VARIA
Introduction
Il suffirait de consentir pour que les choses soient possibles et acceptables. L’éthique contemporaine a créé une égalité formelle entre l’acte acceptable et le consentement humain, comme si ce dernier constituait la raison suffisante à sa légalité souvent comprise comme sa légitimité conférée par le droit. Le code civil évoque bien le consentement mutuel dans le contrat de mariage, il précise aussi qu’une relation amoureuse exige le consentement des personnes, son absence éveillant le soupçon de la violence, voire du viol. De même, la décision de l’avortement requiert le consentement de la femme, son absence fait préjuger d’une entreprise forcée, voire d’un génocide si de nombreuses femmes sont influencées au sein d’une même communauté. Le consentement est aussi requis dans un contrat de commerce et des vices de consentement peuvent en annuler l’engagement. La réponse à la question de savoir si la personne était consentante dévient l’objet d’une spéculation et de multiples commentaires pour tenter d’étayer la présence de cet avis favorable par quelques signes visibles d’une conscience consentante. Voilà pourquoi nous sommes en pleine herméneutique, parce que le consentement est une affaire d’observations et d’interprétations des signes d’acceptation par des tiers ou des juges, si le litige advient entre des parties se querellant sur un consentement perçu mais inexistant. A cet égard, le proverbial : qui ne dit mot consent laisse une place au silence dont, de nouveau, l’interprétation lui prêtera une valeur dont celle d’un assentiment passif.
Or, l’histoire de la philosophie est pleine d’herméneutiques du consentement. Elles éclaireront le débat très contemporain sur la place que nous lui avons accordé, au centre même de l’appréciation de l’action légitime dans l’éthique minimaliste post-moderne. Mais il sera question à chaque fois d’une psychologie au travers de ces interprétations des fonctionnements conscients. Il est précieux d’étudier ces architectures de pensée qui révèlent autant de subtilités interprétatives sur l’humain consentant. Elles sont autant d’intelligences de l’âme et des dispositions humaines ou des techniques d’appropriation de soi. Mais le consentement est aussi une affaire collective. Obtenir le consentement, c’est expliquer, voire influencer et persuader l’opinion. Il faudra revenir alors sur les apports d’Edward Bernays puis de Walter Lippmann [1]. Ces auteurs ont inspiré la manipulation de masse et inventé l’expression : la fabrique du consentement. Nous ferons ici l’hypothèse que le consentement s’appuie sur une intuition jamais explicite de la présence de la conscience. Mais nous verrons que les théories les plus récentes vont jusqu’à nier son existence. Une société sans consentement et sans conscience sera donc à examiner.
1. Le consentement Antique : éthique, droit et physique
Chez les Antiques, consentir signifie dans une première acception : être prêt, disposé à. Dans une deuxième, elle indique plus le vœu, une délibération intérieure conduisant à une préférence intentionnelle. Cette disposition à faire et cette attitude d’acceptation expriment un désir, cet élan à aller vers un objet ou une action qu’il convient d’accomplir. C’est avec les stoïciens que l’Antiquité précise cette articulation entre des notions qui demeurent depuis très prégnantes dans l’organisation de la pensée du consentement : le désir, la volonté, l’acte. Mais les stoïciens insistent sur un consentement plus passif et moins volontaire. Plus acceptation du destin que disposition à faire, ils reconnaissent le caractère inéluctable d’un événement d’où un acquiescement car l’opposition, voire la révolte seraient vaines. Commençons par Aristote.
1.1. Le consentement éthique d’Aristote
C’est indéniablement avec Aristote et son approfondissement de l’éthique qu’émerge une organisation logique où s’ordonnent plusieurs notions dont les modernes hériteront. L’implication à faire engage la responsabilité de celui qui fait. Cette implication associe plusieurs sources qui sont l’appétit et le souhait. Cette âme désire et aspire tout en s’articulant à la règle droite émanant de la raison. Le désir seul ne suscite pas de consentement, puisqu’il n’y a pas connaissance, raisonnement et délibération. Ce désir subit conduit à l’acte impulsif, voire compulsif, dénué d’une connaissance de ses effets par exemple. Avec Aristote, le consentement compose, comme dans sa langue : ethos, pathos et logos. Sans cette plénitude humaine, la responsabilité n’est pas là, le consentement n’est pas présent. L’agir aristotélicien introduit une forme de psychologie – sans doute dans le regard des contemporains – du fait du sens donné à quelques expressions. En effet, des termes prêtent à quelques hésitations de traduction : (hekon), (akon). Faut-il les traduire par des adverbes de la volonté : volontairement, ou par des acceptions moins entachées d’une philosophie de la volonté en leur préférant des expressions comme de plein gré ou malgré soi. La variation linguistique introduit une subtilité herméneutique qui renvoie en fait à des disciplines bien différentes. Les premières manifestent une philosophie de l’action et plus avant une psychologie, les secondes, plus éthiques, s’inspirent d’une pensée plus juridique, en vue d’une appréciation par un tiers observateur, sans préjuger d’une psychologie justement. Le deuxième choix de traduction paraît alors plus adapté pour restituer cette visée plus éthique que psychologique. Le « plein gré » ou le « malgré soi » permettent de discriminer des actes selon cette responsabilité, avérée ou non. Aristote distingue bien les actions dont la cause est l’homme cherchant des effets de celles réalisées par contraintes ou ignorance des effets. Pour ce dernier cas, la responsabilité est moindre si les effets indésirables ont conduit à un accident par exemple. Même pour les actes dont l’homme est la cause efficiente, Aristote nuance selon que l’appétit, le désir et la règle droite de la raison aient bien guidé l’engagement à agir [2]. C’est là aussi une forme d’ignorance que de faire sous l’impulsion de la passion, une sorte de dépossession de soi conduisant à accomplir un acte qu’on s’empressera de regretter en examinant sa conformité à la règle droite. L’herméneutique de soi d’Aristote n’a pas inventé la volonté, ce concept préféré par de nombreux modernes. Sa « division » de l’âme et sa prudence à en considérer des moteurs distincts l’amène à faire du consentement, un instrument d’appréciation éthique qui suscite alors une discussion où l’acteur peut déjuger son acte, s’en dessaisir en le regrettant et en signalant qu’il ne consentait pas à le faire, quand bien même il le faisait. En conclusion, Aristote fait du consentement une opération intérieure et un objet de discussion où plusieurs apprécieront l’acte à la lumière d’un raisonnement commun.
1.2. Le consentement physique d’Epictète
Consentir, c’est plus accepter la destinée à laquelle il ne sert à rien de s’opposer. Les stoïciens y voient le signe de cette intelligence du monde et de la dépendance de l’homme qui consent dans la limite de ses pouvoirs, dans une passivité réfléchie. L’esprit stoïcien en fait alors une sagesse de l’âme admettant les forces qui dépassent les facultés d’action ou de résistance. Le sage stoïcien consent à prendre sa juste place dans un cosmos dont il n’est qu’une infime partie. Il introduit explicitement une dimension plus physicienne en s’attardant à la relation de l’homme à son milieu. Le consentement s’articule à une connaissance du cosmos qui donne son sens à cette volonté de s’accorder harmonieusement. Ce travail sur soi donne plus d’importance à la règle droite qu’au désir qu’il convient de ne pas suivre. Là où Aristote concède à l’homme de ne pas agir en toute circonstance comme il le devrait et en jugeant a posteriori qu’il n’était pas consentant à son action, les stoïciens marquent une intransigeance morale, une aspiration à construire un homme consentant. Celui-ci accepte le destin. Rappelons que l’herméneutique de soi procède avec les stoïciens d’une autre construction où l’assentiment raisonnable se distingue de l’impulsion qui conduit à agir, le désir étant avec Epictète le signe des passions et des émotions. Si l’assentiment porte sur les représentations à la façon d’une adhésion à des jugements et des connaissances, le consentement stoïcien s’applique à des événements. De ce fait, cette relation à ce qui se passe hors de soi conduit à un consentement plus physicien que psychologique. Il est plus lié au désir qu’à la connaissance qui fait l’objet de l’assentiment. Or, le désir a un objet qui n’est pas soi : désir de possession, appétit, désir d’autrui. C’est pourquoi il est question d’une physique au sens où il s’agit de trouver le sens de ses désirs dans un milieu qui les suscite, certains étant accessibles et dépendants de soi, d’autres étant inaccessibles et indépendants de l’action humaine qui ne saurait les rendre accessible [3]. La sagesse stoïcienne fait du consentement une règle concernant le désir vain. Epictète invite à consentir au destin : « apprendre à vouloir chaque chose telle qu’elle se produit » (1962, l. I, chap. 12, § 15). L’accord au monde vise bien cette harmonie pour ne pas souffrir de ce qui se refusera au désir. Epictète indique bien : « Il faut harmoniser notre volonté avec les événements, de façon que rien de ce qui arrive n’arrive contre notre gré, et que rien de ce qui n’arrive pas ne manque d’arriver quand nous voulons que cela arrive. » (1962, l. II, chap. 14, § 7). Consentir revêt là deux aspects. Le premier discipline le désir, le second éduque à la bonne grâce d’accueillir les événements sans d’inutiles révoltes [4]. Ce consentement-là aspire à une double réconciliation selon ces deux aspects. Une réconciliation à soi-même et une seconde au monde. Là est l’intelligence et la véritable connaissance de soi, là est cette herméneutique de l’âme qui distingue les désirs bons des vaines aspirations relativement à une destinée dont l’homme dépend.
En résumé, les consentements antiques manifestent des herméneutiques éthiques et physiques qui traduisent à chaque fois une relation à un au-delà de soi, l’homme n’étant pas autonome mais bien dépendant d’une éthique de sa responsabilité qui apprécie son consentement chez Aristote ou d’une science physique du cosmos qui oriente le consentement par la compréhension de la position de l’homme dans cet ordre dont il dépend. Dans les deux cas, la dépendance de l’homme atteste d’une herméneutique contextuelle qui interprète l’acte dans un environnement politique ou naturel.
2. Le consentement Moderne : volonté, raison et règle morale
Les modernes ont une toute autre vue et leur herméneutique du consentement tient d’une compréhension de soi toute différente. L’homme moderne est avant tout volonté, raison et règle. Si Descartes fixe le cadre de la modernité dans sa définition de la volonté infinie qu’il tire de sa ressemblance à celle de Dieu, il réduit toute l’anthropologie aristotélicienne à la seule puissance et autorité décisionnelle de la volonté. Cette nouvelle anthropologie cartésienne est une herméneutique de soi qui inspire toute la modernité. Mais elle prend son origine dans l’apologie de la liberté de la théologie médiévale pour laquelle la question du consentement revêt une importance doctrinale lors des débats sur le caractère contractuel et sacramentel du mariage. Cette longue maturation de la pensée de l’Eglise sur quelques siècles – des 11e siècle au 16e siècle – a une influence considérable sur les codes civils et le droit des contrats pour lesquels le consentement est la pierre angulaire des accords transactionnels dans une société pacifique. Enfin, l’influence protestante est tout aussi immense du fait de l’émancipation kantienne où l’autonomie de la raison va faire de la volonté le lieu d’un consentement à agir en vertu de l’universalisation de son action et du primat du sens du devoir.
2.1. Le consentement volontaire de Descartes
La volonté rationnelle ou la raison volontaire sont des termes omniprésents chez Descartes puis Kant. Le renversement est immense tant la volonté est prépondérante dans leur pensée. Cette infinitude de la volonté reflète l’infinité de Dieu en se vérifiant dans un indéfini, signe de l’infini dans les choses. La volonté infinie tire sa légitimité de celle de Dieu dont elle est l’image en l’homme. Cette divinisation exprime toute la puissance de la volonté qui impulse et autorise l’action pour réaliser l’œuvre de Dieu par la volonté humaine. Dans la Lettre à Mersenne du 25 décembre 1639, Descartes écrit : « Le désir que chacun a d’avoir toutes les perfections qu’il peut concevoir, et par conséquent toutes celles que nous croyons être en Dieu, vient de ce que Dieu nous a donné une volonté qui n’a point de bornes. » (AT II 627; t. II, p. 153). La volonté devient le point origine de l’action humaine et l’expression d’une raison désireuse d’un changement d’état ou de condition. En cela, l’herméneutique de soi est, comme l’étudie magnifiquement Foucault, marquée du sceau chrétien [5].
Chez Descartes la volonté et la liberté se confondent [6]. Il en ressort qu’elle est aussi la marque de la ressemblance de l’homme à Dieu, Descartes prêtant à Dieu des attributs qui lui viennent des traditions antérieures, l’infini de Dieu se retrouve dans l’infini de la volonté humaine. Et ce désir d’infini est tout à la fois le signe de son absence en l’homme qui y aspire mais aussi la trace d’une présence par ce désir qui traduit cette ressemblance sans pour autant être semblable. Et ce désir prend la forme d’un projet puisqu’au moment de vouloir, ce qui est visé n’est pas compris et encore moins possédé. Le désir de l’infini n’a pas d’objet propre et désirable déjà connu faisant l’objet d’une volonté puis d’une action. Ce désir-là est une aspiration qui témoigne d’une infinitude. La pensée cartésienne préfère la volonté au consentement et le projet de maitrise et possession de la nature laisse peu de place à une acceptation ou une sage passivité à la façon d’Epictète. Le consentement est ailleurs, plus dans ce regard porté sur la divinité avec cette attention portée à la dépendance de l’homme qui doit se reconnaître en Dieu dont il prend la mesure de l’image en lui-même. Le consentement est bien plus positif et optimiste que chez les stoïciens, parce que la positivité de Dieu se retrouve dans ce qu’il a mis au cœur de l’homme, l’aspiration à l’infini, l’infinitude de sa volonté et le fait qu’elle nous soit à nous-même incompréhensible, mystérieuse, parce que l’infini dans le fini est un paradoxe et la manifestation d’un désir d’altérité. Le consentement redevient là quelque peu négatif, du moins faut-il avec Descartes consentir à penser l’infini comme un désir sans pour autant le comprendre et l’embrasser dans une définition qui serait contradictoire à son objet, en l’enfermant dans les limites de sa définition [7].
2.2. Le consentement raisonnable dans l’Eglise à propos du mariage
A cet égard, il convient d’évoquer l’origine théologique de la libre volonté durant l’époque médiévale, dans la genèse de la doctrine du sacrement de mariage. Elle précise la place du consentement mutuel des époux devant les témoins de l’assemblée des chrétiens. Dans cette tradition, s’entremêlent toujours la référence aux textes de foi, la spéculation théologique qui s’ensuit et sa structuration canonique et juridique. Soulignons que l’Eglise a une influence considérable sur la société médiévale. L’Eglise décrit le consentement avec précision, s’appuyant sur l’existence de la personne humaine dont la connaissance d’elle-même et de la foi lui donne l’occasion de s’engager par un consentement éclairé, volontaire et sans tromperie. A défaut d’être un sacrement, ce qui fera débat pendant plusieurs siècles, c’est un usage ou un contrat selon les codes qui prévalent dans les sociétés. A cet égard, faut-il rappeler que le mariage, même des non-chrétiens, est un mariage car fait dans le respect des traditions locales [8]. Mais ce consentement trouve des limites soutenues par la pensée aristotélicienne. Le consentement sera insuffisant si l’impuissance d’un des conjoints est avérée, puisque le mariage a pour but la procréation. Cet exemple suffit à situer le consentement dans un milieu qui s’autorise à l’interpréter selon des circonstances. Celles-ci modifient l’intelligence du contexte de ce moment du consentement [9]. Toute une littérature sur les empêchements va éclairer et donner lieu à des interprétations du consentement : les liens familiaux, l’existence de vœux ou la contrainte d’un mariage forcé conduiront à la pratique du bans, conditions révélées amenant le bannissement du projet d’union ou son annulation.
Deux aspects sont à considérer. Le premier tient à la valeur spirituelle et temporelle de l’engagement lors du consentement mutuel devant des témoins qui attesteront dans le futur de sa réalité. L’Eglise mentionne la volonté libre de la personne humaine qui ne saurait être obligée ou contrainte. La volonté est primordiale et la décision raisonnable des deux parties signe l’accord : le contrat et le sacrement. Le second tient à cette herméneutique existentielle où l’engagement se fait en conscience de sa signification entre époux et à cette seconde herméneutique théologique et juridique qui crée les conditions de sa validité dont des tiers sont les juges. Le consentement n’est donc pas une affaire strictement personnelle, il est aussi l’affaire de l’institution qui la soutient de ses conditions d’existence [10]. Il est perçu par-delà la personne, en société.
2.3. Le consentement réglé de Kant
Avec Kant, l’autonomie de la volonté et de la raison vient souligner cette indépendance de l’homme moderne qui contraste avec la dépendance de l’homme Antique qui ne se conçoit pas en dehors du milieu dont il est une partie : milieu politique qui me juge dans le consentement aristotélicien, milieu physique qui m’invite au consentement de la sagesse stoïcienne et cette dépendance-subordination du consentement chrétien à son institution, son caractère sacramentel et sa finalité. L’indépendance consécutive de l’autonomie déplace le thème du consentement à l’intérieur de soi dans un jugement dont Kant se fait l’apologue. Le consentement devient avec lui une opération intérieure. Il s’agit de ne pas se soumettre aux désirs et aux passions, d’où l’exercice de la raison qui s’autonomise des désirs. L’homme se consulte en lui-même pour définir la justesse de son intention. Il se doit d’échapper à l’hétéronomie, ce régime de servitude où l’humain cède à ses désirs par soumission. Kant propose un exercice auquel il convient déjà de consentir pour mesurer la justesse d’une action devenue universelle. Ce passage à l’échelle de l’action personnelle à son universalisation sert d’étalon à une évaluation intérieure dont la conclusion manifeste la justesse de l’action. Le consentement est donc bien une opération de la raison éprouvant la justesse de sa volonté agissante en application d’une vertu bien particulière : l’apathie [11].
Kant décrit les conséquences de cette vertu dans la raison pratique qui va déterminer le devoir moral tout entier subordonné à son respect. Dans Critique de la raison pratique, il écrit : « la raison pure se montre en nous réellement pratique, c’est-à-dire par l’autonomie du principe moral par lequel elle détermine la volonté de l’action. » (1848, 194). La morale n’est pas préalablement écrite. Elle ne prescrit pas. Elle est le résultat d’une libre volonté. Il s’agit d’exercer cette libre volonté tout en la soumettant à l’exigence de se fixer une règle. La volonté s’exerce dans la raison, non sous l’emprise d’une impulsion résultant d’un désir à assouvir. Cette volonté-là serait le signe d’un désordre où le pathos aurait pris le dessus sur la libre volonté, la liberté tenant bien à ce détachement du pathos qui fait pâtir, soit subir. Dans les Fondements de la Métaphysiques des mœurs, il précise : « Le principe de l’obligation ne doit pas être ici cherché dans la nature de l’homme, ni dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure. » (2004, 71). La raison produit cette libre volonté ; mais elle promeut pour cela des qualités logiques uniquement : unité, cohérence, sans jamais déterminer un contenu moral particulier. En fixant cette liberté rationnelle, Kant prend là le risque de voir cette logique mise au service de tout acte composé d’une série d’actions cohérentes. Mais il est aussi très précis sur cette autonomie qui limite d’ailleurs toute influence d’autrui sur son propre comportement.
Kant illustre son propos pour bien se faire comprendre concernant cette pureté dénuée de tout pathos. Sa distance à la vie fait du vertueux un quasi mort-vivant, sans passion, pour lequel la vie est donnée. Mais le devoir de raison peut introduire quelques sacrifices en raison. Dans Fondement de la métaphysique des mœurs, il est explicite : « Conserver sa vie est un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun a encore une inclination immédiate. Or c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète que la plupart des hommes y apportent n’en est pas moins dépourvue de toute valeur intrinsèque et que leur maxime n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir sans doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre, si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son sort qu’il n’est découragé et abattu, s’il désire sa mort et cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur morale. » (2004, 88). Le consentement kantien est législatif, mais au-delà de la règle, il révèle un rapport à soi, une herméneutique de la vie fondée tout entière sur la pureté du devoir. Cette pureté très abstraite, dissocie l’homme de son humanité pour un choix en raison et par devoir quelque peu insondable qui peut pousser à l’inaction apathique ou à un renversement sadien justifiant toute sorte d’action par le consentement qu’on s’accorde à soi-même d’agir en toute liberté par devoir.
Enfin, l’herméneutique des modernes faisait du consentement un des piliers des relations économiques et juridiques dans les sociétés libérales d’où l’attention que lui porte les philosophes libéraux et des économistes ou juristes. Le consentement mutuel, à l’instar du contrat de mariage, exprime l’accord volontaire et pacifique des parties en vue de l’exécution d’une promesse : services, productions, propriétés, etc. où le contrat a une valeur pour autant qu’il soit accompagné de ce consentement dont les engagements écrits sont le signe visible, tant pour les parties, qu’en cas de différends pour les juges. Cette doctrine libérale du consentement suppose des êtres libres agissant sans contrainte, disposant des informations qui n’obscurcissent pas leur jugement au moment de leur engagement réciproque. Le consentement civil reprend toute l’architecture logique de la contractualisation maritale produite par la théologie médiévale en la laïcisant. La pensée libérale préfère ce règlement juridique par voix de négociation, dialogue et contractualisation ou transaction plutôt que la violence. On y retrouve donc cette doctrine issue de la tolérance de Locke où la société pacifiée évite toute sorte de conflit en organisant des consentements. Signalons que le code dérive vers une définition négative, à l’instar des théologiens qui très vite s’emparèrent des vices du consentement marital. Les vices civils définissent eux aussi, en creux, nombre d’altérations de l’exercice d’une libre volonté individuelle.
3. Le consentement Contemporain : individu, inconscient et média
Les contemporains dépassent la philosophie classique avec trois concepts. Ceux-ci agissent en principes herméneutiques : l’invention de l’individu, de l’inconscient et du langage médiatique. L’individu souverain conduit fort logiquement à la circularité du consentement, soit à une conception solipsiste du consentement. L’homme est le seul juge de son action jusqu’à promouvoir une éthique minimale résultant de choix individuels auxquels rien n’est opposable. Et cette individualisation du consentement élimine tous les arguments classiques comme nous allons le voir. L’inconscient introduit quant à lui une herméneutique de soi par l’analyse, au sens psychanalytique. Enfin, le primat des philosophies du langage ouvre l’horizon de la pure propagande où l’influence conduit au consentement politique par la manipulation, voire la violence psychologique.
3.1. Le consentement dans l’éthique minimale
Il suffirait de contractuellement consentir pour que cette forme valide la valeur du consentement sans se référer à aucune autre norme ou règle morale qui agiraient en surplomb. En ce sens, une éthique minimale réfute toutes les argumentations d’un consentement soumis à quelques règles hétéronomes. A cet égard, ce consentement solipsiste rejette toute sorte d’intrusion extérieure qui viendrait rejuger et réinterpréter la démarche de consentement de l’intéressé dont la volonté-liberté héritée de Descartes n’a pas de limite. Ruwen Ogien [12] discrédite les appels à la dignité humaine au nom même de la liberté de faire ce que l’on veut de soi. La prostitution, la vente d’organe n’ont rien de scandaleux s’ils sont consentis. Le respect de la vie lui paraît soupçonneux car il introduit un interdit là où la personne peut librement consentir à sa mort : euthanasie consentie, suicide. De nombreuses réserves morales lui paraissent relever de choix personnels qui ne sauraient s’imposer à autrui : la sacralité du corps qui relève d’un choix religieux personnel mais non-opposable, la marchandisation alors qu’elle est légitime du fait d’une transaction consentie. Trois idées supportent cette éthique minimale, qui peuvent d’ailleurs être communes aux libéraux et à des anarchistes : l’absence de nuisance pour autrui, la non-agression puisque la paix est préférable, l’absence d’intrusion, dîtes paternaliste, dans l’opinion d’autrui. Le consentement des minimalistes se confond avec une décision personnelle quant à des choix qui paraissent n’engager que soi, dissociant la personne de ses réseaux d’appartenance familiaux et sociaux qui ne sont pas jugé limitant. Par exemple, le suicide concerne son auteur. Pourtant, il affecte les siens, mais le minimaliste en fait fi. C’est pourquoi, l’argument de la non-nuisance mériterait une analyse des conséquences du suicide sur les proches pour mesurer que l’acte a bien un effet sur autrui. Peut-être faut-il alors se détacher de l’autre et ne ressentir plus aucun sentiment pour autrui, car toutes ses formes d’attachement sont à interpréter comme des reliquats d’une intrusion paternaliste dans l’aire des libertés de chacun. Cela signifierait qu’éprouver de la peine serait, ultimement, une intrusion paternaliste car le sort d’une personne n’appartient qu’à elle et il faudrait se réjouir de ses choix dès lors qu’ils sont consentis.
En résumé, cette herméneutique minimaliste de soi sépare l’homme de toute dépendance : caractère éminent de la théorie de l’individu [13]. Il conduit à une apologie d’un droit à consentir qui s’exerce comme une décision et autorisation à faire ; soit l’affirmation d’un accord, ou pour le moins par l’absence de l’exposé d’un désaccord. Cette éthique minimale trouve aussi son expression chez Seyla Benhabib[14] dont la troisième condition de la libre décision de sa propre vie en démocratie exprime cette liberté de sortie et d'association où l’individu peut sortir de son groupe. Elle pense tout particulièrement aux situations des mariages où des accommodements doivent permettre à chacun de rejoindre ou quitter un groupe. Le consentement est donc une conséquence de la volonté individuelle. L’humain est en capacité de décider librement en vue d’agir. Cette émancipation de l’individu permet de s’affranchir librement des groupes sociaux. Consentir, c’est décider pour soi et interdire à autrui de contester son choix du fait de cette assertion : j’étais consentant. Soit, mais le manipulateur y verra l’occasion cynique et perverse d’obtenir le consentement en sa faveur. D’où la question de la propagande, soit le jeu de l’influence afin de faire consentir, contre son gré, au sens d’Aristote. L’individu auquel on vend sa totale liberté n’est-il pas alors la victime d’une manipulation visant à le persuader de cette fiction d’indépendance, puisqu’il ne chercha plus à comprendre ce qui l’influence, convaincu d’être en toute circonstance le libre auteur de ses choix ? L’éthique minimale n’expose-t-elle pas à la plus extrême des vulnérabilités ?
3.2. Le consentement inconscient et la propagande chez Bernays et Lippmann
Commençons par Edward Bernays. Il est à l’origine des relations publiques et s’inspire des travaux de la psychanalyse pour créer des messages attractifs suscitant des désirs à satisfaire, non à réprimer. Dès l’introduction de son ouvrage Propaganda : Comment manipuler l'opinion en démocratie publié en 1928, il est explicite : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des comportements des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui exerce dirige véritablement le pays. Nous sommes pour une large part, gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C'est là une conséquence logique de l'organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d'une société au fonctionnement bien huilé. » (1928, 1). Il utilise à sa façon les notions freudiennes pour suggérer le désir et lui donner un objet jusqu’à inciter à son acquisition afin de satisfaire ce désir. Là où Freud décrit des phénomènes d’inhibitions ou de sublimation du désir, Bernays entreprend de les libérer pour des passages à l’acte, essentiellement des actes d’achat. Lecteur de Lippmann, auquel nous consacrons le paragraphe suivant, Bernays joue avec la censure. Il en fait l’instance visée par la propagande, tant pour la déplacer, que la contourner ou l’abolir. Dans Crystallizing Public Opinion, il en expose sa définition : « M. Lippmann dit que la propagande dépend de la censure. De mon point de vue, l’inverse est plus proche de la vérité. La propagande est un effort délibéré et dirigé pour surmonter la censure – la censure de l’esprit de groupe et la réaction du troupeau. Le citoyen moyen est le censeur le plus efficace du monde. Son propre esprit est la plus grande barrière entre lui et les faits. Ses propres "compartiments logiques", son propre absolutisme sont les obstacles qui l’empêchent de voir en termes d’expérience et de pensée plutôt qu’en termes de réaction de groupe. » (1923, 122). Et ses actions de relations publiques illustrent cette pratique de la propagande. Travaillant pour l’American Tobacco Company en 1929, il souhaite accroître la consommation des femmes. A l’époque, une femme fumant en public est un interdit, voire un tabou auquel on associe facilement une mauvaise vie. Bernays fait de ce tabou, l’objet d’une transgression, donc d’une émancipation. Et pour encourager cette transgression émancipatrice, il convainc une féministe en vue : Ruth Hale, de fumer en public avec des suffragettes lors d’une manifestation dénommée : les torches de la liberté. Le consentement est là manipulé, contourné par des manœuvres invisibles. La relation est asymétrique entre les parties. Le paradoxe, voire le cynisme, tiennent à la manipulation de l’émancipation. Cela prolonge notre interrogation sur le sens de l’éthique minimale. Je crois m’émanciper librement en fumant alors que je suis l’objet d’une entreprise de propagande qui m’instrumentalise.
Continuons par Walter Lippmann. Il développe ses thèses dans Public Opinion (1922). Il y affirme que ce n’est pas la connaissance qui étaye un consentement raisonné mais des images qui nous influencent : « d'un savoir direct et certain, mais à travers des images que nous créons nous-mêmes ou qu'on nous donne à voir. » (1922, 25) La propagande est indispensable car elle permet d’orienter et d’obtenir le concours et l’assistance des populations. A l’instar de Rousseau qui exprimait déjà que la démocratie concerne des petits territoires et que les Empires autoritaires règnent nécessairement sur les grands espaces, Lippmann ne crois pas à ce qu’il nomme « la doctrine du citoyen omnicompétent ». Le monde est trop grand et trop complexe pour être compris par le simple citoyen. L’internationalisation nécessite des gouvernements d’experts très loin des opinions médiocres des populations. Mais le jeu démocratique nécessite de propager les idées à faire accepter soit de « rendre intelligibles les faits non apparents. » (1922, 31) L’arrière-plan du jugement de Lippmann tient à sa conviction que les affaires politiques sont incompréhensibles pour le commun, qu’il est donc inapte à y participer. Il préfère la technocratie plus que la démocratie qui n’exprime pas un idéal de science ou de compétence, mais un idéal d’adhésion, de participation et de vérités construites par le dialogue. Il oppose donc la science politique et une connaissance technicienne à la démocratie du bon sens des membres de la communauté. De ce fait, celle-ci n’est plus qu’illusion d’un consentement à obtenir afin de pacifier la relation entre les gouvernants et les gouvernés. La légitimité démocratique tient à l’absence d’opposition qui dégénérerait en confrontation. Il faut fabriquer ce consentement, soit cette passivité favorable en manipulant des images, des préjugés et des stéréotypes. D’où le rôle des intermédiaires que sont les médias dans ces grandes nations répandant les idées à la façon de « fontaines de vérité » dont la caution tient au professionnalisme de ces journalistes et des experts qui les entourent. Ils sont « sources de connaissances » [15].
Lippmann réduit ainsi le public à l’expression de ses besoins matériels et à son statut de consommateur revendiquant son droit à consommer, son affirmation servant bien sa thèse d’un public loin de tout intérêt pour la chose politique. Il est explicite dans Drift and Mastery dès 1914 où il écrit : « Mais nous constatons, je pense, que le vrai pouvoir qui émerge aujourd’hui en politique démocratique n’est que la masse des gens qui s’insurgent contre le « coût élevé de la vie ». C’est le cri du consommateur. » (1914, 54). Le citoyen n’existe déjà plus. Et si l’humain est avant tout un consommateur avide de satisfaire ses désirs, Lippmann y trouve la justification d’un gouvernement par des élites puisque l’homme commun ne se gouverne pas lui-même. S’appropriant des enseignements psychanalytiques, il affirme dès 1914 : « La partie massive de la vie de l’homme a toujours été, et est toujours, subconsciente. L’influence de son intelligence semble insignifiante par rapport aux attachements et aux désirs, aux forces brutales et aux catastrophes naturelles. Notre vie est gérée à partir des coulisses. » (1914, 147) Mais, le propagandiste s’arroge un double pouvoir, celui de déterminer ce qui est bon puis de le promouvoir afin de suggérer le consentement.
A cet égard, Bernays et Lippmann affirment leur pouvoir invisible qui n’a pas vocation à être montré. Ils sont des maîtres de vérité qui s’estiment compétents pour juger du bien et orienter les désirs en agissant sur le consentement d’autrui, à ses dépens, et ce de leur aveu même, puisqu’ils revendiquent cette fonction. Sauf à considérer qu’ils assistent les consommateurs dans leur émancipation inconsciente, leur fabrique du consentement produit un assujettissement des sujets consentant malgré eux.
En résumé, la fabrication du consentement contourne la conscience et n’éclaire pas le jugement raisonnable comme l’évoquait Aristote. Il y a un retournement au bénéfice du manipulateur qui porte à la connaissance des autres ce qui lui permet d’obtenir de leur part un consentement qu’il n’obtiendrait pas autrement. N’est-ce point l’histoire même de la tentation de Lucifer dans son dialogue avec Eve où il ment pour qu’elle consente à agir malgré elle dans une ignorance organisée par celui-là même qui veut la tromper et accroître sa puissance ? User de stratagèmes qui s’adressent à l’inconscient, c’est contourner la résistance du Surmoi dirait le psychanalyste et abuser de l’autre pour le faire consentir sans conscience. Est-ce encore consentir ? Est-ce commettre une violence afin d’obtenir une faveur à l’insu de la personne [16] ? Est-ce émanciper, libérer ou exposer à une plus grande vulnérabilité, voire profiter de manière perverse de l’autre, politiquement, socialement ou sexuellement ?
4. Questions herméneutiques à propos d’un consentement sans conscience
L’époque post-moderne est traversée de quelques courants de pensée très actifs dont le renouveau d’une tradition scientiste au travers des neurosciences en particulier pour lesquels l’hypothèse de l’identité du physique et du psychologique relève de l’évidence jusqu’à professer que demain la science et les techniques construiront des êtres intelligents mais sans conscience, puisque celle-ci est une illusion [17]. Il faut aller au bout de la compréhension des conséquences d’une telle herméneutique de l’homme dont il est affirmé qu’il est sans conscience.
4.1. L’illusion du consentement dans le modèle des neurosciences
Il faudrait un autre article pour reconstituer la généalogie de l’idéologie des neurosciences, mais résumons-là ici succinctement. L’exercice des libertés politiques des démocraties modernes postule la libre volonté cartésienne qui s’appuie sur deux conditions : la liberté existe, la conscience de l’exercer de même. Or, cette liberté psychologique disparaît si des sciences prétendent expliquer la totalité des actions internes qui gouvernent les pensées et cette conscience apparente. En rejetant le dualisme : esprit – matière, les naturalistes contemporains visent le libre arbitre. Pour eux, non seulement le psychologique est réductible au physiologique, mais ce dernier renvoie à des lois de la nature qui se prédisent ou expliquent les comportements et les décisions. Henri Laborit affirmait déjà : « Nos comportements sont entièrement programmés par la structure innée de notre système nerveux et par l'apprentissage socio-culturel. » [18] Et celui-ci allait au bout du raisonnement dans Eloge de la fuite en concluant : « L'absence de liberté implique l'absence de responsabilité, et celle-ci surtout implique à son tour l'absence de mérite, la négation de la reconnaissance sociale de celui-ci, l'écroulement des hiérarchies. » [19] Ce réductionnisme de bas en haut va de la matière : atomique, moléculaire, vers le cellulaire puis l’organe dont le cerveau et enfin vers le psychologique ou le social et ses productions culturelles. En effet, si les interactions matérielles sont connaissables et prévisibles, s’induisent les événements psychiques qui leurs sont liées [20]. C’est l’hypothèse même de l’approche neuroscientifique matérialiste et naturaliste.
Or, elle fait l’impasse sur de très nombreux résultats contradictoires ou plus nuancés dans cette chaine causale bien mal connue. A commencer par la matière elle-même encore très mystérieuse, la cellule inexpliquée en termes de passage du matériel au vivant, hormis quelques hypothèses qui n’ont pas force de loi. Malgré ces très nombreuses inconnues, l’herméneutique neuroscientifique développe une rhétorique en quatre moments. Moment 1 : l’action libre suppose une décision consciente. Moment 2 : les expériences montrent que les décisions d’agir sont prises inconsciemment – expérience de Libet [21] – précédant leur prise de conscience. Moment 3 : il en ressort que l’action ne dépend pas de la décision. Moment 4 de conclusion : il n’y a pas de libre arbitre. Ce raisonnement est fallacieux à deux, voire trois endroits au moins. Les expériences n’ont rien démontré car d’autres ne conclut pas au même résultat, leur simplification contredit même des conclusions plus prudentes. Enfin, cela suppose un modèle linéaire de la décision volontaire précédant l’action, alors que la décision peut consister à arrêter le passage à l’acte dans l’intervalle qui initie une action par habitude, dîtes non-consciente, et sa retenue, soit un libre arbitre par arrêt ou veto, que Libet envisage d’ailleurs, a posteriori d’une première impulsion initiale d’action motrice. Enfin, de nombreuses décisions n’induisent pas d’actions motrices immédiates, qui sont les seules étudiées par Libet. Par exemple, la délibération intérieure concernant un voyage futur n’enclenche pas d’action alors qu’elle conduit à une décision. C’est pourquoi des études portant sur les actions motrices n’autorisent pas une telle extrapolation, très abusive, sur l’ensemble des phénomènes psychologiques.
Que signifie alors le consentement dans une science qui subvertit l’herméneutique de soi d’un renoncement à être, au sens antique et chrétien, puisque rien de cette illusion ne mérite attention ? A quoi bon se préoccuper de l’avis d’une personne puisque celle-ci n’a en fait pas d’existence propre, sa dignité humaine n’ayant aucune consistance, puisque sa conscience n’existe pas [22]. Cette herméneutique naturaliste et matérialiste reste focalisée sur son postulat que la conscience est un phénomène illusoire. La conséquence est qu’aucune liberté ne survit à un tel postulat dès lors que les phénomènes mentaux sont supposés consécutifs d’actions matérielles qui en sont nécessairement la cause. Cette herméneutique affiche un déterminisme scientifique et conséquemment la médicalisation du psychisme ou la psychiatrisation des comportements. Les neurosciences se prétendent alors légitimes à construire des outils d’intrusion dans les mécanismes cérébraux, à les modéliser et à reproduire ceux jugés les plus normaux et standards en vertu de quelques critères : utilité, efficacité, conformité des résultats. Il faut pleinement assumer les conséquences logiques de telles affirmations, et ne pas s’illusionner par quelques propagandes.
Formellement, la conséquence de l’adoption de cette herméneutique est l’élimination des précédentes. En particulier, l’architecture de la pensée libérale des modernes liant la liberté de conscience et le consentement dans un acte responsable et engageant s’effondre dès lors qu’on adopte une position qui nie la libre conscience ; et ce, au nom de sa subordination totale à des faits matériels. L’éthique minimale et le principe scientifique d’apathie viennent alors supporter l’action scientifique sur autrui dans ce mouvement d’objectification d’autrui que nous avons déjà étudié [23]. Toute opération de transformation y devient souhaitable et acceptable puisque possible et à certains égards bénéfiques selon les utilités exposées. L’affirmation de Jean-Pierre Changeux va donc très loin puisqu’elle autorise une action médico-politique. Le savant et le politique prennent le pouvoir en suscitant cette impuissance et cette reconnaissance de son inconscience afin de renoncer à agir sur soi-même. Ce consentement-là est un abandon, une soumission, une servitude volontaire au nom de la manipulation savante du vivant. Mais pour mieux comprendre cette prise de pouvoir, étudions le cas du consentement du patient, puisque les neurosciences agissent avec la même autorité en surplomb du scientifique faisant de l’autre homme l’objet de son projet.
4.2. Le sens de ces herméneutiques, le cas du consentement du patient
Voilà pourquoi nous terminerons par cette étude de cas : la relation au patient. Tout l’intérêt de ce cas est de montrer la fragilité des herméneutiques antérieures quand la conscience consentante est remise en question, voire niée par une herméneutique en surplomb, au nom de la science dont la médecine libérée des contraintes du droit.
Le consentement médical est bien ce champ d’application du consentement qui mobilise à son service les sciences de l’esprit : psychologie des émotions et de la cognition en particulier soutenues par les études neuroscientifiques. Mais tout cela se fait dans le cadre de la loi. A cet égard rappelons que la loi de 2002 sur les droits des malades pose le primat du principe d’autonomie hérité de la philosophie des Lumières, le patient demeurant un citoyen autonome avec lequel les soignants entretiennent une relation de confiance dans le but de porter à sa connaissance de « manière claire, loyale et appropriée » les informations utiles à son consentement libre et éclairé. Pourtant, existe d’emblée une dépendance ou une asymétrie entre ceux qui savent et celui qui ne sait pas avec l’objectif implicite à cette relation : restaurer la santé du patient qui n’est pas autonome pour y parvenir. La dépendance est avérée d’emblée et elle marque un premier consentement qui est aussi un dessaisissement de ses libertés d’agir sur soi par le constat de son impuissance à trouver par soi-même les moyens d’agir dans un but : sa santé. Aller voir le médecin, c’est déjà renoncer à une liberté pour se confier aux bons soins de celui qui saura. Le patient s’en remet à. Son autonomie toute relative est donc dépendante de la connaissance portée à son attention par le médecin qui se retrouve dans la même position que le politique pour faire œuvre de persuasion et pédagogie positivement, sans nier le risque d’une propagande ou manipulation selon les fins du corps médical en dehors de celle envisagée par le patient : opérer, accepter, différer, amputer, soulager, choisir une thérapie selon son coût, ses effets et ses risques, etc. Plusieurs aspects sont à prendre en compte : 1) le consentement vers une personne de confiance, 2) le consentement dépendant des capacités cognitives, 3) le consentement et le libre renoncement.
1) le consentement vers une personne de confiance tient à une relation de respect de l’humanité de chacun car le consentement au soin suppose consentir à une proposition qui émane de quelqu’un qui l’énonce. Ce consentement en confiance suppose une herméneutique de l’autre, une lecture a priori de ses bonnes intentions, soit une bienveillance à son égard. Le « je vous fais confiance » signifie aussi que l’on se dispense pour une part de chercher la pleine compréhension avec une sorte de délégation de confiance du raisonnement et des connaissances qui motivent des décisions et actions : opération, soins, etc. Cette délégation est prévue pour qu’une personne de confiance puisse assister le patient dans ses choix. Mais dans les choix cruciaux, cette délégation à autrui devient critique, car le choix engage la survie. Le consentement peut passer par un mandat, mais il s’agit alors de se dessaisir de son autonomie comme si l’exercice de sa liberté se confiait à un tiers ? La relation à des tiers de confiance demeure un point de cette relation.
2) le consentement dépendant des capacités cognitives suppose que celles-ci sont jugées par un tiers appréciant l’autonomie du patient. Un tiers s’arroge le droit d’évaluer l’incompétence ou la dépendance du patient parce que la maladie peut altérer les capacités de discernement conditionnant un consentement éclairé. Si l’herméneutique de soi des modernes exige la volonté rationnelle, sa substitution par la volonté d’un tiers met en évidence la difficulté d’apprécier par soi-même ces capacités, dans les cas psychiatriques par exemple. Cette prise de pouvoir sur l’autre aliène bien la liberté d’un patient jugé inapte, jugé dénué d’un degré de conscience indispensable à l’expression de son consentement. Par transposition au politique, ce dessaisissement acte une séparation entre une population apte au gouvernement et une seconde inapte à l’instar des propos de Lippmann inspiré par la psychanalyse. Existe alors une manœuvre de propagande, dès lors que l’évaluateur ou le juge préféreront conclure à l'incapacité, plutôt que de respecter l'autre en cherchant obstinément à obtenir son témoignage en reconnaissant les signes d'une autonomie toujours présente et s’exprimant imparfaitement. Là encore l’herméneutique de soi et celle d’autrui détermine la conclusion.
3) le consentement et le libre renoncement relèvent d’un arbitrage où le patient doit accepter une perte : amputation ou opération aux effets invalidants durables par exemple. Ce renoncement acte une atteinte à son intégrité qui est le prix à payer à une survie par un engagement éclairé sur les conséquences : acceptables, supportables. Le patient doit à la fois se préserver dans son identité et son image de soi et comprendre ce qui l’atteint pour lui donner un sens : nouvel acte herméneutique, dans un projet de soi qui l’éclaire. C’est là que le distinguo entre mémeté et ipséité de Paul Ricoeur [24] prend de la valeur pour expliquer ce renoncement qui est consenti. Le patient compose avec lui-même, le risque étant la détresse, la dépression jusqu’au rejet.
En synthèse, la relation du patient à l’équipe médicale révèle un triptyque du consentement : 1) la confiance, 2) le jugement et 3) l’engagement, ce dernier prenant un sens plus positif dans un consentement politique ou humain : relation maritale, relation sociale, projet politique communale, etc. Ce qui est éprouvé dans cette relation particulière prolonge l’herméneutique des modernes. L’équipe médicale doit être digne de confiance et a contrario ne pas susciter la défiance : manipulation, influence, intérêt propre, pouvoir, expérimentation, exploration, etc. Elle doit soutenir la liberté de jugement et a contrario ne pas masquer des connaissances, des données, des alternatives par pré-choix ou décision autoritaire. Elle doit éclairer des conséquences de l’engagement et a contrario ne pas occulter des explications sur tous les impacts connus, probables ou potentiels sans déformation altérant le sens de cet engagement respectueux de la personne [25]. Mais, c’est-là une subsistance du droit des Lumières limitant le pouvoir en surplomb du savant inspiré par la psychanalyse ou par les neurosciences naturalistes.
Conclusions
Cette étude de cas montre comment le consentement du patient est conditionné : confiance, jugement, engagement. En l’absence d’une herméneutique de soi exprimant une conscience agissante, le politique est tenté de profiter de cette asymétrie et de ne pas limiter son pouvoir jusqu’à l’abus d’autorité, en faisant fi de ces conditions, s’affranchissant du libre consentement des représentants ou des citoyens. En ce sens, la post-modernité ouvre la voie à ce qui fut déjà expérimenté dans les régimes totalitaires si bien décrit par Hannah Arendt et que nous avons étudié lors de deux récents articles [26]. L’instrumentalisation par les affirmations des neurosciences niant l’existence même de la conscience autorise et promeut la manipulation et elle crée les conditions de la fabrique à consentement qui fut le premier signe de l’enfermement des libertés. Il s’agit de prescrire au lieu de décrire, il s’agit de soumettre au lieu de débattre [27]. Voilà pourquoi, la théorie de la fabrication du consentement méritait toute notre attention, car elle décrit cette dernière herméneutique d’un consentement illusoire, soumis à la puissance de la propagande puis à la brutalité de l’action indifférente aux réactions parce que la soumission est le but.
Notre article voulait exposer cette généalogie des herméneutiques du consentement. Elle pose au fond la question de leur vérité ou de leur légitimité successive. Pourquoi et comment prétendre disqualifier Aristote ou Epictète, Descartes, l’Eglise ou Kant ? Les herméneutiques contemporaines congédient le consentement par la mort de la conscience. C’est aussi la véritable mort de l’homme et la confirmation de la banalité du mal puisque rien n’est impossible au nom de la propagande efficace. Ces herméneutiques contemporaines ont en commun d’être négatives en ouvrant la voie à la domination des uns sur les autres au nom de leur inconscience ou de la non-conscience. Subsiste alors très paradoxalement une ultime volonté invisible, celle du savant-politique. Celle-ci réalise l’exil de la conscience, car pour nier la conscience, il faut malgré tout une ultime pensée de sa négation, avoir encore conscience de son jugement pour forcer l’autre à nier sa liberté et son consentement au profit d’un pouvoir. Ce temps d’exil rappelle l’effroi des camps, constructions rationnelles, scientifiques, médicales, organisées par des médecins convaincus de sélectionner l’espèce et de détruire ceux et celles qui ne pouvaient appartenir au projet d’une salutaire transformation de l’humanité. Cette manœuvre fut le signe de sociétés violentes et méprisantes de l’homme transformé en cheptels selon le besoin de ceux qui dirigent. Or, ces nouvelles herméneutiques rendent possibles de nouveaux enfers humains. Nous aurons ici la sagesse de considérer que malgré l’assentiment de tous, ils seraient néanmoins des camps enfermant chacun dans des lieux de lente destruction de soi. Je ne suis pas sûr que le consentement suffise à changer la nature du Goulag ou du camp de concentration. C’est à cette seule question que nos contemporains devraient répondre de manière cohérente et sans propagande pour être comptable de leur pensée devant l’histoire. Mais c’est-là le rêve d’un vieil aristotélicien face à la propagande.
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[1] Edward Bernays (1891-1995), père de la propagande politique, neveu de Freud (la sœur de son père, Martha, est l’épouse de Freud et sa mère, Anna, est la sœur de Freud). Il est l’auteur de : Propaganda : Comment manipuler l'opinion en démocratie publié en 1928 qui inspirera les relations publiques, la publicité et le marketing aux Etats-Unis et les stratégies de propagandes politiques. Ses stratégies de propagande et manipulation firent l’objet d’une vive critique dans un ouvrage assez largement oublié : La Persuasion clandestine, écrit par Vance Packard en 1957, auquel on reprochera sa non-scientificité et plus encore de lever le voile sur le contournement de la conscience par des techniques de manipulations mentales et psychologiques éminemment discutables dont les images subliminales. Walter Lippmann (1889-1974)) publie Public Opinion en 1922 où il utilise cette expression : la fabrique du consentement pour décrire les méthodes de propagande dans les démocraties. Economiste, il publie ensuite en 1937 The Good Society, défendant un libéralisme tempéré par une opposition au laissez-faire intégral, la nécessité de la loi et l’organisation du gouvernement libéral. Il convient de rappeler au lecteur que ces auteurs participèrent à l’édification des techniques de propagande et manipulation des masses au cœur des sociétés démocratiques réputées pour leur liberté et respect du libre arbitre et du consentement, particulièrement en Angleterre et aux Etats-Unis. Le paradoxe est donc à éclairer.
[2] L’acte de plein gré est celui : « dont le principe est à l’intérieur du sujet, et d’un sujet qui connaît les conditions de fait dans lesquelles se déroule son action » (Aristote, 1970, l. III, chap. 2, § 1111a23-24). L’acte malgré soi est celui qui : « de l’aveu unanime, deux espèces d’actes que l’on fait malgré soi : ceux que l’on fait par contrainte et ceux que l’on fait par ignorance. » (Aristote, 1970, l. III, chap. 1, § 1109a35-1110a)
[3] Epictète écrit : « « Mais personne ne peut-il comprendre par raison et par démonstration que Dieu a créé tout ce qui est au monde, qu’il a fait le monde lui-même libre et indépendant dans son ensemble et ses parties adaptées aux besoins de l’ensemble ? » (Épictète, 1962, l. IV, chap. 7, § 6)
[4] Épictète écrit : « C’est avec la pensée de cet ordre qu’il faut aborder les leçons, dans l’intention non pas de changer le fond des choses (cela ne nous est pas donné et il n’y a pas mieux à faire), mais, les choses étant autour de nous comme elles sont par nature, de conformer nous-mêmes notre volonté aux événements. » (1962, l. I, chap. 12, § 17).
[5] Michel Foucault, L’origine de l’herméneutique de soi, 2013, Paris, Librairie Vrin, qui reprend les conférences de 1980 étudiant les techniques de soi : examen de conscience et aveu en particulier. Dans l’introduction à sa conférence Christianisme et aveu du 24 novembre 1980, il indique : « comment s’est formé dans nos sociétés ce que je voudrais appeler l’analyse interprétative de soi […] Et je vais essayer de montrer que l’herméneutique de soi moderne prend racine bien plus dans ces techniques chrétiennes que dans les techniques classiques. » (2013, 65)
[6] Quatre exemples de cette confusion. Dans la Lettre à Regius du 24 mai 1640 « La liberté est liée à l’amplitude de notre volonté » AT III 65, t.II, p. 245. Dans la Lettre à Mesland du 2 mai 1644 : « Je nomme généralement libre, tout ce qui est volontaire. » AT IV 116, t.III, p. 73 ou dans Réponses aux Secondes Objections : « La volonté se porte volontairement et librement (car cela est dans son essence. » AT IX-1 128, t.II p. 593 et pour terminer dans Réponses au troisièmes Objections : « personne qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et n’expérimente que la volonté et la liberté ne font qu’une même chose, ou plutôt qu’il n’y a pas de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre. » AT IX-1 148, t.II p. 624.
[7] Descartes écrit dans les Principes : « nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec notre entendement toute l’étendue de note libre arbitre et l’ordre de la providence éternelle. » Principes I, 40 ; AT IX-2 42, t.III p.114-115, attestant bien de ce consentement, cette acceptation inhérente à l’intuition cartésienne.
[8] Innocent III, Extra, 4, 19, 7 (a 1199) ; et 8 (a 1201).
[9] Pierre Lombard déclare nul le mariage quand une partie ignore l’impuissance de l’autre partie (Sent. IV d. 34 A).
[10] Foucault affirme que « chaque chrétien a le devoir de savoir qui il est, ce qui se passe en lui ; il doit connaître les fautes qu’il peut avoir commises ; il doit connaître les tentations auxquelles il est exposé. Et, en outre, chacun dans christianisme est obligé de dire ces choses à d’autres personnes et donc de porter témoignage contre lui-même. » (2013, 67). Même s’il retient cette dimension de la faute et de l’aveu, thème de sa conférence, son analyse vaut positivement cette fois dans les consentements aux sacrements chrétiens qui sont les résultats d’une libre volonté personnelle que l’Eglise promeut et défend jusque dans l’ordination des prêtres ou les prudentes périodes qui précèdent les vœux perpétuels des moines. Le consentement est un acte de toute la personne dans sa singularité dont l’institution vise à garantir la liberté, soit cet acte intentionnel mais public comme le sont les sacrements chrétiens.
[11] Lire notre article : La perversion du principe d’apathie, dans le n° 35 des Cahiers de psychologie politique - 2019
[12] Ruwen Ogien (1947-2017), philosophe spécialiste de l’éthique. Il est l’auteur d’une œuvre consacrée à la question de l’éthique qu’il réduit à quelques principes minimalistes eux-mêmes interrogeables puisqu’ils délimitent une frontière à la violence plus perméable : L'Éthique aujourd'hui : maximalistes et minimalistes, 2007, Paris, Editions Gallimard
[13] L’individualisme est magistralement exprimé par l’anarchiste Max Stirner qui commence L’unique et sa propriété par cette maxime : « J'ai basé ma cause sur rien ». Il écrit : «« Personne n'est pour Moi un objet de respect ; mon prochain, comme tous les autres êtres, est un objet pour lequel j'ai ou je n'ai pas de sympathie, un objet qui m'intéresse ou ne m'intéresse pas, dont je puis ou dont je ne puis pas me servir. S'il peut m'être utile, je consens à m'entendre avec lui, à m'associer avec lui pour que cet accord augmente ma force, pour que nos puissances réunies produisent plus que l'une d'elles ne pourrait faire isolément. Mais je ne vois dans cette réunion rien d'autre qu'une augmentation de ma force, et je ne la conserve que tant qu'elle est ma force multipliée. » (1900, 382)
[14] Seyla Benhabib, professeur de sciences politiques à l’université de Yale et auteur de The Rights of Others, 2004, Cambridge University Press, inspiré par Jurgen Habermas, formule une théorie de la démocratie d’inspiration kantienne en vue de l’instauration d’une société cosmopolite et mondiale marqué par une conception égocentrée des droits contre toutes législations institutionnelles contraignantes.
[15] Au chapitre XV de Public Opinion, il est très clair sur le règne de la relativité propagée dans l’opinion selon les besoins politiques : « Une révolution est en train de s'opérer, infiniment plus importante que tout déplacement du pouvoir économique ... Sous l'effet de la propagande, pas nécessairement au sens sinistre du mot seul, les anciennes constantes de notre pensée sont devenues des variables. Il n'est plus possible, par exemple, de croire au dogme originel de la démocratie ; que les connaissances nécessaires à la gestion des affaires humaines proviennent spontanément du cœur humain. Lorsque nous agissons sur cette théorie, nous nous exposons à l'auto-tromperie et à des formes de persuasion que nous ne pouvons pas vérifier. Il a été démontré que nous ne pouvons pas compter sur l'intuition, la conscience ou les accidents d'opinion occasionnelle si nous voulons traiter avec le monde hors de notre portée. » (1922)
[16] Nous faisons référence à la réflexion entamée depuis la publication de l’autobiographie Le consentement de Vanessa Spingora publiée en 2020 chez Grasset dont la présentation précise bien l’enjeu : « Elle y dépeint un processus de manipulation psychique implacable et l’ambiguïté effrayante dans laquelle est placée la victime consentante, amoureuse. Mais au-delà de son histoire individuelle, elle questionne aussi les dérives d’une époque, et la complaisance d’un milieu aveuglé par le talent et la célébrité. »
[17] Il suffit de relire avec attention Jean-Pierre Changeux dans L’homme neuronal : « L’identité entre les états mentaux et les états physiologiques du cerveau s’impose en toute légitimité. Il n’y a plus que deux aspects d’un seul et même événement que l’on pourra décrire avec des termes empruntés, soit au langage de la psychologie, soit à celui de la neurobiologie. A quoi bon désormais parler d’esprit ? » (1983, 334). De même, nombre de théoriciens de l’esprit s’intéressant au cerveau – dont par exemple le philosophe américain Daniel Dennett – nie l’existence de la conscience dans une approche dîtes éliminativiste. Il est l’auteur de La Conscience expliquée, 1993, Paris, Editions Odile Jacob ou : De beaux rêves. Obstacles philosophiques à une science de la conscience, 2008, Paris Edition de l'Eclat. Lire l’excellente présentation de Stéphane Leyens : La conscience imaginée. Sur l'éliminativisme de Daniel Dennett in Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 98, n°4, 2000. p.761-782
[18] Henri Laborit (1914-1995), quoique largement attaché à un déterminisme matériel, il montre que l’homme conquiert des libertés en se dotant de connaissances qui le libère de contraintes antérieures.
[19] Henri Laborit, Eloge de la fuite, 1976, Paris, Editions Robert Laffont, p.71
[20] Il existe quelques neuroscientifiques matérialistes hétérodoxes dont Michael Gazzaniga, spécialiste des neurosciences cognitives, professeur à l’université Santa Barbara en Californie qui propose un modèle de causalité de haut en bas du fait des interactions sociales inductrices d’états émergents. L’homme pourrait socialement conquérir des degrés de libertés et de responsabilité par-delà les déterminismes physico-chimiques du fait de ces processus complémentaires : du matériel au social, du social au matériel.
[21] Il s’agit essentiellement des expériences de Benjamin Libet (1916-2007) portant sur l’impulsion motrice et le délai de prise de conscience qui lui succède apparemment. D’autres travaux dont ceux de Fried de 1991 : Organisation fonctionnelle du cortex moteur supplémentaire humain étudiée par stimulation électrique publié dans The Journal of Neuroscience, 1991, n° 11, p.3656-3666, ne soutiennent pas la thèse de Libet.
[22] Le dernier chapitre Mathématiques et sciences cognitives du livre remarquable de Jean-Michel Salanskis Philosophie des mathématiques exprime avec brio les difficultés épistémologiques des thèses naturalistes communément répandues dans les neurosciences : « La véritable naturalisation, demandée par le courant des recherches cognitives depuis le début, n’est-t-elle pas forcément une naturalisation physique qui mettrait réellement la performance spirituelle humaine sur le même rang que la matière quelconque en proie aux forces qui la reconduirait à l’espace, au temps et aux champs ? Au lieu de la distinguer encore comme matière habitée de vie, ce qui la maintient en un sens comme « imperium in imperio ». La réduction neurophysiologiste a quelque chose de suspect. » (2008, 266)
[23] Lire La perversion du principe d’apathie dans les Cahiers de psychologie politique, n° 35 - 2019
[24] Paul Ricoeur (1913-2005), philosophe spécialiste de l’herméneutique développe ces notions d’ipséité et de mémeté qui constituent les clés d’une herméneutique de soi où le consentement porte sur le projet de soi, l’ipséité.
[25] La définition de Tom Beauchamp et James Childress, dans Les principes de l’éthique biomédicale est éclairante : « Respecter un individu autonome, c’est, au minimum, reconnaître le droit de cette personne à avoir des opinions, à faire des choix et à agir en fonction de ses valeurs et de ses croyances. Un tel respect implique une action respectueuse, et pas uniquement une attitude respectueuse. Un tel respect implique davantage que la non-intervention dans les affaires personnelles d’autrui. Il inclut, du moins dans certains contextes, des obligations de développer ou de maintenir les aptitudes au choix autonome des autres, tout en dissipant leurs craintes et autres conditions qui détruisent ou perturbent leur actions autonomes ». 2008, Paris, éditions Les Belles Lettres, p.101
[26] Nous montrons dans La dystopie de la pensée calculante - Cahiers de psychologie politique n° 36 - 2020 que les médecins et psychologues préoccupés de mesure ont tous été liés à des projets totalitaires et eugénistes. De même, dans La modernité fabrique à génocide – Cahiers de psychologie politique n° 36 - 2020, nous montrons comment les facultés de médecines ont été complices des régimes soviétiques et nazis pour mettre en œuvre des politiques de santé collective fondées sur la psychiatrie ou la génétique.
[27] J.M. Salanskis expose clairement le caractère autoritaire et prescriptif inhérent à la position naturaliste des neurosciences qui inspirent aujourd’hui les propagandes politiques publiques dans les démocraties occidentales où elles exercent une influence manifeste : « Toute cette histoire témoigne seulement de ce que, en décidant de voir a priori la pensée comme un calculateur Turingien, les spécialistes de sciences cognitives ont complètement oublié d’où leur venait ce modèle, et en particulier, qu’il n'avait pas une valeur descriptive mais une valeur prescriptive dans le champ dont il provient qui est celui de l'activité ou la pensée mathématique. […] Après avoir projeté le droit de la pensée mathématique sur le fait de la pensée en général, ils jugent donc qu'ils ont démontré par la même que l’écart conceptuel que voyait Frege et Husserl entre la loi et le fait de la pensée se trouve aboli : il me semble qu'on a toutes les raisons de ne pas être convaincu. » (2008, 278-279)