N°38 / La propagande politique Janvier 2021

L’expérience scientifique comme instrument de propagande et de manipulation : les expériences de Milgram.

Pierre-Antoine Pontoizeau

Résumé

L’expérience de Milgram fait partie de ces quelques expériences scientifiques emblématiques auxquelles l’on attribue communément un pouvoir de démonstration dont les conclusions sont jugées véridiques de manière définitive. Assez étonnamment, ces expériences semblent échapper au principe de démarcation de Popper selon lequel, un savoir scientifique est falsifiable, au moins partiellement, et cela pour une bonne raison. La connaissance scientifique se distingue de la foi du fait d’une validité toujours limitée à un contexte qui en détermine les bornes au-delà desquelles ses conclusions deviennent incomplètes, voire erronées. Or, cette expérience décrit une relation de subordination dont l’hypothèse, la construction du protocole puis la formalisation des résultats constituent une très belle histoire : parfaite, fluide, à laquelle le lecteur adhère sans même exercer un quelconque esprit critique.

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DOSSIER : LA PROPAGANDE POLITIQUE AU 21e SIECLE

Introduction

L’expérience de Milgram fait partie de ces quelques expériences scientifiques emblématiques auxquelles l’on attribue communément un pouvoir de démonstration dont les conclusions sont jugées véridiques de manière définitive. Assez étonnamment, ces expériences semblent échapper au principe de démarcation de Popper selon lequel, un savoir scientifique est falsifiable, au moins partiellement, et cela pour une bonne raison. La connaissance scientifique se distingue de la foi du fait d’une validité toujours limitée à un contexte qui en détermine les bornes au-delà desquelles ses conclusions deviennent incomplètes, voire erronées.

 

Or, cette expérience décrit une relation de subordination dont l’hypothèse, la construction du protocole puis la formalisation des résultats constituent une très belle histoire : parfaite, fluide, à laquelle le lecteur adhère sans même exercer un quelconque esprit critique. Cette fluidité masque toute l’habileté du savant. Il a une intention, il explicite une hypothèse, construit son expérience sur-mesure dont les conclusions deviennent manifestes.

 

Nous proposons d’interroger cette démarche de bout en bout, pratiquant une analyse épistémologique et herméneutique sans oublier un arrière-plan de psychologie évidemment. Nous expliciterons toutes les bifurcations interprétatives qui émergent comme autant d’alternatives. Ces dernières ouvrent d’autres perspectives jusqu’à restreindre la validité de cette expérience, voire l’invalider, découvrant chemin faisant qu’il y a là plus de manipulation et de propagande qu’un savoir expérimental rigoureux.  

1. Les faits et les résultats des travaux de Milgram

Il s’agit ici d’exposer toute sa démarche en reprenant chacun de ses moments. Cette description doit susciter une prise de distance critique, au-delà de la foi souvent très naïve en ses conclusions, sous l’effet de l’effroi de ce qu’elle prétend manifester, l’émoi aveuglant la raison.

1.1. L’hypothèse de Milgram

Son dispositif expérimental a pour objectif d’apporter une preuve expérimentale et cruciale de la véracité de son hypothèse. C’est le risque inhérent à la bonne intention qui fait de l’intuition une vérité, et de la méthode scientifique un alibi narratif.

L’analyse de son hypothèse apprend déjà beaucoup sur ses postulats. Il applique une théorie de l’individu où celui-ci est autonome et déformé par des systèmes sociaux qui lui imposent des conduites sociales. Il reprend l’expérience de Asch, son professeur, manifestant l’influence du groupe jusqu’au conformisme social [1]. Il en est de même des travaux sur la pensée groupale de Janis où l’individu rationnel est absorbé par les effets délétères du groupe [2]. L’expérience de Milgram est construite sur cette croyance : l’individu est un atome autonome soumis à des interactions qui sont autant d’influences sociales négatives. Cette représentation postule déjà l’assujettissement, conséquence du jeu social contre l’individu. Cet arrière-plan théorique de la psychologie américaine commun à Asch, Milgram et Janis oriente l’expérience au service de la promotion de cette représentation. Leurs expériences mettent en scène des mécanismes d’influence pour confirmer l’effet négatif du système social sur l’individu. Celui-ci y est par construction une victime assujettie. Il est même a priori, du fait de la théorie individualiste, une victime dédouanée de ses responsabilités, objet des interactions sociales, d’où l’état agentique :

« l’individu qui entre dans un système d’autorité ne se voit plus comme l’auteur de ses actes, mais plutôt comme l’agent exécutif des volontés d’autrui. À partir de ce stade, son comportement et son équilibre interne subissent des altérations si profondes que l’attitude nouvelle qui en résulte met l’individu dans un état différent. » [3]

Et les psychologues américains tiennent pour vraie cette théorie individualiste et atomiste du modèle de la physique classique où l’atome-individu se déforme du fait de relations et de rapports de force qui modifient sa personnalité-polarité, d’acteur positif à agent neutralisé, voire négatif. Ce physicalisme en psychologie est un choix épistémologique parmi d’autres possibles. Milgram est dans la lignée de la psychologie allemande : Christian Wolff, Wilhelm Wundt, Hermann von Helmholtz, Rudolf Hermann Lotze et Georg Simmel en particulier [4] où la mesure est la clé de l’explication scientifique en psychologie, pour imiter l’astronomie, la physique et les mathématiques, l’individu y étant semblable à l’atome initial. C’est par assujettissement à cette conception de la psychologie que Milgram va plus fabriquer des preuves qu’expérimenter en vue d’un enseignement, se limitant à la seule analyse des situations.

1.2. Le protocole inducteur

Il ne néglige rien, du recrutement des « teachers » au déroulement des expériences jusqu’aux analyses quantitatives selon plusieurs situations. Il est important d'étudier l'influence du mode de recrutement sur le comportement de ces « teachers », influencés par ce texte lors de leur recrutement [5].

Le premier inducteur est dans la promesse d’être payé quatre $ pour une heure de son temps. Cette transaction crée un rapport de subordination. Elle crée une obligation de contrepartie. Il y a ici une marchandisation « sournoise » de l’obéissance. Pourquoi payer ? Pourquoi choisir ce protocole ? Comment nier l’impact psychologique d’une transaction sur la nature des relations ultérieures ? Je te paie, donc, tu m’obéis.

Le second inducteur tient au choix d'une population masculine, inexplicable dans une étude de psychologie générale, sauf à considérer que l’homme adulte est à lui seul l’humanité. Il est surprenant que le psychologue souhaite disposer d'une population masculine de vingt à cinquante ans, habituée à l'obéissance et au respect de l'autorité. Ni jeune, ni ancien, ni femme ? De plus, les professions sélectionnées privilégient des métiers où l’on obéit.

C’est le troisième inducteur, celui des métiers, avec des ouvriers et employés habitués à des hiérarchies de concepteurs et ingénieurs ou de bureaucrates auxquels ils obéissent quotidiennement. L’ouvrier est un exécutant de tâches respectant des consignes strictes qu’il ne discute pas et conteste encore moins, car cela serait une insubordination, voire une faute professionnelle. L'appel à la catégorie de businessman renvoie à de très modestes entrepreneurs. L’annonce est accompagnée d'une restriction du niveau d'étude, l’exception pouvait néanmoins, se trouver là, mais un businessman ayant réussi est-il venu par amusement ou pour quatre $ ? Il est écrit : « High School and college students cannot be used ». L’échantillon n'est donc pas du tout représentatif. Outre les femmes, les jeunes et les anciens, d’autres métiers : journalistes, ingénieurs, professions libérales (médecins, avocats), etc. sont oubliés. Pourquoi ne pas avoir pris une cohorte de délinquants ou de marginaux, des jeunes lycéens sans expérience professionnelle, des agriculteurs et des artisans, etc. ? Comment nier le caractère très restrictif et opportunément biaisé de cette sélection ? Elle apporte un « matériel humain » plutôt favorable aux intentions de Milgram ? Le risque d’insoumission aurait été plus présent mais la validité du protocole plus robuste en cas de succès. En cas d’échec, l’enseignement serait fatal à l’hypothèse. Cette sélection affaiblit donc très nettement la validité de cette recherche. Ce tri des candidats s’interprète comme une intention pour le moins malicieuse d’accroître les chances de succès, réduisant le risque d’insubordination du fait d’une population réputée plus docile.

Quatrième inducteur, celui de la valeur engageante des quatre $ [6]. Elle n'est pas à négliger. Il faut là encore noter l’insistance, par cette mention toute particulière de la modalité pratique de la rémunération qui explicite le paiement avant l'expérience. Pour un travailleur, cela signifie l'engagement quasi-contractuel de faire et d’obéir aux consignes. Pourquoi désobéir dans ces circonstances ? C’est là l’usage de payer pour faire selon la commande.

Dernier inducteur qui deviendra une explication a posteriori : le commanditaire et le lieu. Pourquoi donc mentionner le prestige du titre ? Le nom du professeur ? Le prestige du lieu ? L’annonce s’apparente à un instrument de manipulation qui construit les premières conditions de l’obéissance ? Elle est loin d’être neutre ou anodine. Cette première analyse montre que l’annonce a un pouvoir d’influence et que l’échantillon est fabriqué par convenance. Nous verrons plus tard que toutes les spéculations sur l'interprétation des résultats sont à considérer en ayant bien à l'esprit cette rémunération pour réaliser une expérience, donc d’emblée : obéir et se conformer.

1.3. La construction des résultats

La vulgate colporte le taux de 65 % de « teachers » allant jusqu’aux fameux 450 volts. Gina Perry a consacré quelques années à étudier les archives de Yale dont elle a tiré un documentaire et un ouvrage [7].

Son premier enseignement porte sur les écarts entre les variantes. Il existe en fait « une variation significative des taux d’obéissance entre les conditions expérimentales » [8]. De telles variations ouvrent un vaste champ d’interprétations. Elle montre les conditions très spécifiques de l’obéissance et une désobéissance très fréquente, dès que le contexte relâche quelques contraintes. Le résultat serait plutôt l’inverse. Milgram le reconnaît d’ailleurs dans son essai de 1965. Le lecteur se reportera aux tableaux [9].

Son deuxième enseignement tient à l’écoute des bandes enregistrées qui soulignent le caractère très peu normalisé de la conduite de l’expérience, avec une part d’improvisations opportunistes peu rigoureuses.

Le troisième tient à l’intentionnalité du chercheur. Elle ressort dans l’étude jusqu’à fabriquer tardivement, plusieurs années après, un récit éloigné de l’expérimentation initiale, qu’il revendique comme une intuition.

Le quatrième tient à l’absence d’esprit critique – ce qui a motivé le présent article – concernant ces expériences emblématiques reçues comme des révélations. La rigueur cède à l’enthousiasme, voire à une manipulation des résultats.

Le cinquième tient à une part de falsification des résultats, du fait de la position de l’expérimentateur, partie prenante du projet. L’expérimentateur John Williams reconnaît jouer un rôle très actif dans la contrainte imposée au sujet. Il est juge et partie dans une interaction humaine dont le résultat attendu tient à son propre comportement, alors qu’il s’agit d’étudier le comportement d’un tiers sous son influence. Ce protocole pose avant tout un problème épistémologique sur lequel nous reviendrons plus tard.

Son sixième enseignement consiste en une conclusion sur la très faible rigueur scientifique de ce travail :

« la recherche en psychologie sociale comme celle de Milgram est une fable morale déguisée, un avertissement à propos du fait que nous allons soi-disant obéir sans réfléchir. Sauf si vous y pensez, il y a de nombreux exemples dans notre vie quotidienne où nous n'obéissons pas sans réfléchir et cela va au cœur de la faiblesse de la théorie explicative de Milgram de l'état agentique qui a été discréditée par des recherches ultérieures. » [10].

Son dernier enseignement tient à l’expérience manipulatrice au service d’une propagande scientifique colportant une conception de la science et du politique, sciemment ou non. Elle conclut :

« Je pense que ce que nous retenons de l'étude de Milgram, c'est que nous devrions être plus interrogatifs et critiques des présentations des résultats de la recherche en psychologie sociale. Nous devrions nous demander quelles influences - personnelles, sociales, culturelles - ont façonné cette recherche et ses résultats. » [11]

La sélection des chiffres alerte sur l’intention de Milgram. 65 % signifie que 35 % ont interrompu le processus dans la variante la plus limite, où « l’élève » donne très peu de signe de souffrance aux électrochocs. Milgram se garde bien d’étudier les raisons et les motivations de cette désobéissance d’un cas sur trois. Il dit s’intéresser aux situations qui font obéir, son analyse étant très limitante. Et deux cas sur trois suffisent-ils pour conclure de façon aussi péremptoire, sans traiter ce tiers résistant ? Sa généralisation est excessive, et ce d’autant que la moyenne des variantes est de 47 % [12].

2. Les interprétations actuelles 

Malgré la force de conviction qui se dégage de cette expérience remarquablement bien construite, il s’en est trouvé qui ont remis en cause une partie des conclusions, voire une part du protocole lui-même, considérant que Milgram était allé vite en besogne pour passer des résultats à leur interprétation. Nous commencerons par une critique du principe de l’expérience cruciale et reviendrons sur les enseignements de l’étude publiée dans le British Journal of Social Psychology par un équipe anglo-saxonne : Alex Haslam, Stephen Reicher, Kathryn Millard et Rachel McDonald en 2015, sans oublier les excellents travaux de Stéphane Laurens puis l’apport d’Alberto Bandura dans sa théorie du désengagement moral qui ouvrent d’autres perspectives.

2.1. Le syndrome de l’expérience cruciale [13]

L'expérience de Milgram relève d'un procédé épistémologique où une seule et unique expérience suffit à faire une démonstration définitive pour entériner une connaissance. Ce procédé fait appel à l'idée qu'il existe des expériences cruciales capables de porter à elle seule une théorie. Or, si nous nous référons simplement à l'histoire de la physique, ce sont des hypothèses puis de très nombreuses expériences aux protocoles différents qui vont accumuler des résultats. Ceux-ci convergeront vers une théorie, ou bien, à l'inverse, des divergences de résultats persisteront, laissant des hypothèses en suspens ainsi que des théories concurrentes en place, sans pouvoir les discriminer. À cet égard, l'expérience de Milgram n'a pas pris une précaution ; celle de reproduire cette expérience partout dans le monde auprès de populations appartenant à des cultures ou des civilisations dans lesquelles l'autorité, la responsabilité ou l'obéissance sont vécues différemment, induisant potentiellement d’autres résultats. L’Amérique n’est pas le monde [14]. Ce fut fait, et les résultats divergent très à la hausse, sensiblement à la baisse en augmentant l’incertitude entre 50 et 87,5 %.

2.2. Les limites du protocole expérimental

La principale limite se situe au niveau des conclusions tirées abusivement des chiffres. Outre la première manipulation qui tient à la petite annonce dont très peu avait analysé l’impact sur le comportement des « teachers », les chiffres sont aussi éloquents. Rappelons que toute démarche scientifique est animée par le principe d'exactitude où la répétition des expériences permet de garantir un résultat précis et constant. La physique ou la chimie sont des exemples où la marge de tolérance est très faible, parce que l'exactitude est le principe même d'une connaissance scientifique avérée. Pour être probants, les résultats de l’expérience respectent ce principe d'exactitude. Or, il n’en est rien. De très nombreuses institutions ont répété cette expérience, mettant en évidence des facteurs perturbateurs importants. A tel point qu'en étudiant une grande partie des résultats de ces recherches, le taux d'obéissance varie dans des proportions considérables.

A l’intérieur des variantes de Milgram déjà, hors de l’université, les résultats sont faibles. En l’absence de l’expérimentateur, les résultats sont très faibles. Si l’expérimentateur est sans consigne, voire une personne elle aussi tirée au sort, les résultats sont aussi très faibles. Une récente étude menée en 2017 par Dariusz Doliński, spécialiste du comportement social et des mécanismes de soumission à la pression extérieure et aux manipulations sociales, chercheur en psychologie sociale à la SWPS University of Social Sciences and Humanities de Varsovie explicite des biais. Les « teachers » sont 40 hommes et 40 femmes âgés de 18 à 69 ans. Une simple variation du sexe de l’apprenti recevant les chocs électriques fait exploser le taux de refus.

La deuxième limite tient à la médiation de l’action déclenchant la souffrance. Milgram a pris soin de construire un protocole distancié où la machine joue un rôle structurant d’intermédiation-distanciation. Factuellement, le participant manipule des boutons-curseurs. Le geste pris pour lui-même est anodin. Il peut cacher une infinité de conséquences : bouton nucléaire, simple bouton sonore, bouton d’activation d’une machinerie, vanne, robinet dans la vie quotidienne, etc. sans aucune relation les unes avec les autres. Cet acte est en lui-même très peu signifiant et il engage très faiblement l’activité physique du participant. Du fait de cette intermédiation-distanciation, il requiert en revanche une association mentale, entre le fait de le manipuler et le fait de voir et d’entendre une personne souffrante. Les deux faits sont distincts mais associés dans un système inédit et factice. En effet, il ne reproduit rien de la vie quotidienne. Pourquoi alors avoir intermédié, comme pour rendre plus aisé un passage à l’acte dissocié du spectacle qui lui est associé ? Cette partie-là de l’étude n’a pas été explorée alors qu’elle est essentielle, créant un artifice scientifique. En effet, il laisse supposer une relation quasi-thérapeutique entre les décharges et la mémorisation. Mais s’agit-il d’une pure punition ou d’autres choses d’inexplicites ? Le quiproquo est là. Mais le fait même de qualifier a posteriori leur décision de torture relève d’une projection d’un lecteur-spectateur distancié, sous l’influence des dénominations imposées par Milgram et qui empêchent de penser et analyser les conditions et compréhensions de l’expérience pour les participants. Ceux-ci peuvent croire en une expérience cherchant à établir le lien entre la décharge et les facultés mentales jusqu’à en douter progressivement.

En termes d’engagement humain, agir en sollicitant sa force physique pour gifler se compare-t-il à tourner un bouton ou pousser un curseur qui administrerait cette même gifle ? Dans un cas, la médiation éloigne et elle désimplique, dans l’autre, elle mobilise sa propre physiologie en se confrontant à une souffrance dont on se sait l’auteur effectif avec un impact physiologique et un contact, soit une réalité kinesthésique. D’ailleurs, la seule variante, quelque peu kinesthésique (4 – 30%) obtient un faible résultat du fait, déjà, du simple touché [15]. Il eut fallu tester des alternatives engageant les participants pour repérer des écarts, sans doute très significatifs. Administrer par soi-même une violence physique à autrui est autrement impliquant. Or, dans l’expérience, cette souffrance se perçoit, au mieux par le jeu des rictus et des mouvements du corps, le plus souvent hors de la vue et une expression langagière, mais sans effets physiologiques visibles : aucun traumatisme visible, pas de blessure ni de sang. Jamais aucune expérience ne peut reproduire les conditions de l’obéissance jusqu’à infliger des souffrances physiques réelles. Nous sommes donc très loin d’éprouver l’obéissance s’il avait fallu effectivement participer à une torture en se confrontant à la chair souffrante. Impossible évidemment. Toutefois, la facticité reste un biais. Ainsi, cette mise à l’écart résultant de la machinisation, est très loin d’être anecdotique, parce qu’elle « scientifise » une souffrance administrée sans engagement physiologique, contribuant à rendre possible ce que Milgram veut prouver.

2.3. Les interprétations et leurs référentiels

Plusieurs interprétations ont cours. La première est celle émanant des travaux de : a) Stéphane Laurens. La deuxième est celle : b) d’Alex Haslam, Stephen Reicher, Kathryn Millard et Rachel McDonald. La dernière est celle indirecte : c) d’Alberto Bandura dont l’ouvrage de 2015 : Moral Disengagement: How Good People Can Do Harm and Feel Good About Themselves développe une théorie de ce désengagement moral qui se distingue clairement de l’état agentique de Milgram.

a) Laurens [16] remet en cause le cadre épistémologique dans lequel se positionne Milgram. Premièrement, il interroge le dogme de l’individualisme inhérent à la construction de l’expérience. Deuxièmement, il met en évidence les expériences dans l’expérience et leurs interprétations. Troisièmement, il remet en cause l’analyse de la responsabilité et quatrièmement l’illusion de la passivité conduisant à l’affirmation abusive de l’état agentique.

i) Le dogme de l’individualisme fait l’hypothèse que l’individu isolé juge bien en dehors des influences sociales. L’autorité ou l’obéissance y sont des contraintes sociales négatives. La perte d’autonomie crée un lien de dépendance et celui-ci rend l’individu vulnérable, assujetti aux opinions et influences hétéronomes. Toute l’expérience véhicule, à l’instar de celle de son professeur Asch, que l’individu est manipulé par les interactions sociales [17].

ii) Les expériences dans l’expérience aborde cette confusion étonnante entre différents moments de l’expérience où l’on ne sait plus très bien ce qui est expérimenté, ce qui est décrit, puis ce qui est induit. En effet, il existe l’expérience bien connue puis un second temps du dévoilement de son caractère factice où Milgram interroge les participants sur leur responsabilité, moment de ces entretiens post-expérimentaux de l’expérience s’il en est, qu’il pondère avant d’en induire une conclusion sur l’irresponsabilité et l’état agentique et dont les conclusions tiennent à l’analyse au premier degré des réponses émanant de participants guidés dans leur réponse.

iii) L’analyse de la responsabilité s’appuie justement sur ces auto-attributions d’une responsabilité après le choc émotionnel d’avoir été manipulé, sans préjuger de l’influence de cet état de choc psychologique lui aussi très violent, consécutif de la violence de l’expérience première. La violence du traumatisme est aussi mentionnée par Gina Perry dans ses entretiens menés des années plus tard avec des participants marqués par cette expérience. Laurens souligne bien l’incongruité de la conclusion relativement aux résultats. La délégation ou l’abandon de sa responsabilité n’y est pas manifeste. En revanche, des stratagèmes d’évitement, la remise en cause de l’élève par culpabilisation de la victime, voire sa responsabilité propre sont bien présentes. L’état agentique ne s’induit pas du tout des résultats [18]. Laurens dénonce cette conclusion abusive, pourtant bien assumée par Milgram :

« Le changement agentique a pour conséquence la plus grave que l’individu estime être engagé vis-à-vis de l’autorité dirigeante, mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celles-ci lui prescrit. (…) ils imputent leurs actions à une autre personne. Ils nous ont souvent dit ou cours de nos expériences : “s’il ne s’en était tenu qu’à moi, jamais je n’aurais administré de chocs à l’élève. » [19]

iiii) L’illusion de la passivité renvoie au poids et à l’assimilation de la suggestion qui exclut la passivité d’un être devenu amorphe, comme possédé par l’influence sociale. Laurens s’inspire de l’hypnose et de la possession pour critiquer cette thèse d’un anéantissement du sujet alors que rien ne l’indique. Le participant interagit, il questionne l’expérimentateur ; et comme l’atteste une expérience renouvelée en réalité virtuelle, de très nombreux paramètres physiologiques sont modifiés, témoignant bien d’un trouble, d’une réaction, d’une tentative de résolution de la dissonance, voire de la souffrance à faire ou renoncer [20].

Ses critiques interpellent deux aspects de l’expérience. D’abord, la place de la représentation de la science, tant pour les participants que dans le rôle qui lui est donné par les scientifiques. Ensuite, la négligence des faits sociaux alors que l’expérimentateur et le testeur font corps, en évitant la dissociation et la dissonance. Concernant ses approbations sollicitées par le « teacher » [21] – qui témoignent bien d’un état non-agentique – Laurens conclut au maintien d’une collusion recherchée par le testeur [22]. L’acte se fait par un assentiment mutuel qui maintient la cohésion du binôme, d’où l’importance de la qualité du jeu de rôle de l’expérimentateur.

b) l’équipe anglo-saxonne interroge plusieurs aspects de la théorie de Milgram. Elle remet largement en cause la relation entre les résultats de l’expérience et les enseignements que Milgram prétend en retirer. Leur étude statistique des facteurs-variables intervenant dans la construction des variantes leur fait observer que la directivité a un impact fort ainsi que la pression du groupe à la désobéissance, soit l’organisation et la manifestation de l’autorité. Leur conclusion met en évidence l’influence de la relation avec l’élève ou le professeur. La proximité avec la potentielle victime dissuade de la faire souffrir, la proximité avec l’autorité encourage à exécuter les commandements. Et nous savons depuis la nuit des temps que le dilemme intervient lorsque la double proximité induit un conflit entre exécuter l’ordre et faire souffrir ou tuer un proche. L’analyse des situations et de leur résultat permettent de mieux comprendre en quoi certaines situations dont les déterminants sont communs, produisent des résultats voisins.   

c) Bandura théorise le désengagement moral. Sans s’opposer directement à l’agentivité, il rappelle trois mécanismes élémentaires au fait qu’une cause supérieure légitime des comportements de prime abord dommageables, voire répréhensibles.

i) une responsabilité extérieure est à l’origine de l’acte et la critique s’adresse au donneur d’ordre bien plus qu’à l’exécutant, fusse-t-il consentant.

ii) un déni relativise et minimise les faits.

iii) la victime est déconsidérée, voire objectifiée en lui refusant son statut d’humain, justifiant une maltraitance qui n’en est plus une de ce fait. Elle est même responsable de la situation dans certains cas, ayant contraint l’agent à faire ce qu’il a fait.

Ce désengagement valorise une conduite apathique qui désactive la sensibilité. Mais toute l’opération passe par un travail de surinterprétation personnelle. Nous sommes en plein exercice herméneutique de soi où l’agent interprète ses actes, supprimant toute perspective de réprobation au profit d’une construction de sa justification.  Bandura décrit les mécanismes qui agissent chez celui qui se désengage. Il analyse en psychologue et il décrit en phénoménologue cette existence où se jouent des opérations interprétatives manipulant les perceptions, fabriquant des faits existentiels dont la narration s’éloigne des actes. Cette narration est l’outil d’une conscience agissante pour se narrer à elle-même ce qu’elle veut se dire de son histoire bien loin d’un état agentique.

Il est bien question d’herméneutique car il y a une œuvre de réécriture avec des règles interprétatives productrices d’un schéma cognitif, pour reconnaître et juger ses actes. Elles font glisser d’un référentiel à un autre, protégeant l’estime de soi jusqu’à inventer une fierté et une assurance au travers d’une nouvelle représentation de ses actes. Très loin de la passivité, il y a une substitution des règles d’évaluation de l’acte pour continuer à agir en légitimant l’exemption à la norme.

Bandura propose des mécanismes qui ont tous à voir avec une argumentation et un art herméneutique :

i) La justification morale vient légitimer l’action et affaiblir la résistance morale, la mauvaise ou liberté de conscience.

ii) L’étiquetage euphémique où l’euphémisme atténue et affaiblit, éliminant le remord ou l’angoisse du faire mal pour déculpabiliser. Le procédé est là encore littéraire et argumentatif.

iii) La comparaison avantageuse relativise ou justifie dans un contexte. Il fallait le faire, ou ce qui a été fait n’est rien par rapport à. Ce procédé annonce le suivant.

iiii) Le déplacement de la responsabilité dilue, voire dénie. Cet art de l’interprétation disculpe puis produit ce désengagement qu’il ne faut pas confondre avec l’état agentique. Et pour cause, il procède d’une stratégie narrative où il s’agit de se raconter l’histoire qui réconcilie les faits avec une norme morale qui se déforme ou s’accommode de ses actes.

v) Le dernier prend une distance par la déshumanisation de la victime dont l’indignité relativise grandement le forfait. Le procédé est encore littéraire, affublant l’autre de dénomination métaphorique l’excluant du cercle des humains : animal, machine, soit un être dénué de conscience. Tuer un être non-humain, c’est ne pas tuer et la proposition même est dénuée de sens. Un tel procédé de justification peut donc aller très loin.

En effet, ces mécanismes herméneutiques légitiment la torture. Elle se justifie pour la sécurité de l’Etat ou des populations. Cela n’est rien car ils sont des terroristes. Cela se comprend pour éviter de nouveaux attentats ou des crimes. Cela est leur faute, puisqu’ils sont dangereux. Tout l’enjeu est de réconcilier les normes antérieures avec des actes contraires pour s’engager dans des actes antérieurement perçus comme inacceptables. Bandura les interprète comme des procédés « auto-désinhibiteurs ». Le résultat est une exemption de sa propre moralité, du fait d’un renversement du sens qui nécessite une réinterprétation pour s’auto-justifier. La symétrie humaine est brisée au profit d’une double dissociation. L’autre est dissocié et séparé de soi, n’appartenant plus ou peu à la communauté humaine. La morale est dissociée et séparée de cette exception qui autorise, voire légitime la contradiction.

3. Les herméneutiques de l’expérience de Milgram

Trois aspects sont ici à approfondir. L’influence du directeur de thèse : Solomon Asch ; le pouvoir de l’expérimentateur et la participation à une idéologie de l’assujettissement au-delà de toute démonstration scientifique.

3.1. L’influence de Asch

Cette première herméneutique resitue la construction de l'expérience de Milgram dans le contexte de la subordination de son auteur à son directeur de thèse. Sa méthode reproduit les principes déjà présents dans les expériences de Solomon Asch, réalisées dans le but de démontrer la conformité du comportement d'un individu mis dans un contexte de simulation où il est manipulé au même titre que le « teachers ». Cette première herméneutique explique la subordination de Milgram à des modalités de recherche qui lui sont inspirées par Asch. Ils partagent, a minima, une théorie de l’individu et un protocole expérimental.

i) Asch et Milgram partagent une théorie de l’individu victime des interactions sociales. Le groupe social agit systématiquement comme un environnement malfaisant qui dénature le bon atome individuel, le manipulant, le déformant, le soumettant aux injonctions du groupe qui le perturbe et l’éloigne de sa droiture initiale. Déjà, chez Asch, son expérience met en exergue la pression négative vers une conformité sociale absurde jusqu’à faire contredire sa perception. Le social agit comme une source de déviance du bon individu. Et Milgram reproduit ce modèle, du fait de cette obéissance à la philosophie de son maître, dont il partage visiblement les postulats. Il n’étudie pas l’obéissance, mais la manipulation de la personne humaine, ce qui n’est pas la même chose.

ii) Ils partagent aussi un protocole expérimental. En effet, tout y est semblable. Le participant est victime d’une manipulation-observation à la manière d’un objet physique qu’on expose à une situation pour l’étudier en vue de confirmer une hypothèse dont il ignore tout.  Les complices agissent selon un schéma où leurs interactions psychologiques doivent obtenir un assujettissement. Plus encore, l’expérience ne laisse pas de place à sa falsification. Elle n’introduit pas d’alternative possible, sauf à échouer totalement. Elle est construite pour prouver ce que l’hypothèse a exposé : l’obéissance négative de l’individu sous l’influence d’un groupe abusant de son influence. Et chez le maître et l’élève, le résultat est porté au crédit de l’hypothèse, fusse-t-il dans les faits et les chiffres plus nuancé, voire contraire. Les deux expériences spéculent aussi sur la force de la contrainte sociale : par l’autorité du groupe, par l’autorité de la science représentée par l’expérimentateur, soit une obéissance servile qui dévalorise l’obéissance. Le maître et l’élève assument le même travers de poursuivre leur raisonnement malgré des résultats contradictoires. Asch n’obtient pas 80 % de soumission mais des scores très inférieurs à 50 %. Comme son élève, il en induira la conformité sociale, alors qu’elle n’est que très partiellement présente. De même, les facteurs explicatifs ne sont pas induits de l’expérience elle-même. Ils sont assertés [23]. Cela n’a rien de très rigoureux. A cet égard, l’écart entre les résultats et la poursuite de leur raisonnement illustre bien le propos du fondateur de la démarche expérimentale, Claude Bernard, à propos des mauvais scientifiques :

« Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font encore de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue et, quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. Ils défigurent ainsi l’observation et négligent souvent des faits très importants, parce qu’ils ne concourent pas à leur but. C’est ce qui nous a fait dire ailleurs qu’il ne fallait jamais faire des expériences pour confirmer ses idées, mais simplement pour les contrôler, ce qui signifie, en d'autres termes, qu'il faut accepter les résultats de l'expérience tels qu'ils se présentent, avec tout leur imprévu et leurs accidents. » [24]   

Cette description s’applique parfaitement, tant Milgram se détourne de la démarche expérimentale de Claude Bernard. En effet, le « sujet naïf, isolé et sans ressource, dont on mesure les attitudes, opinions, comportements » [25] est déjà en position de suggestion du fait même de la construction du protocole expérimental. Comment peut-il désobéir à celui qui ordonne et prépare une expérience dont il est le jouet, accomplissant plus ou moins ce qui est attendu, prétexte à une confirmation déjà actée, car l’expérience fait tout pour éviter la désobéissance, qu’elle n’étudie pas ; alors qu’elle en a les matériaux expérimentaux. L’expérimentateur manipule l’expérience pour qu’elle réponde à son vœu, jusqu’à occulter les résultats qui nuancent ou contredisent, comme l’explique si clairement Claude Bernard. A cet égard, le pouvoir de l’expérimentateur illustre bien aussi cette déviance de la démarche scientifique.

3.2. Le pouvoir de l’expérimentateur

La seconde herméneutique met en évidence la fascination du scientifique pour son propre pouvoir. Il existe un pouvoir de domination du chercheur sur les agents qu'il manipule et dont il cherche à obtenir un comportement conforme à son protocole expérimental.

La manipulation est extrême dans le second temps de l’expérience. Elle conditionne les réponses, du fait de l’autorité scientifique qui se dévoile et s’assume dans l’expérience même [26]. La science est ici partie prenante de l’expérience, sauf à se croire neutre et sans effet sur les participants à ce moment-là de l’expérience, feignant une transparence, un dévoilement qui n’aurait aucun contenu psychologique et social, n’induisant rien des réponses de ces « braves » participants qui se retrouvent là, victimes traumatisées cherchant à garder un semblant de dignité dans un contexte émotionnel que Milgram se garde bien d’étudier. Il serait d’une naïveté confondante, s’il n’examinait pas que la mise en lumière dans cette séquence-là devient miraculeusement rationnelle, épurée de toute interférences psychologiques et sociales, entre l’expérimentateur et le participant. Est-ce possible ? L’autre thèse consiste à suivre Serge Moscovici [27] qui dénonce l’abus de pouvoir du scientifique qui conditionne de toutes pièces les réponses. Le protocole est manipulatoire, pour ne pas dire pervers et toxique. Pour autant, comment exclure que le participant joue avec le professeur et l’expérimentateur, lui répétant ce qu’il vient de proposer de dire ? Les archives indiquent, comme en rend compte Gina Perry, que des participants n’étaient pas dupes et ne croyaient pas à la réalité des décharges. Une proportion de tels cas altère encore plus la crédibilité des résultats et les commentaires qui s’ensuivent. Est-il impossible qu’il veuille rendre service en disant malicieusement à l’expérimentateur ce qu’il sait qu’il veut entendre ? Est-il exclu que sachant qu’il m’a payé, je vais lui dire ce qu’il me suggère de dire ? Là aussi, les variations nous éloignent de l’exactitude. Se joue là une idéologie de l’assujettissement dans la relation que Milgram construit de bout en bout avec ses participants. Ce sera notre dernier point d’étude.

L’interprétation orthodoxe de cette seconde partie est d’ailleurs très troublante. Est-elle une partie de l’expérience ? Répond-elle à un protocole ? Est-il possible d’accorder naïvement du crédit au premier degré à des propos captés sans consigne ni méthode, juste après un double traumatisme : avoir fait souffrir puis découvrir que l’on a été manipulé. Cela n’aurait donc aucun impact sur la psychologie d’un participant dans ses réponses ? Quand Milgram affirme dans son argumentation qu’une immense majorité est satisfaite d’avoir participé à l’expérience, de quoi parle-t-on ? Parle-t-on avec la prise de recul qui semble de mise, soit d’avoir contribué à une compréhension du mécanisme de l’obéissance, ce qui dénote une compréhension de la démarche sans signifier aucunement que cela cautionne la souffrance « fictive » ou réelle pendant l’expérience ? Parle-t-on de la participation à l’expérience en maintenant la vue initiale d’avoir cru faire souffrir en l’assumant pleinement ? Par cette confusion, Milgram manipule cette fois le lecteur du compte-rendu de l’étude. Si des participants sont choqués et que d’autres avaient percé la tromperie, jugeant plus l’intérêt de la démarche en ayant parfaitement compris la simulation, les propos de cette séquence ont une valeur très relative à contextualiser. On ne peut pas, en même temps, interpréter ces propos sur les deux plans alors qu’ils répondent selon une perspective qu’il convient de saisir. Soit, nous parlons de l’expérience intégrant la compréhension de la simulation par les participants avec un jugement sur son enseignement, soit nous parlons de l’expérience initiale en prétendant que les participants sont satisfaits d’avoir possiblement torturé pour la science. Interroger sur la satisfaction après le dévoilement porte-t-il finalement sur la totalité de l’expérience, comprenant le moment du dévoilement, et les propos constituant alors un troisième temps de réflexion ; ou est-il un jugement sur la seule expérience initiale, faisant fi de la portée du dévoilement sur la nature de la réponse ? Cette énormité herméneutique tient à la manipulation du lecteur placé artificiellement dans cette position synoptique où, voyant tout, il interprète les actes sans les resituer dans leur contexte propre et leurs limites, accordant peu d’attention à chacune des phases qu’il convient d’analyser avec exigence sur les effets qu’elles produisent, et les changements de positions qu’elles induisent. Là est la quasi-escroquerie de Milgram qui organise un effroi et fabrique une interprétation où règne cette confusion herméneutique en appréciant simultanément le participant sous ces deux rapports. C’est là une manipulation qui explique la soumission des lecteurs, eux-mêmes pris dans cet effroi. Milgram assujettit plus le lecteur que le « teachers ». Et c’est probablement là sa véritable intention.   

3.3. L’idéologie perverse [28] de l’assujettissement 

La troisième herméneutique intègre ses expériences dans leur environnement socio-politique pour en montrer la puissance manipulatrice et idéologique, c'est-à-dire l'intention de soumettre les lecteurs et les populations à l’injonction de l’état agentique qui a été prétendument démontré par l'expérience. En substance, ne pas se conformer aux résultats de l'expérience, ce serait contredire la science. Ne pas obéir, c’est être en anomalie avec la norme scientifique. Il y a bien évidemment une perversité du scientifique se faisant ici politique. Milgram enseigne la fatalité de la soumission. Mais il en donne aussi les ressorts en mettant à disposition une technique de manipulation inédite par l’autorité de sa prescription scientifique. Ce ne sera pas votre faute, vous serez soumis à l’injonction sociale. Mais il en donne aussi les clés aux politiques parce que les variantes en montrent des ressorts : Isoler, esseuler l’individu, le couper de ses relations sociales, l’éloigner des conséquences effectives ou des victimes et s’obtiendra sa soumission. Dès que ces modalités varient, la désobéissance l’emporte. Revenons sur plusieurs facteurs : i) l’expérimentateur, ii) l’absence d’interprétation des variantes contradictoires, iii) l’usage de la science, iiii) l’éthique scientifique, v) le lecteur, victime manipulée.

i) Revenons sur l’expérimentateur et sa perception par le lecteur de l’étude de Milgram. Il prend la précaution d’entretenir cette illusion d’un lecteur scientifique en surplomb, spectateur averti d’une expérience dont il est le seul juge. En entretenant cette illusion, il obtient un assujettissement insidieux qui fait totalement oublier de véritables anomalies dans son expérience, dont celle de la compréhension du rôle de l’expérimentateur. Vu d’un lecteur, il participe à l’expérience du côté des sachants de la simulation. Son intervention est donc fondée sur une connaissance de l’illusion des décharges. Vu du testeur naïf, il participe à la même expérience où les décharges sont perçues comme véritables. Ce double jeu contribue à isoler et tromper le testeur. Que comprendre de ce tour de passe-passe ? Quand l’expérimentateur dévoile la supercherie, est-il encore crédible aux yeux de ceux qui ont été trompés, une fois ? [29] Sommes-nous encore dans un jeu ou sommes-nous revenus à des relations ordinaires ? Qui sait ? Jamais les participants n’ont été interrogés sur leurs croyances et leurs perceptions de ce second moment très ambigu qui altère sérieusement le crédit de ces dialogues, pourtant présentés comme rationnels, neutres et sans interférences.

ii) L’absence d’interprétation des variantes contradictoires est surprenante. En effet, celles-ci apportent des enseignements à y regarder de plus près. Cette bifurcation herméneutique n’est pas retenue par Milgram, alors qu’elle vient compléter une théorie des conditions de l’obéissance et de la désobéissance. Plusieurs variantes rapprochent l’élève du professeur : proximité physique, contact physique, proximité relationnelle (variantes 3 – 40%, 4 – 30% et 23- 15% du classement de Lepage – note 11). Quelques variantes éloignent le professeur de l’expérimentateur (variantes 18 – 22,5% et 19 – 37,5%). Ces variantes ont en commun de faire émerger un corps social par ces différentes proximités avec l’élève ou de dégrader le corps social constitué du professeur et de l’expérimentateur. La dimension affective et émotionnelle s’en voit accrue ou dégradée. Celles qui peuvent motiver la désobéissance ont bien pour effet de dégrader très nettement les résultats, celles qui peuvent dégrader l’obéissance ont le même genre d’effet sur le résultat. Milgram dispose en fait d’un matériau assez complet qui atteste de l’importance du corps social, tant pour résister que pour obéir. Proche de la victime, la résistance est là. Loin du donneur d’ordre, l’obéissance régresse. Faire société avec le bourreau ou avec la victime conditionne donc le résultat. Et d’autres variantes renforcent positivement cette réalité du corps social, quand l’expérimentateur est doublé d’autres professeurs complices proches et déterminés aux côtés du naïf, faisant ainsi corps avec ce professeur (variante 9 – 72,5%) ou sa négation (variante 7 – 10%). Ces rapports sociaux ont indéniablement un impact très fort, c’est l’objet de l’étude anglo-saxonne. Ceux qui renforcent l’autorité accroissent le résultat, ceux qui désorganisent l’autorité l’affaiblissent, ceux qui rapprochent de la victime de même. Nous sommes très loin de l’état agentique. L’enseignement est donc bien différent de la généralisation abusive diffusée dans les écoles.   

iii) L’usage de la science est donc très troublant. Elle est omniprésente. Le lieu compte comme nous l’indiquions en étudiant la petite annonce et son influence sur une population modeste. La variante dîtes de Bridgeport (variante 22 – 47,5%) confirme ce fait. L’écart est net : 17,5%. Plus encore, les propositions standards des expérimentateurs sont apathiques, techniques, normatives. Le vocabulaire n’y introduit aucun encouragement personnel. Elles sont « scientifiques », sans empathie. Ce registre linguistique participe de la technique d’influence, peu étudiée, parce que réputée neutre, alors qu’elle teste en vérité l’autorité du langage scientifique pour soumettre et faire tomber les oppositions et résistances. Milgram ne teste pas un expérimentateur bienveillant ou colérique, ni des styles rhétoriques ou argumentatifs. Sont omis les autres facteurs pathologiques d’influence : force de la voix, débit, violence et énervement. Pendant l’expérience principale, cette relation « scientifique » prévaut [30]. L’obéissance à une consigne parée de la légitimité scientifique obtient ses résultats. Nous sommes dans un cas très particulier de la soumission à l’autorité scientifique. Pour cette raison déjà, l’extrapolation de Milgram est très abusive parce qu’elle fait fi de cette spécificité de l’expérience. Elle n’est pas neutre pour observer, elle expérimente l’autorité scientifique. Ainsi, l’expérience scientifique se disculpe de sa réalité sociale. Milgram fait croire que ses conditions neutraliseraient les « parasites » de la vie ordinaire. Milgram refuse donc de considérer que l’expérience de laboratoire est un fait social [31], voire politique qui détermine et conditionne d’emblée des comportements. Est-ce volontaire ? Est-ce inconscient ou est-ce une naïveté épistémologique dès plus surprenante ? C’est le cœur de la critique de Moscovici.

Pourquoi faire croire que ce protocole « scientifique » n’est pas impactant ?  Cette autorité joue à plein lors de la seconde phase de l’expérience. Le scientifique dévoile la simulation. Mais qu’obtient-il en retour ? Des réponses convenues, disons-le une dernière fois, dans un contexte doublement traumatique lié à l’expérience puis à ce sentiment d’avoir été le jouet d’une manœuvre, ce qui n’est pas sans perturber immédiatement la psychologie de ces « naïfs ». Milgram apporte un crédit à ces propos alors qu’il est au comble de la déstabilisation psychologique des individus ; ce qu’il n’ignore pas. Alors, pourquoi accorde-t-il un tel crédit aux propos de ces personnes déstabilisées, humiliées, marquées par la phase précédente ? Parce qu’ils apportent une ultime caution à sa manipulation. Ces « victimes » de son expérience quelque peu hébétées, disent qu’ils ont rendu service (passivité), admirent la science (soumission), etc. La science a bien triomphé et obtenu qu’elles reconnaissent le pouvoir du savant qui les manipule depuis leur recrutement en prétendant mener une expérience « objective ».

iiii) L’éthique scientifique tient au lieu du laboratoire. Ce lieu a la particularité de s’affranchir de toutes les lois, la science étant transgressive sans qu’on puisse lui opposer de limiter ses recherches. L’espace scientifique impose d’emblée de respecter les consignes de l’expérience déjà indiquées lors du recrutement. Il ne s’agit pas d’obéissance, mais d’un consentement réfléchi assorti de la confiance qui accompagne ce respect du scientifique qui organise l’expérience, à la façon du patient à l’endroit de son médecin. Seulement, l’expérience provoque un conflit intérieur : stress, sudation, tics, énervements, amorce et recherche du dialogue en attestent. Très loin d’un état agentique, ils sont en situation de tension qu’ils résolvent par le renoncement ou le maintien d’une confiance, cherchant le signe d’un assentiment renouvelé. Ils questionnent, ils hésitent et l’expérimentateur confirme. Sans même évoquer un partage explicite de la responsabilité, ils vérifient le bien fondé, l’assurance et la caution de celui qui, rappelons-le encore, rémunère et organise. Milgram étudie bien la seule puissance de l’autorité scientifique bien plus que l’obéissance en générale. Or, son omission extraordinaire, c’est d’avoir considéré que le protocole scientifique n’était pas une réalité sociale, alors que la science est un vecteur d’autorité bien spécifique. Milgram a donc oublié de prendre en compte la science et il a travaillé au prestige manipulatoire de l’argumentation scientifique en situation. C’est la partie propagandiste de son œuvre qu’il faut évoquer pour conclure indépendamment d’une controverse éthique qui fut par ailleurs légitime.

v) Le lecteur manipulé est la dernière victime de cette très belle histoire. En effet, la science devient spectacle, construite pour manipuler les lecteurs et faire triompher une vision de la science puissante, propagande que l’on retrouve dans l’école américaine de psychologie, de Asch à Kahneman en passant par Janis et Milgram ; ce qui n’est pas sans interroger ce goût de l’expérience spectaculaire et cruciale dans la psychologie contemporaine. Ces expériences ont créé un climat qui a tout d’un enseignement à l’obéissance parce que la science en a prétendument déterminé le caractère manifeste, prévisible et normatif. Milgram lance, quoiqu’il en dise, un appel à la soumission parce que son expérience en démontrerait l’inéluctabilité. Là est le comble de sa manipulation, puisque depuis, et il suffit de consulter des milliers de documents d’enseignements dans les facultés et les écoles dans le monde, pour voir que la vérité de Milgram est enseignée sans discussion ni esprit critique, suggérant la normalité de la soumission. L’expérience est un prétexte à l’affirmation de cette fatalité [32]. Le lecteur est mis dans une position très particulière qui le prive de son esprit critique, plus encore que le « teacher ». Et la preuve exemplaire de sa propagande tient à son usage des nombres.

Milgram manipule sa présentation des résultats. Il expose un pourcentage dont nous avons vu qu’il n’est pas suffisant. Les variantes et plus encore les expériences à travers le monde confirment l’inconstance du résultat. Mais la propagande est pire encore lorsqu’on s’attarde à ce que masque ce pourcentage. En effet, pour chaque variante, Milgram incite à retenir le pourcentage de ceux qui vont au bout. Mais qu’en est-il des autres ? Combien renoncent rapidement ? A quel moment manifestent-ils leurs premiers doutes ? Comment se répartissent les membres d’une cohorte de quarante professeurs ? Quelques éléments alertent sur une grande dispersion des comportements, ce qui accentue l’inexactitude de son affirmation. Il n’y a pas de comportement type. En examinant attentivement des variantes, une autre réalité se dévoile. Les variantes 3 et 4 aboutissent à 40% et 30% de participants allant jusqu’à 450 volts. Cette seule information est déjà manipulatrice parce qu’elle met dans l’ombre la réalité des 60 et 70% restants. Elle ancre l’idée que déjà, une proportion importante va au bout. Pourquoi ne pas présenter le diagramme de dispersion de chaque cohorte ? Dans ces deux cas, comme dans la variante 22 par exemple, les moyennes des chocs sont respectivement de 310, 270 et 315 volts. Ce qui signifie que la moyenne de la portion restante est pour la variante 3 de 215 volts, pour la variante 4 de 190 volts et pour la 22 de 190 volts. Nous sommes dans ces trois variantes avec une part significative de personnes qui abandonnent au niveau des chocs forts compris entre 195 et 240 volts, voire antérieurement. Cela donne une toute autre information sur la résistance et le seuil au-delà duquel un nombre important de participants renoncent à aller plus loin. Le clivage et la dispersion sont donc réels. Si certains obéissent, ce qui est indéniable, beaucoup n’obéissent pas, voire souvent la majorité, et ils renoncent là où le choc est jugé fort avec des premiers signes de manifestation dans le simulacre prévue par Milgram [33]. Pour nos trois variantes de 40 personnes, cela signifie très concrètement que :

Variante 3 :               24 personnes ont été en moyenne à 215 volts / 16 ont été jusqu’à 450 volts

Variante 4 :               28 personnes ont été en moyenne à 190 volts / 12 ont été jusqu’à 450 volts

Variante 22 :              21 personnes ont été en moyenne à 190 volts / 19 ont été jusqu’à 450 volts

Or, ces voltages de 190 à 215 volts ont été précédés des réactions 2, 3, 4, 5 et 6 soit les signes de détresse de l’élève. La dispersion effective des 40 participants montrent deux choses. Il n’y pas de comportement type. Beaucoup désobéissent à un ordre déraisonnable du fait des signes de souffrance. La conclusion serait quasi l’inverse. Elle est donc très excessive, erronée même. Enfin, le psychologue manipule le biais, dit du point d’ancrage [34] pour impressionner le lecteur et accroître l’effet d’annonce de ses résultats. Or, cette prédiction sans fondement sert de prétexte à un renforcement de la perception de l’ampleur du résultat, qui contribue à fausser la perception du lecteur.

Conclusions

Nous sommes bien dans la lignée de ces expériences spectaculaires dont la psychologie américaine a l’habitude, à l’instar de la plus mensongère d’entre elles : l’expérience de Stanford de Philip Zimbardo [35]. L’expérience scientifique est devenue mise en scène [36] d’un événement spectaculaire écrit pour simuler des faits et prouver des hypothèses de telle sorte que le public naïf perdra tout esprit critique devant de telles évidences manifestes auxquelles s’opposer deviendrait déraisonnable ou insensé.

En fait, Milgram ne fait pas de psychologie au sens strict [37] puisqu’il exclut l’hypothèse de la répulsion ou de l’attirance pour la souffrance, donnée ou reçue. Son approche situationnelle est très partielle. Comment le psychologue peut-il faire l’économie d’une telle étude des personnes dans leur psychologie pour expliquer la dispersion des résultats. Qu’est-ce qui explique le renoncement ou la continuation ? La répulsion fait privilégier la sympathie, l’empathie, l’identification humaine, l’altruisme, etc. La personne fait valoir son humanité, sa sensibilité. L’attirance manifeste à l’inverse le goût de la transgression et du défi, la résistance de l’autre à la souffrance, une tendance à l’objectification, voire à une relation apathique et sadomasochiste ou perverse implicite au protocole scientifique d’ailleurs. Les rires quasi-sardoniques dont il fait état révèlent-ils quelque chose d’une dissonance paroxystique, entre excitation inavouable de transgresser des interdits et d’être autorisé à faire souffrir comme les enfants lors des expériences de biologie sur les souris ou l’insoutenable effort d’être en profond désaccord et de faire jusqu’à frôler la dissociation mentale. La tension nerveuse ne produit-elle pas là un rire compulsif, signe d’une expérience traumatique ? Milgram joue avec des dimensions psychologiques qu’il n’étudie pas, et dont semble-t-il, il ne mesure pas, ou feint de ne pas mesurer la profondeur psychique, préférant ses quelques variables situationnelles. Il étudie bien plus les variables situationnelles qui constituent l’abus d’autorité que les conditions psychologiques effectives de la soumission.

Sa conclusion spectaculaire, simple et propagandiste a abîmé les enseignements potentiels de toutes les variantes, fautes d’avoir accepté la complexité du social dont il parle un peu dans l’essai de 1965 et du psychologique qu’il élimine intentionnellement. Les situations donnent des clés, mais il manque cruellement celles des personnalités.  Amputer une étude psychologique de sa partie la plus fondamentale, soit l’étude des motivations humaines à infliger ou non des souffrances du fait de commandement n’a pas trouvé là de réponses et encore moins de preuves. Cependant, le vrai succès de Milgram tient au fait qu’on perpétue l’enseignement de son expérience comme une vérité absolue dans les écoles. Cela démontre qu’il a bien propagé une autre soumission, celle des institutions et la passivité des esprits. En fait, les plus obéissants dans l’affaire ne sont pas les « teachers », mais les institutions, les professeurs et les étudiants encore influencés, soumis, fascinés et saisis par l’effroi : manipulation et propagande !

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[1] L’expérience de Solomon Asch de 1951 invite un étudiant de 17 à 25 ans à une expérience sur la vision, au milieu d’un groupe complice qui répond à des questions de perception de taille de segments de droite : A, B, C, l’étudiant finissant par s’aligner sur les réponses « fausses » émises par le groupe dans la proportion d’un tiers, ce qui l’amena à défendre la thèse du conformisme social. Or, 25 % maintiendront toujours leur réponse contre la « pression » du groupe. On retient généralement par simplification que 75 % donnent au moins une réponse fausse. La preuve expérimentale est très ténue, mais Asch en induit exagérément des certitudes sur le conformisme social.

[2] Lire notre article Irving Janis, critiques plurielles de la pensée groupale, Les cahiers de psychologie politique, n° 31, octobre 2017. Janis publie son ouvrage de référence en 1972, deux ans avant celui de Milgram, prolongeant des travaux initiés par le sociologue William H. White en 1952.

[3] Milgram, Stanley, Soumission à l’autorité, 1974, Paris, Editions Calmann-Lévy, p.167

[4] Le lecteur se reportera à notre article consacré à Wolff et à la psychométrie : La dystopie de la pensée calculante et le projet politique d’une pensée sans conscience, Les cahiers de psychologie politique, n° 36, janvier 2020. Le physicalisme en psychologie est d’abord une thèse philosophique ancienne et défendue à l’époque moderne par l’école de Vienne dont Carnap et Neurath en particulier, pour lequel : « Selon le physicalisme, la langue de la physique est la langue universelle de la science et, donc, toute connaissance peut être ramenée aux énoncés sur les objets physiques. » (Otto Neurath). Le modèle de la physique agit sur les sciences humaines qui le reproduisent par une structuration imitative : éléments, forces, interactions, énergies, etc. A cet égard, Gabriel Tarde notait dès 1902 que : « C’est la physique qui est le plus en faveur auprès des sociologues naissants, et, malgré, çà et là, des tendances marquées à regarder le groupe social comme une sorte d’organisme, le plus souvent il n’est question chez eux que de masse et de mouvement. » (1902, 57). Georg Simmel (1858-1918) développe une sociologie par analogie avec la théorie physique : « La résolution de l’âme de la société dans la somme des effets de changements de ses possesseurs est posée en direction de l’esprit de la vie moderne : résoudre le compact, lui-même identique, substantiel en fonction, force, mouvement et connaître dans tout Etre le processus de son devenir. » (in Über sociale Differenzierung, 1989, 130) qu’il illustre en une physique des éléments humains : « Aussi si vous ‘vous attendez’ – et certes pas seulement à une attaque extérieure, qui menace votre vie entière d’un coup – ainsi résumons-nous d’innombrables et ininterrompus processus, qui s’ouvrent à l’intérieur de cette image comme poussée et contre-poussée, danger et défense, répulsion et ré-association entre les éléments. » (in Soziologie, 1992, 556).

[5] La petite annonce de presse de recrutement

 

[6] Le lecteur peut mesurer la valeur d’usage de 4 $ en 1960, soit par l’équivalent de l’invitation de 8 à 9 personnes à un déjeuner chez Mac Donald et l’équivalent de 4 heures de la rémunération minimum (cf. tableau ci-dessous)

 

 

[7] Gina Perry est historienne des sciences et psychologue australienne, membre de l'Australian Psychological Society (APS). Elle a coproduit le documentaire sur les expériences d'obéissance de Stanley Milgram : Beyond the Shock Machine. The Untold Story of the Notorious Milgram Psychology Experiments diffusé sur ABC Radio National. Elle a publié un ouvrage consacré à ces quatre années de recherche dans les archives de Yale et à une série d’entretiens avec des anciens participants. Elle est docteur en psychologie de l'université de Melbourne.

[8] Entretien de Gina Perry avec Carly Erani pour l’American Psychological Association publié le 14 février 2014

[9] Les résultats sont les suivants. Nous empruntons cette description à l’excellente thèse de Johan Lepage (2017), Rôle des mécanismes d’autorégulation dans la soumission à l’autorité. Nous surlignons en gras, les 11 variantes où le résultat est en deçà de 50 %. (p.50-52)

Tableau 4 – Description des 23 expériences réalisées par Milgram

Condition

Brève description

Taux d’obéissance

1

Sans feedback vocal

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais le professeur ne peut pas entendre l’élève.

65%

 

2

Avec feedback vocal

(n = 40)

Condition standard, avec un professeur et un élève se trouvant dans deux pièces différentes, et un expérimentateur se trouvant dans la même pièce que le professeur.

62.5%

 

3

Proximité avec l’élève

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais professeur et élève se trouvent dans la même pièce (le second est assis derrière le premier).

40%

 

4

Contact avec l’élève

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais le professeur doit maintenir la main de l’élève sur une plaque délivrant les chocs électriques.

30%

 

5

Troubles cardiaques

(n = 40)

Nouvelle condition standard. Similaire à la condition standard, mais l’élève signale une pathologie cardiaque au début de l’expérience, puis s’en plaint au cours de l’expérience.

65%

 

6

Acteurs différents

(n = 40)

Similaire à la condition 5, mais des acteurs différents assurent les rôles de l’expérimentateur et de l’élève.

50%

 

7

Pression groupale à la désobéissance

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais avec trois professeurs : deux compères et un participant. Les deux compères s’opposent à l’expérimentateur.

10%

 

8

Conditions posées par l’élève

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais l’élève précise au début de l’étude qu’il ne donnera son consentement qu’à condition de pouvoir se retirer de l’expérience quand il le souhaite.

40%

 

9

Pression groupale à l’obéissance

(n = 40)

Similaire à la condition 7, mais deux compères « professeurs » exercent une pression à l’obéissance sur le participant.

72.5%

 

10

Instructions conflictuelles

(n = 20)

Similaire à la condition standard, mais l’expérimentateur exhorte le professeur à ne plus envoyer de chocs, alors que l’élève l’exhorte à poursuivre (obéir revient à ne pas aller jusqu’à 450 volts).

100%

 

 

11

Choix groupal

(n = 40)

Similaire à la condition 7, mais les professeurs peuvent déterminer le niveau du choc à administrer (le plus bas des trois choix) : les compères professeurs se prononcent en premier et préconisent systématiquement une augmentation du voltage.

17.5%

12

Permutation des rôles

(n = 20)

Similaire à la condition standard, mais l’expérimentateur et l’élève échangent leurs rôles (obéir revient à ne pas aller jusqu’à 450 volts).

100%

13

Non administration des chocs

(n = 40)

Similaire à la condition 7, mais le professeur énonce les mots alors qu’un compère professeur administre les chocs.

92.%

14

Carte blanche

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais le professeur décide du voltage à administrer, sans aucune directive de l’expérimentateur.

2.5%

15

Expérimentateur prosocial vs destructeur

(n = 20)

Similaire à la condition standard, mais deux expérimentateurs sont présents et formulent des demandes conflictuelles : l’un demande l’arrêt de l’envoi des chocs, l’autre la poursuite.

20%

16

L’expérimentateur devient l’élève

(n = 20)

Similaire à la condition standard, mais deux expérimentateurs sont présents dont l’un prend la place de l’élève après que la personne initialement prévue se soit retirée de l’étude.

65%

 

17

Compère professeur en charge

(n = 20)

Similaire à la condition standard, mais avec un compère professeur qui est chargé de décider du voltage à administrer alors que l’expérimentateur s’absente.

55%

 

18

Absence de l’expérimentateur

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais l’expérimentateur s’absente et demande au professeur d’assurer le bon déroulement de l’expérience.

22.5%

 

19

Autorité à distance

(n = 40)

Similaire à la condition 18, mais l’expérimentateur laisse des instructions préenregistrées que le professeur se doit de suivre.

37.5%

 

20

Femmes

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais les professeurs sont des femmes.

65%

 

21

Autorité d’un pair

(n = 20)

Similaire à la condition 17, mais l’expérimentateur ne donne aucune consigne relative au choix du voltage.

20%

 

22

Bridgeport

(n = 40)

Similaire à la condition standard, mais l’expérience se déroule dans un bureau modeste de Bridgeport et non à l’Université de Yale.

47.5%

 

23

Proches dans le rôle de l’élève

(n = 20)

Similaire à la condition standard, mais l’élève est un proche du professeur.

15%

 

 

[10] Entretien de Gina Perry avec Carly Erani pour l’American Psychological Association publié le 14 février 2014

[11] idem

[12] Trois enseignements majeurs ressortent de cette visualisation.
1) la dispersion est aux bornes de l’échelle, donc des facteurs jouent des rôles déterminants.
2) la moyenne arithmétique est de 47 %, soit 18 points en deçà de la variante mise en avant, donc une approximation ou une manipulation.
3) la variante médiane est la 22 pour une résulte de 47, 5%, médiane et moyenne confirment cette valeur en deçà d’un ratio de un sur deux.

Ses conclusions sont donc abusives. (Schéma de l’auteur à partir du classement de Johan Lepage).

 

[13] Dans sa préface de : Stanley Milgram, expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, Michel Terestchenko écrit : « nous manquerions aujourd’hui d’une clé cruciale pour mieux comprendre les facteurs, qui dans certaines circonstances, poussent des hommes ordinaires à se comporter avec une malfaisance insigne. » (2017, 15), preuve que nombre de lecteur érudit, Terestechenko est philosophe, assigne bien à cette étude un statut d’expérience cruciale.

[14] Lepage produit un tableau de synthèse très évocateur dans sa thèse (p.48) dont la dispersion des résultats témoigne d’une irrégularité. Le facteur historique (date) et le facteur géographique (lieu) sont alors à prendre en compte parmi les facteurs potentiellement explicatifs. En gras, la plus forte, en italique la plus faible, soit un écart de 37,5% entre 50 et 87,5% soit un tiers de l’échelle de 0 à 100 ou un écart indiciel de 1 (50) à 1,75 (87,5).

Tableau 3 - Réplications interculturelles des résultats de Milgram (condition standard)

Études

Pays

Taux d’obéissance (%)

Ancona & Pareyson (1968)

Italie

85%

Edwards, Franks, Friedgood, Lobban, & Mackay (1969)

Afrique du Sud

87.5%

Mantell (1971)

Allemagne de l’Ouest

85%

Kilham & Mann (1974)

Australie

54%

Shanab & Yahya (1978)

Jordanie

62.5%

Miranda, Caballeor, Gomez, & Zamorano (1981)

Espagne

50%

Schurz (1985)

Autriche

80%

Il faut noter ces commentaires qui en disent long sur le sens de la valeur scientifique des variations dans les résultats sous la plume de Mariane Fazzi dans la postface de : Stanley Milgram, expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité où elle écrit : « En une vingtaine d’années, le taux d’obéissance a relativement peu varié (à l’exception des résultats obtenus par Kilham et Mann) » (2017, 89) Non ! Plusieurs ont plus de 20 points au-dessus de l’expérience de Milgram, deux ont 10 à 15 points de moins. De même, dans la préface du même ouvrage, le philosophe Michel Terestchenko écrit : « Les résultats ne furent pas radicalement différents dans cette situation : 47,5 % des sujets acceptèrent d'administrer une décharge maximale contre 65 % dans le cadre de l'université Yale. » (2017, 21). Un écart de 17,5 points sur une échelle de 100 avec un passage sous la barre des 50 % ne serait pas « radicalement différents ». Le sens de l’analyse des résultats relève là plus de l’appréciation personnelle que du respect des échelles et d’une exigence d’exactitude scientifique. Peut-être une échelle n’a-t-elle de sens de 0 à 100 que si le résultat est de 10 ou de 90, soit une approche quasi-binaire qui rendrait donc inutile une approche en pourcentage. Est-ce raisonnable et rigoureux ? Non, car dire que 47,5 % (1) est égal à 65 % (1,36) c’est dire que 1 = 1,36, or cette affirmation est mathématiquement fausse. Dans aucune autre science, de tels écarts seraient jugés de la sorte. Il y a là un manque de rigueur ou un alibi mathématique dont on s’accommode ou que l’on manipule par idéologie et approximations grossières. Rappelons l’exigence de Schrödinger en physique : « Cela signifie que le critère recherché doit être simplement celui-ci : en répétant la mesure on doit retrouver le même résultat. Et en la répétant assez souvent, je peux tester l'exactitude du procédé et montrer que je ne me contente pas de m'amuser. » (1992, 111)

[15] Cette variante 4 confirme l’arrêt de la majorité au niveau d’expression des plaintes. La répartition est la suivante. Choc fort (135 à 180 volts : 20, soit 50 %), choc très fort (195 à 240 volts : 2, soit 5 %), choc intense (255 à 300 volts : 3, soit 7,5 %) choc extrêmement intense (315 à 360 volts : 3, soit 7,5 %) et 450 volts : 12, soit 30 %.

[16] Stéphane Laurens enseigne au Centre de Recherches en Psychologie, Cognition et Communication de l’université de Rennes 2. Il est l’auteur d’un brillant article : Ordre et influence de la réalité : Des conduites sociales à leur interprétation individualiste fallacieuse. Retour sur l'expérience de Milgram et son interprétation publiée dans les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2015, numéro 105, p.7-32.

[17] Il expose cette idéologie latente en ses termes : « Ces individus, considérés comme naturellement et habituellement en dehors des influences, seraient (en situation d'indépendance) rationnels, intelligents, percevraient correctement le monde et en élaboreraient des jugements valides. Chaque sujet, grâce à ses propres facultés perceptives et cognitives, observerait le monde et traitant ces informations perçues, élaborerait un jugement sur la réalité. » (2015, 14). De ce fait, l’interaction sociale y a une mauvaise influence : « Dans cette logique l'influence est éphémère et néfaste elle apparaît lorsque l'individu ne peut appréhender seul la réalité car les informations seraient incertaines, contradictoires trop nombreuses ou au contraire trop peu nombreuses et qu'ils s'en remettent à leur à autrui. » (2015, 14) Il développe cette théorie de l’influence négative : « L’influence apparaît donc comme un mécanisme essentiellement négatif dont il faut protéger les individus et la société. Dès lors que des influences s’exercent sur lui, il est en péril, il pourrait passer sous l'emprise d’autrui : ses perceptions et jugements seraient troublés par l'influence, faussés par l'intervention des autres. L'emprise ou la tentative d'emprise d’autrui lui ferait perdre son autonomie, ses moyens. Influencé par autrui, sa nature même serait modifiée : il serait transformé en automate, en agent, en assujetti. » (2015, 15). C’est une posture commune à Asch, Milgram ou Janis dans sa pensée groupale.

[18] « Les résultats d’entretiens post-expérimentaux de Milgram (1974, Appendice II) démentent pourtant cette interprétation. Il avait demandé à 118 sujets ayant participé à son expérience de répartir 100% de responsabilités entre l’expérimentateur, l’élève et lui-même (l’enseignant). D’après sa théorie de l’état agentique, les sujets obéissants auraient dû attribuer un fort pourcentage de responsabilités à l’autorité et peu à eux-mêmes (comparativement aux sujets indépendants). Or, les résultats montrent que les sujets soumis n’attribuent pas plus de responsabilités à l’autorité que les sujets rebelles (38,4% contre 38,8%), par contre, ils s’en attribuent moins à eux-mêmes (36,3% contre 48,4%) et plus à l’élève (25,2% contre 12,8%). Si en situation de soumission il y a délégation de responsabilité, cette dernière ne s’effectue donc pas en direction de l’autorité, mais en direction de l’élève ! » (2015, 27). Laurens insiste dans sa note 6 : « Notons que ce supposé abandon est tout relatif. Comme le rapportent Meeus et Raaijmakers (1995) à propos des études sur l’obéissance réalisées à Utrecht, les sujets s’attribuent tout de même 34% de la responsabilité, répartissant le reste entre l’autorité (46%) et la victime (20%). Avec 34% de responsabilité, il semble difficile d’en conclure, comme le font pourtant ces auteurs, que ces sujets sont en état agentique. D’autre part, l’analyse récente des archives relatives à cette expérience par Haslam, Richer, Millard et McDonald (2014) montre que les sujets ne se comportaient pas comme des automates, ils étaient engagés par le but de l’expérience, « au nom de la science » comme le dit Stengers (1993). » (2015, 29)

[19] 1974, 182

[20] Nous faisons référence à l’étude Une reprise virtuelle des expériences d’obéissance de Stanley Milgram, 2006, M. Slater, A. Antley, A. Davidson, D. Swapp, C. Guger, C. Barker.

[21] Comment Milgram peut-il conceptualiser l’état agentique alors qu’il rapporte en 1965 des propos qui attestent d’un dilemme, d’une recherche d’un soutien, d’un désarroi chez certains : « Est-ce que je ne devrais pas arrêter cette stupide expérience ? Peut-être qu’il s’est évanoui ? Qu’est-ce qu’on a été crétins, de ne pas regarder tout ça de plus près … » [sujet 2414] (2017, 73)

[22] « il s’agit d’une marque de fusion entre l’autorité et le sujet dans l’acte pour s’assurer qu’il n’est pas le fait d’un sujet isolé, mais qu’il est co-réalisé (et non d’une marque d’aliénation à une autorité toute puissante avec anéantissement du sujet qui deviendrait agent. » (2015, 28)

[23] Le style très manipulatoire de Milgram est manifeste dans ses écrits de 1965. Il assume une intuition sans lien avec les résultats et il manipule son lecteur, jouant sur des registres intimistes et émotionnels qui n’ont pas leur place dans un protocole scientifique : « Je voudrais à présent faire quelques observations générales qui ne découlent pas strictement, logiquement parlant, des expériences que nous avons menées, mais que je me sens tenu de faire. Ces remarques sont d'ordre intuitif et se sont imposées à moi après avoir vu de nombreux sujets réagir à la pression de l'autorité. Ces thèses représentent un douloureux changement dans ma pensée ; et puisqu'elles ne proviennent que de l'impact répété d'observation directe je ne me fais aucune illusion sur le fait qu'elles puissent être acceptées en général par des personnes qui n'ont pas eu la même expérience. » (2017, 83). Le paragraphe affirme l’intuition décorrélée des faits, mais l’entorse logique est légitimée par une sorte d’obligation « je me sens tenu » dont la valeur tient à l’autorité de son expérience qui le légitime tout en culpabilisant le lecteur « aucune illusion », en l’obligeant de se soumettre à la supériorité de son expérience. Un physicien pourrait-il s’exprimer de la sorte, entre intuition, obligation morale, culpabilisation, injonction perverse ? A quoi joue Milgram dans ce genre de texte : naïf ? Pervers ? manipulateur ? L’analyse du texte montre ce stratagème d’influence et de persuasion bien peu scientifique. 

[24] Claude Bernard expose dans son Chapitre II de l’Introduction à la médecine expérimentale intitulé : De l'idée a priori et du doute dans le raisonnement expérimental, III. - L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d'esprit, sa théorie de la connaissance qu’il commence par ses propos : « La première condition que doit remplir un savant qui se livre à l'investigation dans les phénomènes naturels, c'est de conserver une entière liberté d'esprit assise sur le doute philosophique. Il ne faut pourtant point être sceptique ; il faut croire à la science, c'est-à-dire au déterminisme, au rapport absolu et nécessaire des choses, aussi bien dans les phénomènes propres aux êtres vivants que dans tous les autres ; mais il faut en même temps être bien convaincu que nous n'avons ce rapport que d'une manière plus ou moins approximative, et que les théories que nous possédons sont loin de représenter des vérités immuables. Quand nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule chose dont nous soyons certains, c'est que toutes ces théories sont fausses absolument parlant. Elles ne sont que des vérités partielles et provisoires qui nous sont nécessaires, comme des degrés sur lesquels nous nous reposons, pour avancer dans l'investigation ; elles ne représentent que l'état actuel de nos connaissances, et, par conséquent, elles devront se modifier avec l'accroissement de la science, et d'autant plus souvent que les sciences sont moins avancées dans leur évolution. » (1865, p.63 et 1984, p.68-69)

[25] J’emprunte à Laurens cette excellente définition, 2015, p. 13

[26] La littérature rapporte que c’est Milgram lui-même qui entre en jeu en remerciant et félicitant le participant, ce qu’atteste aussi son compte rendu des expériences. Comment ne pas s’interroger sur l’impact de l’autorité du professeur clôturant l’expérience, créant un nouvel espace mental qui conditionne les réponses en leur donnant sa réponse : l’engagement, l’avancement de la science ; soit les termes mêmes que répètent les participants ? L’opération est manipulatoire de fait, et Milgram prétend ensuite interpréter leur propos sans les associer à ce conditionnement dont il omet de signaler la présence. La science dit puis produit les réponses qu’elle veut entendre sans s’interroger sur son pouvoir de prescription. Inouïe. Où est la rigueur scientifique dans ce procédé ?

[27] Serge Moscovici souligne bien l’absence d’analyse d’un acteur présent : le scientifique, et d’une représentation sociale, la science, sans oublier les conventions sociales qui guident les interactions entre les acteurs hic et nunc de l’expérience, soit la société elle-même dans un entretien de 2005 Le regard psychosocial ? Entretien avec Birgitta Orfali Hermès, 41, p. 17-24.

[28] Bruno Bettelheim a reproché à Milgram de reproduire des expériences comme le firent les médecins et scientifiques nazis. Au nom de la science, tout est permis dans le protocole de recherche, et les résultats sont biaisés parce que la vérité attendue est connue avant l’expérience. C’est là une idéologie scientifique manipulant la recherche pour faire de l’expérience une propagande.

[29] Milgram présente le compte-rendu a posteriori du participant [2414] : « Comment je peux savoir que M. Williams [l’expérimentateur] dit la vérité ? » (2017, 73)

[30] Pour mémoire, les ordres graduellement étaient les suivants : (1) « Veuillez continuer, s’il vous plaît. » ; (2) « L’expérience exige que vous continuiez. » ; (3) « Il est absolument indispensable que vous continuiez. » ; (4) « Vous n’avez pas le choix, vous devez continuer. »

[31] Au regard de ses écrits de 1965, il est difficile de se fixer entre une naïveté scientifique et une perversité. C’est sans doute ce que lui reproche le plus Bettelheim qui y voit toute la reproduction des médecins forts nombreux qui accompagnèrent le nazisme dans ses tâches et recherches.

[32] Nous faisons notre cette conclusion : « Ces études n'ont pas seulement eu une influence dans les sphères académiques. Ils se sont répandus dans notre culture générale et ont façonné la compréhension populaire, de sorte que « tout le monde sait » que les gens succombent inévitablement aux exigences de l'autorité, aussi immorales que soient les conséquences. Comme le dit Parker, «la morale désespérée de l'histoire [des études] est que la résistance est vaine ». De plus, ce travail a façonné notre compréhension non seulement du conformisme mais de la nature humaine plus largement. (organiser la soumission en l’enseignant comme une évidence scientifique, soit la normalité de la soumission et l’irrationalité de l’insubordination). » Haslam SA, Reicher SD, 2012, Contester la « nature » de la conformité : ce que les études de Milgram et Zimbardo montrent vraiment

[33] Pour mémoire, représentation du générateur de chocs par Milgram allant de 15 en 15 volts

 

Les réactions étaient prédéterminées :  (1) aucun désagrément exprimé entre 15 et 75 volts,  (2) léger gémissement entre 90 et 105 volts, (3) à 120 volts, l’élève crie à l’expérimentateur que les chocs deviennent douloureux, (4) hurlement de douleur à 135 volts, (5) à partir de 150 volts, l’élève retire son consentement et exige qu’on le laisse partir, (6) à 180 volts, l’élève crie qu’il ne supporte plus la douleur, (7) à 270 volts, l’élève pousse des cris d’agonie, (8) à 300 volts, l’élève annonce d’une voix douloureuse et désespérée qu’il ne fournira plus aucune réponse, (9) après 330 volts, le participant n’entend plus l’élève.

[34] La figure 3 présente dans son essai de 1965 compare les prédictions et les observations, ce qui n’a en soi aucune valeur scientifique. La prédiction étant une intuition et non le résultat de la projection d’un modèle. Ce ne sont pas scientifiquement des prédictions fondées sur des expériences antérieures. (2017, 80)

 

[35] Thibaud le Texier a réalisé une recherche minutieuse et convaincante dans : Histoire d’un mensonge : enquête sur l’expérience de Stanford, démontrant les nombreuses falsifications d’une démarche consacrée aux comportements en univers carcéral.(2018, Paris, Editions La Découverte) : « l’expérience de Stanford est pourtant plus proche du cinéma que de la science : ses conclusions ont été écrites à l’avance, son protocole n’avait rien de scientifique, son déroulement a été constamment manipulé et ses résultats ont été interprétés de manière biaisée. »

[36] Thomas Blass indique bien cette faiblesse quasi-manipulatoire dans The Man who shocked the world. The life and legacy of Stanley Milgram : « une experience de psychologie sociale bien exécutée tient généralement tout autant de la dramaturgie et de la mise en scène que des principes de la méthode scientifique. » (2009, 78)

[37] Dans son essai de 1965, il rappelle bien : « À noter l'école expérience exposé ici ne vise pas à explorer les motivations du sujet lorsqu'il obéit aux ordres de l’expérimentateur elle s'intéresse plutôt aux variables situationnelles qui engendre l'obéissance. » (2017, 81)

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