Introduction
Nous sommes éduqués à préférer une attitude en retrait qui est la condition de l’objectivité scientifique. Du juge au chercheur, toute la pensée moderne nous a conditionnés en ce sens. Il faut se départir de ses émotions, s’interdire des considérations morales, construire une représentation débarrassée des biais de perception, s’écarter des pièges de la passion ou d’une empathie trompeuse à l’attention de l’objet d’étude. L’apathie est un principe actif de l’attitude scientifique. Il prévaut si l’on veut prétendre à l’abstraction, à la généralisation, voire à l’universalisation d’une connaissance. Il fait ainsi l’apologie d’une attitude impassible, indifférente aux émotions. Mais cette apathie n’est pas loin de l’aphasie qui détourne du goût, non par dégoût, mais par crainte des séductions trompeuses du goût. Tout en étant cette vertu de l’attitude scientifique, elle est aussi le symptôme de quelques troubles psychologiques qui ont à voir avec une forme de dépression, voire de schizophrénie dissociant la vie du corps de celle de l’esprit, séparant le mental et le sentimental jusqu’à faire vivre conjointement des « êtres » dissociés en une personne.
C’est pourquoi l’apathie mérite toute notre attention ; car rien ne dit qu’elle soit véridique ; bien au contraire. Elle légitime les pires crimes qui peuvent alors s’accomplir sans retenue, faute de compassion, profitant d’une dissociation dangereuse. Voilà bien le basculement critique qui ferait passer de l’attitude scientifique à la perversion apathique. Ce serait le sens même de ce passage de l’histoire de la philosophie entre l’exposé de la nécessité de l’apathie chez Kant, à la révélation de sa perversité chez Sade. Ce glissement a fait l’objet d’études et de commentaires philosophiques nombreux ; mais il convient ici de l’éclairer sur un plan plus psychologique.
En effet, si cette privation du pathos est nécessaire à cette attitude, dîte de neutralité axiologique ; elle serait du même coup ce point d’intersection et de basculement entre l’affirmation d’une objectivation et la généralisation toute sadienne de cette pratique apathique. La raison en serait que le savant ne fait pas exception à la règle qu’il impose parce qu’il se l’impose. Il fait de sa méthode et de ses connaissances des normes une conduite personnelle. A son insu, il se transmute du savant rationnel en apologue de sa perversion inhérente à la généralisation du principe d’apathie. Sade serait indubitablement le fils spirituel immédiat de cette distanciation inhumaine où une certaine conception de l’attitude scientifique engendre derechef les conditions de la terreur en se séparant de soi.
En prenant la mesure des monstruosités modernes résultant d’une politique apathique, nous pourrons mieux saisir les risques politiques de cette généralisation de ce principe devenu la règle universelle de la conduite scientifique et de son langage spécifique. Celui-ci conduit à une dénaturation toute sadienne du langage dont nous pensons qu’elle explique largement cette dissociation tragique entre le logos, le pathos et l’ethos.
1. Le fondement kantien du principe d’apathie
L’apologie de l’apathie est bien fondamentale pour la raison scientifique et elle trouve ses motivations dans les textes du philosophe Kant au 18e siècle. En revenant sur ses textes, il s’agit de discerner sa philosophie et d’en expliciter son caractère quasi-pathologique. Et cette pathologie kantienne a son origine dans son intention de libérer la pensée rationnelle de ses anciens fondements théologiques. Il s’agit pour Kant d’émanciper la pensée humaine en la soustrayant à ses croyances initiales. La raison doit devenir pleinement autonome. Pour se faire, elle doit se détacher de toute sorte de dépendance. Elle ne trouve donc plus son origine en une croyance et elle ne dépend pas non plus des perceptions sensibles. Premièrement, rappelons-en l’inspiration scientifique galiléenne. Deuxièmement, voyons comment le philosophe reproduit ce raisonnement en matière morale ou esthétique. Troisièmement, analysons comment il en vient à faire l’apologie de l’apathie, puis Quatrièmement à quel point celle-ci insinue ce basculement vers la perversité apathique.
Premièrement, Kant s’inspire de la physique classique. Il considère que la méthode scientifique a établi que l’esprit agit sur les choses en renonçant au réalisme de Saint Thomas d’Aquin pour qui les sens attestent des réalités. Il préfère la certitude galiléenne selon laquelle le monde reproduit les concepts mathématiques. L’idée précède les choses, les nombres font le monde et le jugement a priori est le fondement même de la connaissance. En cela Kant consomme une rupture radicale avec l’expérience sensible des anciens et il lui préfère la prééminence des idées. Il écrit à ce sujet : « Je devais penser que l’exemple de la Mathématique et de la Physique qui, par l’effet d’une révolution subite, sont devenues ce que nous les voyons, était assez remarquable pour faire réfléchir sur le caractère essentiel de ce changement de méthode qui leur a été si avantageux et pour porter à l’imiter ici – du moins à titre d’essai – autant que le permet leur analogie, en tant que connaissances rationnelles, avec la métaphysique. Jusqu’ici on admettait que toute notre connaissance devait se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous les efforts tentés pour établir sur eux quelques jugements a priori par concepts, ce qui aurait accru notre connaissance, n’aboutissent à rien. Que l’on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes métaphysiques en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance a priori de ces objets qui établissent quelque chose à leur égard avant qu’ils nous soient donnés. » (1905, 22)
L’apathie résulte donc bien de sa conception de la science faisant prévaloir une position dîte idéaliste ; où le concept précède les choses. Kant réduit ainsi la raison humaine a la seule rationalité-calculabilité d’actes qui sont vertueux parce que rationnels, et rationnels parce que semblables à la méthode mathématique qu’il prend comme modèle. La position idéaliste kantienne se résume de cette formule où le jugement a priori est ce que l’esprit met de lui-même dans la connaissance et il se reconnaît du fait de la nécessité et de l’universalité. L’exactitude du raisonnement tient donc à son imitation des opérations de l’homme de science : l’astronome et mathématicien en particulier.
Deuxièmement, cette figure de raisonnement se développe dans toute sa pensée, par exemple en matière morale et en matière esthétique. Dans les deux cas, le bien et le beau reproduisent cette exigence d’une raison tournée vers elle-même dont l’autonomie de jugement a priori est la raison même de sa vérité. Ce règne de la raison se précise chez Kant dans Doctrine de la vertu. Le titre du chapitre XVI fixe déjà la règle : « La vertu exige d’abord l’empire de soi-même ». Cet empire témoigne de cette certitude de la solitude de soi où la raison agit comme maître de cet empire. Mais la loi de cet empire consiste à affirmer clairement le devoir d’apathie : « La vertu, en tant qu’elle est fondée sur la liberté intérieure, contient donc aussi pour nous un ordre positif, celui de retenir sous notre puissance (sous l’autorité de la raison), toutes nos facultés et toutes nos inclinations, par conséquent l’ordre d’avoir l’empire de soi-même ; cet ordre s’ajoute à la défense de se laisser dominer par ses sentiments et ses inclinations (au devoir d’apathie) ; car, si la raison ne prend en mains les rênes du gouvernement, ces inclinations et ces sentiments deviennent bientôt les maîtres de l’homme. » (1855, 58). Kant est ici très clair pour détacher la raison d’autres empires indésirables, ceux des sens et des sentiments en particulier pour purifier la raison des inclinations coupables de la chair. En effet, Kant a désincarné la morale de toute satisfaction ou plaisir, de toute fierté particulière, prenant grand soin de purifier la vertu. Un des termes favoris de l’auteur est « le pur ». Elle est sa propre règle autonome, dénuée de toute reconnaissance qui ferait référence à autre chose : plaisir personnel, plaisir d’autrui, plaisir de Dieu, reconnaissance flatteuse, bonheur, etc. Sa définition de la vertu la lie à la gratuité. Il écrit : « La vertu doit être considérée comme étant pour elle-même son propre salaire, en tant qu’elle est pour elle-même sa propre fin. » (1855, 78). C’est là le point du basculement dialectique, ce moment de la gratuité, cette solitude de soi où le jugement de raison se fixe à lui-même sa raison d’agir. La perversion apathique commence là. En effet, cette définition donne du crédit à la philosophie de Sade comme expression légitime de la pensée kantienne subordonnée au règne de l’apathie ; en prenant bien la précaution de considérer Sade, non comme un débauché cherchant des plaisirs pervers, mais lui accordant le sens d’une philosophie scientifique apathique justifiant l’exercice d’une liberté d’expérimenter pour comprendre toute sorte de situation ; fussent-elles les plus surprenantes et les plus choquantes pour les personnes de son temps.
L’apathie kantienne développe donc à l’extrême la pureté, au sens d’un devoir qui n’aurait pas d’autre mobile que de s’accomplir par raison sans aucune motivation ou désir. L’acte pur inspire aussi sa définition du beau parce que l’acte vertueux répond à cette même exigence d’une esthétique de la pureté. Kant écrit à propos du beau : « Je dis donc : le beau est le symbole du bien moral ; et c’est à ce point de vue (relation qui est naturelle à chacun et que chacun attend des autres comme un devoir) qu’il plaît et prétend à l’assentiment de tous les autres et en ceci l’esprit est conscient d’être en quelque sorte ennobli et d’être élevé au-dessus de la simple aptitude à éprouver un plaisir par les impressions des sens et il estime la valeur des autres par une maxime semblable à la faculté de juger. […] La faculté de juger ne se voit pas dans le goût, comme dans le jugement empirique soumis à une hétéronomie des lois de l’expérience ; par rapport aux objets d’une satisfaction si pure elle donne elle-même la loi, comme la raison donne elle-même la loi par rapport à la faculté de désirer. » (1968, 175‑176). Il est important de noter son dégoût du goût. Celui-ci est empreint d’une sensualité et d’une vulnérabilité aux émotions, voire aux passions. Kant le rejette à deux titres. Le premier tient à son mépris des sens qui sont la source d’une fausse connaissance incompatible avec le modèle galiléen. S’abandonner à une connaissance par les sens est pour lui irrecevable puisque cette écoute des sens correspond à un détournement du jugement. Ce dernier n’est plus ici autonome, mais bien conditionné par ces interactions avec un extérieur : l’hétéronome. Il en est alors de même en toute logique de la beauté, du bien et de la science, puisque partout Kant reproduit sa structure de raisonnement.
Le jugement esthétique kantien correspond à une contemplation passive et apathique. Kant écarte l’attrait ou l’émotion. On y retrouve la gratuité par l’ignorance des finalités. En effet, il insiste sur cette nécessaire absence de finalité. L’apathie impose cette disparition des fins qui rendraient impurs tout jugement car il y deviendrait intéressé, orienté et le signe d’une interaction avec un environnement où chacun entretiendrait des relations. Celles-ci manifesteraient donc des interdépendances entre l’homme et un monde en dehors de lui.
Troisièmement, Kant en décrit attentivement les conséquences dans la raison pratique qui va déterminer le devoir moral tout entier subordonné au respect du principe d’apathie. Il écrit dans Critique de la raison pratique : « la raison pure se montre en nous réellement pratique, c’est-à-dire par l’autonomie du principe moral par lequel elle détermine la volonté de l’action. » (1848, 194). La morale n’est pas préalablement écrite. Elle ne prescrit pas. Elle est le résultat d’une libre volonté. Il s’agit d’exercer cette libre volonté tout en la soumettant à l’exigence de se fixer une règle. La volonté s’exerce dans la raison, non sous l’emprise d’une impulsion résultant d’un désir à assouvir. Cette volonté-là serait le signe d’un désordre où le pathos aurait pris le dessus sur la libre volonté, la liberté tenant bien à ce détachement du pathos qui fait pâtir, soit subir. Il écrit en ce sens dans les Fondements de la Métaphysiques des mœurs : « Le principe de l’obligation ne doit pas être ici cherché dans la nature de l’homme, ni dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure. » (2004, 71). Cette affirmation montre que la raison produit cette libre volonté ; mais elle promeut pour cela des qualités logiques uniquement : unité, cohérence, sans jamais déterminer un contenu moral particulier. En fixant cette liberté rationnelle, Kant prend là le risque de voir cette logique mise au service de tout acte composé d’une série d’actions cohérentes. Kant est très précis sur cette autonomie qui limite d’ailleurs toute influence d’autrui sur son propre comportement. En reconnaissant qu’il appartient à chacun de se « proposer certaines fins », le philosophe admet que Sade a toute liberté de s’assigner à lui-même sa règle ; étant là rigoureusement kantien comme ce dernier saura le faire dire comme nous le verrons tout à l’heure au Duc de Blangis : « Il y a également contradiction à prendre pour fin la perfection d’autrui, et à se croire obligé d’y contribuer. En effet la perfection dans un autre homme, en tant que personne, consiste précisément en ce qu‘il est lui-même capable de se proposer certaines fins d’après ses propres idées sur le devoir, et il est contradictoire d’exiger de moi (de m’imposer comme un devoir) que je fasse à l’égard d’un autre une chose dont seul il est capable. » (1855, 22)
Quatrièmement, Kant illustre son propos pour bien se faire comprendre concernant cette pureté dénuée de tout pathos. Sa distance à la vie fait du vertueux un quasi mort-vivant, sans passion, pour lequel la vie est donnée. Mais le devoir de raison peut introduire quelques sacrifices en raison. Il écrit dans Fondement de la métaphysique des mœurs : « Conserver sa vie est un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun a encore une inclination immédiate. Or c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète que la plupart des hommes y apportent n’en est pas moins dépourvue de toute valeur intrinsèque et que leur maxime n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir sans doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre, si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son sort qu’il n’est découragé et abattu, s’il désire sa mort et cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur morale. » (2004, 88)
Le désir de vivre est en effet coupable dès lors qu’il est animé par cette vitalité passionnelle ou cette volonté de persister dans son être par intérêt de vivre, pour éprouver quelques plaisirs ; ceux des sens, ceux des sentiments pour ses proches, etc. Kant promeut la conservation de la vie par devoir ce qui l’amène à une définition tragique où le raisonnement passe bien par l’indifférence à la mort à laquelle s’oppose une survie par devoir. Mais le raisonnement vaut aussi dans l’autre sens. Le devoir de mettre un terme à la vie justement par devoir est de fait parfaitement recevable. L’apathie rend indifférent à la vie ou à la mort, annonçant le devoir du sacrifice de toutes les terreurs totalitaires et le devoir d’étudier les vices qui n’en sont plus, comme le démontre Sade. La quête de l’objectivité au travers de l’apathie fabrique sa monstruosité.
Avec Kant, le principe d’apathie conduit bien à cette indifférence à la vie elle-même. Faire par devoir exclut toute sorte d’empathie. Kant poursuit : « Je dis plus : si le cœur d’un homme (honnête d’ailleurs) était froid et indifférent aux souffrances d’autrui par tempérament, et peut-être aussi parce que, sachant lui-même supporter ses propres maux avec courage et patience, il supposerait dans les autres ou exigerait d’eux la même force ; si enfin la nature n’avait pas précisément travaillé à faire de cet homme un philanthrope, ne trouverait-il pas en lui un moyen de se donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que lui donnerait un tempérament compatissant ? Sans doute ! Et c’est précisément qu’éclate la valeur morale du caractère, la plus haute de toutes sans comparaison. » (2004, 21) Fort de cette apologie du principe d’apathie, le pas vers la perversion apathique est inévitable, le devoir kantien introduisant l’indifférence aux malheurs d’autrui. Interrogeons-nous sur ce basculement critique d’une apathie froide et prétendument raisonnée à ce qu’elle est vraiment : cette perversion dont la dimension clinique devient manifeste.
2. Le basculement de l’attitude scientifique à la perversion apathique
Cette tradition kantienne perdure au fil des siècles jusque dans les distinctions de Lötze et de Weber concernant l’objectivité et les jugements de fait et de valeurs1. Tout à fait kantien sur ce point, Weber perpétue cet évitement de soi au profit d’une concentration de l’esprit sur le jugement de fait ; pensant pouvoir éviter l’intrusion des valeurs comme Kant pensait pouvoir s’abstraire des intérêts, des affections et des désirs. En s’interdisant des jugements de valeurs, ces auteurs de tradition kantienne sont à l’origine du passage de la philosophie politique et morale à la stricte science politique. Cette nouvelle science normative s’inscrit dans la Wertfreheit, cette attitude weberienne qui neutralise la pensée morale et politique au nom d’une conception rationaliste et positive de la science en général et de la science politique en particulier.
Or, cette attitude conduit inéluctablement à ce point de basculement. L’apathie conduit bien à s’extraire de toute humanité ; comme si l’acte totalement désintéressé, pur et gratuit, était accessible à la motivation humaine. De ce point de vue, Kant dénature l’action humaine – au sens où il la prive de sa nature charnelle – pour tenter d’en faire un acte dénué d’intention, comme la méthode scientifique le revendique aussi. Mais cette pureté se retourne contre son intention ; car tendre vers l’apathie, c’est bien dénaturer au sens d’éliminer le pathos, jugé coupable et impur. Mais cette raison épurée de la nature ; soit au sens propre dénaturée, peut-elle exprimer la vertu sans basculer dans une libre action sans limite ? Le basculement n’est-il pas alors inévitable ? C’est le sens même de la démonstration à laquelle vont se livrer Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la Raison2. Leur critique vise directement ce rationalisme pur kantien où l’esprit des Lumières édifie ses propres règles, sans recourir à des vérités extérieures : ancêtres, traditions, divinités, prescriptions morales et encore moins les vérités de perception des réalités communes qui environnent l’homme de chair. Un retour sur la méthode kantienne permet à leur suite de revenir sur l’émergence de cette pensée qui compose la raison et l’autonomie de jugement à l’origine du totalitarisme.
Adorno et Horkheimer ont fait ce lien entre la philosophie kantienne et les totalitarismes du 20e siècle qui en ont été, pour eux, les expressions les plus abouties. Dès que l’homme est pensé sous l’angle exclusif de la raison, il en ressort que celle-ci devient l’unique guide de ce raisonnement autonome, libéré de toutes les injonctions morales émanant des anciennes sagesses ou religions ou d’une perception empathique de ses souffrances et désirs personnels, voire celles et ceux d’autrui. La raison ne reconnaît d’ailleurs ni le bien, ni le mal, mais seulement la cohérence du devoir. Comment être à l’origine de son action sans prescription et limites morales, sans aspiration ou intérêts altruistes ou égoïstes ? De ce point de vue, Sade agit en homme de science, poursuivant méthodiquement des expériences savamment structurées, organisant des rites, les examinant au fil du temps dans une encyclopédie systématique, produite dans ce laboratoire des cent vingt journées de Sodome. Il agit dans la permanence d’un but qu’il s’est librement assigné à la façon d’un devoir ou d’un commandement expérimental. Le plaisir et le mal sadien sont là des objets d’étude plus que des fins. La lecture de l’introduction de Sade permet de s’en convaincre. On y retrouve une organisation, des rituels et des procédures qui déterminent chaque rencontre dans un cycle bien établi. On y retrouve des fonctions, par exemple celle de la Desgranges dont Sade indique : « on l’avait choisie pour remplir le quatrième rôle d’historienne, c’est-à-dire dans le récit duquel il devait se rencontrer le plus d’horreurs et d’infamies. Qui, mieux qu’une créature qui les avait toutes faites, pouvait jouer ce personnage-là ? » On y constate surtout l’argumentation philosophique du Duc de Blangis3. Elle témoigne d’une cohérence dans l’expression d’un devoir en pleine conscience d’une raison qui développe là les raisons de l’organisation méthodique des débauches. L’autonomie de la raison kantienne est mise en évidence tout particulièrement dans cette sentence : « Ferme dans mes principes parce que je m’en suis formé de sûrs dès mes plus jeunes ans, j’agis toujours conséquemment à eux. » Le duc de Blangis est un kantien qui s’est sciemment donné à lui-même une règle de direction de l’esprit et un principe auquel Kant ne peut rien opposer ; sauf à contredire l’autonomie de la raison à laquelle aucune prescription particulière ne saurait être imposée de l’extérieur.
Dès l’introduction, Sade adopte bien un style apathique où la description « scientifique » met en évidence la bonne raison de comprendre et d’accomplir des actes du fait de leur logique propre en réponse au devoir que se sont assignés les complices de cette expérience, dont par exemple : « il sentit qu’une commotion violente imprimée sur un adversaire quelconque rapportait à la masse de nos nerfs une vibration dont l’effet, irritant les esprits animaux qui coulent dans la concavité de ces nerfs, les oblige à presser les nerfs érecteurs, et à produire d’après cet ébranlement ce qu’on appelle une sensation lubrique. » En cela, Sade dévoile Kant sans aucunement le transgresser. D’ailleurs, Adorno et Horkheimer dénudent les errements du raisonnement kantien dans ses circonvolutions, le confrontant à son incohérence dans laquelle se dissout toute exigence morale du fait de cette exfiltration de l’homme de lui-même. En effet, si la raison est un simple calcul, rien ne peut retenir la volonté d’agir selon une règle autonome dont la cohérence interne est sa seule justification : « La raison est l’organe du calcul, de la planification ; elle est neutre à l’égard des buts, son élément est la coordination. L’affinité entre la connaissance et la planification, à laquelle Kant a donné un fondement transcendantal et qui confère à tous les aspects de l’existence bourgeoise, pleinement rationalisée même dans les temps de pause, un caractère de finalité inéluctable, a déjà été exposée empiriquement par Sade. » (1974, 98). Leur critique démontre cette continuité de raisonnement à laquelle Kant ne peut échapper, sans doute malgré lui, lorsque ses successeurs prolongent son raisonnement, à l’instar de Sade.
Cette philosophie du pur devoir kantien construit un homme réductible à sa seule raison pour ne pas subir les émois de la sensibilité qui relaieraient les impressions de l’extérieur et les sensations de l’intérieur. La perversion apathique de Sade le conduit à user lui aussi dès l’introduction, de l’argument d’apathie pour ne pas s’émouvoir de la mort et des souffrances infligées à des tiers, au nom même de cette prudente distance scientifique et raisonnable qui ne saurait céder à l’émotion d’une empathie trompeuse de la seule raison et du devoir qui s’ensuit : « Quelle que fût sa manière de jouir alors, ses mains nécessairement s’égaraient toujours, et l’on l’a vu plus d’une fois étrangler tout net une femme à l’instant de sa perfide décharge. Revenu de là, l’insouciance la plus entière sur les infamies qu’il venait de se permettre prenait aussitôt la place de son égarement, et de cette indifférence, de cette espèce d’apathie, naissaient presque aussitôt de nouvelles étincelles de volupté. »
Toute la démonstration d’Adorno et Horkheimer consiste à prendre le philosophe des Lumières au jeu, voire au piège de cette apologie de la raison autonome dont la conséquence ultime est bien de rendre tout possible et acceptable. L’apathie éloigne de tout sentiment de culpabilité. D’ailleurs, l’homme de science se prévaut de cette liberté sans limite dans son laboratoire, libre d’agir au nom de la raison qui ne saurait rencontrer la moindre entrave à ses actes. N’a-t-il pas fallu l’émoi des naïfs empathiques pour faire cesser les tortures imposées aux animaux de laboratoires ; aucune mise en cause psychologique de ces dérives n’ayant conduit à se poser la question de la santé mentale des scientifiques, dès lors qu’ils sont sous l’emprise du principe d’apathie ? Si la raison exige de faire expérience, qui pourrait s’y opposer ? Si la science politique confirme des décisions sélectives, eugéniques, qui peut les contredire ? Ainsi, transposer le devoir d’apathie dans une science rationnelle du politique, c’est rendre tout possible, sans aucun contre-pouvoir à cette raison dîte libre et autonome. Et celle-ci aura fait de la société toute entière, un laboratoire. Voilà comment l’apathie kantienne se transmute en barbarie assumant les drames des génocides, des guerres et des eugénismes occidentaux comme autant de dérives fatales d’une science politique apathique voyant dans le monde un grand laboratoire où tout est à expérimenter sans contraintes. L’apathie éloigne des émotions, pensant que les vérités de la chair sont des errements de la raison et que l’intelligence produit des décisions et des connaissances pour autant qu’elle se sépare de ce qui lui apparaît comme autant de biais de perception.
3. La perversion du rejet du Pathos
Le fait même de vouloir construire une science politique reproduit ce protocole sadien. L’autonomie de la raison se donne par une libre volonté. Rien ne peut alors s’opposer aux systèmes politiques rationnels occidentaux qui produiront sans exception des persécutions de masse4. Il y aurait déjà une sorte de perversion à se détacher de son humanité, cherchant une pureté maladive à la manière d’un fantasme abstrait ne correspondant en rien à la vérité quotidienne de l’existence et des réalités vécues. La critique autorise donc ce rapprochement déjà fait avec l’œuvre de Sade. En faisant l’apologie d’une totale autonomie de la raison, Sade en assume l’émancipation absolue et destructrice, dont les auteurs de l’école de Francfort considèrent qu’elle est totalitaire dans sa conception même, se suffisant à elle-même et faisant à elle seule totalité. En effet, l’ultime preuve d’autonomie consiste bien à se conformer à l’obligation formelle de définir son propre devoir. Voilà pourquoi la création de sa propre règle est ici un pouvoir d’instituer. Il n’y a aucune raison d’imposer des limites à cette libre autonomie de la volonté. Ainsi, la définition formelle du devoir conjuguée à la pure autonomie de la raison induit cette liberté de définir son devoir sans limite. Kant invente Sade.
L’apathie se voit dans l’impassibilité dont elle se distingue. L’impassibilité est une attitude où il s’agit de rester calme et imperturbable, du moins en apparence sans se laisser abuser par les émotions et des considérations diverses qui troubleraient le jugement. L’apathie est un trait psychologique manifestant l’indifférence aux émotions, le manque d’intérêt pour autrui et l’environnement avec une insensibilité déjà présente dans l’enseignement des stoïciens dont Pyrrhon d’Elis5. Elle éloigne des passions, mais elle conduit à se dissocier de soi en prenant une distance telle que ses propres actes deviennent des faits vertueux en ceci qu’ils n’affectent pas, conformément à la définition kantienne de la vertu. Elle produit ainsi l’esseulement et sur un plan plus logique, son affirmation mène à l’isolement revendiqué comme l’expression de l’indépendance et de l’autonomie de la libre raison. Cette seule raison fait agir sans investissement ou intérêt, dans une sorte de gratuité et pureté vertueuse, l’acte étant le reflet de cette raison instrumentale libérée de toute affection ou désir. En faisant l’apologie d’une indifférence lointaine, l’apathie affirme une radicalité extrême, celle de la soumission à la détermination rationnelle du devoir. Et cette aspiration à la pureté conduisait déjà le stoïcien à un renoncement d’interagir avec le monde en préférant l’ataraxie, soit ce refus d’un monde illusoire, rejeté et au fond détesté. Et aujourd’hui, cette pureté de la cohérence formelle exclut encore les sentiments et les affects préférant une virtualité dont la mise en scène conduit à la destruction jusqu’à tuer sans éprouver aucune sensation. Ainsi, à l’instar de l’enseignement d’Epicure, sa même règle conduit aux pourceaux d’Epicure et à la justification d’une débauche tragique, illusoire et destructrice, comme Sade prolonge Kant6. La même promotion de l’apathie reproduit le même basculement du : ne rien faire en se retirant du monde et de soi qui laisse place à une apathie perverse et indifférente à l’action même qui peut être libérée de toute limitation morale. Le tout faire succède au ne rien faire dans la plus totale indifférence.
La relation de Kant à Sade s’éclaire dans cet imperceptible et fatal glissement de l’apathie allant de son repli initiateur de l’inaction à sa totale libre action. En reproduisant une partie de la position d’Epicure dans son apologie de l’apathie dont il fait un devoir, Kant laisse ouverte la même ambivalence d’une totale liberté d’agir, puisqu’agir ou ne pas agir est tout aussi illusoire. Alors, sans discernement et par cette insensibilité totale à l’environnement ou aux réactions d’autrui dont les plaisirs ou les souffrances n’affectent pas celui qui agit, Kant légitime Sade. Ce dernier n’éprouve aucun plaisir mais agit froidement dans la discipline de l’homme de science qui organise son expérimentation, reclus dans son laboratoire avec ceux qui participent à cette revue encyclopédique des libres actions. Le sadien et non le sadique, est lui aussi apathique, agissant sans aucun sentiment, ou faisant du pathos l’objet d’une étude pour en comprendre les mécanismes. L’action devient une performance, un acte instrumental à la façon d’une procédure appliquée sans passion. L’acte est rationalisé, mécanisé, froid. En cela, la raison autonome libère de toute culpabilité puisque les ressorts de la peine ou de l’affliction proviennent avant tout des expressions d’autrui ou d’un ressentiment intérieur, d’une douleur liée à l’écart entre la pratique et la connaissance. Kant est indubitablement le père du totalitarisme, parce qu’il a fait de la raison le juge exclusif et total d’une cohérence apathique, restant là en surplomb, pris au piège de sa propre exigence où le crime gratuit dénué de toute intention est logiquement plus vertueux qu’une relative « bonne » action entachée de quelqu’intérêt.
Voilà pourquoi, cette raison instrumentale a un caractère totalitaire dans sa réfutation des autres formes de relation de l’homme à autrui et à la nature. Il y a alors deux dimensions à cette folie de la raison. La première est celle de la dialectique où la pensée du progrès rejoint la barbarie par un processus de réification et d’extériorisation de soi. Cette mise en dehors de soi traduit ce refoulement de tout ce qui éloignerait de la seule raison : « L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose » disent Adorno et Horkheimer dans leur critique du capitalisme (1974, 44). La seconde est celle d’une réduction des espaces intérieurs de la conscience au seul empire de la raison. Cette dimension plus psychologique tient à cette amputation de l’homme de tout ce qui le met en relation avec l’extérieur, au nom même du refus de l’hétéronomie menaçante de la nature ou de ses représentants symboliques. Plus encore, parce que l’hétéronomie existe aussi dans la chair vulnérable aux aléas d’un environnement, il s’agit de se libérer de cette emprise, ces souffrances et vulnérabilités qu’exerce encore la nature sur l’homme par ses sens. Ce repli jusqu’à la fuite intérieure conduit en apparence à la libre volonté d’une raison se guidant par sa seule exigence. Mais cette conquête de la liberté de la raison pure révèle une possession de soi illusoire, car elle se fait au prix de la dépossession de soi dans son humanité. L’apathie est bien froideur, mise en étrangeté, objectification au sens sado-masochiste du terme cette fois.
Or, là encore les grecs en avaient compris les ressorts, la raison étant bien plus la Mètis en situation que cette raison universelle, arrogante et prétentieuse7. En effet, cette raison instrumentale s’apparente à ce qu’ils dénommaient l’hybris. Celle-ci perd la mesure des choses au profit de cette dialectique de la raison transmutée en déraison où l’abstraction fait franchir la limite au-delà de la condition humaine. Cette seule raison rend toute chose identique et équivalente car seule une émotion ou un enseignement porteur d’inhibitions motivent une retenue pour ne pas tuer ou ne pas faire souffrir. L’hybris est cette folie qui croit s’affranchir de la destinée et de la part qu’elle donne. Elle croit pouvoir arracher, comme Prométhée, une part du pouvoir des dieux en les singeant dans une liberté qui outrepasse la condition humaine. Et la tradition grecque dit que cette erreur de l’hybris se paie du prix de la sanction de Némésis, soit l’abaissement ; Prométhée finissant enchaîné et éternellement dévoré de ses entrailles. Némésis ramène chacun à ce qui lui est dû, ce qui suppose que la nature juge bien chacun selon sa condition, pour qu’il ne dépasse pas les limites de sa condition singulière. Kant en aspirant à la pureté vise une raison du devoir où l’homme désintéressé serait insensible, ne trouvant là aucune raison d’agir, sans pour autant faire le pas vers l’ataraxie. Voilà pourquoi, évoquer une raison pratique désireuse d’agir dans un monde dénué de désir et de mobile d’action parait la cause du passage de Kant à Sade qui agit selon sa règle. Reste à finir notre examen par l’étude plus détaillée de deux aspects, celui du discours politique pris dans l’apathie technocratique et celui de l’attitude politique emprisonnée dans sa perversité scientifique. C’est là l’enjeu d’un changement d’époque où le discours et l’action politique ont à dépasser l’illusion de l’approche scientifique et sa perversion apathique qui sont, je le crois, les pires menaces qui pèsent sur l’avenir des sociétés occidentales.
4. Les aspects cliniques de l’apathie kantienne
Les philosophes supportent mal qu’on puisse examiner leurs pensées sous l’angle d’une éventuelle clinique qui viendrait en souligner une origine plus psychique que logique. D’ailleurs, rien n’oppose le fait d’une pensée qui se développe selon des principes et des conventions en vertu de quelques préférences fondamentales de son auteur. Celles-ci peuvent relever d’une croyance, d’une adhésion de l’esprit à quelques premiers principes formels ou concepts, d’une étude attentive de faits selon des méthodes qui enrichissent l’esprit, mais le philosophe peut aussi exprimer une pensée empreinte de ces traits de caractères psychologiques. Et ceux-ci l’influencent parce que l’homme pense à partir de qu’il est et perçoit, quand bien même il s’en défendrait. A cet égard, l’épistémologue Putnam nous rappelle bien que nous sommes toujours situés dans un hic et nunc qui fait notre contexte, sans oublier celui de l’être vivant dont la pensée reflète aussi, quelques traits de l’être au plus profond de ses intuitions du monde ; ce qui peut faire toute la richesse des expériences humaines8.
L’étude clinique de l’apathie kantienne ne vise pas à réduire cette pensée à quelques maladies qui lui ôteraient toute légitimité. Elle vient prolonger une analyse philosophique pour en révéler les signes cliniques. Chaque pensée n’est-elle pas l’expression d’une vérité qui est aussi une maladie de l’âme, en ce sens que le prisme de celui qui s’exprime est aussi, et nous ne faisons pas exception, l’affirmation d’un point de vue qui cherche à se faire entendre par les chemins de la pensée qui veut se diffuser, se partager, s’imposer pour que l’autre se comprenne, se conforme, s’ajuste en vue d’une meilleure vie de l’auteur qui appelle de ses vœux l’imitation de sa propre vie ? L’intentionnalité de l’expression de la pensée méritera une autre fois un approfondissement particulier quant à l’effet attendu de la diffusion de sa pensée sur autrui ; soit la recherche de la compréhension ou d’une conformation de l’autre à soi.
Concernant les aspects cliniques de l’apathie, rappelons d’abord ce qu’il en est pour vérifier que les symptômes et les définitions correspondent très largement à ce que Kant expose et argumente. Elle se caractérise par une perte de motivation et d’intérêt. L’étymologie : αττάθεια, souligne l’absence de passion soit l’insensibilité émotionnelle, les deux étant bien revendiquées positivement dans la pensée kantienne. Sur le plan psychologique, cette absence de motivation se traduit par la disparition progressive des comportements orientés vers des objectifs dénotant une sensibilité à l’environnement et un désir d’interaction avec des objets et des personnes. L’apathie s’observe par la réduction des réponses dîtes émotionnelles. Elle est souvent associée à un épisode dépressif.
Les cliniciens décrivent plusieurs symptômes qui font écho à la pensée kantienne. 1) L’apathie « émotionnelle-affective » se constate par le refus ou l’incapacité d’assimiler des signaux émotionnels. Ce sont les comportements adaptatifs qui souffrent de cette première apathie. 2) L’apathie « cognitive » correspond à des troubles mémoriels se traduisant par une difficulté à planifier et organiser ses interactions. 3) L’apathie des « troubles de l’auto-activation », soit la moindre capacité d’interaction par défaut d’initiative volontaire orientée vers un but, objet de désir par exemple. Les cliniciens établissent la prévalence de l’apathie au sein de maladies psychiatriques et somatiques dont la schizophrénie, la dépression unipolaire ou bipolaire, des paralysies consécutives à des dégénérescences.
Ils soulignent la forte corrélation entre l’apathie et la dépression dont elle est souvent un symptôme. Et la dépression s’observe dans sa tristesse, son désespoir, son anxiété, ses ruminations égotiques, sans oublier des troubles relationnels. La mesure clinique de l’apathie est donc intéressante pour éclairer l’apathie philosophique de Kant. Rappelons ici l’échelle de Sockeel et Dujardin : Lille Apathy Rating Scale (LARS)9, outil qui comprend 33 questions en neuf domaines. Ces questions permettent de faire une corrélation très intéressante entre ce que les cliniciens cherchent à mettre en évidence pour évaluer le degré d’apathie et ce que Kant promeut philosophiquement pour faire valoir le principe d’apathie. Le philosophe fait pratiquement trait par trait la promotion d’une attitude dont les comportements sont ceux que les cliniciens identifient comme autant de symptômes de l’apathie. Ce questionnaire s’intéresse à neuf domaines : les activités de la vie quotidienne, les centres d’intérêt, la prise d’initiative, l’intérêt pour la nouveauté, les efforts volontaires, l’intensité des émotions, l’inquiétude, la vie sociale et la capacité d’autocritique.
Or, Kant avait une vie quotidienne ritualisée et immuable dont il vantait le régime inflexible auquel il accordait sa longévité. Il entretenait un rapport scientifique à son alimentation, pensant prolonger sa vie par la diététique plus qu’aux plaisirs de bouche. Rien ne devait le perturber, fuyant les aléas de la vie quotidienne dans leurs imperfections. Il ne supportait ainsi pas le moindre désordre assignant à chaque chose une place établie. Cet univers invariant était indispensable à tel point qu’il s’habillait de la même manière, respectant imperturbablement les mêmes usages. Sa vie quotidienne était connue et ses horaires étaient constants. Réveil à cinq heures, quelques bols de thé, sa seule pipe de la journée, sortie à l’université pour les enseignements du matin, les jours de cours, retour et travail en robe de chambre et pantoufles ; réception de quelques amis toujours à la même heure pour une conversation intellectuelle, puis la promenade indépendamment du temps, seul pour respirer par le nez ; ce qui était selon lui bon pour la santé. Cette même promenade conduisit à dénommer sa route l’Allée du philosophe. Tout se faisait par raison et sans plaisir particulier, l’obligation d’hygiène de vie prévalant dans cette organisation. Puis, il lisait jusqu’à dix heures et se couchait.
L’ensemble de ces comportements témoigne d’un tempérament qui laisse supposer quelques tendances maniaco-dépressives. Kant supporte mal les événements perturbateurs dans sa vie quotidienne, préférant sa solitude quelque peu narcissique, s’adonnant à son activité d’écriture intensément sans jamais pratiquement la confronter à l’altérité du débat. Il était d’ailleurs peu curieux, restant à Königsberg sa vie durant.
Le devoir kantien vécu par son auteur atteste de son rigorisme. Son ascétisme traduit un choix où le « pur » tient à la purification du corps et Kant n’a pas une haute opinion des apports des sens à la connaissance, la raison l’emportant dans ses capacités déductives et sa proximité avec les abstractions mathématiques. Sa relation à lui-même semble guidée par sa fuite des plaisirs et des souffrances, sa discipline visant une sorte de tranquillité d’âme alors rarement détournée de ses méditations. Le corps est comme inexistant. Cet éloignement est-il totalement étranger avec ces vécus de type psychotique où le défaut de confiance altère les relations à soi et aux autres ? En effet, ces vécus de la chair, ces impulsions de la sensibilité et des émotions sont dévaluées, voire rejetées parce qu’ils exposent à sa fragilité intérieure : affliction, émotion, joie, plaisir, souffrance qui sont méprisables si la vie est un devoir. Il y a chez Kant un refus de la réceptivité des sensations, une altération intentionnelle de l’ouverture au monde de la vie. Il se fait étranger à l’expérience empathique et à toute sorte de sensibilité à l’émotion de sa chair éprouvant le monde. Les impressions du monde sont évitées. Il fait l’apologie d’une parcimonie relationnelle et d’une monotonie de vie. Or ce vécu-là n’est pas étranger à celui observé chez des personnes aux tendances psychotiques.
En effet, des pathologies sont associées à l’apathie. On y retrouve des épisodes dépressifs, des troubles de l’adaptation, bipolaires et dissociatifs. Ces troubles perturbent les interactions avec les autres et les événements ou les objets. L’apathie éloigne d’un monde dénué de signification et la vie elle-même devient un fardeau. La relation aux autres perd tout attrait et le dernier intérêt porte sur soi. Elle fait fuir les relations sentimentales ou amoureuses en cherchant à éviter tout attachement qui serait le signe d’une dépendance, soit le renoncement à son autonomie et à sa liberté. Toute relation suscitant un lien affectif suscite de la défiance pour ces raisons. Elle conduit aussi à dévaloriser l’environnement qu’il s’agit de déclasser pour justifier de son insignifiance. Ce repli sur soi évince toute relation à une altérité dont l’épaisseur en ferait un objet ou un partenaire référent avec lequel interagir et composer, prenant alors le risque de se confronter à sa limite et à la manifestation de quelques interdépendances. Cette dévalorisation est omniprésente dans la pensée kantienne pour faire l’apologie du jugement a priori.
Le point de basculement philosophique évoqué entre Kant et Sade existe aussi pour le clinicien lorsqu’il mentionne le passage de l’apathie à la perversité. Le renoncement au monde méprisable ouvre le champ à sa manipulation qui est aussi une forme de répudiation et d’aliénation de ce monde qu’on manipule comme un objet soumis à sa seule volonté. Seulement, cette assimilation des autres et des choses s’accompagne d’une dévalorisation de soi qui se joue en arrière-plan d’une entreprise de destruction du monde jusqu’à détruire celui même qui devient à lui-même un objet. Kant se transmute en Sade comme l’apathie signe l’émergence de la perversité, soit cette pathologie qui déniera qu’elle accomplit des actes immoraux, malveillants, nuisant à autrui par des déviations violentes agissant comme autant de dérèglements.
Il est à cet égard très édifiant de voir comment Kant se ferme à la matière psychologique. Les philosophes savent qu’il existe une parenté entre Kant et Wolff10. D’une génération juste antérieure, Wolff est le maître à penser de son temps et sa pensée systématique est enseignée dans toutes les universités allemandes du fait de son travail encyclopédique. Il est à l’origine d’une distinction entre la psychologie empirique et la psychologie rationnelle. Or, Kant comme plus tard les logiciens dont tout particulièrement Frege, va congédier la science psychologique du fait même que le discours rationnel et ses symboles ne peuvent, en aucun cas, donner lieu à une quelconque interprétation qui en relativiserait la vérité absolue. Kant participe de l’émergence d’une tradition antipsychologique. Rien de l’attitude et des comportements humains ne peut expliquer la vérité des concepts logiques ou mathématiques qui s’imposent à nous telles des évidences premières. Aucune science ne peut les surdéterminer, les commenter en vertu d’un autre point de vue qui en altérerait l’absolu véracité. L’apathie est donc un principe négateur de la psychologie et négateur d’une psyché comprenant autre chose que l’empire de la raison.
Kant initie cette tradition antipsychologique qui est constitutive du rationalisme et du positivisme logique. Dans Critique de la raison pure, il tient un propos qui élimine la psychologie comme science de la psyché. Le principe d’apathie est ici appliqué avec cohérence, puisqu’il rend inutile une considération humaine du sujet. Les hypothèses sous-jacentes d’une humanité agissante dans toute sa complexité n’ont donc pas leur place. Il écrit : « Tout débat sur la nature de notre être pensant et sur son union avec le monde corporel résulte donc uniquement de ce que l’on remplit les lacunes de notre ignorance avec des paralogismes de la raison, en transformant ses pensées en choses et en les hypostasiant, ce qui donne naissance à une science imaginaire, aussi bien du côté de celui qui affirme que de celui qui nie, puisque chacun d’eux s’imagine savoir quelque chose d’objets dont nul homme n’a le moindre concept, ou qu’il transforme ses propres représentations en objets et tourne ainsi dans un cercle éternel d’équivoques et de contradictions. » (1987, 688). Par cette réfutation de la psychologie rationnelle, il ne reste plus que l’expérience et la pratique. Mais celles-ci sont commandées par le principe d’apathie qui les ampute de toute légitimité. Kant privilégie la vérité des jugements a priori, l’empirisme ne produisant aucun discours rationnel. Il use d’ailleurs de l’argument galiléen de la mathématisation comme ultime critère en objectant que la psychologie empirique puisse se prévaloir du calcul dans des expériences des phénomènes psychiques, ce qu’au passage la science cognitive contemporaine, toute apathique et kantienne tente de concrétiser.
5. Les risques politiques de la dénaturation apathique du langage
Nous tenons-là peut-être une des explications de la dialectique qui oppose le langage de ceux qui prétendent être ces hommes sérieux et apathiques, héritiers du cercle de la raison kantienne et la langue populaire des émotions dont d’autres se prévalent pour opposer la vie à la raison. Cette dialectique du débat politique contemporain tiendrait de cette dénaturation du langage, où, dans la filiation de Kant, seul le logos prévaudrait contre l’ethos et le pathos, exposés autrefois par Aristote. En dénaturant la langue et en dissociant ses éléments pour n’en faire valoir qu’un seul, les apathiques entretiendraient une relation bien particulière à la langue dont les effets politiques sont aussi violents que le passage de l’apathie à sa perversion sadienne. Cette subversion sadienne en ferait un objet froid, un nom donné à des pratiques sans autres engagements, puisque l’ethos et le pathos en seraient expulsés. Examinons donc pour terminer l’influence de l’apathie sur le langage politique. Elle révèlera, pensons-nous, ce rapport de l’homme au langage où celui-ci est investi d’une déshumanisation dirigée par un processus d’objectivation-objectification. Initions là une psychologie de la parole politique et publique.
Le langage apathique vise le formalisme strict, l’expression dénuée de passion et d’empathie. Faut-il se rappeler les termes de la rhétorique anthropologique d’Aristote ? Il y est question de trois dimensions de la langue : le pathos, l’ethos et le logos où la langue révèle et incarne à la fois ce qu’elle est et ce qui lui échappe. Elle est ternaire, dynamique, expression et manifestation, mais aussi insinuation et persuasion, émotion parce que la voix précède la voie, le son ayant un sens qui lui est propre. L’interlocution est une relation plus complexe que le seul transport de la signification du logos. La leçon de rhétorique d’Aristote explore tous ces pouvoirs de la langue, admettant ces réalités de la condition humaine, sans y préférer l’une au détriment de l’autre. A l’inverse, la langue de Kant est à l’imitation de sa conception de la connaissance. Sa prose rationnelle évite une rhétorique qui en appellerait au sentiment ou à l’émotion. Et, à sa suite, la langue technocratique tient toute sa légitimité de sa stylistique distante, froide, sans passion et abstraite : l’idéalisme triomphe. Voilà pourquoi, il vaut mieux décrire les principes de cette langue apathique, plate et sûre de sa vérité pour mieux saisir l’intention de cette monotonie. Ce style dirait la politique, mais il dirait aussi une politique en acte selon la manière même de s’adresser à ses concitoyens.
La parole rationnelle s’impose une discipline qui éradique le pathos et l’ethos. Elle dénie alors à l’homme l’expression de lui-même. Elle affirme l’exclusive du modèle scientifique qui déterritorialise et déshumanise le verbe. Ainsi, la logique du discours scientifique emporte ses auteurs en vertu de ses préceptes. Ceux-ci provoquent ce retrait de l’humain au bénéfice de l’exécution de procédés qui éliminent l’homme de son propre langage, comme si ce dernier se substituait à lui, l’humain s’inclinant devant l’exigence de dire la vérité selon ces préceptes logiques jusqu’à la séparation et la dissociation entre science et humanité. L’homme de raison reconstruit une langue pure au lieu de pratiquer celle qui lui est donnée. En effectuant des travaux sur le discours scientifique11, nous avons mis en évidence quatre règles. Elles commandent cette parole logique et pleinement apathique en vertu de la philosophie de Kant :
Règle un : confondre objectivité et subjectivité.
Règle deux : associer neutralité et réification
Règle trois : procéder par affirmation et norme
Règle quatre : asserter l’universalité et l’abstraction
Ces règles du discours de la science politique et administrative restent fidèles à l’apathie, soit une monotonie langagière dénuée de toute sensibilité ou poésie. Le principe d’apathie privilégie cette langue distante et froide. Il impose cette anthropologie négative, obligeant au sacrifice de l’homme. La pureté kantienne dénature la langue ordinaire. Deux risques politiques sont inhérents à cette dénaturation de la langue. Le premier tient à la négation du pouvoir d’interprétation parce qu’une seule langue subsiste, celle du logos. Le second tient à la dissociation anthropologique induisant la violence politique comme seul recours à la fermeture-forclusion du langage rationnel sur lui-même.
La négation du pouvoir d’interprétation est une conséquence stricte d’un type de langage qui prétend dire de façon transparente la vérité. Il ne peut lui-même faire l’objet d’un décentrage en vertu d’une nouvelle position qui rendrait subjective ou relative la position de celui qui est, par construction, en surplomb, au-delà des situations personnelles et historiques. Ce langage-là réfute qu’il puisse devenir un objet d’étude, tant par l’historien que par le psychologue par exemple. Il s’agit d’évacuer les controverses sémantiques et les débats philosophiques ou politiques. La rationalité ne se discute pas ; elle s’impose et contraint. Ce discours-là exclut même la possibilité du désaccord, contraignant l’autre à sa soumission, voire sa servilité.
La dissociation anthropologique tient à cette réification du langage qui n’est plus éprouvé, ni vécu comme un prolongement de son engagement. La langue rationnelle est désincarnée et pour l’être, elle exige de procéder, implicitement, à cette pleine dissociation mentale qui sépare celui qui dit de ce qu’il dit. Le rationaliste n’est jamais responsable d’un discours dont les raisons sont l’expression de la raison ; non de lui-même. Les idéalistes allemands ont, à la suite de Kant, tous exprimés que leur texte n’était pas tant leur expression personnelle mais bien un calcul au sens où les mots s’enchainent dans une cohérence implacable et automatique dont ils ont été les objets.
Or, cette neutralité de l’homme12 tient du primat de l’apathie. Celle-ci éloigne de la coopération pour dominer autrui de ses prescriptions au sein d’une technostructure réputée experte et compétente du fait de la nature de ses connaissances et de son aptitude à des décisions rationnelles. Se joue là une évolution comportementale de celui qui se décrète homme de science ; car son apathie se traduit dans sa froideur bureaucratique toute moderne. En effet, faire de la connaissance une science d’expert au service du pouvoir est incomparable à l’idée d’en faire un bien commun au service des autres. Soit, cette connaissance s’impose en vue de sa prescription sociale, soit elle participe avec d’autres, à la construction sociale. Dans un cas, si la recherche se confine en quelques lieux aspirant à l’instrumentalisation, alors, la domination ou la manipulation sont à l’œuvre, ce qui caractérise les processus de modernisation menés jusqu’à aujourd’hui contre les populations. S’il s’agit de se libérer ensemble en visant un bien-être commun plus que la domination des uns par les autres, les savoirs sont à partager au sein de l’agora. Voilà très concrètement un enjeu entre la philosophie morale et politique et l’apathie d’une science politique dont les desseins sont implicites à son statut et à sa méthode.
Les politiques contemporaines souffriraient donc de leur soumission au principe d’apathie. En prendre conscience, c’est se donner l’opportunité du soin en abandonnant les prérequis fâcheux de la modernité. C’est, pensons-nous, une des raisons des tensions qui traversent actuellement les sociétés occidentales. Dans cette hypothèse, la réflexion sur les buts du chercheur autant que sur ses méthodes, montre bien que cette question influence la nature des actions, et le chercheur n’y fait pas exception. Prenons peut-être l’initiative de sortir des torpeurs de l’apathie des modernes et de cette « fausse science » ; car pas même les nombres ne disent toute la vérité13.
1 Lötze (1817‑1881) étudia la philosophie de la connaissance et de l’esprit préfigurant les sciences cognitives contemporaines. Il distingue les lois, les faits et les valeurs ; et ce, antérieurement à l’exposé de Weber sur les jugements de valeur et les jugements de fait utiles à la définition de la position de neutralité du savant. Les lois de la logique sont des intuitions premières, des évidences primordiales qui structurent les pensées. Les faits physiques ou psychologiques sont, ensuite, les domaines d’application des lois. Et les valeurs produisent des jugements éthiques et esthétiques. L’objectivité se distingue alors de la réalité. Les lois sont objectives sans pour autant être réelles au sens où elles existeraient tels des faits. Les évidences formelles échappent au processus de pensée car celui-ci révèle des abstractions qui gouvernent la pensée et donc le réel, non l’inverse. L’objet mathématique a une objectivité qui impose son enseignement.
2 Theodor Adorno (1903‑1969), philosophe, sociologue et musicologue, membre éminent de l’école de Francfort et Max Horkheimer (1895‑1973) philosophe et sociologue, directeur de l’Institut de Recherche Sociale ; ils formalisent la théorie critique et publient La dialectique des Lumières traduit en La dialectique de la Raison. Adorno résumera leur œuvre de cette formule saisissante : « Aufklärung ist totalitär » (Les Lumières sont totalitaires). Ils assumeront une critique de Kant en montrant comment ce dernier annonce Sade, faisant du père de la pensée moderne celui de l’avènement des totalitarismes qui lui sont, à leurs yeux, consubstantiellement liés.
3 Cette citation permet de prendre la mesure de l’argumentation kantienne du Duc de Blangis développée par Sade : « Il y a tout plein de gens, disait le duc, qui ne se portent au mal que quand leur passion les y porte ; revenue de l’égarement, leur âme tranquille reprend paisiblement la route de la vertu, et passant ainsi leur vie de combats en erreurs et d’erreurs en remords, ils finissent sans qu’il puisse devenir possible de dire précisément quel rôle ils ont joué sur la terre. De tels êtres, continuait-il, doivent être malheureux : toujours flottants, toujours indécis, leur vie entière se passe à détester le matin ce qu’ils ont fait le soir. Bien sûrs de se repentir des plaisirs qu’ils goûtent, ils frémissent en se les permettant, de façon qu’ils deviennent tout à la fois et vertueux dans le crime et criminels dans la vertu. Mon caractère plus ferme, ajoutait notre héros, ne se démentira jamais ainsi. Je ne balance jamais dans mes choix, et comme je suis toujours certain de trouver le plaisir dans celui que je fais, jamais le repentir n’en vient émousser l’attrait. Ferme dans mes principes parce que je m’en suis formé de sûrs dès mes plus jeunes ans, j’agis toujours conséquemment à eux. Ils m’ont fait connaître le vide et le néant de la vertu ; je la hais, et l’on ne me verra jamais revenir à elle. Ils m’ont convaincu que le vice était seul fait pour faire éprouver à l’homme cette vibration morale et physique, source des plus délicieuses voluptés ; je m’y livre. Je me suis mis de bonne heure au-dessus des chimères de la religion, parfaitement convaincu que l’existence du créateur est une absurdité révoltante que les enfants ne croient même plus. Je n’ai nullement besoin de contraindre mes penchants dans la vue de lui plaire. C’est de la nature que je les ai reçus, ces penchants, et je l’irriterais en y résistant ; si elle me les a donnés mauvais, c’est qu’ils devenaient ainsi nécessaires à ses vues. Je ne suis dans ses mains qu’une machine qu’elle meut à son gré, et il n’est pas un de mes crimes qui ne la serve ; plus elle m’en conseille, plus elle en a besoin : je serais un sot de lui résister. Je n’ai donc contre moi que les lois, mais je les brave ; mon or et mon crédit me mettent au-dessus de ces fléaux vulgaires qui ne doivent frapper que le peuple. »
4 Nous invitons le lecteur à consulter notre autre article consacré à « la modernité génocidaire » dans ce n° 35 des cahiers de psychologie politique.
5 Marcel Conche relate la position de Pyrrhon à partir des textes d’Aristoclès : « Pyrrhon d’Elis n’a laissé aucun écrit, mais Timon, son disciple, dit que celui qui veut être heureux doit considérer ces trois points. Premièrement, quelle est la véritable nature des choses (ou que sont les choses en elles-mêmes) ? Deuxièmement, quelle doit être notre disposition d’âme relativement à elles ? Enfin, que résultera-t-il pour nous de ces dispositions ? Les choses sont toutes sans différence entre elles, également incertaines et indiscernables. Aussi nos sensations et nos jugements ne nous apprennent-ils ni le vrai ni le faux. Par suite, nous ne devons nous fier ni aux sens, ni à la raison, mais demeurer sans opinion, sans incliner ni d’un côté ni de l’autre, impassibles. Quelle que soit la chose dont il s’agisse, nous dirons qu’il faut l’affirmer et la nier à la fois, ou bien qu’il ne faut ni l’affirmer ni la nier. Si nous sommes dans ces dispositions, dit Timon, nous atteindrons d’abord l’aphasie – c’est-à-dire que nous n’affirmerons rien – puis l’ataraxie (c’est-à-dire que nous ne connaîtrons aucun trouble. » (1994, 328).
6 L’enseignement d’Epicure affirme la quête du plaisir, mais sa définition du plaisir est l’absence de souffrance, ce qui ramène à l’apathie et à l’ataraxie bien plus qu’à la débauche de ceux qui retiendront de son enseignement la satisfaction des plaisirs. Epicure écrit dans La lettre à Ménécée : « (10) En effet, une vision claire de ces différents désirs permet à chaque fois de choisir ou de refuser quelque chose, en fonction de ce qu’il contribue ou non à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque ce sont ces deux éléments qui constituent la vie heureuse dans sa perfection. Car nous n’agissons qu’en vue d’un seul but : écarter de nous la douleur et l’angoisse. Lorsque nous y sommes parvenus, les orages de l’âme se dispersent, puisque l’être vivant ne s’achemine plus vers quelque chose qui lui manque, et ne peut rien rechercher de plus pour le bien de l’âme et du corps. En effet, nous ne sommes en quête du plaisir que lorsque nous souffrons de son absence. Mais quand nous n’en souffrons pas, nous ne ressentons pas le manque de plaisir. (11) Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. »
7 La Métis grecque a été étudiée par Détienne et vernant pour souligner la ruse de l’intelligence présente chez Ulysse, loin de la rationalité froide des modernes.
8 Hilary Putnam (1926‑2016), mathématicien et épistémologue, auteur de Philosophie de la logique ou de Raison, vérité et histoire, il a pris position contre le positivisme logique incapable de se fonder de manière autonome ; soit cette science kantienne d’une philosophie autonome. Putnam objecte que toute enquête rationnelle est liée à un contexte, à des concepts et des théories préexistantes, à un environnement de problématique théorique en suspens ou de questions scientifiques ou politiques majeures. Pour rendre compte de la limite des sciences elles-mêmes, il évoque leur incommensurabilité au sens de leur irréductible divergence en matière de contexte : « nous ne partons pas de, ni ne cherchons, une fondation ; nous partons d’où nous sommes. Nous ne pouvons que partir d’où nous sommes ; tout autre récit est un conte de fée philosophique. » (2013, 253).
9 Cette échelle a fait l’objet d’une première publication dans le Journal of neurology, neurosurgery and psychiatry. © Sockeel P., Dujardin K., Devos D., Deneve C., Destee A., Defebvre L. en 2006: The Lille apathy rating scale (LARS), a new instrument for detecting and quantifying apathy: Validation in Parkinson’s disease. (n° 77, p. 579‑584).
10 Christian Wolff (1679‑1754), philosophe rationaliste et idéaliste des Lumières. Il fait la distinction entre la psychologie rationnelle et empirique dans ses œuvres dont Psychologia rationalis publié en 1734. Mathématicien, il affirme que la connaissance est le résultat de pures déductions logiques et le fondement mathématique du réel oblige à rendre compte des phénomènes par des mesures, d’où son invention de la psychométrie. Il discerne l’introspection où l’observateur est aussi la chose observée, soit un défi pour la mesure, d’une science de l’esprit qui passe par la logique et l’espoir d’une métrique du psychisme. La démarche empirique ayant pour fin d’objectiver le psychologique, elle prend le risque de rejeter l’expérience intérieure du fait de son irréductibilité à la mesure. Le lecteur gagnera à lire l’excellente synthèse d’Anna-Maria Vittadello : Expérience et raison dans la psychologie de Christian Wolff.
11 Nous faisons références à nos recherches menées en 2015 pour une communication : le discours scientifique sur les discours publics et les êtres du langage lors du colloque Communalis de Iasi : le discours public contemporain : nouveaux modèles sémiologiques, argumentatifs et rhétoriques, le 23 octobre 2015 dont l’objet était l’analyse d’une fiction de neutralité scientifique dans la rhétorique du discours scientifique. Il a été publié dans la revue roumaine Argumentum 13 (2), p. 46‑65
12 Nous invitons le lecteur à consulter les actes du colloque consacré à la neutralité axiologique publiés récemment au Canada : Et si la recherche scientifique ne pouvait être neutre réunissant les articles de 25 chercheurs dont notre contribution De l’impossible neutralité axiologique à la pluralité des pratiques publié en 2019 aux Editions Sciences et Biens Communs. L’ouvrage réunit des réflexions épistémologiques, politiques et pratiques sur la pertinence de la neutralité dans les méthodes et le monde scientifique, sous la direction de Laurence Brière, Melissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron.
13 Nous invitons le lecteur à consulter La philosophie de la limite, actes du colloque de Montréal de 2017 réunissant des mathématiciens logiciens, épistémologues, théologiens, philosophes sur le thème des limites et seuils des sciences logico-mathématiques, publiés en 2019 aux Presses Universitaires de Louvain.
Adorno, Theodor, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée, 2001, Paris, Editions Payot & Rivages
Adorno, Theodor et Horkheimer, Max, La dialectique de la Raison, 1974, Paris, Editions Gallimard
Arendt, Hannah, Les origines du totalitarisme, Le système totalitaire, 1972, Paris, Editions du Seuil (1972.1)
Arendt, Hannah, La crise de la culture, 1972, Paris, Editions Gallimard
Arendt, Hannah, Vies politiques, 1974, Paris, Editions Gallimard
Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, 1983, Paris, Editions Calmann-Lévy
Benoist, Jocelyn, Autour de Husserl, l’ego et la raison, 1994, Paris, Librairie Vrin
Bergeret, Jean, La pathologie narcissique, 1996, Paris, Editions Dunod
Conche, Marcel, Pyrrhon ou l’apparence, 1994, Paris, PUF
Chanachev, Aleksandar, Berney, Alexandre, L’apathie, un symptôme transnosographique : diagnostic différentiel et prise en charge, 2010, Revue médicale Suisse, n° 6, p. 326‑329
Detienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence, la Mètis des grecs 1974, Paris, Editions Flammarion
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Jaspers, Karl, Origines et sens de l’histoire, 1974, Paris, Editions Plon
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Kant, Emmanuel, Doctrine de la vertu, 1855, Paris, Editions Auguste Durand
Kant, Emmanuel, Fondements de la Métaphysique des mœurs, 1977, Paris, Editions Délagrave
Kant, Emmanuel, Fondements de la Métaphysique des mœurs, 2004, Paris, Librairie Vrin
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Kant, Emmanuel, Critique de la raison pratique, 1848, Paris, Libraire de Ladrange
Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, 1905, Paris, Editions Felix Alcan
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