VARIA
Introduction
Les politiques publiques ou l’organisation du travail des employés obéissent peut-être à la même injonction de l’efficacité. En effet, les discours politiques des dirigeants des Etats ou des entreprises finissent par se confondre pour commander à tous d’être efficace. Le propos paraît si évident que nous nous interrogeons sur les moyens de cette efficacité bien plus que sur la nécessité d’être efficace ou sur la signification même de l’efficacité.
Et cette exigence laisse peu de place à d’autres buts : le plaisir, la beauté, l’amitié sans préjuger qu’ils participeraient d’une autre efficacité plus générale. Sommes-nous au clair sur cette notion ? Le psychologue est bien placé pour s’interroger sur sa signification quand ce qui semble efficace se paye en retour d’une compensation, d’une régression majeure, d’une souffrance ou d’une aliénation dont le médecin témoigne quand l’efficacité se fait au prix de la santé physique ou mentale, par épuisement par exemple. Le philosophe est aussi bien placé pour s’inquiéter d’un tel diktat sans précision sur sa définition. Ne faut-il pas lever l’ambiguïté de ces suppositions et de ces non-dits ? L’étude de l’action efficace nécessite alors une approche où se conjuguent les contributions de plusieurs disciplines : l’économie, la psychologie, la sociologie, la philosophie mais aussi la logique et la linguistique comme nous allons le constater.
En effet, invoquer l’efficacité dans la vie quotidienne, c’est souvent faire l’économie de l’explication et exercer une pression jusqu’à l’intimidation. Cela sert l’utilité pour ceux qui l’invoquent en évitant toute remise en question de leurs intentions. L’efficacité serait ici une technique de manipulation dont le psychologue politique peut identifier les ressorts avec le concours du linguiste et du logicien. Elle serait le signe d’une doctrine insidieuse au profit d’un résultat économique ou productif à très court terme. En ce sens-là, l’efficacité encadrerait l’action humaine grâce à une discipline formalisée dans une théorie de l’action : la praxéologie. L’acte est accompli pour produire un effet rapide et bénéfique.
A cet égard, la doctrine de l’efficacité a été essentiellement développée par des spécialistes de l’action humaine, intéressés par sa mesure : des économistes. C’est Ludwig von Mises[1] qui a consacré une œuvre majeure à L’action humaine en 1949. Mais c’est un logicien, Tadeusz Kotarbinski[2] qui a le plus analysé l’action efficace dans son célèbre Traité du travail efficace publié en Pologne en 1955. Mais pourquoi initier une critique de cette doctrine de l’efficacité ? Plusieurs raisons la motivent aujourd’hui.
La première tient à la mise en évidence des externalités négatives[3]. Bien étudiées par les économistes, leur coût est croissant et leurs effets altèrent l’environnement en consumant les ressources naturelles jusqu’à leur épuisement. C’est l’objet de la critique écologique et de sa contestation de cette efficacité économique réalisée au prix d’un désordre croissant, jusqu’à considérer que l’action humaine fait entrer dans l’anthropocène, soit cette époque où elle impacte l’évolution de la nature, attestant de sa capacité de nuisance, voire de sa potentielle dangerosité. Dans une telle hypothèse, l’efficacité de l’acte isolé est à corréler d’une appréciation plus vaste au-delà de ses quelques effets escomptés. Kotarbinski ne l’oublie pas[4].
La seconde tient à cette défaillance méthodologique bornant l’exposé aux bénéfices immédiats de l’action efficace. C’est là ce fait étonnant de l’occultation des effets collatéraux et différés d’une efficacité toujours relative à quelques critères très limités. Or, ces effets collatéraux altèrent d’autres aspects de la société politique ou de la nature[5]. Cette politique efficace le serait en vertu d’une opposition entre les intérêts immédiats de quelques-uns, au détriment des intérêts d’autres, voire des biens communs et d’une vue à plus long terme. Nous y reviendrons par l’étude du cas des décisions efficaces prises par les dirigeants de l’île de Nauru[6], qui n’en ont pas moins été désastreuses.
La troisième tient à l’oubli d’autres dimensions humaines où l’efficacité brutalise les travailleurs, suscitant des souffrances psychologiques et sociales, parce que l’efficacité a éliminé d’autres finalités essentielles à la cohésion sociale et à l’épanouissement humain, comme l’a étudié Christophe Dejours par exemple[7].
Enfin, la dernière tient à l’implicite de la compétition ou de la rivalité présente dans le terme d’efficacité. A cet égard, Kotarbinski évoque lui-même la combativité qui interroge sur son sens ultime : « Le moment décisif est celui à partir duquel l’affaire est jouée, c’est-à-dire le moment où un état de fait futur cesse de dépendre de l’action du sujet, dans ce cas de l’action de l’adversaire. Malheureusement, on ne sait généralement pas d’avance quelle attaque sera décisive et surtout quand adviendra le moment décisif, le moment spécifiquement favorable à un acte donné. »[8] L’efficacité serait une réponse à l’exigence de combativité.
Nous étudierons ici très attentivement l’argumentation de Kotarbinski dans cette grammaire de l’action humaine où se dévoile son anthropologie des savoir-faire. Cet examen critique procédera par deux mises en perspective. Elles permettront par la suite de développer la troisième partie sur les ressorts psychologiques puis la quatrième sur les fins de la politique efficace.
La première mise en perspective portera sur une confusion excessive entre action et travail, réduisant toute action humaine à un travail guidé par l’efficacité. Il s’agira d’une analyse sémantique aux prolongements psychologiques et éthiques du fait de sa conception de la praxis.
La seconde portera sur son anthropologie. Il s’agira d’une perspective politique aux prolongements philosophiques puisque Kotarbinski élimine des alternatives dont Mises évoquait la présence dans son chapitre XXXIV consacré à l’économie et les problèmes essentiels de l’existence dont la vie, les jugements de valeur et l’agir humain, où, concernant les finalités, il écrit : « Appliquer aux fins choisies le concept de rationnel et d'irrationnel n'a point de sens. Nous pouvons qualifier d'irrationnel le donné ultime, c'est-à-dire ces choses que notre réflexion ne peut ni analyser ni réduire à d'autres aspects du donné ultime. Dans ce cas, toute fin choisie par n'importe qui est irrationnelle. Il n'est ni plus ni moins rationnel de tendre à être riche comme Crésus, ou de tendre à la pauvreté comme un moine bouddhiste. »[9]. Or, outre la liberté, ces choix dénotent des intentions distinctes qui ont peut-être chacune leur place.
1. Les raisons du travail efficace de Kotarbinski
Son traité incarne les objectifs de la praxéologie dont il dit : « Nous aborderons ici la technique du travail efficace, c’est-à-dire les indications et les avertissements nécessaires à l’optimisation de toute action. » Il précise : « Son but est de former un ensemble rationnellement ordonné d’indications générales valables dans tous les domaines et toutes les spécialisations du travail. » Il ajoute : « Il importe surtout au praxéologue de définir ce qui concerne nécessairement tout travail bien fait. »[10]. En cela, il est très proche de la définition de Mises, soulignant qu’il s’agit bien de l’action humaine : « C'est vrai, la praxéologie et l'économie ne disent pas à un homme s'il doit conserver ou abandonner la vie. La vie elle-même et toutes les forces inconnues qui l'engendrent et l'alimentent comme une flamme, sont du donné ultime et, à ce titre, terre étrangère pour la science humaine. La matière que doit étudier seulement la praxéologie, c'est la manifestation essentielle de la vie proprement humaine, c'est-à-dire l'action. » [11]
Comme évoqué dès l’introduction, ces deux praxéologues étudient l’action en l’assimilant à un travail produisant des effets. La confusion des termes : action et travail signifie que toute action est un travail, soit un effort en vue d’un résultat. Celui-ci traduit une volonté délibérée d’agir en ayant la certitude que la décision humaine entreprend pour agir et produire. L’homme d’action devient le modèle d’une humanité agissante, omettant toute autre sorte de rapport, plus contemplatif ou festif par exemple. A cet égard, Mises emprunte à la psychologie son vocabulaire pour décrire et justifier cette tendance permanente à l’action productrice. A la toute fin de son œuvre, à propos des raisons et des fins de la mise en action, il énumère la satisfaction, le désir, le bonheur et la contemplation, admettant que l’ultime ouvre des horizons : « Agir ne peut jamais procurer la satisfaction complète ; cela ne donne que pour un instant fugitif un allégement à telle ou telle gêne ressentie. Aussitôt qu'un besoin est satisfait, de nouveaux surgissent et réclament satisfaction. La civilisation, dit-on, rend les gens plus pauvres parce qu'elle multiplie leurs désirs, elle ne les apaise pas mais au contraire les attise. Toutes ces tâches et démarches d'individus acharnés au travail, qui se hâtent, se pressent et se bousculent, tout cela n'a aucun sens car il n'en résulte ni bonheur ni quiétude. La paix de l'esprit et la sérénité ne peuvent se gagner dans l'action et l'ambition temporelles, mais seulement par la renonciation et la résignation. Le seul genre de conduite convenable pour le sage est de se retirer dans l'inaction d'une existence purement contemplative. Et pourtant, toutes ces angoisses, ces doutes et scrupules sont emportés par la force irrésistible de l'énergie vitale de l'homme. » [12]
Sans aucune démonstration, sa description colporte une philosophie de l’existence exprimant ce désir insatiable d’agir jusqu’à recourir à cette notion d’« énergie vitale ». Kotarbinski évacue ce langage psychologique en lui reprochant son insignifiance. Là où Mises invoque cette « énergie » volontaire, ce désir de vivre et d’agir, Kotarbinski s’appuie sur trois idées maîtresses qui structurent sa théorie de l’efficacité. La première porte sur l’outil du praxéologue : le langage. Ce dernier devient formel et efficace par sa discipline interne : 1. un langage logique efficace. La seconde porte sur la volonté et l’héritage aristotélicien délimitant la théorie de l’action par cette relation entre l’expression efficiente de la volonté et la pleine maîtrise de l’action : 2. Une action productive volontaire. La troisième porte sur le résultat de l’efficacité en son sens économique : 3. Un bénéfice économique.
1.1. Un langage logique efficace
Le logicien commence par exiger de la langue qu’elle soit l’outil d’un travail efficace sur les choses[13]. Il est ici nécessaire de rappeler ses positions qui s’appuient sur une restriction de l’ambition du langage. A la manière des nominalistes, il promeut un réisme sémantique où les noms nomment des choses sans jamais désigner des abstractions ou des catégories qu’il nomme « nom apparent » et plus savamment les onomatoïdes. En ce sens, Kotarbinski évite un langage des idées dont il sait qu’il conduit à une pensée abstraite dénuée de sens à ses yeux. Ce nominalisme radical interdit donc l’usage des universaux, soit ces concepts abstraits qui nomment des ensembles. Cette efficacité lapidaire du langage a une conséquence sur sa description et sa conception du monde. Cela le conduit à un réisme ontologique, soit une conception très matérialiste du rapport à ce que sont les choses. En ce sens, son style littéraire est lié à cette exigence d’une verbalisation efficace, sans poésie, ni émotion ou abstraction[14]. Il revendique cette position matérialiste.
Il fait de ce langage l’instrument d’une description rigoureuse. Les mots nomment des choses concrètes[15]. C’est pourquoi il privilégie des exemples d’actions simples. L’efficacité commence dès les premiers actes élémentaires[16]. Il décrit des gestes d’artisan et des opérations manuelles qui requièrent des valeurs pratiques : la précision, la simplicité. De telles valeurs dirigent l’action à court terme et elles illustrent son attention pour des actes circonstanciés dans le temps et l’espace. Cette efficacité ingénieuse s’organise dans cet enchainement prévisible et réplicable de petites transformations successives. Cela se confirme dans tous les exemples qu’il utilise. Et ces valeurs reflètent sa méthode. Elles sont en effet inhérentes à sa définition du langage qui est son premier objet d’étude. Le langage construit ainsi son objet et il détermine les règles de sa description puis de sa compréhension, car il a été considéré comme un objet à construire selon des conventions simples. La précision s’applique d’abord aux mots qui disent bien une chose concrète. La simplicité tient donc à ce rapport immédiat aux choses et à des raisonnements simples validés par une observation élémentaire. L’efficience en est le résultat, tirée de ce langage économe, sans fioriture ni recours à des abstractions et des déductions savantes.
Sa théorie de l’action reflète cette économie des moyens inspirée par le principe de parcimonie[17]. Elle est donc minimaliste et vise logiquement la purification des gestes. L’efficacité traduit le souhait de la plus juste économie de mouvement pour le résultat le plus satisfaisant. Son exposé sur la simplicité est caractéristique de sa démarche au chapitre VIII consacré aux valeurs de l’action. Il associe la simplicité de production à la simplicité d’usage jusqu’à induire la simplicité économique, soit le moindre coût. Il écrit : « la simplicité de l’action figure naturellement à côté de l’économie : qu’il s’agisse de la simplicité d’une action aboutissant à un produit ou de la simplicité opérationnelle du produit et donc de la simplicité d’une éventuelle utilisation de ce produit grâce à ses propriétés. […] C’est que le procédé le plus simple est aussi, en général, le plus économique. »[18]
Mais n'est-il pas imprudent de généraliser de la sorte ce principe de simplicité ? En effet, la simplicité d’une action est-elle si englobante qu’elle assure celle du produit en induisant celle de l’usage du produit ? L’objet le plus rudimentaire dans sa conception ne peut-il pas s’avérer inutilisable ? L’objet très simple d’utilisation n’exige-il pas une complexité de construction ? Et cette simplicité est-elle économique, rien de moins sûr ? Prenons deux exemples simples et concrets pour rester dans la logique de Kotarbinski, car son extension de la simplicité est sans doute abusive.
Premier exemple : l’ouverture d’une huitre est une opération risquée. Elle requiert un savoir-faire particulier. Pour le sécuriser, un coutelier a imaginé un couteau-ciseau comportant une mâchoire métallique pour casser une partie de la coquille afin de faciliter l’introduction de la lame. L’opération est plus sûre pour l’utilisateur. A l’inverse, au lieu d’avoir une lame simple raccordée à son manche, l’outil comporte plusieurs pièces : mâchoire, ressort, manche en deux parties articulées, etc. Sa conception est donc complexe pour un usage sûr et simple. Concédons en puriste à Kotarbinski qu’il pourrait opposer que l’opération comporte deux tâches : casser, puis introduire la lame, au lieu d’une plus risquée d’une insertion opportune de la lame. Où est l’efficacité ? Dans l’apprentissage en assumant le risque ou dans la sécurisation de l’acte. Le débat se déplace alors de l’efficacité à la sûreté, nous y reviendrons.
Deuxième exemple : le crayon de bois est simple de conception mais il nécessite de disposer d’un taille crayon pour fréquemment l’affiner et son usage est limité, obligeant de tenir à disposition une réserve d’autres crayons, une poubelle pour les déchets en dégradant la qualité de l’écrit par une préhension défectueuse résultant de la réduction progressive de la taille du crayon. A l’inverse, le « criterium » ou porte-mine est un outil plus complexe, composé de plusieurs pièces, ressort, piston, griffes, pour pincer la mine, l’expulser, etc. Il maintient un diamètre de mine constant et dispose d’une réserve de mines pour prolonger son usage bien au-delà du crayon sans oublier sa gomme. Dans ces deux cas, la simplicité et la complexité s’opposent dans la conception et l’usage. Son raisonnement est contredit, la simplicité n’agit pas en continu de la fabrication à l’usage, loin de là.
1.2. Une action productive volontaire
Il privilégie une logique de la volonté. Elle prime toute autre considération, comme si le seul point de départ de l’action était la volonté[19]. L’acte efficace est alors la traduction dans les faits d’une décision volontaire. En vantant l’acte simple et volontaire, Kotarbinski masque les interactions, les échecs, les difficultés inhérentes à des aléas de chantiers ou de projets d’ingénierie complexes. Il faut alors vérifier la cohérence et les limites de la série de principes qu’il développe : l’économie, l’immanentisation, la préparation, la potentialisation, l’instrumentalisation, l’organisation et la formalisation[20]. Ils manifestent ici une discipline normative et prescriptive dont le projet est l’automatisation du geste dans la perfection de sa reproduction à l’identique[21]. En privilégiant cette efficacité jusqu’à la répétition automatique, sa thèse s’avère incomplète, voire inadaptée à de nombreuses situations et actions. Attardons-nous d’abord sur quelques-unes de ces notions : a) l’économie, b) la préparation et c) l’instrumentalisation.
a) Il a une vue très rudimentaire de l’économie : « On réalise une grande économie en construisant deux maisons à partir d’un même plan. »[22]. Aujourd’hui, une maison très ordinaire a un plan d’une valeur comprise entre 2,5% et 10 % du budget de construction. L’économie pour deux maisons est donc assez limitée et le terme « grande » excessif. Parle-t-il d’économie en ce sens-là ? Il en parle plus au sens de l’énergie humaine, physique et psychique qui est probablement moins intense, entre faire et contrôler une tâche automatisée. Mais est-ce bien économique si le procédé automatisé s’avère plus onéreux que le même réalisé par un humain selon qu’on tienne compte de la valeur de la main d’œuvre comparée à celle des machines réalisant les mêmes tâches ? En fait, il évalue l’acte simple à l’aune de la seule efficacité de production. Mais il omet totalement l’autre acte simple du capitaliste qui effectue le travail du placement économique en vue d’un optimum de rendement. Or, celui-ci conduit à une toute autre conclusion en matière d’efficacité car elle conduit à une stratégie efficace dont l’obsolescence programmée au détriment de l’utilisateur, voire des biens communs, maniant complexité et confusion pour parvenir à ses fins. Nous détaillerons ultérieurement.
b) La préparation fait l’objet du chapitre X où il dit : « Les opérations préparatoires sont celles qui rendent l’action possible ou qui la facilitent ou encore qui rendent possible ou facilitent son exécution. »[23] La préparation inclut la planification[24]. Antérieurement, Kotarbinski introduit la notion d’essai pour décrire certains préparatifs[25]. Mais il en revient là encore à une forme d’automatisation en précisant que l’essai peut procéder par simulation d’où le terme d’immanentisation[26]. Il renvoie à cette mentalisation où celui qui agit se prépare en reproduisant les opérations comme elles devront se dérouler. Ce sont les méthodes de concentration des pilotes automobiles, artistes ou sportifs réalisant un enchainement de tâches très précis. Mais il évoque aussi des programmes industriels comprenant des expérimentations et des tests, sans en analyser l’efficacité interne. Même s’il aborde ces cas plus complexes dont les tests aéronautiques et les prototypes, il s’intéresse encore à une efficacité humaine où l’énergie physique et psychologique investie constitue une part très significative de son approche. Ses exemples attestent là aussi de cette préparation de l’effort humain[27].
c) L’instrumentalisation renforce l’idée que Kotarbinski s’intéresse au bon travail produit par un homme efficace. En effet, il souligne et étudie l’effet retour de l’instrumentalisation sur l’adaptation des comportements humains : « Les machines exigent des modifications dans le comportement des sujets agissants. Non seulement elles suscitent de nouveaux efforts d’invention pour intensifier l’initiative, pour élever le niveau de vigilance pendant l’exercice de la surveillance – s’il s’agit de la surveillance pure – mais elles exigent, en outre, de créer chez les sujets agissants de nouveaux automatismes, de nouvelles manipulations, et d’autres types d’impulsions. »[28] La dimension comportementale est très présente pour signaler l’interaction et la nécessité d’adaptation à un nouvel instrument. L’homme s’adapte.
L’efficace est donc toujours le seul résultat de la volonté dont émerge un travail d’exécution, d’autres pensant les instruments. En ce sens, il délimite l’acte productif dans son ingéniosité et sa répétition industrieuse dans les temps réduits d’une observation des changements obtenus[29]. Reconnaissons que l’assemblage de ses principes fabrique un système remarquable parce qu’ils se renforcent les uns les autres en produisant un programme d’efficacité très industriel. Deux aspects sont essentiels à cette efficacité de la production sur lesquels il insiste. Le premier tient à un parfait contrôle de soi dans l’exercice de l’impulsion volontaire qui maîtrise ses opérations[30]. Le second tient à ce but d’une totale automatisation qui reste l’ultime visée de l’efficacité, soit le retrait de l’homme dans l’accomplissement de la tâche[31]. Indéniablement, Kotarbinski inspire les démarches d’organisation qui concourront à l’automatisation de la production parce que ses principes préparent une normalisation et une codification du travail jusqu’à pouvoir en programmer les actes et en assurer la reproduction à l’identique. C’est la garantie d’une économie industrielle performante, d’où sa troisième raison : le bénéfice économique.
1.3. Un bénéfice économique
Malgré sa vue très basique de l’économie, il subordonne la praxéologie à la science économique[32]. L’efficacité porte sur l’exécution des actions productives et sur leur valeur économique induite : le coût de production. Ces affirmations sont sans aucune ambiguïté à cet égard : « En réfléchissant sur la perfection au sens courant du terme, nous nous sommes rapprochés de ce qui constitue le cœur des évaluations praxéologiques, à savoir les évaluations du point de vue économique. »[33]. A l’instar de Mises, il prétend tout à la fois construire une science de toute l’action humaine en l’incluant à une analyse économique. In fine, ceci revient à faire de l’approche économique la méthode universelle d’évaluation de toutes les actions. Cependant, l’efficacité économique va au-delà du coût de production.
Il est tout à la fois fidèle à une approche par les coûts et à une approche plus libérale du prix de marché revendiquée par les économistes classiques. Mais l’économie de production joue à plein dans son raisonnement au sens même d’être économe et parcimonieux, soit un caractère de la simplicité à la façon de l’écriture logique ou mathématique qui privilégie l’économie des moyens : écriture la plus simple et sobre en nombre de signes et composition des calculs : « L’économie prend une forme de productivité ou de moindre coût. Le mode d’action est productif quand le produit obtenu est précieux en dépit des pertes ; il est, en revanche, économique quand le produit obtenu l’est avec un minimum de pertes. »[34] Kotarbinski est même très logicien dans sa description d’une action efficace lorsqu’il précise : « On peut dire que l’action (A) est plus productive que l’action (B), compte tenu des produits de ces actions, compte tenu de la valeur de ces produits et du type de perte, si et seulement si, pour la même quantité de pertes, le produit de l’action (A) acquiert, grâce à celle-ci, une valeur plus grande que le produit de l’action (B). »[35]
Seulement, il omet là encore les phénomènes de marchés qui subvertissent son raisonnement. En effet, les mécanismes du négoce ou ceux de la spéculation sur les marchés modifient la valeur des biens et les conditions de l’efficacité de leur production quand leur prix varie substantiellement. En s’arrêtant à la valeur de production, il ne perçoit pas le sens de l’efficacité du travail du capital. Là, deux actions économiques efficaces sont à prendre en compte[36].
1) Celle des acteurs économiques producteurs des biens et services exerçant des pressions sur les coûts : dévalorisation des ressources et matières premières, dévalorisation des actions de production, dont les salaires et dévalorisation des pertes, soit la dénégation de la prise en charge des déchets ou effets secondaires de la production : matières polluantes, risques industriels que les économistes qualifient d’externalités négatives, soit les comportements observables des agents économiques : dirigeants d’entreprise en particulier.
2) Celle des acquéreurs, intermédiaires, négociants ou clients, spéculant à la hausse ou à la baisse en vertu des déséquilibres de l’offre et de la demande selon une autre efficacité, celle de la transaction, soit là le comportement de tous les intermédiaires de commerce et les acheteurs des entreprises par exemple.
En subordonnant l’efficacité à sa dimension économique : « une valeur plus grande », il prend le risque d’une soumission de la praxéologie de production à une plus économique d’une toute autre nature. Sauf à n’y rien connaître à la détermination de la valeur, il soumet l’efficacité à un verdict dont l’efficacité propre n’a plus rien à voir avec le choix des techniques de travail. L’ambiguïté plane entre cette conception presque naïve de la définition du prix en fonction de quelques constantes économiques de production à un instant T et la pratique des marchés où la valeur marchande d’une ressource ne dépend pas de sa nature mais des jeux divers qui conduisent à la volatilité des valeurs : phénomènes des bourses des matières premières et autres marchés. Dans ce contexte libéral, ses normes praxéologiques perdent beaucoup de leur pertinence. En fait, il a essentiellement une vue productiviste de l’efficacité du travail, isolant une part de l’économie de marché à laquelle il ne saurait souscrire sans contredire le caractère normatif de son travail sur l’efficacité. Il y a là une quasi-contradiction entre une théorie normative de l’action et la volatilité de l’efficience économique sujette à la variabilité de toutes les composantes de l’action de production et de commercialisation.
Pour preuve, l’efficacité économique perçue par l’industriel ne saurait se confondre avec celle du client. Prenons ici un seul exemple mais il s’avère emblématique du divorce entre l’efficacité perçue par le détenteur du capital et celle perçue par le client : l’obsolescence programmée[37]. De très nombreux rapports démontrent que l’efficacité économique consiste à créer les conditions du renouvellement par la nécessité du remplacement : une nouvelle génération de produits attractifs se substitue à celle programmée pour des défaillances au profit d’une efficacité économique indéniable. Mais elle ne rencontre pas celle attendue par le consommateur. Comment oublier l’apologie du jetable et du consumérisme générateur de déchets dans l’œuvre magistrale d’Alvin Toffler[38] ? Voilà pourquoi ces trois raisons : la réduction du langage, la réduction aux actes volontaires et la réduction à la valorisation économique agissent à la manière d’une réduction imparfaite. Il y a ici une contradiction entre plusieurs conceptions de l’efficacité du fait des intérêts qui les éclairent. Le travail du capital est l’opposé de celui du travail et celui qui travaille à l’efficacité de l’un travaille à l’aliénation de l’autre.
2. L’analyse critique de l’action-travail
En faisant de ces termes des synonymes, le praxéologue prête à toute action humaine une volonté initiale et un but connu de celui qui entreprend en pleine conscience. Il agit pour obtenir ce qu’il souhaite. En procédant de la sorte, il exclut l’action humaine quotidienne qui s’accomplit sans respecter ce protocole « productiviste ». D’ailleurs, combien de nos actions s’exécutent en dehors d’une exigence praxéologique ? La plupart sans doute et pour de nombreuses raisons. Apprécions les conséquences de cette identification de l’action et du travail et développons quelques critiques majeures. Analysons d’abord cette confusion entre action et travail. Ensuite, étudions les limites du raisonnement dans des projets complexes ou des apprentissages liées à des inconnus en produisant de nouveaux savoirs et pratiques. Cette étude critique et factuelle nous servira de base à une autre partie où nous exposerons les ressorts psychologiques de son travail.
2.1. La confusion entre action et travail
Cette analyse critique commence par cette étonnante confusion. L’action et le travail seraient synonymes[39] ? Qu’est-ce qui différencie le travail de l’action ? Kotarbinski consacre deux pages à un essai de définition du travail qui est une forme d’action. Sa définition est claire : « Tout travail en tant que tel est une activité sérieuse, et qui puise son sérieux dans la pression qu’exerce la situation. ». Il se fait par obligation puisque : « Le travail s’oppose à toute activité dépourvue de contrainte. »[40]. En visant un but, le travail est productif et il améliore la condition humaine du fait de la contrainte qu’il tente de lever par la réalisation de l’action. Il propose cette définition : « Voilà la définition que nous adoptons : le travail, est un complexe d’actes (dans un cas particulier : une suite d’actes), dont la particularité est de surmonter des difficultés afin de satisfaire des besoins fondamentaux. »[41]. Force est de constater que malgré des essais de définition, il procède par un renvoi à une notion générale : sérieux[42], à laquelle il attribue un sens flou, l’essai de définition devient plutôt illusoire.
Il procède aussi en creux pour le distinguer du jeu et de la création qui échappent à la pression de la situation. Il dit du jeu : « Le jeu est toujours futile, c’est un comportement insouciant pour satisfaire un désir fugitif et superficiel, le sien propre ou celui de ses partenaires. »[43]. Il dit du créateur qu’il ne travaille pas « s’il crée pour l’émotion uniquement. » mais la création est un travail dès lors qu’elle répond à un besoin fondamental. A travers le jeu et la création, il exclut l’émotion, l’action insouciante, l’art de la conversation sans autre but que de passer un bon moment, ces gestes du quotidien où l’acte est fait par plaisir sans réflexion particulière sur ses buts : regarder un coucher de soleil, observer les grenouilles du canal, s’émerveiller des lignes de fourmis ou des ondulations de l’escargot ? Le monde de la vie est oublié pour ne pas dire proscrit, parce que la praxéologie dit que toute action est un travail efficace. Il faut un but, répondant à un besoin fondamental, une volonté, soit un calcul. Or, en confondant action et travail, il promet une société sans émotion dont chaque acte sera efficace. Par cette confusion, la praxéologie de Kotarbinski devient, incidemment, un projet politique.
Cela signifie que toute action serait un travail du fait de la volonté rationnelle agissante. Toute action humaine serait donc réfléchie, volontaire et envisagée pour produire : « notre conception du travail est un essai de généralisation du concept de travail productif. »[44] conclut-il, et sa généralisation est problématique. Si l’action ne peut pas être un loisir, une détente, une expression sans but productif particulier, qu’est-ce qu’organiser une fête efficacement pour une fête efficace ? Qu’est-ce que se reposer efficacement pour un repos efficace ? L’efficace comme métrique du quotidien insinue une professionnalisation de la vie jusqu’à l’intrusion de la métrique économique, juge d’un quotidien sérieux ! L’existence serait tout entière consacrée à une manifestation de la volonté rationnelle dans chaque moment de la vie ordinaire, dans le but de produire. Est-ce la trace marxiste d’un processus d’identification de l’homme à ce qu’il produit, celui-ci existant par ses actes productifs qui en retour l’informent de son existence ? Sans doute, mais pas seulement. Cette efficacité sert aussi une conception politique d’un contrôle des temps efficaces de toute la vie humaine. Il y a aussi un arrière-plan psychologique : une angoisse de perdre le contrôle des actes, préférant compter sur la volonté, seul horizon de l’existence humaine. Nous y reviendrons dans la troisième partie consacrée à l’analyse des ressorts psychologiques.
2.2. Les limites de la notion l’efficacité
Soulignons trois limites importantes, celle de la complexité d’un programme de travail, celle des processus d’apprentissage et de création et celle même de sa définition l’associant à précision et simplicité. Elles vont montrer que la seule conformité aux buts visés est trop restrictive. Or, il s’agit bien de sa définition[45].
1) La complexité d’un programme de travail dépasse de très loin l’exécution isolée d’une simple tâche comme le laisse à penser Kotarbinski dans ses exemples. Sa manœuvre rhétorique ancre une idée simple dont il assure la vérité dans cette définition de l’action atteignant son but. Elle fait croire qu’un programme est alors une simple addition de tâches simples. Or, un programme est complexe et son étude a posteriori montre toujours que sa réplication tirerait enseignement de l’expérience, d’apprentissages inédits jusqu’à modifier les buts d’un nouveau programme eu égard à des limites techniques mieux comprises ou à de nouvelles opportunités liées à des solutions et innovations. La complexité introduit alors des dimensions déjà présentes dans la tâche mais plus difficile à maîtriser à cette échelle. Il s’agit des risques et des incertitudes. Le risque, même réduit, peut mener à l’échec et conduire à estimer qu’il eut fallu instruire, sécuriser et créer les conditions de sûreté. C’est le sens même de notre cas du couteau à huitre. Peut-on prendre le risque de ? Et les exemples sont nombreux de ces programmes industriels complexes arbitrant à tort sur des efficacités : la navette Colombia[46], les centrales nucléaires de Three Miles Island et Tchernobyl[47] ou plus récemment le programme aéronautique du constructeur Boeing[48].
Ces cas mettent en balance des efficacités immédiates à d’autres différées où la pleine conscience des effets est peu accessible. Il s’agit de risques donc de probabilité mais aussi d’incertitudes donc d’inconnaissance à date se traduisant par l’imprévisibilité, l’indétermination, l’impossibilité de mesurer les impacts. Toute la naïveté de Kotarbinski tient à cette expression d’action atteignant son but dans un univers pleinement connu et maîtrisé ; ce qui est irréel. Elle est simpliste car elle masque l’essentiel. Qui définit le but et qui mesure l’atteinte ? Et plus encore, en cas d’échec, qui vient demander des explications mettant en perspective des buts alors contestables ? Si le but est d’exécuter le programme de lancement des navettes, la décision est bonne, si le but est d’en assurer la sécurité, le report des vols et l’étude des solutions est requis. Or, le risque est pris. De même pour Boeing, l’arbitrage économique prévaut pour une efficacité immédiate sans une juste appréciation du risque encouru. Cette immédiateté de l’efficacité perçue génère une économie et le respect des délais mais elle conduit à un coût prohibitif et à des effets indirects : réputation du constructeur, report de commandes en faveur d’autres constructeurs jusqu’à la décision d’interrompre sa production, voire de menacer l’entreprise dans sa pérennité[49]. Où est l’efficacité quand le regard des autres rend caduque l’efficacité initiale ? Ces cas soulignent que la notion de sûreté surdétermine une simple efficacité de l’action atteignant son but conformément à une volonté isolée.
2) Le processus d’apprentissage ou de création est une seconde catégorie d’actions qui contredit assez largement la définition du praxéologue. L’apprentissage est efficace à son terme, mais il en est de ce processus comme des programmes industriels, ils introduisent la temporalité et ses deux épaisseurs des risques et des incertitudes. En effet, le praxéologue oublie l’apprentissage du travail efficace, c’est-à-dire les modalités d’appropriation de son enseignement. Serait-il si évident que son acquisition ne serait pas en soi un objet de la praxéologie ? Non. L’écart entre les pratiques observées et celles recommandées exigent bien un apprentissage des bonnes raisons de l’efficacité. C’est pourquoi nous revenons un instant sur la théorie de l’apprentissage social de Bandura[50]. Elle éclaire notre compréhension et nous éloigne d’une efficacité simple(iste) qui ne pense pas sa propre appropriation, ses temps de maturation, digestion, rumination et progression. Bandura développe une théorie très intéressante qui fait la part belle à la vicariance[51] et au modelage social[52]. Il formalise aussi le modèle de la réciprocité causale triadique[53].
Il faut noter le décalage entre la doctrine de Kotarbinski qui promeut l’apprentissage par essais et erreurs[54] et celle du psychologue canadien constatant que la vicariance est à la fois plus pratiquée et plus sûre malgré le temps apparemment perdu dans l’inaction relative des temps d’observation. Le logicien fait l’apologie de l’essai, du test dans un univers largement désinséré d’un contexte historique des sciences, techniques et savoirs antérieurs. Or, l’essai est souvent imprudent, risqué, voire fatale et donc onéreux. Cet apprentissage désinséré de toute connaissance antérieure contredit la réalité de l’histoire du travail humain. Kotarbinski occulte étrangement l’expérience du travail, ses acquis, sa structuration et même l’histoire cumulative des acquis techniques dans les sciences de l’ingénieurs. Appliqué à la personne et à ses cas élémentaires, il est très surprenant qu’il ait omis la réalité de l’appropriation du travail efficace par la simple observation puis l’imitation décrite dans la vicariance de Bandura. En omettant l’enseignement concret de la praxéologie, il a fait l’impasse sur l’apprentissage humain. Mais est-ce une erreur ? Comme nous allons le voir, cela s’explique par son intention qui privilégie la machinisation où l’humain devient lui-même l’instrument machinique ou l’ingénieur d’une nouvelle machinisation.
3) Sa définition associant efficacité à précision et simplicité bute sur l’absence de comparaison et d’échelle de mesure, pourtant requises afin d’éviter le piège d’une pure sémantique. Il ne compare jamais des simplicités et des précisions sur une échelle. Ses notions agissent en toutes circonstances à la façon de mots magiques. Prenons deux exemples à sa façon pour interroger cette définition de l’efficace : simple et précis. Premier exemple, les techniques de coupe du bois lors des différentes phases, de la coupe de l’arbre à la fabrication de pièces d’ébénisterie par exemple. La coupe à la hache ou à la tronçonneuse est simple mais sans grande précision. Le débit en scierie de la grume en planche est plus complexe et plus précis. Ensuite, la fabrication de pièces à partir des planches requiert des techniques encore plus précises et complexes avec des gouges, des ponceuses, des scies à ruban, des gabarits, etc. Si la précision s’apprécie en marge de tolérance, en manœuvre, voire en manipulation de plusieurs machines avec des technicités propre à leur usage, le bucheron est imprécis et simple dans son travail, l’ébéniste précis et complexe, l’ouvrier de scierie est plutôt précis et d’une complexité intermédiaire selon les grumes et les épaisseurs de planche, entre autres. Deuxième exemple, entre le peintre en bâtiment et le décorateur intérieur, l’un est simple et son travail de recouvrement en grand requiert peu de précision relativement là encore à la minutie-précision du pinceau exécutant des lignes fines en plusieurs couleurs pour un décor intérieur. Sauf à faire de ces notions, des concepts évanescents, des travaux requièrent plus ou moins de simplicité et de complexité, considérant la simplicité dans l’exécution : porter des coups de hache ou manipuler des scies sauteuses selon des coupes successives franches ou de biais par exemple ; considérant la précision en vertu des tolérances aux écarts que le terme de minutie traduit bien. L’efficacité n’est pas nécessairement corrélée à ces deux notions ou à des degrés moindres au profit d’autres attributs dont la puissance requise pour le bucheron ou sa tronçonneuse par exemple. Sa définition de départ de l’efficacité est en fait très contestable, sauf à préjuger du travail bien fait par extrapolation d’un imaginaire horloger par exemple dont il tire souvent des exemples.
Ces trois limites attestent d’un angle mort, celui des ressorts psychologiques de l’efficacité où l’anthropologie sous-jacente de Kotarbinski devient plus manifeste d’où notre première mise en perspective des ressorts psychologiques.
3. Les ressorts psychologiques de l’efficacité
Kotarbinski reste un logicien et son rationalisme l’amène à croire en une objectivité savante. Deux ressorts sont à l’œuvre dans son travail. Le premier vise l’efficacité automatique optimum de la machinisation du travail. Elle est l’ultime visée, sans s’informer du coût comparer d’ailleurs d’une telle substitution. Le second vise l’objectivité des comportements, Kotarbinski consacrant quelques pages étonnantes à une description des comportements objectifs.
3.1. La machinisation du travail
Il écrit : « La machine remplace l’homme dans l’exécution d’un travail donné : remplacer son propre travail par celui de la machine est un progrès vers l’intervention minimale. »[55]. Tout est entrepris pour rendre simple et reproductible des tâches car la machine exécute mieux sans faiblesses ou imperfections. L’intervention minimale est alors le signe d’un travail pleinement efficace qui permet de transformer des actions en tâches automatisables. C’est là l’activité des informaticiens ou autres roboticiens que de créer ces machines plus efficaces que l’humain : irrégulier, instable, fatigable, etc. Il fait à ce sujet l’apologie de la routine : « La routine consiste justement à remplacer la création indispensable par la reproduction automatique d’actions antérieures. »[56]
Cette machinisation commence dans le langage lui-même, mais cela revient à critiquer sa conception initiale de logicien. Dans la vie quotidienne, le langage a-t-il pour seule fonction sociale et psychologique d’exprimer un unique raisonnement ? C’est oublier l’ethos et le pathos d’Aristote[57] et avec eux la rhétorique, la persuasion, l’influence, la séduction mais aussi par exemple le réconfort, la présence, la confiance. Or, combien d’actes mettent en œuvre ces dimensions psychologiques : la publicité, le commerce, le service dans un hôtel ou un restaurant ; bref partout où l’attention portée à la personne humaine appelle un travail avec l’humain sans autre produit que la relation elle-même : empathie, sympathie, rhétorique, stylistique, etc. Obsédé par le travail productif, Kotarbinski pose avant tout les bases d’une machinisation, à commencer par celle d’une codification implicite du langage.
Il oublie que des travaux sont bien différents de la production matérielle. La relation humaine est un travail dans l’éducation par exemple. Il faut répondre à une question, résoudre un problème, susciter l’attention, stimuler, être pédagogue, répéter, etc. Elle l’est dans l’accompagnement d’un patient en attente de sentiments, de reconnaissance et d’émotions qui participent de l’efficacité du soin[58]. C’est aussi vrai dans le négoce ou dans la plaidoirie qui mettent en œuvre une langue avec une part d’ethos et de pathos au-delà du seul logos. Kotarbinski oublie donc deux ressorts majeurs. Celui du langage dans la relation de travail, au-delà de sa seule logique formelle, celui de la complexité psychologique humaine qu’il néglige totalement. Elle pose alors la question de son ambition anthropologique à l’instar de celle des économistes classiques promoteurs de l’homo economicus et de son travail sur l’objectivation des comportements.
3.2. L’objectivation des comportements
Il distingue le comportement subjectif d’un objectif. Il écrit : « Pour juger de l’assurance et de la rationalité du comportement, il faut distinguer trois types de comportement : les comportements « prudents », « audacieux », « risqué ». Là aussi, comme pour l’assurance, il s’avère nécessaire de distinguer ces qualificatifs du point de vue subjectif et objectif. »[59]. Il commence par réfuter l’analyse psychologique qualifiée de subjective, car s’intéressant au sujet : « Au sens subjectif, ils caractérisent la disposition apparente du sujet agissant « prudent », « audacieux », « risqué », du point de vue dynamique et émotionnel, et indirectement, son tempérament et son caractère ». Il oppose à cet intérêt pour le sujet une objectivité qui s’impose au lecteur par la seule autorité de sa description rationnelle : « Les estimations objectives de prudence et d’audace, proprement praxéologiques, n’ont aucun rapport avec ces types de comportement. Un comportement objectivement prudent consiste à ne pas entreprendre d’action susceptible d’entraîner des effets contraires au but, avec un degré de probabilité assez important. ». Cette description factuelle du comportement y élimine les émotions, le tempérament, le caractère, les traits psychologiques de personnalité. Il détache l’homme de ses sentiments au profit d’une automatisation de ses actions efficaces.
Ce refus de la complexité psychologique tient à sa prétention d’objectiver des comportements par une description sans profondeur. En effet, que révèle cet exercice de description rationnelle de la prudence ou de l’audace ? Kotarbinski va du comportement à sa traduction physiologique à l’instar des psychomètres américains qui évaluent des comportements efficaces : vitesse, précision, préhension, etc. La psychologie est alors réduite à l’appréciation d’un comportement se traduisant en un geste mesurable. Il écrit : « Le comportement objectivement audacieux dénote généralement un comportement énergique. […] L’énergie est le contraire de la mollesse qui se caractérise par l’absence du tonus nécessaire à l’action […] Il peut s’agir d’un manque d’initiative, d’un manque de tension suffisante des muscles, d’un manque d’attention. »[60] Ce paragraphe est emblématique de ce glissement matérialiste et machinique que le logicien opère insidieusement dans sa sémantique pour passer du comportement « subjectif » à son objectivation. L’audace est énergie, et cette notion très physicienne devient prétexte à la référence physiologique et à sa traduction organique : la tension musculaire. L’audace n’est-elle pas bravoure ou courage, ni abnégation ou sacrifice avec une part psychologique au-delà de la tension musculaire qui n’en est qu’une conséquence ? Non, Kotarbinski confond là le résultat et ses originations psychiques profondes qu’il n’aborde jamais. Existe-t-elle pour lui ? On peut déjà en douter.
A cet égard, il partage des thèses psychologiques qui le conduisent à colporter des « évidences » contestables. En effet, il écrit : « L’apparition, le maintien et l’intensification de la spécialisation restent en liaison étroite avec les valeurs techniques. Il est évident qu’une personne, qui pendant une période plus ou moins longue, effectue une même opération (évidemment dans les limites d’un travail collectif précis), le fait effectivement mieux qu’un autre qui se disperse. »[61] Or, n’ayant aucun argument, il se réfugie derrière l’évidence. Pourtant, de nombreuses expériences sur le travail humain ont montré l’inverse de ce qu’il prétend[62]. L’esprit logique et plus encore analytique font croire aux ingénieurs qu’on obtiendrait la meilleure efficacité par l’apprentissage d’une tâche simple puis par sa répétition quasi-mécanique, faisant de l’homme un prolongement ou supplétif de la machine qu’il s’agirait d’imiter dans la perfection de ses gestes. Or, l’humain se fatigue, s’épuise, se lasse, se démotive, s’ennuie, perd de son attention, se déresponsabilise. Cette répétition d’une même opération introduit plutôt de la passivité, de la routine jusqu’à la déconcentration et l’endormissent des facultés. Bref, l’efficacité décroit progressivement. Tout à l’inverse de cette intuition machinique, de nombreux travaux de psychologie du travail mettent en relief le bien-fondé d’une variété de tâches, soit une complexité relative, où l’humain change d’activité régulièrement, parfois à son initiative, prenant ainsi des décisions, réactivant son attention pour s’engager dans une nouvelle tâche, utilisant par exemple d’autres facultés physiques ou intellectuelles, modifiant l’usage de son corps en mettant plus au repos certains muscles au profit d’autres par exemple, de même des facultés mentales[63]. L’homme n’est pas l’équivalent d’une machine et son efficacité ne tient pas des mêmes facteurs.
De plus, son exposé sur la motivation est tellement lapidaire qu’il révèle finalement toutes les limites inhérentes à une praxéologie inspirée par la logique de la seule production. Une fois encore, le propos se veut englobant pour échapper à la critique, mais il en devient contradictoire et stérile car sans apports, ni théorique, ni pratique. Conscient de la dérive machinique de son enseignement, Kotarbinski semble vouloir le dépasser. Il décrit un rapport hiérarchique et rationaliste entre le sachant et l’ignorant : « Par la nature des choses, le commandement prédispose à traiter l’exécutant comme un outil, et un outil le plus opérationnel possible, donc normalisé, alors qu’en général, l’exécutant tient à ne pas devenir exclusivement un outil. » révélant sa conception du rapport de domination-soumission entre le commandant et l’exécutant. Puis il exprime le projet machinique : « un automate qui viendrait à bout de toute tâche serait un robot idéal. Un automate aux mouvements programmés pour toute situation prévue ne remplirait pas cette tâche, mais un robot qui est sujet agissant la remplira. » [64] Le lecteur notera que le sujet est ce robot capable, là où l’automate sera en défaut. Mais en promettant de s’intéresser à la motivation, il écrit ensuite : « son travail est moins efficace, ne serait-ce que parce qu’il ne voit pas de raisons de produire plus que le minimum nécessaire, juste pour éviter la sanction. Le fait que cet individu ne s’épanouisse pas n’est pas l’affaire du praxéologue, qui dans le cadre de sa spécialisation, ne s’intéresse qu’à l’efficacité des actions. » Il conclut surtout aux limites de la praxéologie par une injonction toute kantienne qui a tout d’un appel à faire sans passion son devoir : « Nous ne voyons pas là une solution au problème de la motivation. Nous la voyons dans l’enthousiasme qu’on manifeste en faisant ce qu’on est dans l’obligation de faire, dans la satisfaction qu’on éprouve et qui permet de se donner entièrement à son travail. »[65] Pétition de principe sans explication sur les ressorts d’une telle abnégation qui n’est pas sans évoquer cette stricte discipline kantienne du devoir. Ne fait-il pas alors le constat de l’inefficacité de sa spécialisation qui le rend inefficient pour guider le travail humain, sauf à procéder par l’incantation du devoir ?
Sa théorie de l’efficacité est donc pleinement subordonnée à une théorie du langage et à sa philosophie implicite, celle d’un rationalisme sûr qu’il détient à lui seul le bon jugement quant aux buts à poursuivre. Notre seconde mise en perspective va souligner les limites d’une telle politique.
4. La politique des actions contextualisées
Sa démarche circonscrit une efficacité à partir d’un travail productif ingénieux. Cette généralisation véhicule une politique utilitariste, une utopie du travail automatisé où le praxéologue omet que la volonté d’agir répond à un besoin d’interaction avec l’environnement qui caractérise bien le vivant. Agir, c’est respirer ou manger, c’est ensuite accomplir des tâches pour vivre ou bien vivre. Alors comment faire l’impasse sur la subjectité[66] ? Comment passer sous silence que l’homme puise dans l’eau et l’air les premières ressources vitales de son énergie ? Le comble est donc que cette réflexion sur l’action efficace a oublié de parler de son économie générale ou écologie d’ensemble comme elle avait omis la généalogie des savoirs et leur apprentissage. Développons-là l’étude de plusieurs des aspects de sa théorie de l’efficacité qui soulignent bien cette omission.
Deux facteurs de contextualisation vont modifier l’efficacité élémentaire du logicien. Premier facteur, l’insertion mondaine liée au milieu. Deuxième facteur, l’indétermination des critères d’évaluation de l’efficacité, soit l’ordre des fins, tant psychologiques que politiques, puisqu’il y est question du désir humain et des limites du monde.
4.1. L’insertion mondaine
Le coût des externalités négatives suffit à montrer qu’une efficacité transitoire peut entraîner un désastre mondain. Revenons sur le cas paradigmatique de l’histoire de l’île de Nauru. Chacune des décisions a sa cohérence propre et elle fut prise avec un souci de l’efficacité qui se mesure au soutien des populations et à l’intérêt tiré par chacun de ces actions politiques. A cet égard, Kotarbinski s’est limité au bon travail d’un être humain isolé, ce qui revient à passer sous silence les décisions politiques qui encadrent la conception même de l’efficacité économique et sociale. Ici, tous ont agi avec précision et simplicité, convaincu d’être efficace et l’étant d’ailleurs selon leurs buts. Mais montrons que ces décisions efficaces s’achèvent dans l’obsolescence du monde en examinant attentivement l’histoire de Nauru. Le résultat ne va pas manquer d’intérêt.
Résumons les principales étapes de l’histoire de l’île. Découverte par les Occidentaux en 1798. Un capitaine rapporte une pierre en 1896 en Australie. Le géologue Albert Ellis de la Pacific Island Company l’analyse en 1899 et conclut qu’il s’agit de phosphate quasi pur. A une époque où l’Australie veut développer son agriculture, l’île devient un enjeu minier du fait de cette ressource. Pleasant Island-Nauru est alors exploitée par les compagnies minières. Les occupants continuent l’exploitation : allemands, anglais, australiens. Après un épisode de déportation des populations autochtones par les japonais lors de la seconde guerre mondiale, les australiens leur propose de les déplacer sur l’île Fraser pour continuer l’exploitation. L’ONU intervient en faveur des autochtones et de leur leader : Hammer DeRoburt[67] qui obtient contre la volonté des australiens, l’indépendance de l’île le 31 janvier 1968. Les mines sont nationalisées et les revenus redistribués massivement à l’attention des locaux. Cet Etat collectiviste providentiel apporte la richesse, les nauruans ne travaillant plus, le travail des mines étant assuré par des immigrés chinois. L’Etat finance tout et il n’y a plus d’impôt. Les nauruans deviennent des consommateurs avides avec une richesse par habitant considérable. On évoque un pays de cocagne, un consumérisme jusqu’à l’oisiveté et au gaspillage. Dans le même temps, les politiques décident d’investissements immobiliers, de la création d’une compagnie aérienne et les décideurs conseillés par des hommes d’affaires détournent et dilapident la richesse de l’île. Les mines s’épuisent à partir des années 90, l’Etat s’effondre faute de ressources et est contraint à l’emprunt. L’Etat monnaye tout ce qu’il peut : sa voix à l’ONU, le commerce de passeport, un statut de paradis fiscal et même son territoire accueillant des camps australiens de rétention de migrants. Le pays de cocagne est devenu un Etat voyou. Le bilan est le suivant. Pleasant Island est une poubelle à ciel ouvert dévastée. On estime le taux de chômage à 90%, la malnutrition s’observe par 80% d’obésité morbide et 40% de diabète de type II. L’absence de soins rend probable l’extinction de la population locale. L’effondrement de la société autochtone, de ses rites et mœurs a laissé place à une société ravagée par l’utopie de son abondance. L’épuisement des ressources, le mirage de la révolution moderne du mode de vie, l’abandon de toutes les activités vivrières ont ruiné l’île. Quelques constats pour terminer : la forêt initiale n’existe plus, le sol aride est impropre à l’agriculture, la barrière de corail et les espèces ont disparu sans espoir de pratiquer la pêche qui assurait antérieurement une subsistance. Les décharges à ciel ouvert polluent les sols et l’air.
Quelques décisions ont été prises en vertu de l’efficacité. L’agriculture australienne a besoin de phosphate pour accroître son efficacité. Elle contribue à l’exploitation et à l’épuisement définitif du phosphate. La valeur économique de la pierre locale passe de zéro à des milliards de revenu. Sa valeur ne dépend pas du travail efficace mais du besoin d’une ressource mise en perspective d’un usage futur. Sa mise en production en est une conséquence, soit l’inverse des raisonnements de Kotarbinski en matière d’appréciation de l’efficacité de production. L’exploitation est initiée par les colons, elle est prolongée par le pouvoir local. Certes, les bénéficiaires changent mais l’efficacité demeure fondée sur l’exploitation intensive de la ressource. La population en profite et se transforme de productrice en consommatrice. L’efficacité politique tient largement à cette promotion de la consommation instantanée de la richesse. La nature est sans importance face à l’exigence d’efficacité industrielle. Le désastre écologique, quoique prévisible, n’impacte pas l’action efficace et les critères de décision à un instant T. Tout a été décidé avec des buts et chaque action a bien atteint ses buts : exploitation, redistribution, consommation, amélioration du niveau de vie, etc. Pourtant, l’ensemble de ces décisions efficaces a produit la catastrophe de Nauru. La théorie de l’action efficace pose donc un problème manifeste de définition des buts et des critères de jugement qui président aux choix. Ce sera notre dernier examen.
4.2. L’indétermination des critères
La praxéologie de Kotarbinski fait totalement l’impasse du travail sur les fins, soit la possibilité que des fins différentes puissent donner lieu à débat. Or l’efficacité est bien en débat dans l’histoire des décisions et travaux sur l’île de Nauru. Tout y semble précis, simple, efficace mais tout annonce l’enfer durable d’une destruction. Voilà pourquoi, nous croyons que Kotarbinski participe du même mouvement de domination par le silence exigé du travailleur qui ne participe jamais dans ses textes d’un savoir dont il serait l’auteur. Le sachant n’est jamais celui qui agit, mais celui qui décrit la science de l’action d’autrui, obligeant le second à se soumettre à sa logique. Kotarbinski n’a pas un mot sur l’enseignement et la diffusion de ses principes d’action au passage. Lui sait, le praticien sait-il ? Le plus contestable chez Kotarbinski demeure donc bien sa foi en quelques critères très naïfs : simplicité et précision en particulier. Mais jamais l’efficacité se discute. C’est pourquoi il reste un dernier aspect à critiquer, celui de la technicité de son jugement. La production promeut une estime de soi liée au travail accompli et visible. Mais c’est là encore ignorer que de nombreuses actions atteignent leur but après le décès de leurs auteurs : la plantation d’un parc, la construction d’un monument, une recherche scientifique, l’éducation, la sélection d’une race chevaline, souvent lié aux rythmes de la vie et de la nature. Ses exemples ingénieux se limitent là aussi à la production matérielle immédiate. Comment justifier une telle restriction quand il est ensuite question de généralisation ?
L’indétermination porte sur l’impossibilité d’apprécier le but de manière certaine. L’arbitrage sur les fins présent dans les choix industriels étudiés ou dans le cas des décisions politiques successives des dirigeants de Nauru montre que l’efficace est relatif à un contexte puis à des jeux d’acteurs, voire des effets différés qui retournent le sens même de l’action. La question des finalités ne peut-être éludée. Il s’agit de décider de ce que l’on déclare efficace en ayant à l’esprit une politique ou un jugement personnel sur ce qu’il est alors légitime de désirer accomplir pour se prévaloir d’être efficace. Par sa seule définition de l’action atteignant son but, Kotarbinski fait la preuve de la vanité du producteur. Il préfère l’aspiration rapide à la « gloire » de l’accomplissement d’une tâche qui produit immédiatement un effet plus valorisant que l’action investissant sur des temps longs, dans l’espérance qu’elle s’accomplira plus tard. Son action efficace s’abstrait donc des temps historiques du politique, puisque l’atteinte du but insinue la mesure d’une efficacité immédiate hic et nunc. C’est là le signe d’une philosophie vaniteuse où le producteur constate son œuvre. Elle traduit l’impatience, peut-être même l’angoisse d’exister avec ce besoin de se rassurer par la preuve de son emprise sur des choses faîtes. Le productiviste existe par ce qu’il produit et son œuvre est un peu de lui. Sa légitimation tiendrait alors d’une autre technique pour juger de son efficacité personnelle. Mais ce jugement de valeur est masqué, et pourtant il est bien présent dans son raisonnement sur l’efficacité qui inspire les décideurs contemporains. Il s’agit alors d’une technique de jugement de ses actes qui préside au gouvernement de soi et de ses actions. La praxéologie se fait morale de soi sans le dire.
Or, Michel Foucault aborde cette question de la technique du jugement dans son herméneutique de soi, sous cet angle bien particulier des techniques de compréhension et de perfectionnement de soi présentes dans les traditions grecques et chrétiennes : « Les techniques sont des procédures réglées, des manières de faire qui ont été réfléchies et sont destinées à opérer sur un objet déterminé un certain nombre de transformations. Ces transformations sont ordonnées à certaines fins qu’il s’agit d’atteindre à travers ces dîtes transformations. »[68]. Une telle technique vise aussi une efficacité, celle de ses faits et gestes qui deviennent autant d’objets d’analyse et d’examen de conscience. Il s’agit non d’une efficacité de production, mais d’une efficacité personnelle où s’examine la discipline intérieure et la conformité à des principes d’action. Seulement, une telle réflexion sur son efficacité renvoie à une interprétation de soi dans un monde où chacun s’interroge sur le sens de son action en réponse à quelques finalités. Là est la question du sens de l’action où les buts ne sauraient s’aliéner à une efficacité laborieuse et immédiate. C’est là obérer les conséquences de l’action et prendre le risque de privilégier une morale immédiate de l’action.
Conclusions
Revenons sur notre intention de départ qui était d’interpeler l’action publique et l’esprit dans lequel agissent les dirigeants politiques et économiques contemporains adeptes de cette restrictive théorie de l’efficacité. Kotarbinski est l’indéniable précurseur qui annonce l’entreprise de machinisation-instrumentalisation du travail. Mais, en réfutant la réflexion sur les fins, il omet l’intérêt des actes de la vie : le repos, la fête, la méditation. Soyons un instant provocateur en examinant l’action de méditer, seul ou collectivement. La méditation est pour la plupart des observateurs un moment sans valeur économique et sans intérêt dont certains dévalorisent le sens, considérant que ce temps perdu serait plus précieux en acte bien opérants. Certes. Mais la recherche médicale et les travaux des cogniticiens apprennent autre chose de très intéressant. Le temps de méditation aurait quelques avantages pour l’organisme. Il y aurait donc une utilité et une efficacité, jusque-là insoupçonnée, à ce temps qui pouvait paraître stérile aux yeux de l’observateur par trop prosaïque[69]. Pour autant que nous jugions pertinent de tenir compte de ces bénéfices, il deviendrait alors utile et même efficace d’y consacrer un certain temps ! L’efficacité serait donc relative à ce que nous savons des effets des actions sur nous-mêmes et sur notre environnement, mais aussi à la manière dont nous recevons ces effets, puisque l’arbitrage demeure possible selon les fins qu’on s’assigne, en vertu de cette libre interprétation de soi.
Ainsi, en contextualisant par exemple l’efficacité à la subjectité, la politique efficace change de nature. Mais elle met en évidence plus que tout, la question du débat et de l’arbitrage qui deviennent centraux. Il faut faire des choix entre des fins distinctes. Il est fort probable que nos connaissances confirment pas à pas cette pluralité intrinsèque des besoins et des temporalités. Il nous faut des temps de repos biologique qui ont une efficacité propre. Il nous faut des temps d’engagement et d’action certainement pour percevoir notre utilité directe, œuvre de Kotarbinski. Il nous faut aussi des temps de partage et de communion sociale parce que notre affectio societatis est utile et efficace pour nos groupes et communautés. Bandura montre que la production sociale compte autant que la production matérielle pour éduquer l’humain au lieu de le machiniser. Il nous faut peut-être même des temps de méditation pour notre bien-être physiologique. Il nous faut peut-être même un peu d’oisiveté et de paresse pour ruminer, s’inspirer, créer. Kotarbinski n’a pas lu Bachelard et son apologie de la rêverie, des songes et des temps de vacances et d’abandon nourriciers. Force est de constater que les sociétés contemporaines suivent aveuglément la praxéologie de l’efficacité immédiate et de sa machinisation, obsédées par ce travail efficace, en s’interdisant de penser les finalités, jusqu’à celle, proscrite, de la libre paresse ; et ce, au risque d’une stérilisation de la nature et de l’homme lui-même.[70]
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[1] Ludwig von Mises (1881-1973), L’action humaine est l’ouvrage fondateur de la praxéologie.
[2] Tadeusz Kotarbinski (1886-1981) publie Le traité du travail efficace en 1955. Il est un des élèves de Kazimierz Twardowski à l’université de Lwow à l’origine de cette fameuse école de logiciens polonais dont Jan Lukasiewicz (1878-1956) auteur Du principe de contradiction chez Aristote, Alfred Tarski (1901-1983) auteur du Traité sémantique de la vérité ou encore Stanislaw Lesniewski (1886-1939) auteur de Sur les fondements de la mathématique, auteurs essentiels de la logique contemporaine.
[3] L’expression renvoie à des détériorations ou pollutions préjudiciables pour des tiers sans contrepartie monétaire ou indemnisation de ce préjudice.
[4] Kotarbinski précise dès le chapitre I sur les objectifs de la praxéologie : « Il est clair que l’élaboration d’un lexique de concepts, indispensables pour énoncer divers jugements praxéologiques, doit aussi trouver sa place dans la partie conceptuelle et constructive d’une Traité de praxéologie. Economie et rendement n’épuisent nullement ces évaluations. Le praxéologue s’intéresse, en outre, à la précision de l’exécution, à la sûreté des moyens appliqués. » p.38. La notion de sûreté introduit bien d’autres dimensions dont celle du « bien collectif » en opposition à « l’initiative privée » p.127.
[5] Kotarbinski donne l’exemple du chasseur : « Dans la forêt, tirer un oiseau avec une cartouche à plombs a pour effet non seulement la mort de l’oiseau mais aussi une multitude d’effets : des fissures, des trous ou des éraflures sur les troncs, les branches ou le feuillage. » p.45-56.
[6] L’île de Nauru, minuscule république du pacifique de 21 km2 et de moins de 14.000 habitants, devenue indépendante le 31 janvier 1968, riche en phosphate et dont l’exploitation va tout à la fois enrichir puis ruiner l’île en dévastant ses sols.
[7] Les travaux de Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail du CNAM porte sur la psychodynamique du travail : L’évaluation du travail à l’épreuve du réel - Critique des fondements de l’évaluation, 2003, Versailles, INRA éditions ou antérieurement : Travail, usure mentale - De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, 1980, Paris, Editions Bayard
[8] Traité du travail efficace, p. 203.
[9] L’action humaine, p.1023.
[10] Traité du travail efficace, p.27
[11] L’action humaine, p.1025
[12] Idem p.1023
[13] Roger Pouivet spécialiste de la philosophie polonaise du 20e siècle explique bien : « Le réisme n’est pas une doctrine strictement spéculative […]. Il joue un rôle pédagogique : convaincre les étudiants d’adopter certains principes de vie intellectuelle. Il encourage la méfiance à l’égard des fausses catégories ontologiques et des « erreurs de catégories ». […] Comment éviter que certains usages linguistiques particulièrement répandus dans les domaines de la philosophie et des sciences humaines ne conduisant à des erreurs, de confusions et finalement une corruption de la pensée scientifique ? » (2006, 85)
[14] Roger Pouivet écrit à ce propos : « La réduction réiste vise à éliminer le postulat de l’existence d’objets abstraits et à rejeter l’idée même d’une « ontologie formelle », comme exploration d’un domaine d’objets intensionnels. Le réisme accentue le clivage ontologique entre nominalisme et platonisme. » (2006, 87)
[15] « Nous conseillons, du moins à titre d’essai, d’adopter la position conformément à laquelle toutes les catégories sont ramenées à celle des choses. [...] Tout nom qui n’est pas un nom d’une chose, sera considéré connue un nom apparent, comme un prétendu-nom. » (1929, 61)
[16] Il explique sa méthode dès le début du chapitre II consacré à l’acte simple : « Tout travail, toute besogne, toute activité et, en général, tout comportement actif se compose entièrement d’actes simples, que nous n’appelons pas « secondaires » simplement pour ne pas minimiser leur importance par ce qualificatif. » p.41. Il caractérise ces actes par une première série d’exemples « L’aiguilleur pousse une manivelle et les rails se déplacent. On presse un bouton électrique et la grue se met en marche. On frappe une touche de piano et l’on entend un son. Quels que soient les points communs entre ces différentes actions, il y a, d’abord, une pression délibérée exercée sur une chose. » p.41. Ils dénotent tous cette conception mécaniste et volontaire de l’action faîtes d’une décision, d’une volonté, d’une impulsion, d’un impact manifestant une causalité. La plupart de ses autres exemples sont toujours très simples : « Deux bûches peuvent constituer le produit du travail d’un bûcheron, objet composé qui l’effet produit par le coup de hache. » p.57 ou bien : « Le carillonneur tire la corde et la cloche sonne. » p.58 ou encore : « En appliquant cette distinction au domaine de la couture, par exemple, nous appellerons « matière première élaborée » ce dont le manteau constitue un produit de transformation au moment de sa fabrication, et « matière pour la matière première du manteau », la pièce de tissu dans laquelle ont été taillées les pièces, la bobine de fils qui a servi à faire les coutures. » p.59
[17] Ce principe a été posé par Guillaume d’Occam. Il introduit une distinction capitale entre la significatio qui lie un mot à la chose qu'il nomme, et la suppositio ou acception du terme pour la chose. Le mot est un signe qui tient une place dans la proposition. Il précise alors que cette suppositio peut être materialis, parce que la voix produit un son qui s'entend. Elle peut être personalis, parce qu'elle nomme un objet particulier. Elle peut être simplex, parce qu'elle représente un attribut commun à des objets. Et cette dernière possibilité produit la science abstractive qui s'applique à l'objet représenté, non à l'objet existant réellement. Alors, la connaissance porte strictement sur des objets singuliers accessibles à une connaissance dérivée des sens. A l'inverse, les attributs universaux ou suppositio simplex sont des fictions de l'intellect. Il conclut dans son Expositio aurea : « Ce qui est affirmé en tant que prédicat de plusieurs êtres spécifiquement différents n'est pas quelque chose qui appartienne à leur être : c'est une simple intention de l'âme. » Ce principe de parcimonie est très bien présenté par Ludwig Wittgenstein dans son Tractacus Logico Philosophicus : « 3.328 Si un signe ne sert à rien, il est dépourvu de signification. Tel est le sens de la formule d'Occam. » Il prolonge quant à la portée de ce principe : « 5.47321 Le "rasoir" d'Occam n'est naturellement pas une règle arbitraire, ou une règle justifiée par son succès pratique : elle dit que des unités de signes non-nécessaires ne signifient rien. »
[18] Traité du travail efficace, p.114
[19] « L’auteur est la personne dont l’impulsion volontaire est la cause de l’événement. » p.45, qu’il confirme dès le début du chapitre III : « Tout travail nécessite un auteur, une décision d’une impulsion volontaire, un matériau, un produit, un outil ou un organe, une façon d’agir, un but, une œuvre. » p.49. Cette description reprend fidèlement la théorie aristotélicienne de la causalité composée des causes : finale, matérielle, motrice ou efficiente et formelle associée à la décision volontaire qui précède le passage à l’acte. Kotarbinski l’indique lui-même plus tard : « nous admirons l’invention et la perspicacité d’Aristote, qui, en distinguant dans tout processus de production la matière, la forme, la cause et la fin, fut un précurseur de l’analyse de la réalité dans les termes de la praxéologie générale. » p.59. Il est en cela fidèle à la définition du premier des praxéologues, Alfred Lespinas : « Toutes les manifestations collectives du vouloir. » (1897, 8)
[20] Idem, p.127
[21] Il affirme : « Un des moyens les plus ordinaires d’économiser les actions est de les rendre automatiques en remplaçant des opérations intensives par des opérations mécaniques. » p.140
[22] Idem, p.142
[23] Idem, p.149
[24] « Le plan doit d’abord être conforme au but, c’est-à-dire qu’il doit être utile au but en fonction duquel il a été conçu. » p.153
[25] Il en donne la définition : « Il existe trois types d’essai : l’essai-test, qui sert directement à vérifier la possibilité d’agir ; l’essai qui vise à acquérir puissance ou habileté ; l’essai qui tend à accomplir directement un acte qui ne mérite pas le nom d’acte accompli tant qu’il est manqué. » p.79
[26] « Cette méthode est susceptible d’être perfectionnée par systématisation et par « immanentisation ». […] En revanche, par immanentisation, nous comprenons le fait de remplacer les essais réels par des pseudo-essais effectués mentalement. » p.81.
[27] Kotarbinski use là aussi d’un exemple très simple : « un animal qui cherche, au cours de nombreuses tentatives désordonnées, à s’échapper d’un lieu muni d’une sortie, doit souvent s’épuiser pour trouver enfin, par essais et erreurs, l’ouverture qui représente sa liberté. L’homme pourvu d’intelligence regarde autour de lui, examine méthodiquement, de façon à n’en omettre aucune, toutes les possibilités de sortie jusqu’à ce qu’il aperçoive un passage. » p.145. L’économie prend ici un sens d’un moindre effort efficace produit par l’homme : « Ce serait donc un péché praxéologique de ne pas fournir les efforts nécessaires et gaspiller ses forces n’est également pas le moindre des péchés. » p.146
[28] Idem, p.167
[29] Il cite le philosophe Georges Hostelet, auteur de L’investigation scientifique des faits d’activité humaine, publié en 1960, dont il adopte la position. Celles-ci supposent bien une temporalité assez réduite pour que l’initiateur de l’action soit en capacité d’observer les effets attendus de son action sur les choses, soit le pouvoir de transformation immédiat de la réalité par ses actes : « Agir avec réflexion, c’est changer la réalité d’une manière plus ou moins consciente ; c’est viser un but déterminé dans des conditions données à l’aide de moyens appropriés pour passer des conditions existantes aux conditions correspondant à l’objectif défini ; c’est intégrer dans la réalité des facteurs qui ont pour conséquence qu’on passe du système des conditions initiales, à déterminer, au système des conditions finales, déterminées. » p.36
[30] « l’activation du sujet agissant. Ce principe, peut-être le plus important, consiste à exiger de lui qu’il se comporte le plus activement possible, c’est-à-dire en développant toute l’énergie nécessaire à l’accompagnement de ses tâches. » p.128
[31] « Le principe d’intervention minimale nous conduit au principe de surveillance pure et simple où notre but est seulement de surveiller un processus et nons d’y participer. La machine remplace l’homme dans l’exécution d’un travail donné : remplacer son propre travail par celui de la machine est un progrès vers l’intervention minimale. » p.131
[32] « De même, on peut apprendre beaucoup des économistes pour l’analyse de la construction des concepts praxéologiques dont ils se servent abondamment en les circonscrivant usuellement […] Les concepts de production, de matière première, de produit fabriqué et de produit semi-fini, les concepts d’offre (en tant que déclaration d’aptitude à fournir) et de demande ((en tant que déclaration d’aptitude à recevoir) et les concepts de productivités et de rendement, tout cela se trouve dans le lexique spécifique des sciences économiques (et aussi dans le lexique théorique de la rationalisation du travail, étant donné que ces deux domaines s’interpénètrent à tel point qu’il est impossible de désigner catégoriquement leur limite. » p.38
[33] Idem, p.110
[34] Idem, p.111
[35] Idem, p.111
[36] « le degré d’économie dépend du rapport entre la mesure des pertes et celle de la valeur du produit. » p.111
[37] Lire le rapport de Thierry Libaert, Pour une consommation plus durable en phase avec les enjeux européens, 2018, Paris, Comité Economique, Social et Environnementale, (CESE) ou l’excellent rapport de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) de 2012 Etude sur la durée de vie des équipements électriques et électroniques ou celui de 2017 consacré à Des tiroirs plein de téléphones remplacés : consommateurs et objets à obsolescence perçue.
[38] Alvin Toffler (1928-2016), sociologue et futurologue, auteur du Choc du Futur en 1970 où il annonce l’économie des objets éphémères, de la brièveté et des changements incessants avec une vie punctiforme concentrée sur le présent.
[39] Dès l’introduction du chapitre I, il écrit à quelques lignes d’intervalle : « Nous aborderons ici la technique du travail efficace, c’est-à-dire les indications et les avertissements nécessaires à l’optimisation de toute action » puis : « Son but est de former un ensemble rationnellement ordonné d’indications générales (positives et négatives) valables dans tous les domaines et toutes les spécialisations du travail. » p.27
[40] Idem, p.89
[41] Idem, p.87
[42] « Une tâche est toujours sérieuse si son inexécution fait perdre la vie, la santé, les moyens de subsistance, la liberté individuelle, la position sociale, le respect, la tranquillité de la conscience, la bienveillance des êtres aimés, la joie de vivre, etc. » p.88
[43] Idem, p.88
[44] Idem, p.90
[45] Dès le début du très important chapitre VIII consacré aux valeurs pratiques de l’action, Kotarbinski pose sa définition : « Nous appellerons efficace, l’action qui atteint son but. » p.105
[46] Accident en date du 1er février 2003 conduisant à l’explosion de la navette lors de sa rentrée dans l’atmosphère par échauffement jusqu’à désintégration du fait de l’endommagement des tuiles thermiques de protection par des débris heurtant la navette lors du décollage. En pleine connaissance des causes, les ingénieurs de la NASA assument le risque selon trois raisons : le caractère jugé inévitable de ces dommages, le risque mineur des griffures et impacts sur la sécurité du vol, l’absence de solution à leurs yeux dans le programme en l’état. Avec le 2e accident de la navette Challenger, ces accidents ont mis en évidence des enjeux économiques de fréquences de lancement, des décisions et arbitrages risqués, parfois assumés, parfois de fait d’incompréhension des informations : expositions, argumentations, convictions mais aussi écoutes, appréciations, biais de perception lors des échanges entre les techniciens, etc. La doctrine de l’efficacité de Kotarbinski y apparaît de fait trop rudimentaire.
[47] Accident du 28 mars 1979, il a été analysé et a mis en évidence des erreurs de conception dont l’appréciation a priori reste difficile à établir, des défaillances techniques accidentelles : pannes, anomalies du fait de test en cours, etc. sans oublier des erreurs humaines liées à la complexité de la situation : multiplication des incidents, difficulté d’appréciation de leur signification et combinatoire en temps réel, absence d’expériences permettant d’évaluer les modes d’action : conduite par événement qui fut abandonnée à cette occasion. Accident du 26 avril 1986 dont l’étude demeure très controversée comme ses effets sur les populations, l’exploitation des terres et l’aléa économique. Ces controverses témoignent elles-mêmes de la difficile appréciation selon les critères dont les morts directement liées, les morts associées et les accroissements statistiques (ex : fréquence des cancers de la tyroïde), coûts économiques directes dont les réparations, coûts indirectes liés à la destruction volontaire des villes, des animaux et matériels, etc., coûts à long terme dont effets sur la santé humaine : maladies et ceux sur l’environnement par dévastation des espèces dont les insectes et microbes participant aux phénomènes de décompositions naturels par exemple. L’efficacité de la conduite des actions par événement construite très rationnellement s’est avérée catastrophique en situation.
[48] Accidents des Boeing 737 Max en date du 10 mars 2019 (vol 302 d'Ethiopian Airlines) et du 29 octobre 2018 (vol Lion Air 610) conduisant à l’arrêt des vols. Le constructeur installe son MCAS (Maneuvering Characteristics Augmentation System) destiné à éviter des décrochages par des interventions automatiques indépendamment des décisions du commandant de vol. Il a pour objectif de sécuriser le profil du vol et d’éviter des décrochages liés à un degré d’inclination excessif de l’appareil relativement à sa vitesse, ce phénomène de cabrage conduisant à la perte de portance. Ce système est introduit du fait de nouveaux moteurs plus lourds et repositionnés qui accroit ce risque de cabrage. Il a pour effet de modifier l’inclinaison en provoquant un piqué. Si le piqué est commandé et maintenu alors que le risque de décrochage est erroné, l’avion est projeté en piqué et s’écrase. Son efficacité est en cause du fait d’une certification très largement déléguée au constructeur qui arbitre en termes d’efficacité économique : délai, coût, risque de retard, livraison, etc. Le bilan atteste d’une erreur d’appréciation sur les buts et fins poursuivies.
[49] Le coût est estimé à plus de trois milliards de dollars mi-2019, soit l’arrêt des livraisons de plus de cinquante appareils, l’immobilisation et modification des avions en service, les indemnisations et procès des victimes et compagnies. L’arrêt de sa production le 16 décembre 2019 induit des pertes considérables. Les dernières estimations évoquent près de 20 milliards. La commission des transports du Congrès américain conclut dans son rapport de mars 2020 à la production d’un avion jugé au final : « fondamentalement défectueux et dangereux ». Les critiques soulignent bien l’arbitrage sur les buts et l’efficacité immédiate : 1) les pressions exercées sur les employés de Boeing pour augmenter la cadence de production du MAX au détriment de la sécurité, 2) des présupposés erronés sur des technologies critiques, dont le système anti-décrochage MCAS, 3) des dissimulations d’informations cruciales auprès du régulateur aérien américain et des compagnies clientes et leurs pilotes, 4) des conflits d’intérêts et un jeu d’influence de Boeing sur les institutions.
[50] Albert Bandura est l’auteur de Social Learning Theory publié en 1976 résultat de vingt-cinq années de recherche. Il poursuit ses travaux et formalise sa théorie sociocognitive du fonctionnement psychologique dans un ouvrage publié en 1986 : Social Foundations of Thought and Action, a Social-cognitive Theory. Son œuvre intéresse ici parce qu’elle décrit l’apprentissage et l’action humaine jusqu’à rejoindre la préoccupation de l’efficacité de Kotarbinski, non de manière descriptive et normative, mais bien plus psychologique dans Self-Efficacy publié en 2002 et traduit en français avec ce titre évocateur : Auto-efficacité. Le sentiment d’efficacité personnelle.
[51] La vicariance, de vicaire, évoque la capacité de suppléer ou remplacer du fait d’un apprentissage par observation et imitation d’autrui, l’apprentissage vicariant étant prédominant relativement à celui des essais et erreurs, plus risqué et coûteux en effort.
[52] Le modelage social réunit : l’attention, la mémorisation, la reproduction et la motivation.
[53] La réciprocité causale triadique décrit des interactions dynamiques entre trois séries de facteurs. (P) Les facteurs internes à la personne soit les événements vécus et leurs perceptions personnelles. (C) Les déterminants du comportement soit les modèles d’actions et les schémas comportementaux. (E) Les propriétés de l’environnement social et organisationnel, ses contraintes et ses stimulations et les réactions qu’il entraîne soit le déterminant environnemental.
[54] « l’essai-test, qui sert directement à vérifier la possibilité d’agir ; l’essai qui vise à acquérir puissance ou habileté ; l’essai qui tend à accomplir directement un acte qui ne mérite pas le nom d’acte accompli tant qu’il est manqué. » p.79
[55] Idem, p.131
[56] Idem, p.240
[57] Nous écrivons à ce sujet dans un article consacré au principe d’apathie : « Le langage apathique vise le formalisme strict, l’expression dénuée de passion et d’empathie. Faut-il se rappeler les termes de la rhétorique anthropologique d’Aristote ? Il y est question de trois dimensions de la langue : le pathos, l’ethos et le logos où la langue révèle et incarne à la fois ce qu’elle est et ce qui lui échappe. Elle est ternaire, dynamique, expression et manifestation, mais aussi insinuation et persuasion, émotion parce que la voix précède la voie, le son ayant un sens qui lui est propre. L’interlocution est une relation plus complexe que le seul transport de la signification du logos. La leçon de rhétorique d’Aristote explore tous ces pouvoirs de la langue, admettant ces réalités de la condition humaine, sans y préférer l’une au détriment de l’autre. A l’inverse, la langue de Kant est à l’imitation de sa conception de la connaissance. Sa prose rationnelle évite une rhétorique qui en appellerait au sentiment ou à l’émotion. Et, à sa suite, la langue technocratique tient toute sa légitimité de sa stylistique distante, froide, sans passion et abstraite. » La perversion du principe d’apathie in Les cahiers de psychologie politique, n°35
[58] C’est l’objet de la plupart des articles de notre Dossier : Politique de santé du n°36 des Cahiers de psychologie politique
[59] Idem, p.121, et les citations suivantes
[60] Idem, p.123
[61] Idem, p.177
[62] Nous renvoyons aux travaux d’Elton Mayo (1880-1949) dont les expériences de Hawthorne à la Western Electric Company. En modifiant substantiellement les conditions de travail, l’absence d’effets sur la production dénote à ses yeux que l’observation prend une valeur d’intérêt porté au travail dont l’effet est l’effort pour démontrer sa valeur. Le groupe valorisé est productif. A l’inverse, sans attention, la productivité baisse et s’aligne sur les plus faibles rendements des membres du groupe. La vie du groupe a un impact sur son efficacité collective. En conséquence, l’encadrant observe, valorise, écoute et concilie plus qu’il n’exercice une autorité hiérarchique par un commandement strictement rationnel. Rappelons aussi la théorie des deux facteurs : besoins et motivations de Frederik Herzberg (1923-2000) qui met en évidence l’opposition entre satisfaction et mécontentement liée aux facteurs d’hygiène et ambiance, source potentielle de démotivation et aux facteurs valorisants, intrinsèques aux tâches et source de motivation. Les premiers décrivent les conditions minimales de travail pour ne pas engendrer d’insatisfaction. Les seconds développent la satisfaction par des promesses et concrétisations d’épanouissement de l’individu dans l’exécution de son travail et ses perspectives. Signalons plus récemment les travaux de Victor Vroom (1932) qui témoignent des facteurs de motivations très éloignés d’une approche taylorienne et fordiste du travail où celui-ci développe sa théorie des attentes, dîtes VIE : Valence, soit la préférence accordée à l’obtention d’un résultat. Elle est positive et renforce une motivation ou négative signifiant un désintérêt à cette atteinte du résultat ; Instrumentalité, soit la récompense appréciée dans la réalisation de la tâche qui tient à la confiance en une transaction venant reconnaître l’atteinte du résultat : reconnaissance, félicitations, rétributions ; Expectation, soit l’espérance et la confiance en soi pour mener à bien la tâche. Elle traduit l’estimation de sa compétence à obtenir le résultat, soit son accessibilité. Consulter le chapitre I – L’entreprise et l’homme in Les hommes et le management, 1994, Librairie Vuibert p.13-20
[63] Nous faisons référence à l’excellente critique de Pascal Ughetto : Démotivation et investissement au travail in Dictionnaire des risques psychosociaux, 2014, Editions du Seuil, p.174-177. Dont quelques extraits témoignent de la psychologie de l’effort, de la preuve pour soi au lieu de l’objectivation productiviste, soit un but d’épanouissement et de réalisation où ce qui est jugé est autant le travail fait que son résultat et encore plus un jugement de soi : « L'analyse sociologique ne dit pas autre chose quand elles soulignent à quel point les salariés investissent le travail comme une arène des habiletés où l'on peut se prouver à soi et aux autres quel professionnel hors pair on est en surmontant les épreuves. » (p.176). De même, il souligne la dimension sociale du travail au travers de transactions non-économiques : « De longue date, l'anthropologie et la sociologie ont construit un modèle du don-contre-don qu'elles supposent constitutives de la vie en société, c'est à dire du fait que des gestes de ce type ne sont certes pas monnayés mais n'en attendent pas moins des signes de réciprocité, sans quoi la vie en société n'est plus possible. » (p.176)
[64] Idem, p.190 et la citation précédente
[65] Idem, p.191 et la citation précédente
[66] La subjectité est une notion japonaise présente dans l’enseignement de Watsuji. L’homme existe dans la nature qui le compose sans penser pouvoir le séparer de façon artificielle pour ne pas dire dualiste. Watsuji critique la conception dualiste des occidentaux et il précise l’indissociabilité de l’homme et de son milieu critiquant la pensée occidentale contemporaine fascinée par l’histoire et le temps. Il reproche à Heidegger son oubli de la présence de l’homme à l’espace. La nature et l’homme participent d’un dynamisme vital sans séparation du sujet et de l’objet. Il n’y a pas d’extériorité mais un corps dans la nature plus qu’un sujet regardant la nature d’où la différence entre la subjectivité occidentale distinguant le sujet regardant l’objet et la subjectité japonaise manifestant cette intimité de l’homme à son espace. Par la médiance il décrit ce rapport intime de l’homme à la/sa nature où il défie Heidegger et le primat de la relation au temps pour lui opposer cette présence de l’espace et ses effets sur une économie de proximité où l’harmonie de l’homme à ce qui l’environne n’est pas de l’écologie mais simplement une attention à soi parce que l’air et l’eau sont en nous. Et les biologistes de donner autorité à ce passage quand ils nous disent que nous changeons parce que la matière qui nous compose est de passage : nourriture, air, eau dans une proportion proche de 100%, alors que nous perdurons. Watusji est l’auteur de Fûdo, le milieu humain, publié en français en 2011.
[67] Hammer DeRoburt (1922-1992), artisan de l’indépendance et premier président de la République de Nauru.
[68] Leçon du 25 mars 1981 – Cours au Collège de France – Subjectivité et vérité
[69] Lire par exemple : La méditation dans le vieillissement : impact sur le bien-être, la cognition et le cerveau de la personne âgée de Inès Moulinet, Edelweiss Touron et Gaël Chételat, 2018, Revue de neuropsychologie, 2018/4 Volume 10 | p. 304 à 312 où les auteurs documentent des recherches en ce sens : « La méditation fait partie intégrante de nombreuses traditions spirituelles et curatives depuis plus de 5000 ans. Le terme « méditation » englobe une large variété de pratiques, telles que la méditation zen, transcendantale, vihangan, kirtan kriya, ou encore la pleine conscience. Dans ce qui suit, nous définissons la méditation comme une famille de stratégies complexes de régulation attentionnelle et émotionnelle cultivées à des fins diverses incluant le développement de l’équilibre émotionnel et du bien-être. » p.306. Voir l’excellent documentaire scientifique : Des moines en laboratoire, 2007, réalisation de Delphine Morel, Coproduction : ARTE France, ADR Productions, Buddhist broadcasting foundation, YLE TV2 Finland et plus récemment l’ouvrage : Cerveau et méditation : dialogue entre le bouddhisme et les neurosciences, 2018, de Matthieu Ricard Wolf Singer, Christophe André, Carisse Busquet, Paris, Editions Pocket.
[70] En référence à l’œuvre magistrale de Paul Lafargue publiée en 1880