas le résultat de l’observation de ce qui advient le plus souvent. Elle est une construction. La norme, c’est une règle, c’est un canon, un précepte ou un règlement. Ce sont des instructions en grammaire, des conventions en mathématique et plus encore des règles fixant les conditions de réalisation d’une opération dans l’industrie. Et ces normes industrielles font échos aux normes juridiques, ces règles construites qui ont un pouvoir de contrainte qui s’imposent aux groupes sociaux, aux producteurs et aux consommateurs. Les constructeurs de normes ont alors un pouvoir considérable de fabrication des règles de vie en société, de détermination des usages et des productions.

En invitant par notre appel à communication à s’interroger sur le thème des normes et normalités nous souhaitions ouvrir le débat de la compréhension de cette normalisation des sociétés et des mœurs. Des normes nombreuses émanent d’institutions internationales non-élues, telles les religions, qui possèdent de ce fait un pouvoir de prescription et de régulation, par-delà la souveraineté législative des peuples constitués en nations et Etats. Cette présence des normes dans de très nombreux domaines complète, mais aussi contourne, les législateurs nationaux, jusqu’à imposer des normes construites par des experts au sein de ces institutions. Cette réalité pose la question de la vérité axiologique implicite à cette autorité des normes. Elle pose la question des places relatives d’une législation démocratique à côté de ces institutions normatives supranationales qui incarnent une vérité universelle, un bien désirable, une règle supranationale.

Les normes sont aussi celles des stéréotypes sociaux et du conformisme social qui s’ensuit. Toutes les organisations développent des modèles ou des icônes au nom de modes et d’évolutions sociétales qui doivent guider les populations vers des comportements normés. Ceux-ci viennent tendanciellement enrégimenter les modes de vie par une intrusion croissante de ces modèles dans toutes les composantes de la vie quotidienne : mœurs, alimentation, sexualité, etc. Ces prescriptions sociales sont nombreuses au travers de codes explicites ou implicites et elles semblent, elle aussi, témoigner d’une normalisation de la vie publique, mais aussi d’ordre politique ou idéologique, dans l’intimité de ce qu’il convient de faire ou de penser.

Mais la norme émerge aussi dans les groupes sociaux par des règles communes, des signes de reconnaissance qui font l’appartenance au groupe dans les respects des usages, normes implicites de ce qui se fait ou ne se fait pas. C’est la normalité admise, la normalité d’identification des uns aux autres dans la tradition des pratiques : « on a toujours fait comme ça ». Ces normes sont là, données, parfois historiques alors que d’autres sont construites, transformantes, prescriptives, voire autoritaires. C’est l’autonomie des normes émergentes en groupe ou l’hétéronomie des normes pensées par des institutions en vue de leur adoption générale contraignante. 

L’analyse psychologique et sociale de cette appétence pour les normes est à comprendre. La normalité est-elle normale ? L’emprise de la normalité s’oppose à l’anormal, l’original, avec ces phénomènes d’inclusion et d’exclusion de qui est ou n’est pas dans la norme du temps. Or que dire d’une société politique qui étend indéfiniment l’empire des normes ou d’une autre qui en limite l’extension. Où est la liberté face à la normalité ? La démocratie ne pose-t-elle pas là ses normes, celle de la reconnaissance de l’altérité comme le préalable et la raison du dialogue ? La démocratie n’est-elle pas la traduction d’une volonté de se respecter mutuellement dans sa dignité et le secret de sa conscience ? Comme les libertés de conscience, libertés de penser, libertés d’expression, avec le risque que la norme contredise brutalement le libre exercice de la démocratie.

Notre entretien avec Ariane Bilheran permet de jeter un regard sur la psychopathologie des tendances totalitaires qui menacent sans cesse nos sociétés des libertés. Cet entretien revient sur quelques fondamentaux de son dernier ouvrage : Psychopathologie du totalitarisme, brillant travail de psychologie politique. Birama Diop nous décrypte avec une grande finesse les codes et normes vestimentaires, les jeux des apparences physiques et le recours aux pseudonymes des chefs d’Etat Africains, là où des normes sociales font une partie des relations psychologiques et sociales des politiques aux populations. Dorgelès Houessou examine la tradition patriarcale du politique en Afrique, où la place des femmes est délimitée par des normes culturelles et sociales très présentes, montrant en quoi l’ethos féministe vient bousculer ces normes. Kouakou Marcel Diby réalise un travail littéraire plein de psychologie en étudiant les œuvres : Les années insulaires de Philippe Le Guilloux et La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq, pour révéler une écriture du vacillement des normes éthiques dans l’art contemporain. Et Pierre-Antoine Pontoizeau s’intéresse à l’emprise de la métaphore, figure normative insidieuse qui conduit à une métaphorisation du monde ainsi qu’à la compréhension des normes dans l’industrie dont l’organisation requiert une déformation quasi-pathologique des personnes dans leurs relations émotionnelles et cognitives à leur environnement humain et non-humain.

Voilà encore un numéro fidèle à l’esprit qu’initiait Alexandre Dorna : être au carrefour de disciplines qui apportent chacune un éclairage précieux, offrant une complémentarité des regards pour s’enrichir d’une meilleure compréhension des phénomènes humains et politiques.

Pierre-Antoine Pontoizeau

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