N°6 / numéro 6 - Janvier 2005

Quelques commentaires sur une complicité

Constantin Salavastru

Résumé

Mots-clés

Aucun mot-clé n'a été défini.

Plan de l'article

Télécharger l'article

(bonnes feuilles de l'ouvrage « Rhétorique et politique » Ed. L'Harmattan 2004)

I

L'appétence vers l'autre constitue le paradigme fondamental pour la construction de tout essai d'explication sur l'essence de l'être humain. Malgré tous les obstacles, malgré toutes les difficultés, l'homme s'oriente vers la rencontre avec d'autres hommes grâce à la conviction que ce n'est qu'avec les autres qu'il va pouvoir faire davantage pour lui-même et pour les autres. C'est la raison pour laquelle il a cherché de trouver les formes les plus efficaces et les plus subtiles pour établir le contact initiatique et pour faciliter sa permanence en bénéfice de l'humain.

Au début, bien évidemment, la relation avec l'autre s'est concrétisée par un contact direct, et même physique : l'imitation de certains comportements, le travail en commun, les liens directs devant les dangers. Aujourd'hui encore il y a des rudiments de cette communication initiatique à l'aide du contact direct : donner un coup de main à quelqu'un, par exemple. Mais les gens ont facilement constaté que cette forme de communication directe est insuffisante : l'agrandissement du nombre des membres de la société, la distance dans l'espace géographique entre les membres de la communauté  constituent des obstacles devant une bonne et utile communication.

Assez de motifs pour chercher autre chose qui pourrait remplacer le contact direct et assurer un transfert productif d'information. Cet instrument est le langage. Rudimentaire au début, perfectionné de plus en plus suite au développement de la société humaine, le langage a été le moyen à l'aide duquel on a dépassé l'impératif du contact direct, en essayant d'établir la relation avec l'altérité. Certes, l'apparition du langage a représenté un progrès retentissant de l'humanité. Mais l'utilisation pratique du langage a montré un fait à la fois intéressant et surprenant: certains utilisateurs obtenaient un succès évident, étaient applaudis par le public, tandis que les autres, par contre, n'avaient pas le même résultat.

L'explication d'une telle attitude duplicitaire réside dans le fait que certains orateurs ont la capacité de produire les arguments les plus forts, de lier ces arguments dans un ordre naturel, de donner à ces arguments une forme expressive qui fait un grand plaisir au public, tandis que les autres orateurs ne bénéficient pas de ces qualités. La conclusion dans le plan de la pratique discursive est plus que prévisible : il ne faut pas laisser à l'improvisation et au bon sens la construction du discours ! Il est absolument nécessaire de faire l'apprentissage de l'art de bien parler en public, de l'art oratoire en dehors duquel on peut pas former un bon rhéteur. L'Antiquité grecque et romane a rapidement compris le rôle extrêmement important de cet art dans la formation de bons citoyens, motif pour lequel la rhétorique est considérée un art libéral. Voilà une séquence significative de Cicéron :

"Certainement rien (.) ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, retenir l'attention des hommes assemblés, séduire les intelligences, entraîner les volontés à son gré, en tous sens. C'est le fait de l'art par excellence, de celui qui, chez les peuples libres, surtout dans les cités pacifiées et tranquilles, a toujours été l'art florissant, l'art dominateur.[.]. Quoi de plus agréable pour l'esprit et l'oreille qu'un discours, tout paré, embelli par la sagesse des pensées et la noblesse des expressions ? Quelle puissance que celle qui dompte les passions du peuple, triomphe des scrupules des juges, ébranle la fermeté du sénat, merveilleux effet de la voix d'un seul homme ?" (Cicéron, De l'orateur, I, VIII, 30-31, Société d'Edition «Les Belles Lettres», Paris, 1922, pp. 17-18).

II

L'art de bien parler a trouvé dans le domaine de la politique le terrain le plus fertile pour sa manifestation. E tant qu'art d'organisation de la cité, de la société en fonction de la distribution des relations de pouvoir, la politique s'est constituée comme un champ tout à fait ouvert pour la manifestation discursive de l'homme. L'individu a constaté que, en dehors d'une organisation minimale des hiérarchies de pouvoir entre individus, sa vie et même son sens dans le monde sont en danger. Pour cela, organiser les hiérarchies de pouvoir c'est construire une société bien structurée où les décisions sont le résultat de la consultation des membres de la communauté.

Participer à la vie de la communauté signifie participer aux débats publiques pour ou contre une idée qui intéresse la communauté. Chaque individu pouvait tenir un discours devant les autres et, si ses arguments étaient puissants, alors son idée pouvait s'imposer aux autres. Une dispute était solutionnée grâce à la force des arguments invoqués et la décision était le résultat de ce "jeu" de la force des arguments. Les raisons du lien entre rhétorique et politique sont multiples. Le plus souvent, les discussions et les controverses  avaient en vue des problèmes politiques. Plus encore, concernant ces problèmes, l'orateur devait s'adresser au peuple, il devait avoir une grande force de conviction.

L'art de bien parler, intéressée d'identifier les règles de la construction d'un bon discours, a trouvé dans le domaine politique tout ce qui était nécessaire pour tracer son contour d'art : des types d'arguments différents utilisés en fonction d'un contexte ou d'un auditoire quelconque, des techniques d'argumentation efficace à l'aide desquelles sont organisés les arguments, les erreurs possibles (sophismes) qui sont vraiment des obstacles pour une bonne argumentation.

Le lien entre rhétorique et politique est souligné par Aristote. Dans sa Rhétorique, Aristote dit :

"Puisque les preuves s'administrent par ces moyens, le maniement en suppose manifestement l'aptitude au raisonnement syllogistique, la connaissance spéculative des caractères, celle des vertus, troisièmement des passions, de la nature et des modalités de chacune, des causes et des habitus qui la font naître chez les auditeurs ; d'où il résulte que la rhétorique est comme une ramification de la dialectique et de la science morale, qu'il est juste de dénommer politique. C'est précisément pour cette raison que la rhétorique prend le masque de la politique, et ceux qui ont la prétention de la pratiquer font de même, tantôt faute de culture, tantôt par charlatanisme, tantôt encore pour d'autres raisons humaines." (Aristote, Rhétorique, I, 2, 1356 a, Société d'Edition «Les Belles Lettres», Paris, 1967, p.77), d'où nous pouvons voir facilement les liens entre rhétorique et politique. D'ailleurs, l'auteur invoqué va souligner que les thèmes préférés du genre délibératif  sont : revenus, guerre et paix, protection du territoire, importation et exportation et législation (Rhétorique, I, 4, 1359 b).

A son tour, Quintilien va souligner la même idée de la liaison entre la rhétorique et la politique en invoquant l'argument de l'autorité :

"Voici ce qu'en dit Théodore de Gadare : la rhétorique est l'art d'inventer, de disposer et d'exprimer avec des ornements convenables et assortis tout ce qui peut servir à persuader en matière civile. Cornélius Celsus rend à peu près la même idée. C'est, dit-il, l'art de parler sur des questions douteuses  en matière civile, de manière à persuader. Voici d'autres définitions qui ne diffèrent  guère, entre autres celle-ci : la rhétorique est l'art de tout prévoir  et de s'exprimer  sur les affaires civiles qui se présentent  avec un certain de persuasion, en y joignant des qualités extérieurs et une prononciation convenable. Il en est mille autres du même genre." (Quintilien, De l'institution oratoire, II, XV, Garnier Frères, Libraires-Editeurs, Paris, 1865, p.177).

Nous retrouvons, de nouveau, les suggestions de la même complicité entre l'art de bien parler et l'art de bien m maitriser le pouvoir.

III

Comment peut-on expliquer ce lien ? La réponse est la suivante: à l'aide du concept de pouvoir. Pour pouvoir fonctionner normalement, toute société organisée doit respecter certaines règles. Ces règles s'appuient sur un "contrat social" entre les membres de la société et une certaine autorité : les individus cèdent certains droits et libertés en faveur d'une autorité à condition que les autres droits et libertés leur soient assurés. Le fonctionnement idéal de la société est le suivant : tous les individus respectent les normes imposées par l'autorité (reconnue par la volonté libre des membres de la communauté) et bénéficient de toutes les libertés garanties par le contrat social.

Dans la pratique du fonctionnement de la société les choses ne se passent pas toujours de cette manière. Il est vraiment possible que certains individus ne respectent pas les normes. Que se passe-t-il dans un tel cas ? Il s'impose que la relation de pouvoir intervienne sans aucun retard. Par l'intermédiaire de ses instruments, le pouvoir doit obliger les récalcitrants de se conformer aux règles. Si le pouvoir en fonction ne peut pas le faire, alors les conséquences sont catastrophiques : beaucoup de sociétés ont disparu grâce à de nombreux conflits internes.

La société a la conscience de ce danger. C'est pour cette raison qu'elle a toujours prévu des mécanismes pour le changement du pouvoir. Généralement parlant, il y a deux voies pour réaliser le changement du pouvoir. Le pouvoir peut être changé par la consultation de la volonté libre de tous les membres de la société. Le pouvoir fondé sur un tel mécanisme est considéré un pouvoir légitime. D'autre fois, le pouvoir est remplacé par la volonté d'un groupe restreint. Dans ce cas-là, nous avons affaire à un pouvoir illégitime.

Néanmoins, paradoxalement, la vie politique est dominée par l'obsession de la légitimation du pouvoir. Même le pouvoir illégitime poursuit certaines formes de légitimation parce que le pouvoir obtenu à l'aide des mécanismes qui n'assurent pas la légitimité est ressenti comme une négativité, comme un prix que l'on mérite pas, même comme une puissante pression psychologique. Comment peut-on rendre légitime le pouvoir politique ? La réponse n'est pas tellement simple qu'il le semble au premier regard. Le sens commun pourrait répondre qu'il est possible d'arriver à la légitimation par la consultation de la volonté des membres de la société. Quelle grande illusion ! Le résultat du vote populaire n'est que la dernière étape dans l'activité de légitimation d'une relation de pouvoir.

Légitimer certaines relations de pouvoir ne signifie pas seulement organiser l'activité de consultation du peuple. Une importance capitale ont les activités à l'aide desquelles le peuple est informé en ce qui concerne les forces politiques qui participent au vote, leurs projets politiques, les alliances qui s'établissent. Toutes ces informations, et beaucoup d'autres, sont mises à la disposition des gens par l'intermédiaire des débats politiques, par les discours politiques, par les slogans politique, par la publicité politique. Autrement dit, à l'aide des diverses formes de la discursivité.

IV

La complicité entre la rhétorique et la politique a eu, plusieurs fois, les conséquences les plus favorables pour le développement de la société. Les formes modernes d'organisation de la société ont été introduites suite à de bien amples débats populaires, suite à des controverses permanentes concernant les meilleures modalités de gouvernement. Pour la plupart des régimes politiques, la démocratie est aujourd'hui un fait accompli grâce aux efforts soutenus de relever les effets bénéfiques qu'elle a sur le développement de la société et sur la manifestation libre, créatrice de la personnalité de l'individu. Voila un exemple concluant :

"L'habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que, parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une injustice. Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux législateurs, lorsqu'ils s'occupaient avec le plus zèle d'établir les droits communs des individus de l'espèce humaine, et d'en faire le fondement unique des institutions politiques. Par exemple, tous n'ont-ils pas violé le principe de l'égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de la cité ? [...].Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer qu'elles ne sont pas capables de les exercer. Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu'ils sont des êtres sensibles, susceptibles d'acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens" (Condorcet, Sur l'admission des femmes au droit de cité, cité après Pierre Blackburn, Logique de l'argumentation, 2e édition, Editions de Renouveau Pédagogique, Saint-Laurent (Québec), 1994, p.379)

 La chute des régimes totalitaires dans les anciens pays communistes a des causes profondes d'ordre économique, social et politique mais a été favorisée par une intense propagande qui a montré à tout le monde les difficultés que surmontaient ces régimes, l'éludation des droits fondamentaux de l'homme, l'absence ou le simulacre de l'exercice démocratique.  D'ailleurs, certaines pratiques qui se retrouvent dans les régimes communistes ont été une préoccupation ancienne de tous les penseurs politiques :

"C'est une barbarie consacrée par l'usage dans la plupart des gouvernements que de donner la torture à un coupable pendant que l'on poursuit son procès, soit pour tirer de lui l'aveu du crime ; soit pour éclaircir les contradictions où il est tombé ; soit pour découvrir ses complices, ou d'autres crimes dont il n'est pas accusé, mais dont il pourrait être coupable ; soit enfin parce que des sophismes incompréhensibles ont prétendu que la torture purgeait l'infamie" (Cesare Beccaria, Des délits et des peines, Flammarion, Paris, 1979, XII, p. 71) où sont incriminées les méthodes de torture utilisées pour obtenir des informations d'un inculpé.

Mais, il est absolument que, dans l'histoire de l'humanité, la complicité entre la rhétorique et la politique a eu de nombreuses conséquences négatives et même dangereuses pour le destin des peuples, des gens, de la civilisation. Une rhétorique habile et un peu pressée a eu pour conséquence la mort de Socrate, le grand philosophe de l'Antiquité grecque.  Il faut admettre qu'une propagande bien faite et utilisée persuasivement et séductivement a créé les conditions nécessaires pour que les régimes totalitaires de droite ou de gauche s'installent, les deux étant en même temps défavorables et dangereux pour la démocratie, pour la défense des droits de l'homme, pour la manifestation libre de l'individu.

D'autre part, la complicité immorale entre la rhétorique et la politique peut être découverte dans la propagande en faveur de la guerre, dans la propagande antisémite, dans toutes les présences discursives des hommes politiques ou d'Etat qui met en cause les valeurs unanimement reconnues  comme valeurs. Il y a aujourd'hui certains accents dans le discours politique qui peuvent même déterminer certaines distinctions entre les discours nationalistes, les discours néo-populistes, les discours racistes, les discours fondamentalistes et qui mettent en évidence l'équilibre inconstant et instable en ce qui concerne la "coopération positive" (von Wright) entre la rhétorique et la politique.

V

Il est nécessaire de souligner un fait très important : la rhétorique n'est qu'un instrument théorique. Elle fait tous les efforts de recherche pour mettre à la disposition de ceux qui s'intéressent à la construction du discours les moyens et les instruments capables de les aider à gagner dans leurs relations discursives avec les autres. Pour cela elle ne peut pas être accusée d'immoralité.

La modalité dans laquelle la rhétorique est utilisée dans la pratique discursive, les buts qu'ont les leaders politiques et religieux peuvent, vraiment, tomber sous l'incidence de l'immoralité. Ce fait est bien prouvé par l'observation que l'immoralité de la rhétorique est incriminée surtout dans certains domaines de la manifestation discursive de l'homme, particulièrement dans la politique !

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

L’analyse longitudinale des représentations sociales de l’état et de la démocratie en Italie.

Ida Galli, Roberto Fasanelli

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles
N°40 / 2022

Quand parler c'est ne pas dire, le pouvoir et sa langue de bois

Lire la suite
N°39 / 2021

Le machiavélisme discursif du pouvoir : la démagogie

Lire la suite
La force des paroles passionnelles chez Cicéron : l’exemple des...
N°25 / 2014

La force des paroles passionnelles chez Cicéron : l’exemple des Catilinaires

Lire la suite