Lorsque Lacan lance, le 17 mai 1967, la phrase provocatrice « L’inconscient, c’est la politique1 », il se situe pleinement dans la lignée freudienne. Pour Freud, il n’y a pas de structure créée par l’homme qui soit hétérogène à son psychisme.. Cette phrase de Lacan paraît une provocation alors qu’elle est l’aboutissement de la logique freudienne. Il faut donc lire la projection de l’inconscient dans les structures sociales. Le désir collectif s’y exprime par la politique. Le retour à Freud de Jacques Lacan et son appui sur la notion de discours après Hegel, Lévi-Strauss et Michel Foucault fait résonner cette apostrophe à plusieurs niveaux.
Le discours politique : Parler avec ses tripes
La politique s’appuie sur une idéologie qui peut être lue comme une pensée mythique. Le propre de la pensée mythique et de l’idéologie politique2 est bien de construire des identifications à l’amour de l’origine commune et de susciter un assujettissement. L’homme politique, pour que la foule puisse s’identifier à lui et à son discours, doit pouvoir « parler avec ses tripes », c’est à dire articuler le savoir qu’il énonce avec son histoire personnelle, son désir et sa langue. Son discours est alors au plus près de son inconscient qu’il communique à la foule qui, dès lors en écho et par un processus d’identification, se structure grâce à cette rencontre. Les citoyens pourront dire que le discours qui leur est tenu a trouvé une adresse. Il leur « fait de l’effet », première étape de l’assujettissement. Ce discours passe de ce qui soutient l’intime d’un sujet à ces « grands-individus de l’humanité3 », selon l’invention langagière de Freud, que sont « les peuples et États » où il devient un discours politique. Ce discours est porté par le langage et se communique à la foule avec l’appui, comme objet et métaphore, des productions sociales. Il est évident pour nous, qui sommes loin des cultures qu’étudiait Claude Lévi-Strauss, que la pensée mythique est l’expression de l’inconscient de ces peuples. L’idéologie politique dans nos sociétés est de même nature, mais elle nous est partiellement opaque. Nous refusons d’en reconnaître la dimension infantile projetée vers un avenir utopique. Ainsi, nos organisations sociales se construisent selon la trame symbolique de l’inconscient comme dans les sociétés dites primitives.
Le discours de certains politiques est très opérant sur la foule. Quand s’y produit une résonnance, ce discours parvient à structurer la masse jusqu’à, éventuellement, en faire un collectif. On peut nommer cet effet de discours le charisme. Mais, plus profondément, il s’agit d’entendre comment certaines personnes, s’appuyant consciemment ou non sur certains de leurs signifiants personnels, parviennent à les organiser en un discours communicable. Cette aptitude est le propre des paranoïaques et des pervers. On peut parfois parvenir à entendre le fantasme organisateur sous-jacent, mais le propre du discours politique est d’écarter la singularité de celui qui l’énonce pour le dissoudre, l’occulter dans le discours politique général où le fantasme originaire disparaît.
Les quatre discours selon Lacan
Le discours politique se construit alors comme le discours du Maître4, selon la classification de l’acte d’énonciation, par Jacques Lacan, en quatre discours qui sont les quatre principales modalités du lien social. Le langage a avant tout une efficience sur le Réel. Il métamorphose le Réel. Il est la spécificité de l’humain. Chacune des modalités structurale du discours de l’humain implique une régulation de la jouissance et donc une organisation du collectif. Le discours du Maître est construit à partir d’un signifiant de l’origine (S1) alors que le discours du savoir, discours de l’universitaire, se construit à partir de cette production (S2) mise en position d’origine. Les deux autres discours sont celui de l’hystérique et de l’analyste.
La clinique apprend que les pervers et les paranoïaques ont une capacité particulière à susciter un tel assujettissement par le discours public qu’ils soutiennent. Les pervers, par exemple, vont mettre tous leurs efforts pour faire changer la loi qui qualifie leur comportement. Leur victoire est alors double : puisque la loi est modifiable, elle montre son arbitraire, et sa modification leur ouvre un nouveau champ de jouissance. De même, les personnalités paranoïaques en s’identifiant à l’idéal qu’est pour eux la loi portent tous leurs efforts pour l’établir sur un mode universel. Ces personnalités, parce que leur jouissance s’inscrit au point qui fait leur limite, portent dès lors leurs efforts du champ de leur jouissance intime au champ politique. L’expérience leur a montré que la loi n’est pas un absolu. Les pervers vont tenter de la modifier alors que les paranoïaques vont tenter de la fixer.
La grande difficulté de notre époque moderne est la prévalence du discours de la science sur ce mouvement psychique et humain qui est la source du mouvement dans la langue et dans les structures sociales. En biologie et donc en médecine, le discours qui se réfère à la science se substitue aux discours humains. Il tend à prévaloir sur l’expérience morale. La science se présente comme l’absolu de la pensée, même si les scientifiques savent qu’un futur progrès théorique en renversera la certitude. Elle est devenue dans notre société un discours en soi ce qui fait jouer au savoir produit par la science un rôle de référence politique où le sujet a disparu. La science n’a pas d’inconscient. L’aphorisme de Lacan trouve alors son inverse dans une « politique » qui serait sans inconscient, et donc inhumaine.
Aujourd’hui, les psychanalystes sont interrogés par la société comme si la psychanalyse était une science prédictive selon les mêmes critères expérimentaux que les sciences portées par les mathématiques ou l’expérimentation biologique. La psychanalyse est d’abord une pratique, celle du transfert, et une méthode déductive. Elle est concernée par la politique comme production humaine, elle ne peut que décrire, comme les philosophes, la perversion qui se crée quand la politique fusionne avec le savoir de la science pour devenir le politique. La lecture de la vie sociale ne serait plus celle par laquelle le sujet se projette dans le monde mais la soumission à un impératif de conformité à la science. Ce conflit est évident dans la question de la bioéthique.
Un exemple très récent est venu sur la scène publique. La révision de la loi de bioéthique a ouvert la boîte de Pandore des projections sur l’origine. Ainsi, en octobre 2010, une gynécologue, le Dr Tiberghien dans Le Monde5, estimait que tout enfant né grâce à un don de gamètes « a le droit de savoir à qui il doit d’être en vie ». Ne pas satisfaire cette demande devient, pour elle, à l’adolescence ou à l’âge de jeune adulte, la source « d'un manque de confiance, un sentiment d'injustice et de colère vis-à-vis de l'institution détenant les données les concernant. » Elle poursuit en écrivant : « Ces études montrent également une certaine incapacité à se projeter dans l'avenir sans bases objectives. » Elle méconnaît que les enfants à qui on a dit ou laissé entendre que leur père est un autre, dans l’irreprésentable pour un enfant d’un spermatozoïde, sont confrontés à une perte de foi en leurs parents. Perte de foi et de confiance qui font vaciller toutes leurs certitudes. La colère contre l’institution médicale est alors la seule exprimable : ils ne peuvent la diriger contre leurs parents au risque de perdre leur amour et ce qui les a construits. Est-ce que les autres enfants demandent les circonstances du rapport sexuel fécondateur de leurs parents ? Il y a toujours un mystère de l’origine qui permet à l’enfant, à tout humain de se construire un mythe personnel. Ce scientisme est dévastateur porté dans la politique. La certitude avec laquelle ce groupe de pression souhaite que son opinion, fondée sur la science, s’établisse au détriment d’une réflexion sur le psychisme d’un enfant, de ce qui lui représentable ou non, est contagieuse car elle s’appuie sur l’évidence scientifique et génétique. Il y aura un temps où l’enfant pourra interroger ses parents dans le cadre de la construction de son roman individuel. À eux alors de garder le silence, comme lorsqu’on entend le fantasme d’un enfant pour relancer sa question qui a à se déployer. Le forçage que ce groupe de pression préconise est un exemple de la puissance d’un discours reposant sur la science et non sur le sujet.
Les paranoïaques et les pervers en fournissent un excellent exemple plus quotidien. La question principale d’un paranoïaque a trait à son origine. Suis-je né homme ou femme ? Le discours de la science sur la reproduction lui offre la possibilité de s’en saisir pour le maîtriser et calmer momentanément l’incertitude originaire. Il ne peut alors que devenir un militant de cette cause, dont il estime dès lors la problématique universelle. De même, un pervers souhaite que sa singularité, qui l’angoisse, soit normalisée et incluse dans une loi générale nouvelle. C’est la pratique de la psychanalyse qui fait entendre au un par un, pour chacun d’eux, la problématique de leur désir. C’est le savoir sur l’inconscient que nous avons appris de cette pratique qui nous permet d’entendre l’action de l’inconscient dans le champ social où il s’exprime dans l’entrelacs des discours.
Un patient qui avait été agi par un scénario pervers me dit dans le cours de la psychothérapie qu’il ne comprend pas pourquoi plus de personnes ne bénéficient pas de cet accès à une parole personnelle par laquelle il s’est reconstruit. Le scénario pervers était pour lui des fragments de son enfance malheureuse et misérable qu’il avait agi sur le mode d’un appel d’amour aussi désespéré qu’inadapté. Il témoigne dans cette question que la psychanalyse est un besoin social et qu’une politique qui voudrait prévenir les actes dits antisociaux doit passer par une facilitation de l’accès à la parole.
Au terme de son œuvre, Freud publie, en décembre 1937, Constructions dans l’analyse6 qui offre une hypothèse pour comprendre, à l’apogée du nazisme en Allemagne, comment les peuples se construisent une origine glorieuse par le recours à un double déni qui efface l’origine douloureuse. Il en persiste la trace d’un trou : un trou particulier, un trou dans l’énonciation. La margelle d’un puits borde la terre et limite le reflet. L’empreinte du retour du refoulé névrotique, dont la grammaire articule les condensations et les déplacements, forme cette limite qui arrête l’expansion du trou. La psychose et la construction d’un mythe social fondateur repose, nous dit Freud, sur un double déni. Le trou du double déni offre l’instabilité d’un trou, bordé lui-même par un trou. La clinique individuelle montre que ce double déni, quand il se met en place dans un groupe familial, et donc chez un individu, produit une psychose qui s’exprime par une construction délirante.
C’est le même processus qui construit le symptôme dans la famille et dans un groupe social élargi. Ce sont les mêmes processus de croyance que l’on retrouve dans le collectif minimal que représente la mère fusionnante avec son enfant, dans un peuple, produisant son mythe d’origine excluant les autres, et dans l’intransigeance d’une religion révélée. Dans le social, dans le collectif, cet effet que l’on pourrait qualifier de pression à la formation de l’Un, se traduit par un réseau de croyances dont le respect garantit l’idéal de cohésion du groupe. Les croyances qui sont se construites dans le cours de l’existence d’un peuple sont ainsi elles-mêmes des productions collectives délirantes. Leurs altérations de la réalité sont évidentes pour l’incrédule ou pour l’observateur qui n’y participe pas. Pour éviter une dérive qui appartient à la langue et à l’action de l’inconscient, les Mystères, que les croyances décrivent, nécessitent qu’ils soient protégés par un petit groupe social dévolu à leur perpétuation, le clergé et les prêtres. Le dogme est alors révélé par la lecture littérale du texte sacré ou bien délégué à des clercs qui seuls ont le droit de lecture et d’interprétation.
À l’encontre de la secte et du populisme
La psychanalyse nous fait comprendre que l’actuelle opposition entre l’Islam et « l’Occident » repose sur des processus inconscients. La réflexion subjective individuelle est advenue progressivement. La notion de for intérieur, qui indique un débat intime et secret, s’oppose à la notion de débat public « sur le forum ». Déjà, la lecture à voix basse était un indice du processus d’intériorisation et de secret. Saint Augustin s’étonnait que son maître Saint Ambroise puisse lire à voix basse. Quel est le moteur du mouvement vers l’individualisation de la pensée, de ce que nous ne pouvons constater que rétrospectivement? La capacité de la langue à décrire de plus en plus le réel, sa capacité à penser et à dire ce qui était jusqu’alors impossible à transmettre, crée le besoin d’une adéquation entre le mouvement de pensée et la réalité. La béance qui en naît doit être soit déplacée par une extension des connaissances quand la société adhère à l’idée de progrès, soit refermée par une contrainte conservatrice qui engage vers l’immobilité. Dilemme d’angoisse que l’on retrouve chez le sujet : il doit supporter l’angoisse de cette béance et l’angoisse de se tourner vers l’inconnu.
Certaines sociétés offrent un appui politique et idéologique pour forger de nouvelles réponses. Cette dialectique est source du progrès, social et moral, et surtout de l’inventivité scientifique. La politique devient alors la représentation en mouvement de l’inconscient. Si le sujet ne peut supporter cette angoisse du nouveau, de l’inattendu, il doit se mettre en situation de repli auprès d’une idéologie conservatrice, d’une religion ou d’une protection sociale. Lorsque c’est l’idéologie elle-même qui devient la source de la protection et l’origine du repli, alors l’immobilisme devient la norme sociale. La société s’enferme dans les processus de défense contre l’angoisse donnant une forme sociale de névrose obsessionnelle généralisée comme ce fut le cas dans les républiques socialistes de l’Est, ou sur s’appuyant sur une conviction d’ordre paranoïaque comme dans les républiques ou les monarchies islamistes.
Nous imaginons que la foi est une pensée intime. En réalité, elle s’exprime par des actes qui sont sous le regard de la société. La prévalence de la foi intime est une mutation récente. La pression du regard uniformisateur, comme une pulsion accrochée à un objet, ne dévoile sa force que si l’objet se dérobe. Alors se déchaîne une violence meurtrière qui n’était que potentielle quand le groupe social partageait le même mode d’expression de sa foi. La répression contre les Jansénistes de Port-Royal des Champs par le pouvoir absolu de Louis XIV et par les Jésuites se comprend par cette potentielle dissidence qu’est l’intime, source du libre-arbitre. L’Islam parce qu’il exige aussi une expression publique de la foi dans la Cité tend à faire fusionner la foi, la religion et la vie de la Cité. La violence se libère quand la différence se manifeste, quand l’expression religieuse prend des formes intimes et secrètes qui échappent au contrôle social. Elles sont l’embryon d’une critique. La loi ne serait pas Une.
Alors se libère une pulsion de destruction identique à la violence anxieuse qui envahit un sujet quand il est livré à une pulsion devenue sans objet. La pulsion dont chacun reconnaît facilement l’existence et l’emprise sur soi quand il est sevré de tabac, d’alcool ou de l’être aimé provoque alors un ravage qui pousse à agir. Il est nécessaire de transposer cette boucle pulsionnelle dans le champ politique ou social pour comprendre l’acharnement à détruire ce qui échappe au contrôle de la pensée dominante. Au XIIIème siècle, les Vaudois voulaient que chacun ait la liberté de prêcher. Ils ont été exterminés. Les Jansénistes, au XVIIème siècle, parce qu’ils identifiaient l’intime et la présence divine allaient contre l’ordre social, sans que leurs adversaires puissent leur reprocher autre chose que cette déviance visible et évidente de ne pas participer aux rites collectifs, tels que la communion7. De même, les nazis ne pouvaient que dire des Juifs, sur un mode ultime, au-delà de la propagande, qu’ils en voulaient à leur être, qu’ils leur reprochaient d’être juifs.
Ce point dans l’être, à la fois essentiel et inaccessible, Lacan le nomme objet a. La pulsion sans objet s’adressant à l’objet a est un mode psychotique a-symbolique. Il porte la violence meurtrière qui vise à l’anéantissement de l’autre en anéantissant l’objet impossible à nommer qu’est l’objet a.
L’homme analysé
La fonction civilisatrice de la psychanalyse dans notre société, où la démocratie est en permanence en devenir, est de soutenir cette tension entre la parole et ce qui ne peut encore être dit, mais doit advenir.
Dans L’analyse finie et l’analyse infinie, en 1937, Freud porte son espoir dans l’homme qui aura su dompter sa pulsion : « elle ne suit plus ses voies propres vers la satisfaction ». L’homme qui peut ainsi la maîtriser s’apparente à un sage, mais un sage d’un nouveau style puisqu’il écrit quelques pages plus loin : « Notre théorie ne revendique-t-elle justement pas l’instauration d’un état qui n’est jamais présent spontanément dans le moi et dont la création originale constitue la différence essentielle entre l’homme analysé et celui qui ne l’est pas8 ? »
Freud écrivait dans un monde où la démocratie paraissait une utopie promise, mais toujours malmenée par les guerres impériales et la montée des dictatures. Mais sa parole était entendue, dès 1921, lors de la parution de « Psychologie des masses et analyse du moi », comme l’espoir d’un progrès dans la civilisation. Le professeur et juriste Hans Kelsen a alors été suffisamment intéressé par la nouveauté de la question de Freud, expliquant par le processus d’identification la capacité d’entraînement d’un leader sur la masse, pour construire la théorie qui le rendra célèbre. Sa réflexion sur l’instauration d’un État nouveau repose sur la logique de la constitutionnalité, comme Freud plaçait son espoir dans une multiplication des hommes analysés, chacun d’eux par son action faisant avancer la culture, la Civilisation, et bien que Freud ne l’évoque pas, la démocratie. Un « homme analysé » ne peut plus agir hors de soi, sans liens aux autres, c’est-à-dire sans la nécessité vitale d’une altérité vraie, à l’opposé de ce que le ferait un dictateur, un tyran ou un satrape.
La dictature du un
Il n’y a pas de différence essentielle entre un individu qui devient hors de soi dans le déchaînement de la violence pulsionnelle, liée à la disparition de son lien avec l’altérité, et une foule qui s’en remet à un autre qui nie l’altérité collective. Le postulat freudien de l’identité de structure entre la folie individuelle et la folie collective trouvera, sa vérification dans un sinistre après-coup des nazis. Freud nommera ce vacillement dans le sujet par le terme hégélien d’aliénation, die Entfremdung, en lui redonnant son sens étymologique de devenir étranger à soi même, rendu étranger.
Une nation qui exacerbe sa volonté d’identité se met ainsi hors de la communauté des nations. En mettant aussi certains de ses membres hors de sa communauté, c’est elle-même qui se met hors de la communauté humaine. Celui qui est l’objet de cette violence qui le prive de son identité, en éprouve la dépersonnalisation que décrit Victor Klemperer dans son Journal9 : il croyait appartenir au peuple allemand, jusqu’à ce que l’évidence douloureuse lui vienne que le Volk, ce sont les autres, qu’il ne fait plus partie de la communauté du peuple, die Volksgemeinschaft. Il n’est plus allemand malgré ses titres, ses décorations, son incapacité de penser en une autre langue et de vivre ailleurs.
Dans la décompensation psychotique, celui qui devient hors de soi est non seulement étranger à lui-même mais est aussi étranger à la communauté des hommes. Ce n’est que parce qu’en analyste, ou en humaniste, on peut entendre la souffrance qui l’a propulsé en ce lieu où il nie l’autre que notre effort doit être de le réintégrer dans la communauté humaine, celle où la parole domine les affects et fait taire les pulsions. C’est le travail non seulement des psychanalystes mais aussi des médecins confrontés à l’extrême souffrance de la folie dans le corps ou/et le psychisme. Ils sont la fonction « poubelle » dans la société. La poubelle n’est-elle pas celle qui recueille les déchets des pulsions ? Ce devrait être l’exigence d’un homme politique qui souhaite gouverner hors du populisme. La démocratie, toujours à construire et à approfondir, est le pendant sur le plan collectif de la construction du sujet dans l’analyse, de celui qui a su « dompter sa pulsion », non pas en l’enfermant dans une cage, même dorée, comme le croit l’obsessionnel, mais en étant vigilant sur les indices et les prémisses de la sauvagerie de son retour.
« L’homme analyse » : Un idéal démocratique ?
« L’inconscient, c’est la politique », la phrase prononcée par Lacan en mai 1967 a été entendue en mai 68 sur le mode « Prenez vos rêves pour la réalité ». La réalité sociale est congruente à l’inconscient puisqu’elle est non seulement descriptible par le discours humain, mais produite par les effets du discours des hommes et des femmes. Parmi les quatre différents discours que l’humain peut tenir, seuls trois peuvent organiser le social et donc la plan politique. Le quatrième discours, celui de la psychanalyse se situe en retrait du social puisque son objet n’est pas définissable, c’est l’objet a. Il produit seulement de l’inconscient entre l’analysant et celui qu’il met en place d’analyste. Les autres discours peuvent organiser une masse, une foule. Ainsi, le discours de l’hystérique, en présentant un objet à désirer qui donnera au sujet divisé l’unité et le bonheur, fonde le millénarisme et le consumérisme. Mais seul le discours de maîtrise, celui du Maître et ceux qui en dérivent tels que le discours du capitalisme ou le discours religieux, peuvent organiser la foule durablement. Ce discours du Maître qui se construit à partir de l’origine, à partir d’un signifiant originaire, en le déployant, donne sa cohérence à toute production sociale. Produit à partir d’un signifiant originaire refoulé et donc caché, il soutient la cohérence des productions sociales établies en son nom. Ce discours du Maître comme organisateur social et institutionnel est le mode classique de la construction sociale.
La modernité contemporaine montre qu’il peut se réduire à n’être que l’incarnation d’un discours originaire qui fige le mouvement du discours sur une seule personne, sur une seule cause entraînant des processus d’identification dans la langue. L’identification personnelle au discours du Maître, personnification de l’Idéal, établit une répression intime en soi et une terreur collective au nom du Bien ou de la Vérité. L’intime, qui est une démarche de démenti que le Bien soit chose publique, est alors banni au nom du Bien décidé pour tous, faisant Un.
La place du discours de la Science est une nouveauté de notre temps. La science peut en elle-même susciter un discours de certitudes. Les Mayas10, par exemple, luttaient contre la représentation de la mort en eux en pensant que l’astrologie élevée en principe de certitude pouvait gouverner les humains, la réponse devait venir. Aujourd’hui, le discours de la science, uni au discours du Maître, tend à le supplanter et à s’imposer comme unique référence. Ce mixage aboutit à une exclusion de l’humain, donc à formuler un discours politique d’où l’inconscient est exclu. Vertige d’un monde dont la politique serait acéphale, démonstration a contrario de la phrase de Lacan.
La difficulté de la société contemporaine est dans cet entre-deux qui ne peut être contrebalancé que par la parole démocratique. Mais, sur le plan de l’inconscient, il n’y a pas de discours de la démocratie car au contraire l’effet de discours entre les humains tend à les séparer en communautés de mêmes. Le lien entre les hommes est une production de la conscience réfléchie, une production de la « dictature de la raison » qui s’impose à la sauvagerie de pulsions. Ce lien est un contrat qui gèle la violence pulsionnelle.
C’est pour cette raison que Freud a un si faible espoir dans le gouvernement des hommes qu’il qualifie de tâche impossible en raison de la pulsion de destruction qui ne peut être réprimée que momentanément. Met-il un petit espoir dans le progrès qu’apporte à l’humanité un nombre de plus en plus grand d’humains analysés ayant imposé la dictature de la raison aux pulsions, situation « dont la néo création constitue la différence essentielle entre l’homme analysé et l’homme non analysé11 » ? Freud décrit ici celui qui serait plutôt le conseiller du prince que le prince lui-même, même despote éclairé, avant d’espérer, de manière utopique, une foule d’hommes analysés, une foule de sages ! C’est donc indirectement que « l’inconscient, c’est la politique », et très indirectement que la psychanalyse contre l’inconscient pourrait orienter et apaiser une société. La psychanalyse est l’exercice de la parole maîtrisant les pulsions, leur imposant , selon le mot de Freud « la dictature de la raison », alors que l’inconscient impose son discours et exige la régulation politique pour permettre la vie. Cette dialectique nous sauve de l’existence d’un inconscient collectif où l’existence du sujet serait prédéterminée par des archétypes.
1 Jacques Lacan Le Séminaire « La logique du fantasme », séance du 10 mai 1967, inédit
2 Claude Lévi-Strauss « anthropologie structurale »Plon, 1958, p. 231 : « Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique ».
3 Sigmund Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort », 1915b, O.C. XIII, PUF, Paris, 1988, p.131 & 138
4 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XVII, « L’envers de la psychanalyse », particulièrement p.20 & p.124
5 in Le Monde.fr au cours d’un débat sur la loi de bioéthique alors en cours de révision
6 Sigmund Freud, Constructions dans l’analyse, 1937d, O.C. XX, PUF, 2010, pp.61-73
7 Alain Deniau, Revue Che vuoi ? Revue de Psychanalyse, n° 11 Désunion, Anéantir l’intime, p.73-82, L’Harmattan, Paris, 1999.
8 Sigmund Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, 1937c, O.C. XX, PUF, Paris, p.28 et « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, vol. II, Paris, PUF, 1985, p. 242.
9 V. Klemperer, Journal, Mes soldats de papier. Journal 1933-1941 et Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945, Paris, Seuil, 2000, 792 et 1054 pages.
10 Alain Deniau, L’imaginaire et la terreur. La civilisation des mayas : un exorcisme de la mort ? Che vuoi ? Revue de Psychanalyse, n°28, Imaginaire et narcissisme, 2007, pp.91-101
11 S. Freud « L ‘analyse finie et l’analyse infinie », O.C., XX, p.28, PUF, Paris, 2010