N°37 / Les politiques de santé Juillet 2020

La dissonance cognitive et la résistance psychologique 

Pierre-Antoine Pontoizeau

Résumé

VARIA

La dissonance cognitive existe aussi chez les scientifiques, populations trop rarement étudiées sous cet angle.  L’histoire astronomique de la découverte de Neptune illustre l’enjeu scientifique mais aussi les alternatives en termes de résolution de la dissonance cognitive entre interroger la loi ou supposer l’existence d’une planète. L’histoire de l’hygiène médicale et la dérive psychiatrique du docteur Semmelweis est un second cas emblématique de ces dissonances cognitives qui affectent un homme et la communauté médicale de son époque. Les significations de ces dissonances ouvrent un champ d’interprétations aux enjeux épistémologiques et politiques. C’est un champ inédit de la psychologie politique que d’examiner le comportement du savant et de sa communauté, puisque celui-ci reste un inspirateur des politiques comme l’indiquait Weber : le savant et le politique.

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Introduction

Festinger publiait en 1957 son célèbre ouvrage A Theory of Cognitive Dissonance qui allait influencer la psychologie contemporaine pendant plusieurs décennies. Il est à l’origine de la théorie de la comparaison sociale puis de la dissonance cognitive. Cette seconde théorie modélise les conflits ou contradictions cognitifs entre des idées, des croyances, entraînant des situations de désaccords avec des actions personnelles ou des événements et faits extérieurs contradictoires ou incompatibles. Cette dissonance produit une souffrance mentale dont les psychologues chercheront à mieux qualifier la nature : frustration, culpabilité, désordre émotionnel, anxiété, etc. Elle crée cet inconfort psychologique et Festinger étudie toutes les modalités de sa résolution afin de retrouver une consistance nouvelle dont certaines ont fait l’objet de très nombreux travaux : la trivialisation, la rationalisation, la soumission par exemple. Il s’agira très concrètement de justifier un acte, de changer de comportement, de dénier des croyances ou au contraire de les affirmer plus encore.

Mais, peu de travaux ont cherché à faire le lien entre cette théorie psychologique et le vécu des scientifiques. Pourtant, ces derniers vivent des dissonances cognitives. Par exemples, les physiciens ont pour objet de travail des réductions de dissonances cognitives puisqu’il s’agit en fait de réduire des écarts entre des modèles ou des théories et des mesures effectives des phénomènes. Il existe fréquemment des différences entre la prévision résultant de l’application de la « loi » scientifique et des mesures résultant des observations. Or, pour résoudre ces écarts, le physicien doit se résoudre à contester la loi en cherchant de nouvelle théorie. C’est la résolution législative de l’écart. Ou bien, il doit faire la preuve d’une réalité complémentaire qui vient confirmer la loi par une présence inédite-inconnue expliquant la mesure qui demeure incontestable. C’est la résolution ontologique de l’écart. Il peut aussi douter de son observation et des mesures, soit sa perception construite par ses méthodes.

Un exemple suffira à bien saisir l’enjeu épistémologique de ces dissonances auxquelles les scientifiques sont confrontés dans la pratique de leur discipline. La découverte de Neptune est liée à l’opposition entre l’autorité de la loi de la gravitation et des irrégularités inexplicables de l’orbite d’Uranus. Cet écart va susciter chez les scientifiques une tension cognitive entre l’éventuelle remise en cause de la loi et la recherche de la raison de ces irrégularités.

Cet article fait l’hypothèse que Festinger nous a donné une méthode pour mieux comprendre ces stratégies de réduction des écarts-dissonances, applicable aussi aux scientifiques. Mais là où le physicien « dualise » le monde entre les objets et le sujet qui les représente objectivement dans sa théorie, Festinger nous donne quelques clés pour saisir le sens de la permanence de ces écarts.  Le savant peut bien faire l’objet d’une étude psychologique de ces schémas cognitifs et de ces méthodes de résolution de ses dissonances. Le refuser occulterait un pan entier de la recherche. En ce sens, nous faisons notre l’enseignement d’Elias : « Toute recherche qui ne vise pas la conscience des hommes, leur ‘ratio’ ou leurs ‘idées’, sans tenir compte aussi des structures pulsionnelles, de l’orientation et de la morphologie des émotions et des passions, s’enferme d’emblée dans un champ d’une fécondité médiocre. » [1]

1. L’écart-dissonance en physique

Nous pourrions prendre de nombreux cas plus récents mais leur compréhension requerrait une connaissance difficile d’accès en matière de physique quantique par exemple. De toute façon, s’y répète inlassablement cette quête d’une résorption des écarts entre des théories et des mesures. L’exemple de l’orbite d’Uranus conduit à l’hypothèse de la présence de Neptune et elle a l’avantage d’être compréhensible par les moins physiciens d’entre nous. 

1.1 L’histoire astronomique de la découverte de Neptune

Commençons par rappeler l’histoire de la découverte de Neptune. Elle résulte de la résolution d’un écart entre la prévision de l’orbite d’Uranus et sa mesure observable, l’existence de Neptune intervenant comme moyen de respecter la théorie de la gravitation. En faisant l’hypothèse de l’existence de cet astre, sa présence vient réduire l’écart entre la mesure et l’orbite théorique. Le Verrier réalise ses calculs prédisant la position de cette planète qui explique cette différence des trajectoires « législatives » et « ontologiques », soit celles de la théorie de la gravitation et celles concrètement observées. Deux astronomes de l’observatoire de Berlin vont observer les 23 et 24 septembre 1846 cette planète conformément à la prédiction mathématique. Rappelons que les historiens des sciences ont acquis la certitude des valeurs d’observations antérieures sans conclusions précises. Galilée en décembre1612 et janvier 1613, Lalande en mai 1795 à l’observatoire de Paris et Herschel en juillet 1820 ont vu Neptune sans même l’identifier comme une planète. Dès 1781, Lexell note les irrégularités de l’orbite d’Uranus en faisant l’hypothèse d’un astre qui perturberait la planète. De même, Bouvard appliquant scrupuleusement les lois de la gravitation produit les tables de prédictions des positions futures d’Uranus contredites par des observations qui l’amènent, lui aussi, à proposer une résolution ontologique de l’écart. La loi est vraie et un autre astre perturbateur existe pour expliquer ces écarts. Les physiciens ne doutent plus de la véracité des mesures. Adams déduit par calcul la masse, la position et l’orbite de cette hypothétique planète dans les années 1844 et 1845. La même année, Le Verrier publie un mémoire sur Uranus à l’Académie des sciences de Paris. L’hypothèse est privilégiée. Il faut confirmer par des observations. Cette découverte tiendra aussi de la qualité des cartes astronomiques dont les plus récentes permettront à l’observatoire de Berlin de devancer Paris et Londres. Cette découverte est emblématique de toutes les démarches scientifiques contemporaines dont les recherches astronomiques et atomiques. Sans cesse, l’homme de science cherche de nouvelles théories pour expliquer des mesures ou il effectue des mesures pour confirmer des théories ; arbitrant entre une préférence pour le législatif : autorité de la loi ou une autre préférence pour l’ontologique : réalité de l’expérience.  

1.2. La résolution de la dissonance cognitive astronomique

Prenons appui sur les propositions de Festinger pour expliquer la tension cognitive et les stratégies de sa résolution. Quelles sont les options en présence ? La première consiste à rester inflexible sur la valeur de la théorie de la gravitation. Elle insinue alors deux sous-options. L’une s’interroge sur la qualité de la mesure qui pourrait être erronée. Les faits seraient contestables. La seconde s’interroge sur la cause de l’écart d’où l’hypothèse d’une planète. La seconde option consiste à remettre en cause la théorie de la gravitation. Elle insinue l’infinité de nouvelles théories à concevoir.

La résolution de la dissonance s’explique d’abord par la recherche de l’équilibre exposée antérieurement par Heider [2] en 1946. Celui-ci met en avant la recherche de la consistance, principe qui souligne la nécessité psychologique d’un équilibre entre tous les composants de son existence : actions, croyances, opinions, perceptions, etc. Festinger retiendra de Heider le constat de ces écarts et des tensions psychologiques qu’ils suscitent en admettant que la personne a pour objectif de les réduire. La différence notable entre les deux auteurs tient à une rationalité à l’œuvre chez le premier alors qu’elle est rétrospective chez le second. En effet, Festinger explique que les modalités de résolution de la dissonance opèrent par des ajustements, a posteriori, procédant par des justifications qui construisent une rationalité après coup. Rappelons que, pour Festinger, la cognition définit connaissance, opinion ou croyance sur l’environnement, sur soi-même ou sur son propre comportement, ces éléments entretenant des relations de neutralité, consonance ou dissonance. Il soutient que la réduction sera proportionnelle à la force de la dissonance en vertu d’une mesure [3].

L’explication de Heider est intéressante dans le cas des scientifiques. Sa théorie s’applique très bien parce que ces populations partagent une même certitude scientifique au sens où la démarche scientifique est guidée par le principe d’équilibre. Dès lors qu'une théorie donne globalement satisfaction, la communauté scientifique adopte cette convention législative. Elle préfèrera s'interroger sur l'insuffisance de la mesure et des comportements qui lui sont associés ou bien elle formulera des hypothèses ontologiques, intimant au réel de se conformer à ce que prédit la théorie. La loi s’impose. Il existe alors des réalités nécessaires, mais inobservées : ici une planète, en médecine, nous le verrons ensuite : les bactéries. Il s’agit à chaque fois de rétablir l’équilibre entre l’objet-loi et les individus en présence. Relativement à la triade de Heider, cela correspond à un rétablissement de l’équilibre où la préférence pour la cohésion du groupe et des relations interindividuelles priment le traitement de divergences ou conflits. Il s’agit, comme le rappelle Codol [4], d’un équilibre relationnel normatif, statistiquement fondé et aussi désiré. Si ce dernier reproche à la théorie de l’équilibre d’être un biais méthodologique [5], il s’agit surtout d’un fait consubstantiel de l’esprit scientifique pour lequel la recherche de l’équilibre est une exigence de rationalité dans ses travaux dont atteste les fins des recherches : équilibre économique, équilibre physique, équilibre psychologique, équilibre social reproduisant indéfiniment ce principe rationnel d’équilibre, réputé vrai en toute chose qui prime le désordre, donc le désaccord.

Or, dès qu’émerge une controverse scientifique, elle brise l’équilibre cognitif et psychosocial. Cette opposition est à expulser au sein du groupe. La communauté entretient alors cet équilibre en rejetant violemment ce qui vient la perturber. Il y a une aspiration, comme le nomme Codol, à une « bonne forme » sociale parce qu’il est préférable de s’entendre plutôt que d’avoir à gérer des hostilités ou des contraintes. Chaque sujet préfère s’aligner sur l’opinion de celui pour lequel il éprouve une estime et un attrait au sein de son groupe. L’équilibre cognitif a cette dimension d’interactions sociales harmonieuses, soit le goût du compromis et du consensus. Les astronomes préfèrent dans leur quasi-totalité la résolution ontologique, faisant l’économie d’une dissonance plus angoissante, celle d’une crise théorique ouverte qui obligerait de s’interroger sur la légitimité de la convention. En effet, cette perspective d’une résolution législative aurait un coût cognitif élevé, celui d’un déséquilibre immédiat dans des relations interindividuelles qui perdraient l’accord cognitif harmonieux.  S’installerait une instabilité psychologique perturbante face à l’inconnu d’un nouveau champ des possibles. Une telle contestation de la législation, c’est ouvrir l’inconnu d’un temps sans vérités institutionnelles constituées : intolérable à trois égard, psychologique, sociale et politique.  

Concernant les modalités présentées par Festinger, rappelons brièvement ce qu’elles sont : la rationalisation cognitive, la rationalisation comportementale, la trivialisation et le support social. Plusieurs paradigmes ont supporté les recherches en reprenant les thèses de Festinger : le paradigme de la soumission consentie, celui du choix décisionnel, celui de l’infirmation des croyances et enfin celui de l’hypocrisie. Comment établir que certains de ces paradigmes et modalités expliquent la tension cognitive et les hésitations législatives ou ontologiques des physiciens du cas étudié ? La première chose qui surprend tient au fait que cette population ne réagit pas de façon homogène. Tous ne privilégient pas l’hypothèse d’une planète pour sauver la théorie de la gravitation et certains sont prêts à la relativiser ou la falsifier si nécessaire. Ils sont rares [6]. Cet échantillon de populations témoigne d’un premier phénomène : celui de la bifurcation comportementale, voire de la fragmentation jusqu’à constater une dispersion des positions, même si la majorité se rallie à une résolution ontologique, incertaine, mais économe d’une remise en cause plus angoissante. Les contestataires sont marginalisés.

A ce stade, soulignons que l’astronomie est moins impliquante que la médecine que nous étudierons dans notre deuxième cas. En effet, la résolution ontologique en astronomie signifie qu'on admet l'existence d'une planète dont la présence est confirmée par un faisceau constant d'observations. Cette résolution-là n'a pas de coût cognitif, ni d'impact sur l'adoption d'un comportement qui engage la personne. Il en est différemment concernant la résolution législative. Celle-ci met en cause fondamentalement le cadre des « croyances scientifiques », le prix de leur apprentissage et l'effort d'un renoncement à ce qui a été cru, parfois pendant des décennies, au profit de nouveaux agencements intellectuels, difficiles à admettre et à accepter. L’accoutumance à un cadre législatif et aux croyances induites ont constitué une partie du soi de chaque scientifique. L’identification joue, étant ce que l’on sait ou enseigne et partage pour beaucoup, à tel point que l’épistémologue Feyerabend passe pour une exception lorsqu’il insiste sur son expérience personnelle d’une dissociation de l’homme et de ses pensées [7]. Cette affirmation de la totale dissociation est plutôt l’exception, l’identification la règle.

Au-delà de ce cas de l'astronomie, s’observe à travers l’histoire, une résistance des communautés scientifiques. Elles défendent la vérité de leur théorie, sans aucune prudence quant à leurs limites et à leur relativité selon les points de vue et perspectives scientifiques envisagées ou selon les potentielles évolutions des moyens d'observation modifiant très substantiellement, au fil de l’histoire, le champ du savoir et de ces expériences. Voyons comment intervient ici la notion de falsification imaginée par Popper [8] et sa très faible acceptation, du fait de la dissonance cognitive qu’elle induit elle-même chez des scientifiques parfois très empreints d’un rationalisme voire d’un scientisme : « foi » inconsidérée en la rationalité scientifique et ses pouvoirs d’expression de vérités intangibles et indépassables [9]. Ces derniers sont très souvent attachés à une sorte d'universalité-vérité de leur théorie défendue jusqu’au dogmatisme. Or, Popper souligne que la science se démarque (principe de démarcation) des autres savoirs. Elle est guidée par les lois de la nature en procédant par des explications dont les conclusions sont provisoires car elles sont testables et toujours réfutables, ayant une aire de vérité parcellaire. Le savoir scientifique est par construction faillible et mis à l’épreuve [10]. A contrario, d’autres savoirs s’affranchissent de cette épreuve, s’en désintéressent au profit de l’expérience esthétique par exemple ou refusent de s’exposer à leur remise en cause au profit d’une croyance ou d’une intuition fondatrice, mystique par exemple. Or, sur le plan psychologique, les communautés scientifiques réagissent souvent en détentrices d’une vérité incontestable. Plusieurs facteurs sont en jeu :  

a) L'attitude scientifique requiert une adaptation psychique qui n'est pas sans effort pour se démarquer des autres attitudes. Si elle est bien constituée d'une attention portée à l'expérience, d’un inlassable exercice de l'esprit critique assorti d'une exigence de cohérence des futures lois et théories qui succèdent à une hypothèse dûment éprouvée par des expériences, cette attitude induit de nombreuses dissonances cognitives entre les autres formes de connaissances ou de croyances et cette attitude qui s’en démarque. Dans le quotidien même de la vie du scientifique, cette attitude est contre-intuitive de la vie quotidienne, et pour cause [11]. Mais elle conduit par elle-même à des angoisses, des rigidités, des réfutations, des dénis de validation ou de remise en cause par attachement et habitus communautaire à une législation institutionnalisée de savoirs cristallisés, théories qui remplacent la croyance jusqu’à en détenir les attributs : permanence, universalité, etc. C’est la force de la théorie dominante d’une époque qui agit à l’instar d’une croyance collective enseignée alors sans réserve ni prudence.    

b) Elle induit donc cette résistance qui fait de la théorie dominante une forme d’idéologie scientifique au-delà du raisonnable, déclenchant une attitude hostile et de déni face à des événements contraires. Par exemple, rendre raison à l’émotion qu’elle commande la plupart des décisions est irrecevable, comme admettre sa puissante influence dans les phénomènes de masse, les contagions émotives et les effusions charismatiques auxquelles nous pouvons tous participer. C’est renoncer à voir la force du pathos et ne pas faire œuvre de science en réfutant-repoussant l’objet « irrationnel » qui ne se confond pas avec l’exigence de la méthode. Des études sont délégitimées car leur objet contredit l’apathie de l’attitude scientifique. La dissonance cognitive conduit donc à préférer nier des phénomènes et à les subvertir, au profit d’une législation normative, jouant de phénomènes de distanciation, d’une pratique de la dissociation, d’une méthode d’objectification jusqu’à la négation dialectique au nom de cette neutralité axiologique apathique : l’émotion ou la conscience n’existent pas par exemple.  

c) La proposition de Popper est doublement perturbante, sur un plan psychologique et épistémologique. Sa réfutation-falsification législative met en cause toute théorie dominante en lui promettant de ne pas toujours l’être.

Sur un plan psychologique, elle induit un coût cognitif exorbitant. Elle est donc d’abord combattue, le défenseur d’une théorie agissant tel le croyant renonçant dans la souffrance et le déchirement intérieur, du fait d’une image de soi altérée par un changement fondamental, jusqu’à se faire violence et se reprocher ainsi qu’à ses proches, d’avoir été abusé durant cette période d’égarement. Renoncer à une théorie n’est donc pas sans conséquence psychologique : j’y ai cru, je l’ai enseigné et diffusé. La dissonance est très inconfortable, voire insoutenable mentalement, d’où cette accusation en forme de dédouanement qui opère pour rejeter la culpabilité de l’adoption de ce qui devient une erreur, à ceux qui vous l’ont enseigné. Par exemple, le déni des camps et la relativisation des persécutions des régimes marxistes, en particulier l’Union Soviétique, illustrent très bien une résolution de la dissonance coûteuse, voire insurmontable, jusqu’à la déflagration de l’œuvre de Soljenitsyne publié en 1973 : L’archipel du Goulag [12]. La congruence nouvelle se fait alors au prix d’une révolution intérieure douloureuse, qui prend du temps. Tout phénomène de révision, de conversion ou d’adoption d’un nouvel environnement cognitif est plus difficile. Il faut toujours sauver la théorie en place et minimiser les faits en anomalies : accommodement et aménagement sont de rigueur.

Sur un plan épistémologique, Popper montre que la théorie scientifique est de facto temporaire, cantonnée dans une aire de vérité circonstanciée, voire réfutée au profit d’un nouveau modèle. Elle ne se substitue jamais à une dogmatique ou une théologie parce que son savoir s’en démarque par sa faillibilité ou sa délimitation. Or, cette position elle-même suscite un déni chez ceux pour lesquels la science construit des vérités indubitables et éternelles. Pourtant, Popper se nourrit des travaux des logiciens de son temps pour lesquels, même les mathématiques donnent lieu à un débat sur leur caractère conventionnel et limité. Popper discute avec les plus grands logiciens de son époque dont Tarsky [13]. Force est de constater à ce sujet que la résistance à la limitation des prétentions des mathématiques résulte des moins mathématiciens d’entre nous alors que les mathématiciens créateurs de leur discipline eux-mêmes sont plus modestes, un siècle après quelques inventions décisives[14].

Pour l’astronomie, depuis ce cas dont se piquent les tenants d’une législation astronomique pérenne, de nombreuses autres anomalies ont donné lieu à des spéculations ontologiques demeurées sans succès, imaginant des planètes sans les trouver, mais sans avoir d’explications à des mesures en écarts avec la théorie [15]. Cela rappelle à l’historien de l’astronomie que les ellipses de la tradition ptolémaïque avaient un haut degré de fiabilité, sans faillir face aux calculs de Galilée, d’où cette période oubliée de l’équivalence des hypothèses où il était difficile de départager les modèles en présence [16]. La persistance des écarts interroge donc la pertinence d’un modèle gravitationnel, jusqu’à l’avènement d’une nouvelle théorie. Et dans ce cas, la résolution législative peut s’imposer. Mais la communauté aura résisté longtemps au grand chambardement de ses certitudes, en évitant surtout la résolution nécessitant le plus d’effort cognitif, soit la remise en cause de son attitude générale : son système de pensée et ses représentations. Il en est de même aujourd’hui : écailler les certitudes n’est pas chose aisée car elle met en inconfort.

2. Les significations potentielles de l’écart-dissonance cognitif

La dissonance cognitive met les scientifiques dans cet inconfort, voire un abîme de perplexité. Examinons celui de Semmelweis en médecine. C’est un cas très édifiant sur le plan de sa résolution psychologique dans la communauté scientifique et chez ce médecin hongrois du milieu du 19e siècle.

2.1. L’hygiène médicale et la dérive psychiatrique de Semmelweis

Rappelons la folle histoire de ce médecin hongrois dont Louis-Ferdinand Céline étudia les travaux dans sa thèse de doctorat [17]. Ce jeune médecin hongrois né à Budapest en 1818 intègre le service obstétrique de l'hôpital général de Vienne. Il pratique une méthode comparative mesurant un écart de mortalité très significatif entre les jeunes accouchées dans un pavillon hospitalier réservé aux étudiants en médecine et le second pavillon où pratiquent les sages-femmes. Il s’agit de la fièvre puerpérale [18]. D'un côté le taux varie entre dix et quarante pour cent, de l'autre il ne dépasse pas les trois pour cent. Fort de ce constat le jeune médecin hongrois entreprend une étude épidémiologique plutôt inédite à son époque. C'est à l'occasion d'un accident dramatique qui coûte la vie à l'un de ses collègues qui meurt d'une septicémie qu'il aurait contracté lors d'une autopsie [19] que le jeune médecin hongrois imagine en mars 1847 que celui-ci a contracté quelque chose lors d'une autopsie. Il imagine alors de s'imposer une discipline sanitaire par un lavage de main intensif au chlorure de chaux. Le résultat est immédiat et le taux de mortalité chute en deçà de deux pour cent. Les résultats se confirment dans la durée et les écarts entre les deux pavillons sont significatifs de la situation antérieure. La réalité scientifique est à la fois connue et parfaitement compréhensible par l'ensemble de ses collègues. Pourtant, la plupart d'entre eux vont réagir très défavorablement et refuser les enseignements du médecin hongrois. Rappelons qu’au milieu du dix-neuvième siècle, les microbes ne sont pas encore connus [20] (lire sa généalogie dans la note), soit que la théorie des maladies microbiennes n’est pas formulée, Semmelweis faisant l'hypothèse de ces germes où particules, sans pouvoir apporter la preuve de leur existence. Mais il a pris soin d’exclure de nombreuses possibilités : atmosphère, régime alimentaire, soins, déficience des actes médicaux ; la résolution ontologique étant de ce fait inaccessible. Ainsi, autant les résultats expérimentaux sont très peu discutables comme leurs bénéfices visibles, autant la démonstration scientifique attestant de l'existence de ces microbes n'est pas apportée.

Quelles sont les causes du rejet de ses résultats, outre le fait qu’il n’apporte pas la preuve ontologique de l’existence de ces êtres vivants invisibles ? La théorie en vogue crée un cadre législatif contradictoire avec ces observations. Il s’agit de la théorie des déséquilibres corporels ou dyscrasie. Il existe donc une première résistance du fait des connaissances en place. De plus, en matière de comportement, la prescription est contraignante du fait du temps de lavage de cinq minutes et des irritations liées au chlore. Aussi, en lui donnant raison, les médecins admettraient qu’ils ont été antérieurement responsables des décès ; ce qui est psychologiquement très difficile à concéder : une négligence coupable et une ignorance renvoyant une image peu flatteuse de soi et de la profession, d’autant que Semmelweis déjuge son hiérarchique : Klein. Malgré les résultats, l’explication scientifique n’est pas acquise, mais un résultat probant est démontré expérimentalement. Est-ce une raison pour en refuser la pratique ? Enfin, la notion même de lavement renvoie, à cette époque, à des pratiques religieuses, dont les ablutions, que l’esprit des Lumières et les scientistes du moment réfutent, la percevant comme une régression superstitieuse. Se laver les mains est compris comme une action résiduelle des croyances mystiques en ce milieu de 19e siècle moderne et progressiste. L’art de l’interprétation des faits selon les époques est en soi un sujet d’étonnement du fait de sa réversibilité et de son inconstance, un sujet d’étude à l’évidence.

Deux aspects de la résolution de cette dissonance cognitive sont à prendre en compte à ce stade. Premièrement celle de la communauté scientifique elle-même qui refusa d'adopter un nouveau comportement et de changer son cadre épistémologique en intégrant une résolution législative et une ontologique puisqu'il s'agissait simultanément de modifier les théories scientifiques en vigueur et d'intégrer l'existence d'organismes jusque-là ignorés : 1) la résistance de la communauté scientifique. Deuxièmement, celle du médecin hongrois lui-même qui eut à résoudre cette dissonance cognitive extrême entre sa croyance en la vérité des résultats obtenus et la résistance de ses confrères donc nous allons voir qu'elle entraînera sa révolte puis sa crise psychiatrique : 2) la dérive psychiatrique de Semmelweis.

1) La résistance de la communauté scientifique s’explique par au moins trois aspects des résolutions étudiées par Festinger : a) la trivialisation, b) l’infirmation de la croyance et c) la rationalisation cognitive. Ils constituent bien des explications psychologiques de ces réactions personnelles et collectives dûment observées et consignées par les historiens où toute la communauté scientifique va désapprouver et enterrer les propositions pratiques de Semmelweis.  

a) La trivialisation-banalisation évacue le comportement problématique. Les médecins dévaluent leur propre comportement. Il ne peut être la cause des décès. Tout changement de comportement signifierait en effet que le précédent était préjudiciable. La culpabilité associée à une relation entre le comportement et les décès serait insoutenable. Elle est donc rejetée, faisant du comportement pratiqué un facteur secondaire et sans relation avec les faits de décès. Il y a bien diminution de l’inconsistance perçue entre les écarts. La trivialisation dispense d’un changement effectif d’attitude. Dans celle-ci, figure bien aussi un authentique déni de responsabilité [21] qui vient créer une distance et une protection du comportement remis en cause, et ce, sans aucun effort cognitif pour modifier les cognitions inconsistantes : la connaissance-croyance d’une part et le comportement induit d’autre part. Les travaux sur le déni de responsabilité soulignent l'influence de l'affirmation de soi et la perception du caractère désirable socialement de l'acte concerné par la dissonance. Se laver les mains n'est pas spécialement désirable à l'époque que nous étudions et l'affirmation de soi est mise en cause par le type de population valorisé dans son comportement : les sages-femmes. Le déni trouve là deux motivations.

b) L’infirmation des croyances montre que chacun refuse de renoncer à sa croyance en adoptant des stratégies de justification, un prosélytisme réactif, voire agressif visant à renforcer la légitimité de son attitude. La communauté scientifique hostile joue alors de ce support social qui consiste à s’entourer des siens et à renforcer son autorité en évitant et dévalorisant l’« adversaire » contradicteur. Il est à signaler ici que la communauté scientifique agit exactement comme la secte millénariste confrontée à l’échec de la prophétie décrite par Festinger en 1956 [22]. Il faudra d’autres travaux pour renverser les croyances établies dont la scientificité n’était pas plus avérée que celle de Semmelweis, puisqu’elles furent ultérieurement démenties.  

c) la rationalisation cognitive évite l’adoption de ce nouveau comportement traduisant une nouvelle théorie.  L’asepsie fait l’objet d’une seconde résistance à sa mise en pratique. Le comportement est jugé irréaliste pour le temps pris, l’agressivité des produits, son organisation. La rationalisation cognitive consiste bien à réduire l’écart en arguant des bonnes raisons qui font échapper à ses pratiques ancestrales et superstitieuses auxquels est alors assimilée l’invitation à une réforme comportementale : se laver les mains. Ce geste est alors réinterprété contradictoirement, entre le médecin qui en comprend la vertu médicale et la mesure sans en démontrer les inférences causales, fautes de démontrer l’existence des bactéries, et la communauté scientifique quasi-unanime pour la recouvrir d’une interprétation l’assimilant à des pratiques irrationnelles et obsolètes d’origine religieuse : les lavements et ablutions.   

Il devient plus clair que cette communauté agit selon des procédés psychologiques de réduction de la dissonance cognitive bien proche de cette expression de Festinger concluant son étude de la secte millénariste des seekers : « Le croyant doit avoir le soutien social des autres croyants. » Or, nous parlons des scientifiques européens du milieu du 19e siècle. Lors de cette étude des seekers, le psychologue met en évidence les conditions nécessaires à cette manière de défendre plus encore les connaissances où croyances initiales malgré une contradiction flagrante apportée par un tiers. Deux mécanismes sont à noter : la surinterprétation et le prosélytisme. Or, ce sont bien les faits observables des attitudes de la communauté scientifique de l’époque. Elle reflète d’ailleurs les conditions exposées par Festinger. La surinterprétation dévie l’enseignement contraire et le subvertit ce qui résout une partie de la dissonance. Le prosélytisme rassure le groupe du fait de l’élargissement du cercle des croyants. Nous avons raison parce que nous sommes plus nombreux. C’est le soutien social défensif. Le croyant entretient sa conviction par l’action de sa diffusion dont l’acceptation est la preuve de sa véracité. À cet égard, les travaux de Sherman et Gorking [23] montrent bien que la valeur de l'attitude remise en cause lors d'une dissonance motive son renforcement plus que toute modification. Or, c'est bien le cas de la communauté des médecins contre Semmelweis. Le soutien social s’organisant, la persuasion collective impose sa vérité comme le conclut Festinger sur ce cas. « Si de plus en plus de gens peuvent être convaincus que le système de croyance est correct alors il est évident qu'après tout il doit être correct ».

Plus encore, ce soutien social paraît d’autant plus actif dans cette communauté scientifique solidaire contre l’intrusion d’un savoir perturbant. L’explication tient pour une part au règlement de la dissonance par ce comportement collectif « sectaire » qui renvoie à la théorie de l’identité sociale [24]. L’appartenance à des groupes sociaux joue un rôle essentiel en termes d'identification, par des relations intersubjectives qui viennent renforcer les croyances et défenses identitaires du groupe. L’imitation rassure les membres et le maintien de l’usage est constitutif de l’identité collective. Ils maintiennent leur estime de soi contre l’usage d’un autre groupe jugé inférieur, ici : les sages-femmes contre les étudiants en médecine et leurs professeurs. Il est alors intéressant de s'appuyer sur les enseignements de Tajfel et Turner dans leur article de 1979. Ces derniers rappellent qu’un groupe est avant tout : « une collection d’individus qui se perçoivent comme membres d’une même catégorie, qui attachent une certaine valeur émotionnelle à cette définition d’eux-mêmes et qui ont atteint un certain degré de consensus concernant l’évaluation de leur groupe et de leur appartenance à celui-ci »[25]. Ce phénomène de catégorisation sociale est bien le fait de chacun des membres qui ont pleinement conscience d'appartenir à ce groupe et d'être à ce titre porteur d'une identité sociale à laquelle ils s’identifient du fait de leur croyance et de leur comportement entre autres. L'identité de soi est donc aussi l'identité sociale avec ses valeurs et ses significations émotionnelles. Ils proposent trois principes qui déterminent la continuité d’appartenance à un groupe.

Premièrement, les individus veulent accroître leur estime de soi aspirant à un concept de soi positif.

Deuxièmement, l’appartenance à une catégorie sociale est connotée positivement ou négativement du fait de la valeur du groupe au milieu d’autres groupes qui le dévalorise ou bien le valorise. Cette valeur de l’identité sociale résulte de ce jeu des évaluations des groupes.

Troisièmement, cette comparaison sociale peut conférer un prestige social et une estime de soi positive ou l’inverse. Comment les médecins peuvent-ils admettre que la pratique des sages-femmes obtient de meilleurs résultats en acceptant de lier justement un comportement devenant la cause des décès ? Au nom même des valeurs de leur catégorie sociale : les scientifiques qui savent, et donc au nom de leur supériorité sociale avérée qui fait toute la signification émotionnelle de leur prestige dans la société du 19e siècle, il leur est impossible socialement et psychologiquement de rompre avec les conditions de leur identité sociale. C’est là sans doute l’explication de leur refus de la prise en compte des résultats et de l’efficacité d’un comportement qui obtient pourtant un résultat, même si la chaine causale n’est pas démontrée. Les faits sont là mais intentionnellement dévalués, voire occultés. La communauté scientifique est donc sujette à des comportements psychologiques et sociaux. Des jeux d’intérêts ne sont pas à exclure, mais ils ne font pas l’objet de notre étude.

2) La dérive psychiatrique de Semmelweis a une dimension médicale évoquée par les historiens soulignant son tempérament dépressif, ce qui ne dispense pas d’autres explications par les facteurs de Festinger. Les tensions psychologiques, du fait de l’irrésolution de la dissonance majeure, font entrer en ligne une affirmation de soi et plus encore une évolution du comportement venant souligner la force de l’attitude qui ne saurait être en cause. Là encore, la résolution ontologique prime la législative qui commande un changement de comportement à diffuser rapidement et généreusement. L’incompréhension est totale, lorsqu’il bute sur la résistance de ses pairs qui n’adhèrent pas à ses bonnes raisons. Deux aspects de son comportement sont à souligner : sa brutalité agressive et sa dépression autodestructrice.

Semmelweis a un tempérament relaté comme entier, voire brutal. Il est dur avec lui-même et il interpelle aussi violemment ses pairs : « des assassins », ce qui ne peut que renforcer leur refus. Congédié, reclus à Budapest, interdit à Vienne, le médecin déprime, rédigeant son traité : L’Étiologie, le concept et la prévention de la fièvre puerpérale publié en 1861. L’étude de ce texte témoigne grandement de sa situation psychologique. Le ton est agressif, quelque peu égocentrique, voire paranoïaque : « Je suis prédestiné à révéler la vérité qui est dans ce livre […]. Je ne dois plus penser à mon propre repos, je ne dois me rappeler que les vies qui seront sauvées, selon que moi ou mes adversaires gagneront […]. Toutes ces heures que j’ai pu passer dans l’amertume n’ont pas servi d’avertissement ; je vis encore ; ma conscience m’aidera à souffrir tout ce qui m’attend. » écrit-il. Son œuvre suscitant peu d’intérêt, voire toujours l’opposition, il devient de plus en plus agressif comme en atteste une lettre à Josef Spaeth, professeur d’obstétrique à Vienne : « L’arrogance avec laquelle vous étalez votre ignorance de ma doctrine et vos erreurs, me contraint à faire la déclaration suivante : je suis moi-même accablé par la pensée que, depuis 1847, des milliers et des milliers de femmes et enfants morts de fièvre puerpérale auraient été sauvés si, au lieu de me taire, j’avais, chaque fois qu’il le fallait, corrigé les erreurs qu’on répand à propos de cette maladie. […] Et vous, monsieur le professeur, vous avez eu votre part dans ce massacre. Ces meurtres doivent cesser, et pour qu’ils cessent, je monterai la garde, et quiconque se permettra de propager des erreurs dangereuses sur la fièvre puerpérale trouvera en moi un farouche adversaire. Pour mettre un terme à ces assassinats, je n’ai pas d’autres moyens que la dénonciation impitoyable de mes adversaires » [26].

La résolution de la dissonance cognitive c’est faîtes chez lui dans la violence retournée de l’autre vers soi, jusqu’à se détruire. Festinger aborde-t-il ce cas ?

2.2. Les multiples interprétations d’un écart dissonant

Les chercheurs qui ont prolongé les travaux de Festinger soulignent certains aspects prépondérants. En effet, l’écart est-il le résultat d’un conflit intérieur totalement dénué de relations aux autres et à soi-même qui résulteraient d’une construction sociale ? Au-delà de sa description des modalités de sa résolution, la dissonance s’explique différemment selon les auteurs qui mettent en exergue certains concepts complémentaires : a) le lieu de contrôle, b) le soi et c) la stratégie de résistance. Ces concepts offrent des pistes d’interprétations qui agissent comme autant de clés à la compréhension des comportements et des attitudes de cette communauté médicale à la moitié du 19e siècle.

a) Le lieu de contrôle (locus of control) est un concept développé par Rotter [27] en 1954 distinguant des sujets estimant que leur sort et leur vie dépendent d’eux-mêmes avec un lieu de contrôle interne fort, d’autres sujets estimant que leur sort et leur vie dépendent plus d’événements extérieurs qui les déterminent. Beauvois [28] mettra plus tard en évidence l’influence de l’éducation sur ce lieu de contrôle et montrera aussi que les catégories socio-professionnelles élevées ont un lieu de contrôle interne tandis que les autres ont un lieu de contrôle externe. Les unes se jugent responsables de la situation, les autres prêtent à l’environnement une part de responsabilité à leur destin. Dès lors qu'on considère les hommes de science comme étant plutôt des catégories socioprofessionnelles élevées, cela signifie qu’il dispose d'un lieu de contrôle interne développé.

Or, une telle disposition souligne un renforcement des croyances et d’une causalité interne des réussites et échecs. Appliquée d’abord aux astronomes, cela confirme bien leur préférence pour la résolution ontologique qui ne les affecte pas mais en confirme la qualité de leur science, la certitude de leur modèle et de leurs croyances. Si l’éducation scientifique forge cette norme d’un contrôle interne inhérent à quelques croyances premières, il est logique d’avoir de très nombreux scientifiques en résistance à la nouveauté, du fait des vérités institutionnelles qu’ils contribuent à diffuser dans leur enseignement et dont ils sont les loyaux serviteurs, cas des médecins viennois. Ce lieu de contrôle procède à la façon d’une inhibition apprise mais dûment internalisée et qui conduit à réfuter ce qui la conteste. L’écart se résout nécessairement ailleurs, dans la défaillance de la mesure où dans une réalité invisible et résistante à l’observation. D’où l’importance de l’estime de soi.

b) Le soi est un concept associé à la théorie de la dissonance cognitive qui prédomine très largement dans la tradition psychologique nord-américaine. Il devient un concept majeur dès lors qu'on cherche à expliquer l'éveil de la dissonance. Soit, la dissonance résulte d’un écart entre deux cognitions, soit une cognition s’écarte de quelques standards d'une conduite personnelle qui est elle-même l'expression d'une affirmation de soi dont plusieurs auteurs nord-américains soulignent le rôle. Là où Festinger ne renvoie pas à une telle notion, ces auteurs introduisent cette consistance psychologique où l’affirmation de soi suffit à induire des écarts. Il s’agit de la théorie de l’auto-consistance d’Aronson [29] dans les années soixante, de la théorie de l’affirmation de soi de Steele [30] dans les années quatre-vingt et du modèle des standards de soi de Stone et Cooper [31]. De nombreux travaux examinent le soi sous divers aspects : menace du soi, estime de soi, image de soi, concept de soi, responsabilité du soi, identité, etc. qui jouent un rôle dans l’éveil de la dissonance. Or le Modèle des Standards du Soi (MSS) explique l’attitude de la communauté médicale de notre deuxième cas. En effet, leur histoire correspond parfaitement à cet éveil de la dissonance traité dans la voix deux du schéma de Stone et Cooper où les attributs du soi positif sont présents, mais liés à une dimension du choix menacé par la dissonance. Dans ce cas, le modèle conclut à un effet d'auto-consistance où des individus à forte estime de soi justifient leur comportement. C'est bien ce qui s'est produit.  

c) la stratégie de résistance se met en œuvre pour empêcher un changement d'attitude. Sa motivation tient au refus de la modification d'une attitude qui répondrait alors à la dissonance cognitive en acceptant un changement. Cette résistance est mise en perspective des caractéristiques ou dispositions des individus dans les travaux de Wood et Stagner [32] qui soulignent qu’elle est très présente chez des individus plus dogmatiques et autoritaires, ayant une forte estime de soi. Ils sont persuadés de la qualité-véracité de leur propre, position légitimant leur certitude et immobilisme. Plusieurs modes opératoires décrivent alors très bien ceux des médecins qui s'opposèrent à la découverte de leur collègue hongrois, à commencer par la confiance et la certitude de pratiquer le bon comportement au nom de leur certitude cognitive. Ils exigent de manière très pointilleuse de disposer de tous les arguments qui nécessiteraient de changer de comportement au titre d'une nouvelle certitude plus largement étayée que la précédente, même si son argumentation reste fragile. Notons :

Premièrement la production d'une contre-argumentation dont l'objectif est de se rassurer mais aussi de déstabiliser celui qui vient troubler les certitudes et pratiques de la communauté.

Deuxièmement la production d'une argumentation de soutien à sa propre attitude qui vient bien sûr conforter la contre-argumentation dans un ensemble cohérent d'expressions de toutes les résistances cognitives positives et négatives.

Troisièmement, à la façon de la rhétorique, sous sa forme de l'attaque ad hominem, décrédibiliser l'auteur des requêtes de changement, en s'attaquant à tout ce qui permet de le discréditer, le minorer, ce qui renforce l’estime de soi et affaiblit la confiance qu'on pourrait porter à ce quelqu'un, alors réduit au statut de charlatan peu fiable : méthode Coué. L'arme rhétorique renvoie à son arrière-plan psychologique qui en explique pour une part l'usage. En dévalorisant, je me valorise et m’interdit d’accorder ma confiance après avoir pris grand soin de me convaincre que celui-là n’est pas à écouter.

Quatrièmement, produire une série d'affects négatifs qui justifient son comportement par des signes visibles traduisant l’irrecevabilité de l'argumentation, mais sur un plan plus pathologique. Il s'agit par exemple de recourir à la colère et à l’énervement rendant encore plus visible l’inacceptabilité du changement de comportement.

Cinquièmement, le recours à la validation sociale par la mobilisation de la communauté qui dans sa cohérence et son identité sociale, déjà mentionnée, vient légitimer par son nombre une position dont le support social suffit à disqualifier la demande de changement émanant d’un seul ou d’un groupe minoritaire.

Il est très intéressant de noter que l'ensemble des travaux des psychologues menés sur ses stratégies de résistance à la persuasion sur plusieurs décennies des années soixante-dix aux années 2000 [33] trouvent ici toute leur pertinence en décrivant très minutieusement ce qui se retrouvent dans les pratiques de la communauté scientifique qui s'opposa à Semmelweis.    

Conclusions

Evoquons pour conclure, les difficultés opposant les physiciens Bohr et Einstein concernant la relativité et la mécanique quantique. Leur controverse est aussi une dissonance cognitive majeure qui a suscité l’expérience de Bell en 1964, à l’origine de sa théorie des inégalités [34]. En effet, la controverse porte sur la cause de l’indétermination d’Heisenberg et donc sur l’explication du rapport entre la représentation probabiliste et la nature des phénomènes physiques : résolution législative ou ontologique de nouveau, pour changer notre représentation de la nature des phénomènes ou pour interpeler la pertinence des théories : relativité et mécanique quantique, soit comme le résume fort bien Hespel : « Bohr prétendant que le caractère probabiliste de ses prédictions tenait de la nature des systèmes physiques qu’elle décrit, Einstein qu’il résultait seulement de l’incomplétude de la description qu’elle offre. » (2019, 221). Les enseignements de la violation des inégalités de Bell répétées de nombreuses fois par des expériences toujours plus précises confrontent à l’une des plus importantes dissonances cognitives pour la communauté scientifique des physiciens. A tel point, que celle-ci est assez largement passé sous silence, puisqu’elle fait s’effondrer le cadre des croyances de la science moderne, et par conséquent les fondements scientifiques de la théorie politique moderne qui est directement liée à une science des phénomènes dont les règles ont été fixées à l’époque de la physique classique-mécaniste.

En effet, la permanence de la violation des inégalités de Bell interpelle plusieurs croyances fondamentales de la science moderne [35]. Elle introduit le hasard non-local, soit le fait qu’apparaissent des événements intrinsèquement non-prévisibles. Une telle situation conteste l’habitude de penser selon des causalités en provenance du passé au profit d’un pur hasard, soit une pure création instantanée. Celle-ci est une conséquence des phénomènes d’intrication témoignant d’une manifestation du hasard en plusieurs endroits, soit un surgissement en dehors de l’espace-temps. L’intrication quantique interpelle donc la continuité des chaines de phénomènes au profit d’une possible causalité non-phénoménale, soit le renoncement à un réalisme scientifique se limitant à l’observation des événements. Hespel résume très bien cette dissonance cognitive majeure qui bouleverse le cadre des croyances scientifiques de l’ère moderne [36] : « il s’agit d’une relation d’un genre nouveau, ni spatiotemporelle ni causale et donc forcément non phénoménale. » (2019, 234). Il use même du terme de dilemme pour l’exposer : « Un dilemme inédit : soit abandonner le principe de raison qui veut que toute ait une raison, soit chercher ailleurs que dans l'espace-temps la raison de ce qui s'y manifeste lors de certaines expériences […] C'est en définitive la réalité d'un au-delà de l'espace-temps qu'il s'agit d'admettre. » (2019, 237) Et il conclut : « Bref, avec cette découverte de la violation expérimentale de l’inégalité de Bell se ferme une époque et s’en ouvre une nouvelle, dont on sait déjà qu’elle sera marquée par la réaffirmation d’une exigence radicale. Car ce fait n’arrêtera évidemment pas l’histoire et il s’agira d’assumer les conséquences de cette reconnaissance de sa signification ; lesquelles ne manqueront assurément pas et, pour les plus philosophiques d’entre elles, seront certainement métaphysiques au sens pré-kantien du terme,  puisqu’il s’agira de construire une véritable méta-physique, c’est-à-dire une science qui ose s’aventurer au-delà – ou en-deçà – des phénomènes afin d’y saisir ce X, si longtemps ignoré et même parfois tout simplement nié, mais sans lequel la nature ne saurait être celle qu’observent pour nous les physiciens. » (2019, 243).

Voilà bien l’ultime dissonance d’une physique qui atteste de ses limites et dont les expériences indiquent une nouvelle révolution épistémologique induite de la mécanique quantique à laquelle nombre de contemporains s’opposent, de peur de voir leurs croyances scientifiques et politiques s’effondrer avec elle. La création serait-elle en acte ? La physique manifesterait-elle une méta-physique ? Sommes-nous facilement prêts à renoncer à nos croyances, ici la seule science des simples phénomènes, alors que l’étude de la matière ne trouve pas l’atome mais brise les logiques antérieures ? Non. Cet article voulait montrer que les résistances mentales sont nombreuses, même chez ceux qui croient ne pas en être les sujets. Le savant n’en est pas moins homme et les communautés savantes n’en sont pas moins des groupes sociaux.

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

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[1] Norbert Elias (1897-1990), La dynamique de l’Occident, 1991, Paris, Editions Calmann-Lévy, p. 260.

[2] Fritz Heider (1896-1988) développe sa théorie de l’équilibre cognitif et de la consistance dans son œuvre majeure The Psychology of Interpersonal Relations publiée en 1958. Face à des contradictions, la personne cherche à modifier ses rapports à l’environnement ou à ses représentations. Heider privilégie là l’hypothèse d’une recherche de la cohérence-équilibre atténuant les tensions inhérentes à des contradictions. Nous partageons l’excellent diagnostic exposé dès l’introduction de l’article de Jean-Léon Beauvois, Gérard Lopez et Nicole Dubois : un approfondissement de la théorie de l'équilibre structural : le graphe des parentés publié dans la Revue internationale de psychologie sociale : « Dans les années cinquante, inspirés par les intuitions gestaltistes de Fritz Heider (1946), un certain nombre de psychologues et de mathématiciens ont eu recours aux mathématiques discrètes pour représenter des structures de liens (liens entre deux objets cognitifs, entre deux valeurs, entre deux personnes…) avec des graphes. C’est ainsi qu’est née la théorie de l’équilibre structural (Cartwright & Harary, 1956 ; Flament, 1963 ; Harary, Norman & Cartwright, 1965). Cette théorie formalise l’idée d’équilibre d’un univers de concepts reliés et affine la description des structures impliquées par les liens entre ces concepts. Après avoir eu son heure de gloire en psychologie sociale et suscité de nombreuses formulations et recherches (voir Flament, 1996), cette théorie n’a peut-être pas résisté, en psychologie sociale, à la tendance cognitiviste, au point que Hummon et Doreian pouvaient, en 2003, affirmer qu’elle avait perdu sa faveur. Il reste que la théorie de l’équilibre structural n’a jamais fait l’objet de critique théorique dirimante qui justifierait son abandon en psychologie sociale. Elle demeure en conséquence une colonne essentielle dans l’architecture d’une théorie générale de cette discipline. » (2008, 6)

[3] Léon Festinger (1919-1989) et James Carlsmith (1936-1984) quantifient par le taux de dissonance (T = I / [I + C]). (I) étant l’ensemble des cognitions inconsistantes et (C) l’ensemble des cognitions consistantes.

[4] Jean-Paul Codol (1944-1989), connu pour ses travaux sur l’effet PIP (primus inter pares), il publie Schème d'équilibre et normes sociales in L'année psychologique. 1974 vol. 74, n°1. P.201-218 où il insiste sur l’équilibre comme schème de positivité dont sa note 1 qui décrit : « Cette perception de la réciprocité est aussi clairement apparente dans les études de type sociométrique (cf. par exemple Tagiuri et al., 1958). Dans cette ligne de recherche, il est à noter que la perception de la réciprocité des relations positives semble être à la fois l'expression d'une image idéale du groupe, en même temps qu'elle reproduit un état réel des relations vécues dans les groupes. Par exemple en étudiant un échantillon de 60 études sociométriques, Davis et Leinhardt (1967) en trouvent 55 pour lesquelles il y a statistiquement plus de réciprocité dans les relations positives que n'en donnerait le hasard seul. Les recherches de Moreno et Jennings (1938), de Kogan et Tagiuri (1958), de Jones (1966), etc., tendent également à montrer que les relations d'amitié sont perçues comme réciproques parce qu'il en est ainsi le plus souvent dans la réalité vécue. On peut ainsi considérer que la réciprocité des relations positives est culturellement normative à deux points de vue : elle exprime à la fois un état de fait objectif, partagé en moyenne par la plupart des groupes, et un état du groupe, tel que la majorité des gens aimeraient qu'il soit. » (1974, 203)

[5] Il conclut son article de 1974 en ses termes : « Quoi qu'il en soit, l'observation d'une dépendance (directe ou inverse) entre d'une part le biais d'équilibre, et d'autre part la normativité des relations en cause dans les structures sociales utilisées pour mettre ce biais en évidence, nous paraît éclairer d'un jour nouveau les discussions sur la nature du schème d'équilibre. Nous pensons également qu'en examinant sous cet angle de nombreux résultats obtenus dans la littérature psychosociologique, une bonne part des analyses et des discours dont les revues abondent depuis quelques années sur ce thème se trouveraient bientôt sans objet. Peut-être verrait-on alors les études sur le biais d'équilibre ramenées à une place un peu plus modeste, sans doute plus conforme à leur intérêt réel pour la psychologie sociale. » (1974, 217)

[6] Des astronomes interrogent la pertinence des lois de Kepler décrivant le mouvement des planètes du système solaire et de la gravitation universelle de Newton.  

[7] Paul Feyerabend (1924-1994) écrit dans Adieu la Raison à ce sujet :  « Dans ces discussions, je prenais tantôt telle position, tantôt telle autre : je changeais de position – et même de style de vie – en partie pour échapper à l’ennui, en partie parce que je suis réfractaire à la suggestion … / … il ne me serait jamais venu à l’idée de considérer ces pensées comme une partie essentielle de moi-même… /… mes inventions les plus sublimes et mes convictions les plus profondes, je ne leur permets jamais de prendre le dessus et de faire de moi leur très obéissant serviteur. » (1989, 361)

[8] Karl Popper (1902-1994) développe le concept de falsification-réfutation des théories scientifiques qui les distinguent des savoirs empiriques ou des croyances. Attaché à l’explication de cette démarcation entre savoir scientifique et autres formes de savoirs ou expériences, Popper explique : « Je n’exigerai pas d’un système scientifique qu’il puisse être choisi, une fois pour toutes, dans une acceptation positive mais j’exigerai que sa forme logique soit telle qu’il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans une acceptation négative : un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience ». in La logique de la découverte scientifique, (1990, 37). Revenant sur sa définition dans Conjectures et réfutations, il précise : « Lorsque j’ai proposé le critère de réfutabilité (…), j’entendais tracer une frontière –aussi bien que faire se pouvait- entre les énoncés ou systèmes d’énoncés des sciences empiriques et tous les autres énoncés, que ceux-ci fussent de nature religieuse, métaphysique ou, tout simplement, pseudo-scientifique. Ultérieurement, (…), j’ai appelé ce premier problème le « problème de la démarcation ». Le critère de réfutabilité apporte en effet une solution à ce problème, puisqu’il spécifie que des énoncés ou des systèmes d’énoncés doivent pouvoir entrer en contradiction avec des observations possibles ou concevables. » (1963, 68). Ceci le conduit à interroger le caractère scientifique, en ce sens-là de pensées dont les constructions les situent ailleurs : croyances, constructions spéculatives, théories herméneutiques, descriptions et enquêtes situées par exemple : « Mais [mon critère de démarcation] est plus que suffisamment pointu pour faire une distinction entre de nombreuses théories physiques d'une part, et les théories métaphysiques, comme la psychanalyse ou le marxisme (dans sa forme actuelle), d’autre part. C’est, bien sûr, une de mes thèses principales, et de celui qui ne l'a pas compris, on peut dire qu’il n’a pas compris ma théorie ». in Replies to my critics in The Philosophy of Karl Popper, The Library of Living Philosophers, Paul Arthur Schilpp (eds) (1974, 984)

[9] Félix Le Dantec (1869-1917), biologiste, écrit dans un article paru en 1911 dans la Grande Revue : « Je crois à l'avenir de la Science : je crois que la Science et la Science seule résoudra toutes les questions qui ont un sens ; je crois qu'elle pénétrera jusqu'aux arcanes de notre vie sentimentale et qu'elle m'expliquera même l'origine et la structure du mysticisme héréditaire anti-scientifique qui cohabite chez moi avec le scientisme le plus absolu. Mais je suis convaincu aussi que les hommes se posent bien des questions qui ne signifient rien. Ces questions, la Science montrera leur absurdité en n'y répondant pas, ce qui prouvera qu'elles ne comportent pas de réponse. »

[10] Popper écrit dans La logique de la découverte scientifique : « La base empirique de la science objective ne comporte donc rien d’ « absolu ». La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. […] Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement. » (1984, 111). A noter que la crise de l’axiomatique atteste aussi de cet élan fondé sur des axiomes posés là pour l’exercice, sans pouvoir préjuger de leur statut quasi-ontologique. L’axiome est même le résultat d’un travail de l’esprit, une construction de la fondation en vue d’une reconstruction logique induite qui s’ensuit.

[11] Dans Reconstruction en philosophie, le psychologue et philosophe John Dewey (1859-1952) rappelle comment la nature change pour le savant : « Ce qui rend la nature du scientifique physicien mécaniste si plate et si terne du point de vue esthétique est aussi ce qui permet à l’homme de maîtriser la nature. Lorsque les qualités se sont trouvées subordonnées à des rapports quantitatifs et mathématiques, la couleur, la musique et la forme ont disparu du champ de l’enquête scientifique. » (2014, 128)

[12] De nombreux auteurs marxistes ont éprouvé de grandes difficultés dans cette dissonance cognitive liée aux révélations des camps staliniens, tant pour reconnaître les faits, stratégie du déni ou de la trivialisation très à l’œuvre, que pour modifier leur attitude : stratégie du soutien social défensif tout spécialement. Dans le Désenchantement des clercs, Francois Hourmant écrivait au début du 2e chapitre : La dénonciation de l’Archipel du Goulag : « L’Humanité (29/08/73), sous la plume d’Yves Moreau, commente les propos de l’écrivain parus dans les colonnes du Monde le 28 août 1973. Cet article est la première étape d’une stratégie visant l’occultation de toute voix dissidente. Alors que Pierre Daix affirme dans Le Monde (30/08/73) son entière solidarité avec l’écrivain et déplore le silence de son parti sur le sort des intellectuels en URSS, Georges Marchais déclare ne « voir aucun fait qui justifie l’appréciation selon laquelle nous assisterions à un retour aux méthodes staliniennes » puisque Soljenitsyne et Sakharov peuvent s’exprimer « librement ». Dans ce prélude, qui va de la saisie du manuscrit de L’Archipel du Goulag par le KGB à sa publication en France le 28 décembre 1973, la tentative d’étouffement s’effectue sur un mode mineur ; la résistance active qui s’instaure procède essentiellement d’une volonté délibérée de banaliser et de minorer le rôle des dissidents. » (1997, 57). Les termes soulignés montrent que l’analyse de Festinger est pertinente au-delà de la stratégie rhétorique des acteurs.

[13] Alfred Tarsky (1901-1983) auteur de La conception sémantique de la vérité (1944) donnera lieu à des réactions de Popper concernant les conséquences d’une telle nouvelle logique : indécidabilité, indétermination, incomplétude des systèmes logiques dont les mathématiques.

[14] Lire l’article de Frédéric Patras dans les Cahiers de psychologie politique, n° 33  : Enjeux et limites des modèles  et avoir à l’esprit ses propos de philosophe et mathématicien dans la foulée de toute une tradition des limites initiées par Husserl dans La pensée mathématique contemporaine : « La pensée mathématique ne prétend plus à une universalité inconditionnelle, comme ce fut un moment le cas : l’idée d’une reconduction des sciences de la nature à des modèles exclusivement mathématiques, selon les canons du réductionnisme classique est devenue intenable. » (2001,9) qui prolonge cette affirmation et constat du philosophe et logien Willard von Orman Quine (1908-2000) : « Qu’il ne puisse y avoir de systématisation déductive correcte et complète de la théorie élémentaire des nombres et encore moins des mathématiques pures en général est vrai. » (2011, 64) et notre article dans la revue Argumentum n° 17 (2) 2019, p.36-56, Généalogie et limite de la rhétorique des nombres

[15] Les écarts de mesure ont donné lieu à la répétition de ce raisonnement. Le Verrier observe d’autres anomalies concernant le mouvement de Mercure. L’écart entre le calcul et la mesure le conduit de nouveau à faire l’hypothèse d’une planète : résolution ontologique de nouveau. Il fait l’hypothèse de Vulcain. Jamais cette planète n’a été observée. En1915, la réponse est apportée par Einstein. L’anomalie révèle la falsification de la théorie de la gravitation, la limite de son applicabilité. L’explication de l’écart tient à la variabilité du champ gravitationnel qui s’explique par une autre et nouvelle loi : la relativité. Les nouveaux calculs issus de relativité générale produisent les bonnes valeurs, expliquant l'avance du périhélie - le passage au point de l'orbite d'une planète le plus proche du Soleil - de Mercure, soit une résolution législative fondamentale De même l’hypothèse d’une neuvième planète dont les caractéristiques expliqueraient les perturbations d’objets transneptuniens dont la planète Pluton et des astéroïdes de grandes tailles, aujourd’hui toujours en question, dont l’hypothétique planète n’est toujours pas observée.

[16] Le lecteur gagnera à lire quelques-uns des chapitres, 6 à 13, d’Adieu la raison de Paul Feyerabend (1924-1994) consacré à l'équivalence des hypothèses dans l'astronomie de l'époque de Galilée où le savoir accumulé depuis l’Antiquité, avec toutes les subtilités de ses calculs, obtenait des résultats pertinents. C'est bien par les observations ultérieures de Copernic – modèle héliocentrique introduisant rotation et révolution des planètes dont la Terre ; puis Kepler – calcul des trajectoires elliptiques et non-circulaires, base des travaux ultérieurs de Newton sur la gravitation – que ce fait le basculement. Il serait erroné de considérer comme inopérante la science astronomique émanant de l'Antiquité. Lire l’article édifiant de Maurice Clavelin de 1964 : Galilée et le refus de l'équivalence des hypothèses in Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, tome 17, n°4, 1964. p. 305-314 où il rappelle : « pourquoi Galilée qui était parfaitement conscient de la possibilité de rendre compte de toutes les observations tant d'un point de vue ptolémaïque que d'un point de vue copernicien a-t-il délibérément affirmé la vérité du second ? » (1964, 313) ou plus encore Pierre Duhem (1861-1916) qui, en 1908, dans Sauver les apparences explique l’équivalence des résultats des hypothèses ptolémaïque et galiléenne.  

[17] Louis Destouches / Louis-Ferdinand Céline consacra sa thèse au destin tragique du médecin hongrois visionnaire qu’il soutenu en mai 1924

[18] Aussi appelé, la « fièvre des accouchées », elle suscitait déjà en 1774 la réunion collège des médecins par Louis XVI pour réagir face à l’épidémie à l’Hôtel- Dieu.

[19] Son ami Jakob Kolletschka, professeur d’anatomie décède d’une infection, accidentellement blessé au doigt par un scalpel lors d’une dissection de cadavre. Son autopsie révèle la même pathologie identique que celle des femmes mortes de la fièvre puerpérale.

[20] La découverte des microbes est attribuée à Pasteur, Mais une rapide généalogie est ici indispensable pour mettre en évidence que l'intuition où hypothèse de l'existence d'organismes invisibles était présente depuis Aristote mais qu'il aura fallu plus de deux millénaires pour résoudre cette dissonance cognitive par une résolution législative liée à une preuve ontologique : l’existence avérées des microbes. Aristote faisait déjà l'hypothèse de ces contagions invisibles, Ulrich von Hutten (1488-1523) et Paracelse (1493-1541), ce dernier étant considéré comme l’un des plus grands médecins de l’histoire européenne, exposèrent l’hypothèse de l'existence d’êtres vivants invisibles sans succès. De même, Girolamo Fracastoro (1483-1553) mentionne ces êtres invisibles dans son traité consacré aux maladies contagieuses : syphilis et tuberculose.

Athanasius Kircher (1602-1680) observe des vers avec un microscope dans le sang de malades lors de l’épidémie de peste à Rome en 1658. Un peu plus tard, le jésuite Anton van Leeuwenhoek (1632-1723) dessine et décrit des bactéries. Ensuite, l'abbé Lazzaro Spallanzani (1729-1799) cultive des microbes dans un milieu nutritif : du jus de viande. Il fait la démonstration expérimentale que les microbes ne se développent pas si le jus a été bouilli et protégé, à l'abri de l'air. En 1846, l’obstétricien hongrois, Ignace Semmelweis (1818-1865) obtient une baisse exceptionnelle la mortalité des accouchées par le lavage prolongé des mains. Son contemporain, Agostino Bassi (1773-1856) tire des conclusions semblables en 1844 similaires concernant la rougeole, la syphilis, la peste et la variole mentionnant des « parasites vivants ». L’un sera sanctionné, et Bassi n’eut aucune attention de la communauté scientifique, totalement ignoré. Il faut attendre les travaux de Robert Koch (1843-1910) sur le bacille du charbon survivant dans les sols et infectant les animaux. Il est le fondateur de la microbiologie. Suit Pasteur. L’antisepsie de Semmelweis fut alors légitimée.

[21] Nous nous référons aux travaux de P. Gosling, M. Denizeau et D. Oberlé de 2006 : Denial of Responsability : A new mode of Dissonance Reduction, Journal of Personality and Social Psychology, n°90, p.722-733 et à ceux de D. Voisin dont surtout sa thèse de doctorat : Le rôle de l’indésirabilité sociale de l’acte problématique dans les processus d’éveil et de réduction de la dissonance cognitive. 2006, université de Bordeaux

[22] Festinger infiltre les Seekers, secte ufologiste de Chicago fondée par Dorothy Martin. Elle prophétise la fin du monde pour la nuit du 21 décembre et affirme que les membres seront sauvés, transportés par une soucoupe volante. Les Seekers sont persuadés au point de vendre leurs biens et d’abandonner leur emploi. Le démenti sera accompagné d’une nouvelle interprétation des événements : la prière collective a changé le destin du monde ; et motivé de ce fait une campagne prosélyte inédite au mouvement pour renforcer la légitimité du groupe et de ses croyances.

[23] S. Sherman et L. Gorkin : Attitude Bolstering when Behavior is Consistent with Central Attitudes, Journal of Experimental Social Psychology, 16, p. 388-403

[24] Nous nous référons aux travaux de H. Tajfel et J.C. Turner de : An integrative theory of intergroup conflict. in W. Austin and S. Worchel : The social psychology of intergroup relations. 1979, Brooks/Cole, Monterey, p.33-48

[25] Idem, p.40

[26] Carter C.K. Semmelweis and his predecessors Med Hist 1981 ;  25 : 57-72 ; Carter C.K. Ignaz Semmelweis Carl Mayrhofer and the rise of germ theory Med Hist 1985 ;  29 : 33-53; Carter C.K., Carter B. Childbed fever: a scientific biography of Ignaz Semmelweis  Londres: Greenwood Press (1994); Hallett C. The attempt to understand puerperal fever in the eighteenth and early nineteenth centuries: the influence of inflammation theory Med Hist 2005; 49: 1-28

[27] Julian Rotter (1916-2014) est un psychologue américain qui mène des travaux sur l’apprentissage social. Il conceptualise le Locus of Control, soit cette croyance que sa performance personnelle est le résultat de ses actions, soit le résultat du hasard, de la chance et de la fatalité des choses qui l'environnent. Il est repris ultérieurement par Alberto Bandura dont la théorie de l’apprentissage social développe un concept voisin : le sentiment d’efficacité personnelle.

[28] Jean-Léon Beauvois (1943-) est l’auteur avec Robert-Vincent Joule de deux ouvrages importants : Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, 1987, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1987 et La soumission librement consentie, 1998, Paris, Presses universitaires de France. Il est un spécialiste de la dissonance cognitive et ses travaux ont consisté à soutenir une théorie radicale où l’engagement et le poids des actes antérieurs prédisposent à des attitudes et comportements qui les prolongent en s’inspirant de la théorie de l’engagement de Kiesler. Ils appellent à un retour radical à la théorie de Festinger en l’absence de difficultés, doutant des intrusions des théorie du Soi qui introduisent un écart à soi plus qu’un écart entre cognitions inconsistantes, voire conflictuelles.

[29] Elliot Aronson (1932-) est l’inventeur des classes en puzzle développant l’apprentissage coopératif. Cette technique développe l’écoute, l’attention, l’engagement, des interactions positives et une mémorisation itérative par assimilation, reformulation, comparaison renforçant la confiance, l’estime de soi. Son ouvrage de référence en la matière : The jigsaw strategy, San Diego, Academic Press, 2002

[30] Claude Steele (1946-) professeur émérite à Stanford, a mis en évidence la menace du stéréotype qui a pour conséquence d’induire des contre-performances du fait de l’insécurité et de l’anxiété qui altèrent l’estime de soi jusqu’à altérer les capacités à faire à la façon d’une prescription fonctionnant comme une prophétie auto-réalisatrice, la personne se conformant à l’injonction prédisant son échec à faire.

[31] Jeff Stone et Joel Cooper () ont publié L'effet de la pertinence de l'attribut sur la façon dont l'estime de soi modère le changement d'attitude dans les processus de dissonance en 2003 dans Journal of Experimental Social Psychology 39 (5) ? p.508-515. Ils étudient comment l’estime de Soi influence les processus de dissonance cognitive. Ce degré d’estime de Soi aurait une influence sur le changement d’attitude.

[32] W. Wood et B. Stagner, Why are Some People Easier to Influence than Others, 1994, in S. Shavitt et T.C. Brock (eds.) Persuasion : Psychological Insights and Perspectives, p. 149-174

[33] Les mêmes conclusions se retrouvent chez des auteurs qui ont étudiés la résistance à la persuasion et le soutien à l’attitude initiale : contre-argumentation, décrédibilisation des sources ou trivialisation voire déni, confiance en ses dires ou estime de soi, renforcement de l’attitude et argumentation de sa certitude et enfin validation sociale ou support social. Nous nous référons à : J.Z. Jacks et K.A. Cameron, 2003 : Strategies for resisting persuasion in Basic and Applied Social Psychology, 25, p.145-161, D. Eisenstadt, 2003 : Counterattitudinal Advocacy on a matter of Prejudice : Effects of Distraction, Commitment and Personality Importance, in Journal of Personality and Social Psychology, 67, p.382-394, E. Aronson, 1963 : Communicator Credibility and Communication Discrepancy as Determinants of Opinion Change in Journal of Abnormal and Social Psychology, 67, p.31-36, L. Simon, J. Greenberg et J. Brehm, 1995 : Trivialization : The Forgotten Mode of Dissonance Reduction in Journal of Personality and Social Psychology, 68, p.247-260 , Z.L. Tormala et R.E. Petty, 2004 : Resistance to Persuasion and Attitude Certainty : A metacognitive Analysis, in E.S. Knowles et J.A. Linn (eds) : Resistance and Persuasion, p.65-82, M.A. Fleming et R.E. Petty, 2000 : Identity and Persuasion : An Elaboration Likelihood Approach, in D.J. Terry et M.A. Hogg (eds), Attitudes, behavior, and social context, p.171-200 et J. Cooper et D. Mackie, 1983 : Cognitive Dissonance In An Intergroup Context in Journal of Personality and Social Psychology, 44, p.536-544.

[34] Lire le très brillant article de Bertrand Hespel Gödel et Bell, autour de Jean Ladrière in La philosophie de la limite chez Jean Ladrière, 2019, Louvain, PUL, p.219-249

[35] Lire l’œuvre du physicien quantique Nicolas Gisin : L’Impensable Hasard : non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques, 2012, Paris, Editions Odile Jacob

[36] Nicolas Gisin l’exprime aussi clairement : « J’ai écrit dans ce livre que les corrélations non locales semblent surgir de l’extérieur de l’espace et du temps dans le sens qu’aucune histoire se déroulant dans l’espace au cours du temps ne peut raconter comment la nature produit de telles corrélations. Effectivement, il est vrai qu’aucune histoire ordinaire, c’est-à-dire racontant comment les choses et les événements s’influencent, se déplacent et se propagent continûment de proche en proche ne peut décrire la survenue de corrélations non locales. » (2012, 145)

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Critique de l’efficacité économique et politique

Pierre-Antoine Pontoizeau

VARIA L'efficacité est un terme du langage courant qui semble aller de soi. Sans préciser ce qu'il en est de cette notion, le praxéologue Kotarbinski a consacré un célèbre ouvrage au travail efficace dont nous faisons ici la critique. Nous nous attardons sur sa confusion entre action humaine et travail du fait d’une conception très élémentaire des tâches humaines. En contestant son approche très analytique nous étudions quelques cas de l'industrie ou de la vie politique dont l’ile de Nauru, pour souligner...

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