N°40 / numéro 40 - Janvier 2022

Une autre approche des sciences humaines et sociales Michel de Certeau et Michel Henry

Pierre-Antoine Pontoizeau

Résumé

Parce que faire science signifierait nécessairement produire des métriques pour mesurer et quantifier des phénomènes, la science fait de l'homme un objet mesurable et des lois psychologiques et sociales les instruments d'un pouvoir scientifique à exercer légitimement sur les populations. En se soumettant à une telle discipline scientifique, le chercheur se fait le complice d'un projet politique de programmation de la vie d'autrui. Etant en total désaccord avec les conséquences politiques d'une telle conception des sciences de l'homme, Michel de Certeau et Michel Henry proposent une autre approche des sciences humaines et sociales au service de la liberté et de l'émancipation de chacun, au lieu et place de ce projet scientifique d'une construction des lois sociales et humaines devenant prescription d'autorité ou instruments de manipulation. Nous étudions ici l'épistémologie des sciences de l'homme puis les alternatives méthodologiques et rhétoriques qui s'ensuivent. 

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Introduction

Michel de Certeau [1] est une intelligence libre, une personnalité en marge des normes. Comme les jésuites en ont tant produit, il est un homme de science averti et un esprit critique sans aucune concession. Théologien bien sûr, il est d’abord un historien reconnu pour ses travaux sur la mystique à l’âge classique. Mais il devient très vite un critique de la méthode et de l’épistémologie des sciences humaines de ses contemporains. Il s’intéresse à la psychologie et à la sociologie, mais aussi à la linguistique et la psychanalyse. Son immense culture et son sens de la précision de la langue l’amène à privilégier une multiplication des méthodes de recherche et une restitution dans une stylistique singulière.

Lorsqu’il publie L’invention du quotidien, loin des doctes théoriciens qui systématisent leur représentation du monde dans des modèles, le jésuite contourne la raison technicienne pour révéler les ruses et les pratiques quotidiennes, où se jouent les réalités des vies en société. Sa dédicace, à l’entame de sa première partie, exprime son intention. Michel de Certeau brise la méthode scientifique classique, il écarte la rhétorique ratiocinante des sciences sociales et il interpelle l’éthique des sciences de l’homme dès lors qu’elles veulent faire de l’humain un objet de savoir pour des actions réplicables, à son insu potentiellement [2]. En effet, l’homme objet d’étude devient tel un atome, une chose dont les faits et les gestes sont prévisibles, ordonnables ou programmables avec le concours de la vue panoptique visant la soumission des êtres à l’intelligence programmatique émancipatrice des aléas d’une histoire des passions humaines.

Michel Henry [3] est un philosophe engagé, connu pour être un des phénoménologues qui a fait de la subjectivité et de la vie le cœur même de sa recherche, depuis sa thèse consacrée à l’Essence de la manifestation. Son œuvre développe cette vérité absolue, selon lui, que tout commence par une vie qui est donnée et à vivre. Avant d’être à étudier sous prétexte d’objectivation et de science des objets, la vie s’éprouve et elle n’est pas l’objet d’une étude vue de l’extérieur sans y disparaître.

Il consacre un livre à cette question du savoir et des connaissances scientifiques de l’homme qui finissent par le détruire au lieu de vivre une humanité et de la saisir dans son intimité et son expérience singulière. La Barbarie, publié en 1987, examine cette dérive de la connaissance scientifique contre la culture. Force sera de constater, qu’elle entre en résonance avec les thèses de Michel de Certeau. Le premier décrit la créativité du quotidien dans cette liberté buissonnière qui échappe à l’emprise des normes des bureaucraties d’Etat. Le second décrit la liberté intérieure où l’homme trouve en lui la ressource de sa vraie vie. Le premier regarde les faits sociaux, le second la vie intérieure. Comment ne pas les concilier ?

Voilà pourquoi, en ce numéro anniversaire des Cahiers de psychologie politique, nous souhaitons reprendre les principaux traits des pensées de Michel de Certeau et de Michel Henry, parce que s’y joue une conception de la science de l’homme et l’enjeu de son usage. A l’évidence, lorsque le premier dédicace son œuvre en ses termes : « Cet essai est dédié à l’homme ordinaire. Héros commun » (1990, 11), il termine aussi cette dédicace par une prise de position qui laisse peu de doute sur son refus de l’objectification et de la quantification des faits humains et sociaux [4]. Lorsque le second ajoute sa préface en 2000, il éclaire les intuitions du sociologue :

« Pour la première fois sans doute dans l'histoire de l'humanité, savoir et culture divergent, au point de s'opposer dans un affrontement gigantesque – une lutte à mort, s'il est vrai que le triomphe du premier entraîne la disparition de la seconde. Une telle situation, aussi dramatique que mystérieuse, s’éclaire si l'on remonte à sa source au tout début du XVIIe siècle, lorsque Galilée déclare que la connaissance à laquelle l'homme se confie depuis toujours est fausse et illusoire. » (2008, 1) 

Pour en avoir discuté à de nombreuses reprises avec Alexandre Dorna à qui nous rendons hommage dans ce numéro, la rhétorique reflète la méthode traduisant une posture scientifique et bien sûr politique. Choisir de modéliser les faits sociaux induit une science politique de gestion ou de manipulation des masses. Choisir une expression plus littéraire, c’est viser l’élévation de l’homme et son émancipation personnelle [5]. Voilà bien une hypothèse où la conception même de ce qu’est une science humaine pose la question de l’usage du savoir ainsi construit au service des puissants ou de chacun d’entre nous. En effet, la méthode contient ses conclusions en germe, parce qu’elle n’est rien d’autre que le déploiement de l’hypothèse et des choix idéologiques initiaux des auteurs, implicites le plus souvent.

Nous procéderons ici en deux parties, l’une s’intéressera à l’épistémologie des sciences de l’homme, l’autre à ses alternatives en termes de méthodes et de rhétoriques. Cet article est aussi un hommage à mon ami Alexandre Dorna qui fonda les Cahiers, je veux ici y partager quelques-unes de nos discussions qui le faisait douter de ces sciences prétendument rationnelles. Elles nous séparent de nous-mêmes jusqu’à nous mettre en danger, par instrumentalisation de l’autre. C’était la raison d’une liberté de ton et de style que nous devrons tous ensemble préserver dans les Cahiers de psychologie politique. 

1. L’épistémologie des sciences de l’homme

Michel de Certeau pratique un décentrage très émancipateur des pratiques des sciences humaines en adoptant des positions très critiques contre (1.1.) l’individualisme et contre l’illusion de (1.2.) la représentation scripturaire. Et cette représentation exerce un pouvoir de rationalisation qui dépasse l’entreprise scientifique pour exercer une emprise politique de (1.3.) la représentation technocratique sur la vie où Michel Henry apporte une explication de cette objectivation de l’homme par lui-même qui le condamne à s’éloigner de lui-même dans une science qui détruit la culture.

1.1. La contestation du postulat de l’individualisme méthodologique

La psychologie et la sociologie sont des sciences dont les méthodes et les enseignements peuvent inspirer les politiques publiques. Et, comme le note Elwis Potier [6], l’investissement public, dont celui des militaires, montrent bien que l’usage des résultats vise des opérations d’influence, de manipulation ou de propagande, voire de déstabilisation et d’organisation de mouvements sociaux. De même, Gustave Le Bon ambitionne bien d’offrir par sa psychologie politique « de gouverner utilement les peuples » [7]. Et Auguste Comte a bien la même intention de construire une sociologie politique dans le but de gouverner scientifiquement les populations [8]. La conception des buts des sciences sociales en détermine bien les méthodes pour servir une organisation rationalisée et donc plus scientifique de la société. Michel de Certeau interpelle cette conception de la science qui pose un rapport implicité à l’autre et à ce qu’il est. Si la science fait de l’homme un objet d’étude atomisé, donc fongible et interchangeable, ce choix a une charge éthique considérable, puisqu’il subordonne l’homme à des systèmes rationnels qui auront pouvoir et autorité sur lui. La méthode scientifique préfigure alors la mise en ordre autoritaire de la société qui doit se conformer à sa planification et sa reconstruction au-delà de la nature donnée. L’expert a raison contre celui qui s’ignore.

Michel de Certeau s’attaque d’emblée à un pilier implicite de la logique des sciences sociales qui présuppose la vérité de l’individualisme méthodologique. L’individu est premier et il est l’atome à partir duquel se construit la science et la société. Signalons que les philosophes contractualistes : Rousseau, Hobbes et Locke ont en commun cette conception initiale, se distinguant seulement dans la compréhension du principal moteur de l’émergence du contrat social. Ce contrat selon Hobbes, ce sont la défense, la sécurité et le droit de résistance aux abus guidés par la peur. Selon Locke, ce sont l’intérêt partagé et la reconnaissance mutuelle guidés par le désir. Selon Rousseau, ce sont le bien commun et l’engagement guidés par l’altruisme. Notre auteur est en total désaccord avec ce postulat :

« L'atomisme sociale qui, pendant trois siècles, a servi de postulat historique à une analyse de la société suppose une unité élémentaire, l'individu, à partir de laquelle se composeraient des groupes et à laquelle il serait toujours possible de les ramener. Récusé par plus d'un siècle de recherches sociologiques économiques anthropologiques ou psychanalytiques, pareil postulat est hors du champ de cette étude. » (1990, XXXV)

A l’inverse, il insiste sur la réalité empirique du social, ces faits de l’histoire qui précèdent toute analyse qui voudrait justement s’arracher, se détacher d’une vérité empirique bien présente :

« L'analyse montre plutôt que la relation (toujours sociale) détermine ses termes, et non l'inverse, et que chaque individualité est le lieu où joue une pluralité incohérente (et souvent contradictoire) de ses déterminations relationnelles. » (1990, XXXV)

Il conteste cet ordre analytique qui singe benoitement les sciences physiques et les mathématiques ; celles-ci posant arbitrairement les mythes de l’atome ou de l’atomisme logique. Il interprète cette analyse comme le signe d’une conception moderne de la société, l’expression d’une pensée politique qui assume par intérêt ce renversement des évidences sociales et historiques :

« Le libéralisme a pour unité de base l'individu abstrait et il règle tous les échanges entre ces unités sur le code de l'équivalence généralisée qu’est la monnaie. Sans doute aujourd'hui ce postulat individualiste remonte précisément comme la question qui trouble le système libéral tout entier. L’ a priori d'une option historique occidentale devient son point d'implosion. » (1990, 47)

Sa position est radicale. L’individualisme est aux sciences humaines, ce que la monnaie est aux échanges ; une mise à l’écart de la singularité au profit d’une représentation détachée du réel, mais dont l’avantage est d’inventer un monde symbolique et d’échange qui s’abstrait des objets dont il est la monnaie d’échange. La monnaie ne se confond pas avec les objets qu’elle valorise comme l’individualisme se libère des véritables humains singuliers, posant non la personne comme première mais bien l’individu, soit une figure abstraite. Cette prise de distance fait de Michel de Certeau un authentique résistant à l’ordre des sciences sociales qui ne peuvent que servir l’ordre bourgeois ou l’ordre totalitaire selon qu’on préfère le règne de la monnaie ou celui de l’individu agrégé dans un système politique. Lui, préfère enquêter sur les singularités humaines et du quotidien.

1.2. L’erreur du décentrage épistémique d’une raison scripturaire

Il analyse avec une extrême sagacité le processus historique de la raison technique et scientifique qui nous dépossède de la voix, de la parole et de la vie au profit d’une représentation. Et cette représentation prétend se substituer à ce qu’elle représente par son pouvoir d’ordonner et de construire le réel de nos quotidiens à partir des écrits qui normalise les vies. Il témoigne de cette lente agonie du quotidien du fait de ce projet d’écriture du monde au lieu et place d’une vie dans le monde. Michel de Certeau montre comment l’Occident se met à détester l’oralité, l’informel, le quotidien des échanges pour lui préférer l’écrit, le maîtrisé, le construit :

« Est « oral » ce qui ne travaille pas au progrès ; réciproquement, est « scripturaire » ce qui se sépare du monde magique des voix et de la tradition. Une frontière (et un front) de la culture occidentale se dessine dans cette séparation-là. » (1990, 199)

La parole donnée disparaît au profit du contrat. Il poursuit en indiquant qu’il s’agit bien là d’une posture politique et épistémologique. La raison écrivant ce qu’il en est des vivants se donne le droit de légiférer, de compter, de tracer pour prendre possession du vivant :

« Autrement dit, sur la page blanche, une pratique itinérante, progressive et régulée – une marche – compose l’artefact d’un autre « monde » non plus reçu mais fabriqué. Le modèle d’une raison productrice s’écrit sur le non-lieu du papier. Sous des formes multiples, ce texte bâti sur un espace propre est l’utopie fondamentale et généralisée de l’Occident moderne. » (1990 ; 200)

Il décrit-là le mouvement de planification de toutes les administrations modernes et de ces Etats où le droit commande le vivant. L’écrit devient le commencement ou du moins se décrète-t-il comme tel par la divinisation du pouvoir législatif moderne qui institue et crée l’homme, la propriété et les institutions. Rien n’échappe alors à la science rédigeant le monde, comme si l’encre précédait la chair :

« Depuis le XVIe siècle, l'idée de méthode bouleverse progressivement la relation du connaître et du faire : à partir des pratiques du droit et de la rhétorique, changées peu à peu en actions discursives s'exerçant sur des terrains diversifiés et donc en techniques de transformation d'un milieu, s'impose le schéma fondamental d'un discours qui organise la manière de penser en manière de faire, en gestion rationnelle d'une production et en opération régulée sur des champs appropriés. C'est la méthode, germe de la scientificité moderne. » (1990, 103)

Sa description met donc en perspective la pratique scientifique en décentrant ce qui lui semble évident. Lui s’autorise ce pas de côté pour interroger la pratique d’une représentation scripturaire dont les conclusions deviennent autant d’instruments d’enrégimentement des pratiques du quotidien. Elles ne sauraient échapper à la sagacité de leur embrassement rationnel qui, en retour, oblige de se conformer aux injonctions théorico-administratives des institutions dont la légitimité s’est elle-même construite en quelques textes principiels.

Michel Henry partage cette perception d’un décentrage fatal à l’humanité de l’homme. Elle provient de l’oubli de la vie dont la phénoménologie affirme qu’elle est non seulement ce dont il faut s’emparer, mais ce qui invite à un autre rapport à soi-même. A cet égard, il dépasse son maître Husserl puisqu’il recherche cette pleine cohérence entre l’attitude et les buts. L’apathie kantienne que nous avons étudiée [9] ne saurait guider celui qui discerne en l’humain que l’essentiel est la vie. Le phénoménologue met en évidence ce basculement de la modernité vers des actions objectives alertant sur ce qu’il nomme « l’événement crucial de la Modernité en tant que passage du règne de l’humain à celui de l’inhumain : l’action est devenue objective. » [10].

Il revient fréquemment sur la responsabilité du projet Galiléen de mathématisation du monde qui inclut bien évidemment l’humain. A l’instar de Michel de Certeau, il y voit bien plus un choix ontologique qu’un choix de méthode. Sa mathématisation n’est pas un projet, c’est une prescription éliminant la vie effective des humains. Faire science en vertu des préceptes de Galilée [11], c’est accomplir le vœu d’un ordre politique mathématisé où l’humain est sacrifié. Là commence la dérive d’une société sous l’emprise de ses représentations dont les méthodes expulsent la vie de ces discours scientifiques et politiques rationnels [12].

1.3. L’emprise de la représentation technocratique sur la vie

La rationalisation scripturaire [13] n’est donc pas du tout une entreprise neutre puisqu’elle dénature son objet. Elle tend à réaliser un projet politique et scientifique :

« Une autre écriture s'impose peu à peu sous des formes scientifiques, érudites ou politiques : elle n'est plus ce qui parle mais ce qui se fabrique. » (1990, 203)

Et l’auteur use d’un pronominal qui en dit long sur ce pouvoir instituant et constituant d’une écriture qui refait le monde. Elle ne le décrit pas, elle ne le comprend pas, elle le dissèque pour le désarticuler en autant de fonctions d’analyse qu’il s’agit de manipuler dans l’exercice rationnel d’un pouvoir qui a instrumenté les choses en les dépossédant d’elle-même, l’humain compris :

« L’écriture devient un principe de hiérarchisation sociale qui privilégie hier le bourgeois, aujourd'hui le technocrate. Elle fonctionne comme la loi d'une éducation organisée par la classe dominante qui peut faire du langage (rhétorique ou mathématique) son outil de production. » (1990, 205)

Les sciences participent pour lui d’un élan progressiste et moderne qui engendre un nouveau monde fabriqué par l’écriture exerçant son pouvoir sur les choses et les êtres. Ce sera la force contraignante du droit et des normes d’imposer des usages, des comportements, des règles de fabrication, des modes de vie en procédant par prescription autant que par proscription :

« La révolution même, cette idée « moderne » représente le projet scripturaire au niveau d'une société entière qui a l'ambition de se constituer en page blanche par rapport au passé, de s'écrire elle-même (c'est-à-dire de se produire comme système propre) et de refaire l'histoire sur le modèle de ce qu'elle fabrique (ce sera « le progrès ») ». (1990, 201)

Pour ces raisons, Michel de Certeau interpelle les fondements d’une pratique scientifique dont il révèle les origines. Loin d’une objectivité scientifique, loin d’une autorité liée à la neutralité axiologique, l’historien dévoile toutes les spécificités d’une pratique particulière qui se présente comme La science de l’homme, alors qu’elle est plutôt une posture philosophique et politique [14], dont le projet reste borné et limité. Cette dénaturation par la représentation s’effectue lors de la mise en texte dont la production se fait ensuite injonction de se conformer à ce qui est écrit :

« Ces écritures effectuent deux opérations complémentaires : par elles, les êtres vivants sont « mis en texte » mués en signifiant des règles (c'est une intextuation) et, d'autre part, la raison ou le logos d'une société « se fait chair » (c'est une incarnation.) » (1990, 206)  

Il ne souscrit donc pas aux styles et méthodes ratiocinantes comme à ces concepts et recherches éprises de répétitions et de lois préfigurant des techniques de reproduction à l’identique pour s’assurer d’une domination par la conformation des usages et des mœurs, prévisibles, organisés, maitrisés, corrigés.

Sur ce sujet, Michel Henry va aux sources des causes d’une science objective de l’homme qui en fait un objet étranger de lui-même, qu’on pourrait réduire à une succession de fonctions et une somme de répétitions modélisables, parce que la matière humaine ne fait pas exception à l’ordre de la physique et de la chimie qui commande les objets du monde, fussent-il des vivants. Là où l’historien et le sociologue passe par l’étude de la distanciation de l’écrit, le philosophe explique l’extériorité issue de la révolution galiléenne.

L’extériorité conduit à une dénaturation de l’homme du fait même de la méthode qui l’analyse en lui niant ce qu’il est au nom même de la démarche qui prétend rendre compte de ce qu’il est. Cette distanciation est fatale à l’humanité de l’homme [15]. Michel Henry accuse très clairement Galilée d’avoir porté un projet qui condamne l’homme à sa disparition. Le rejet du savoir empirique tient à l’adossement de Galilée à une foi pythagoricienne où la mathématisation du monde emporte bien sûr la modélisation de l’homme en des calculs qui le déterminent. Ces connaissances techniques de l’homme éloignent l’homme de lui-même en entretenant l’illusion d’une machinerie humaine manipulable au prix du sacrifice de la vie effective [16].

Et dans une similitude de raisonnement, Michel Henry rejoint Michel de Certeau pour en conclure que la science est une méthode mais aussi un discours dont la nature même éloigne l’homme de lui-même dans ses formes, ses styles et ses exigences. Ce savoir exerce une puissante influence sur autrui, par la nature même des enseignements qu’il construit en objectifiant l’humain. Et, le philosophe observe que la science s’oppose et se substitue à la culture dans toute ses productions :

« De tels modes en lesquels s’accomplit la seule connaissance possible de la vie en tant que son expérimentation par elle-même, en tant que praxis, ne sont rien d’autre que les modes traditionnels de la culture, soit l’art, l’éthique et la religion. » (2008, 152)

Comme nous le disions dans nos échanges avec Alexandre Dorna ces dernières années, la poésie, les récits, les romans et les mythes apprennent à l’homme l’humain plus que les sciences humaines qui produisent des techniques au service de son aliénation et de sa domination.

2. Les alternatives méthodologiques et rhétoriques

Michel de Certeau propose donc une autre manière d’aller au contact du réel. L’écriture ne peut plus être cette mise à distance aliénant son objet pour se l’approprier dans le but de le soumettre à des concepts et des règles qui l’inscriront dans la conformité des théories qui le commandent. Les alternatives tiennent évidemment à (2.1.) sa détestation motivée des nombres et des fictions du calcul, elles tiennent à (2.2.) une alternative rhétorique et méthodologique. Sur ces sujets, Michel Henry partage cette nécessité de rompre avec l’étude technicienne de l’homme, déjà déshumanisé dans les postulats de la démarche. Ce n’est donc pas par hasard que les sciences contemporaines de l’homme concluent à l’inexistence de la conscience où à la seule dimension physico-chimique de l’esprit dans les sciences cognitives. Elles renouent avec le scientisme le plus sûr de ces postulats.   

2.1. Sa détestation des nombres et des fictions du calcul

Sa préférence va à la compréhension, à l’interprétation. Il joue de son immense culture qui tisse des liens, fait des ponts, procédant par transfert, analogie, métaphorisation dans une autre discipline, révélant une dimension inédite et inspirante. Avec une telle prédilection pour l’articulation des sens qui se manifeste dans le vivant selon la manière dont on l’étudie et l’éprouve, Michel de Certeau perçoit toutes les limites de l’approche quantitative et statistique :

« A décomposer ces « vagabondages efficaces » en unités qu’elle définit elle-même, à recomposer selon ses codes les résultats de ses découpages, l’enquête statistique ne « trouve » que de l’homogène. Elle reproduit le système auquel elle appartient et elle laisse hors de son champ la prolifération des histoires et opérations hétérogènes qui composent les patchworks du quotidien. La force de ses calculs tient à sa capacité de diviser, mais c’est précisément par cette fragmentation analytique qu’elle perd ce qu’elle croit chercher et représenter. » (1990, XLV)

Il est à cet égard très proche de l’épistémologue Paul Feyerabend constatant l’avènement d’une pensée monotone, réduite à quelques techniques et instruments permettant de reproduire des séries d’événements. Cette intelligence du procès vise la répétition, l’obsession maniaque d’une maîtrise factice et appauvrissante d’où on évacue progressivement la vie. Il interroge donc le projet même d’un dévoilement par l’investigation scientifique de ce qui serait inexplicite, inconscient, ordonné de manière cachée. Il réfute cette hypothèse d’un dévoilement du secret de l’ordre des nombres, à la façon des pythagoriciens. Cette distanciation-là est à ses yeux factice. Là encore, la représentation se joue de ce qu’elle prétend comprendre dans ce mouvement d’homogénéisation croissante de la variété du vivant. En réduisant à des simplicités, les statistiques dévaluent les réalités en niant leur infinie complexité. La démarche est en soi autoritaire, mortifère en préférant écrire que vivre, en préférant prescrire qu’agir, en fixant la règle.

A cet égard, Michel de Certeau décrit l’emprise du droit sur la vie comme une conséquence de cet ordre où la vie est sous l’emprise de sa représentation en un langage ordonné qui s’est substitué à la parole et à l’échange de la vie ordinaire :

« Quelle est la coordination entre un faire et un voir, dans ce langage ordinaire où le premier domine si manifestement ? La question concerne finalement, sur la base de ces narrations quotidiennes, la relation entre l'itinéraire (une série discursive d'opérations) et la carte (une mise à plat totalisant des observations), c'est-à-dire entre deux langages symboliques et anthropologiques de l'espace. Deux pôles de l'expérience. Il semble que, de la culture « ordinaire » au discours scientifique, on passe de l'un à l'autre. » (1990, 176)

Ce basculement ; il l’anticipe jusqu’à prévoir que le vivant se verra dominé et transmuté en fabrication codée et normée exécutant des tâches à la façon d’une machine :

« L’ordre pensé – le texte conçu – se produit en corps – les livres – qui le répètent, formant pavés et chemins, réseaux de rationalité à travers l’incohérence de l’univers. Le processus va se multiplier. Il n’est encore que la métaphore des techniques, mieux taylorisées, qui transformeront les vivants eux-mêmes en imprimés de l’ordre. » (1990, 212)

La production scripturaire est d’abord un projet de représentation puis un second de pure substitution à la vie, devenant le monde nouveau d’une vie ordonnée. Vivre, c’est alors inscrire, écrire, coder, encoder les gestes du quotidien en autant d’opérations qui font de la vie le prolongement du système scripturaire. Michel de Certeau anticipe ici l’inversion du rapport à la vie par un rapport à sa mise en système, dont l’informatisation est le procès :

« Cette ambition multiplie l'opération scripturaire dans les champs économiques, administratifs ou politiques pour que le projet se réalise. Aujourd'hui, par une inversion qui indique le passage d'un seuil dans ce développement, le système scripturaire marche automobilement, il devient automobile et technocratique ; il mue les sujets qui en avaient la maîtrise en exécutants de la machine à écrire qui les ordonne qui les utilise. Société informaticienne. » (1990, 201)

2.2. Une alternative méthodologique et rhétorique 

C’est en ayant effectué ce décentrage libérateur que Michel de Certeau commence son travail d’explication de ses alternatives méthodologiques. Il existe un en dehors de la mise en langage, un avant et un après pour le chercheur en sciences humaines, mais aussi un à-côté dans la vie de ceux qu’on prétend réduire au langage qui rend compte d’une parcelle de leur existence. L’alternative méthodologique tient à cette prise de conscience de la limite de l’exercice du langage scientifique lui-même. Il est parcellaire quoiqu’envahissant :

« Une science particulière évite cette confrontation directe. Elle se donne les conditions a priori pour ne rencontrer les choses que dans un champ propre et limité où elle les « verbalise ». Elle les attend dans le quadrillage de modèles et d'hypothèses où elle peut les « faire parler », et cet appareil questionneur, tel un piège de chasseur, transforme leur mutisme en « réponses », donc en langage : c'est l'expérimentation. L'interrogation théorique, au contraire, n'oublie pas, ne peut pas oublier qu'outre le rapport de ces discours scientifiques les uns avec les autres, il y a leur commune relation avec ce qu'ils ont pris soin d'exclure de leur champ pour le constituer. Elle se lie au pullulement de ce qui ne parle pas (pas encore ?) et qui a, entre autres, la figure des pratiques « ordinaires ». » (1990, 97-98)

Michel de Certeau le situe tout à la fois comme une résistance méthodologique et littéraire [17] en faisant le choix d’une autre manière de faire science. Parce que cette science est à ses yeux illusoire dans sa volonté d’absorber toute la vie dans une représentation. Cette fiction du savoir n’en demeure pas moins un projet cybernétique d’encodage du monde, de fabrication et de construction où chaque opération ainsi codée vient se substituer à une vie qui se rétrécit jusqu’à disparaître. Optimiste, il voit dans cette quête d’un savoir absolu une fiction :

« Icare au-dessus de ces eaux, il peut ignorer les ruses de Dédale en des labyrinthes mobiles et sans fin. Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle mue en un texte qu'on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était « possédé ». Elle permet de le lire, d'être un Œil solaire, un regard de dieu. Exaltation d'une pulsion scopique et gnostique. N'être que ce point voyant, c'est la fiction du savoir. »  (1990, 140)

C’est la raison pour laquelle il étudie plusieurs auteurs dont il explique la posture littéraire : Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant [18]qui ont choisi la narration, le récit : 

« Elles ont été peu à peu affectées d'une valeur frontalière, à mesure que la raison issue de l’Aufklärung déterminait ses disciplines, ses cohérences et ses pouvoirs. Elles apparaissent alors comme des altérités et des « résistances », relatives aux écritures scientifiques dont la rigueur et l'opérativité se précisent à partir du XVIIIe siècle. Au nom du même progrès, on voit se différencier d'une part les arts (ou manières) de faire, dont les titres se multiplient dans la littérature populaire, objet d'une croissante curiosité de la part des « observateurs de l'homme », et d'autre part, les sciences que dessine une nouvelle configuration du savoir. » (1990, 102)

L’intelligence pratique, la métis et ses ruses de l’intelligence s’exposent dans des narrations et des récits qui participent de cette métis. Il n’y a pas distance, mais occasion, opportunité, remémoration, situation, circonstance, lieux et souvenirs des événements, etc. La méthode induit donc une rhétorique en lien avec son objet là où le discours scientifique impose la déchirure de sa distance ratiocinante pour exercer son autorité.

La rhétorique devient alors essentielle. Elle décide de la posture politique du chercheur. Soit il fait science pour construire une représentation et des techniques exerçant leur autorité par l’organisation prévisible des faits et gestes personnels et sociaux par leur ingénierie, soit le chercheur vise une relation inspirante et créatrice qui laisse à son partenaire la liberté de se laisser plus ou moins inspirer de ces récits. A ce sujet, Michel de Certeau manifeste bien la dimension politique et sociale des deux attitudes. En ce sens, la méthode en sciences humaines et sociales n’a bien rien de neutre. Ou bien, cette neutralité est déjà une intention de reprogrammation de la vie. Lui préfère la vie : liberté, création et action à une science qui risque de viser la reproduction du connu, la répétition des modèles, l’enfermement dans des opérations structurées et normées :

« Sans s'attarder sur les détails d'une thèse qui refuse la division idéologique entre les savoirs, et donc aussi leur hiérarchisation sociale, on peut au moins en retenir que ce tact noue ensemble une liberté (morale), une création (esthétique) et un acte (pratique). » (1990, 115)

Voilà pourquoi, Michel de Certeau nous donne à voir une autre manière de faire science, une autre intention, parce que l’éthique du chercheur n’est peut-être pas de servir le projet de disparition de la vie. La mise en texte serait aussi une mise en bière des milles manières de vivre selon les lieux, les coutumes, les personnes, les désirs, les histoires, etc.

Par leur construction même, les sciences humaines font le choix de servir ce projet. Là aussi, Michel Henry abonde dans le même sens pour décrire une science destructrice du fait de la distance qu’elle impose. L’histoire des sciences de l’homme coïncide avec ces images tout à la fois projetées, rêvées et préfiguratrices d’une affirmation de ce que l’homme sera, une fois déconstruit et reconstruit par le savoir galiléen : l’animal machine de Descartes et celui développé un siècle plus tard par Julien de la Mettrie dans son traité : l’homme machine écrit en 1747. Ce dernier annonce le machinisme où l’homme est supplétif de la machine ainsi que les projets d’un homme machinique, comme il s’affirme dans les travaux cognitivistes contemporains, envisageant l’ajout de pièces à l’humain : exosquelettes, greffes machiniques diverses, interactions ou interfaces à des systèmes d’intelligence artificielle. L’homme se dissout dans un réseau technique dont il devient une partie absorbée dans ce tout [19].

Or, Michel Henry y voit le comble de la barbarie et d’une indignité détruisant l’humanité de l’homme, là où les sciences ont déjà conclu à la non-humanité de l’homme du fait même de leur position scientifique. Le dialogue est alors improbable du fait de la disjonction totale des représentations en présence. C’est la raison d’une question éthique autour de l’intentionnalité du chercheur dont la méthode n’a rien de neutre.  En effet, la revendication de sa neutralité produit la mise à mort de l’humanité, en imaginant que la constitution du savoir peut s’affranchir de l’humanité de son auteur, comme si l’homme de science feignait d’éradiquer en lui sa part d’humanité. C’est donc ce postulat même qui conduit à une science inhumaine de l’homme dont l’usage politique des conclusions techniciennes ne peuvent servir qu’à sa domination, son aliénation et sa mise à mort en tant qu’être humain s’éprouvant dans la vie quotidienne. Là se rejoignent les deux auteurs.

En conclusion, avec une telle approche, il privilégie bien la compréhension et sa transmission à libre disposition de celui qui consentira à en faire bon usage selon les situations qu’il rencontrera. Ce n’est donc pas une science utile, un savoir technique ou un outil à la manière d’une recette à reproduire sans risque connaissant ses résultats. Michel de Certeau s’adresse à des êtres libres qui s’enrichissent de ce qu’il propose. Il ne produit pas une science et une ingénierie sociale de l’homme, faîtes de système et de mécanisme, de règles et de certitudes quant à l’effet produit.

Il décrit les multiples arrangements et accommodements du quotidien dont les populations sont capables du fait de leur inventivité. Mais le temps du braconnage peut-il résister à la civilisation technicienne intrusive et normative qu’il a peut-être mal appréciée. En effet, les ambitions technologiques de la société cybernétique visent la suppression de cet espace de liberté où s’insinue l’invention du quotidien. La société cybernétique fabrique cette surveillance panoptique de tous les instants. Aujourd’hui, la reconnaissance faciale, le suivi numérique et les codes, sésame de tous les services du quotidien : paiement, accès aux services publics n’assujettissent-ils pas le quotidien ? Cette mise à l’épreuve de l’invention du quotidien tiendrait à cette capacité des populations à créer leurs modes de vie, malgré de tels outils de contrôle social. Est-ce encore possible ? Dans le cas contraire, nous devrions admettre que Michel de Certeau était malgré lui un romantique, trop loin des enjeux technologiques dont d’autres : Ellul, Adorno, Horkheimer, Jaspers, Habermas sentaient bien toute la puissance pour faire basculer nos sociétés dans un nouveau paradigme. A vrai dire, la société cybernétique qui s’installe n’est pas une fatalité, c’est un choix et les chercheurs en sciences humaines ont à méditer le statut épistémologique et ontologique de leurs travaux dont la justesse sera aussi leur justice, pour ne pas dire leur éthique. L’action de recherche et son écriture comme ce qu’elle vise d’offrir à autrui participe d’un projet politique. C’est ce chemin qu’ont ouvert Michel de Certeau et Michel Henry.

Bibliographie

CERTEAU, Michel de, L’invention du quotidien I et II, 1990, 1994, Paris, Editions Gallimard

CERTEAU, Michel de, La Prise de parole et autres écrits politiques, 1994, Paris, Editions du Seuil

CERTEAU, Michel de, L'Écriture de l'histoire, 1975, Paris, Editions Gallimard

MAIGRET, Eric, Les trois héritages de Michel de Certeau. Un projet éclaté d’analyse de la modernité, 2000, Annales, Histoire, Sciences Sociales, 55E année, n°3, p.511-549

POTIER, Elwis, Propagande et psychologie politique, 2008, in Revue Cultures & Conflits, Editions L’Harmattan

PROULX, Serge, Une lecture de l'œuvre de Michel de Certeau : L'invention du quotidien, paradigme de l'activité des usagers, in Communication. Information Médias Théories, volume 15 n°2, automne 1994. P. 170-197

HENRY, Michel, La barbarie, 2008, Paris, PUF

HENRY, Michel, L’essence de la manifestation, Paris, 1990, PUF

HENRY, Michel, Philosophie et phénoménologie du corps, 1987, Paris, PUF

TORRANCE, John & TREVES, Eddy, Aliénation - extranéation et rapports de propriété, 1979, in L'Homme et la société, p.179-201

VILLA, François, Devenir ami ou rester étranger avec ce qui vient incidemment à notre rencontre ? 2013, Revue française de psychanalyse, Volume 77, p.1018-1029

 

 

[1] Michel de Certeau (1925-1986), jésuite, théologien, philosophe, historien des religions mais aussi épistémologue. Il est l’auteur d’une œuvre remarquable dont :  L'Invention du quotidien en deux tomes : 1. : Arts de faire et 2. : Habiter, cuisiner. Il met en évidence le braconnage culturel et la manière dont l’homme ordinaire invente son quotidien en se soustrayant aux injonctions d’organisation et de normes des détenteurs de la raison technicienne. Ce sont « les ruses anonymes des arts de faire »

[2] Eric Maigret situe bien la rupture : « L’invention du quotidien a eu un impact considérable sur l’ensemble des sciences humaines en offrant, avec d’autres ouvrages majeurs des années 1980, une alternative au marxisme, au structuralisme et à leurs croisements. » (2000, 529)

[3] Michel Henry (1922-2002), philosophe, professeur à l’université Paul Valéry de Montpellier, phénoménologue chrétien. La Barbarie décrit la destruction de la culture dans les sociétés techniciennes contemporaines où toutes les formes de la vie humaine sont corrompues, dénaturées : du travail à la création artistique. La barbarie scientifique introduit un divorce de l’homme avec lui-même où il se condamne à se reconstruire dans une représentation qui sera son auto-destruction. Dès l’introduction de son ouvrage il en expose l’origine : « Cette divergence inconcevable du savoir et de la culture. Il suffit pour cela de prendre la mesure de la réduction galiléenne. Ecarter de la réalité des objets leurs qualités sensibles, c’est éliminer du même coup notre sensibilité, l’ensemble de nos impressions, de nos émotions, de nos désirs et de nos passions, de nos pensées, bref notre subjectivité tout entière qui fait la substance de notre vie. » (2008, 2)

[4] « Sociologisation et anthopologisation de la recherche privilégient l’anonyme et le quotidien où des zooms découpent des détails métonymiques – parties prises pour le tout. Lentement les représentants hier symbolisateurs de familles, de groupes et d’ordres s’effacent de la scène où ils régnaient quand c’était le temps du nom. Le nombre advient, celui de la démocratie, de la grande ville, des administrations, de la cybernétique. C’est une foule souple et continue, tissée serré comme une étoffe sans déchirure ni reprise, une multitude de héros quantifiés qui perdent noms et visages en devenant le langage mobile de calculs et de rationalités n’appartenant à personne. Fleuves chiffrés de la rue. » (1990, 11, 12)

[5] Eric Maigret note à sa façon cette communion entre l’auteur et le lecteur, le premier cherchant à partager un voyage, un cheminement et un apprentissage créatif : « La métaphore du voyage, omniprésente chez Michel de Certeau et si intimement liée à sa propre expérience de l’existence, est aussi interrogée et clairement utilisée comme une représentation d’un processus d’apprentissage servant à penser ensemble structure et action individuelle. » (2000, 539-540)

[6] « Il suffit de rappeler combien les premières recherches en psychologie sociale ont bénéficié de financements militaires et servi des fins explicitement politiques. » (2008).

[7] Gustave Le Bon, Psychologie politique, 1921, Editions Flammarion, p.3

[8] Il suffit de se référer au titre de ses ouvrages : Système de politique positive ou Traité de sociologie

[9] Nous incitons le lecteur à lire : La perversion du principe d’apathie publié dans le n° 35 des Cahiers de psychologie politique en juillet 2019

[10] Michel Henry, La Barbarie, p.85

[11] Il écrit : « La prédication idéale du fait humain ne signifie donc que son appauvrissement progressif, lequel parvient à son degré extrême dans le traitement mathématique. Car l’acte catégorial mathématique est un acte purement formel, son objet est un objet quelconque, on peut compter n’importe quoi sans que cette procédure apporte le moindre élément concret à ce qui lui est soumis. » (2008, 146) Il poursuit contre Galilée en ses termes : « le projet galiléen lui-même, considéré non pas dans l’effectivité de son opération et selon son thématisme explicite mais dans le secret de son intentio, comme étant lui-même une expérience subjective et un vouloir de la vie, celui de se nier elle-même ? » (2008, 146)

[12] Eric Maigret note à juste titre le conflit d’école dans les années soixante-dix : « En mettant l’accent sur l’acte de compréhension dans l’activité scientifique et en défendant une vision discursive de la discipline, de Certeau s’est immédiatement heurté aux traditions quantitatives qui dominaient la recherche historique au début des années 1970, ce qui explique une percée tardive de ses travaux. »  (2000, 515)

[13] Eric Maigret le note aussi dans son article : « Le statut même de l’enquête scientifique est en jeu dans ces études qui soulignent toute l’ambiguïté des techniques d’investigation, la difficulté de prendre en compte l’altérité et, finalement, le problème de l’écriture de l’histoire. » (2000, 514-515)

[14] Nous mettons en note quelques autres citations de l’auteur : « Produire un ordre pour l'écrire sur le corps d'une société sauvage ou dépravée. L'écriture acquiert un droit sur l'histoire en vue de la redresser, mater ou éduquer. Elle se fait science et politique avec l'assurance, bientôt muée en postulat « éclairé » ou révolutionnaire, que la théorie doit transformer la nature en s'y inscrivant. Elle se fait violence taillant et coupant dans l'irrationalité de peuple superstitieux ou de régions ensorcelées. » (1990, 212) 

[15] « Se substitue le projet explicite d’acquérir de l’homme une connaissance scientifique, c’est-à-dire objective au double sens qui a été reconnu – de telle façon que la visée de cette objectivité implique la mise hors-jeu de la subjectivité qui définit l’essence de l’homme […] Dans le cas des sciences humaines au contraire, la mise hors-jeu de la subjectivité ne signifie rien de moins que l’exclusion de ce qui en l’homme constitue son essence propre. » (2008, 133)

[16] Michel Henry s’y attache tout au long du chapitre V – Les idéologies de la barbarie où il précise : « Le gain de l’objectivité est illusoire pour autant que l’opération continuée de l’objectivation, de la représentation, de l’abstraction, de l’idéation, de la numération ne permet pas une approche de l’Essentiel mais détermine au contraire son éloignement progressif et finalement sa perte – comment, en dépit de cette accumulation de connaissances positives dont se prévaut notre époque, jamais en effet, l’homme n’a moins su ce qu’il était. »  (2008, 152)

[17] « La première victime de cette dichotomie (entre dire et écrire) fut sans doute la rhétorique : elle prétendait faire de la parole ce qui joue sur le vouloir de l’autre. » (1990, 231)

[18] « Marcel Détienne a délibérément choisi de raconter. […] Il refuse la coupure qui en ferait des objets de savoir, mais aussi des objets à savoir, cavernes où des « mystères » en réserve atteindraient de l'investigation scientifique leur signification. Il ne suppose pas, derrière toutes ces histoires, des secrets dont le progressif dévoilement lui donnerait, en retrait, sa propre place celle de l'interprétation. Ces contes, récits, poèmes et traités lui sont déjà des pratiques. Ils disent exactement ce qu'ils font. Ils sont le geste qu'il signifient. Nul besoin de leur ajouter une glose qui sache ce qu'ils expriment sans le savoir ni de se demander de quoi ils sont là métaphore. » (1990, 122)

[19] Michel Henry conclut La Barbarie par un petit texte Underground où il écrit : « on a vu comment : comment le projet de parvenir à une connaissance objective de l’étant naturel avait conduit les fondateurs de la modernité à exclure de cette connaissance toutes ses propriétés sensibles et subjectives – tout ce qui comportait une référence à la vie. Ainsi, la négation de celle-ci, c’est-à-dire, en fin de compte, son autonégation, prenait-elle l’allure d’un développement positif, celui de la connaissance et de la science. […] la mise hors-jeu de la subjectivité aboutit au ravage de la Terre par la nature asubjective de la technique et, quand elle est appliquée à la connaissance de l’homme lui-même, comme dans les nouvelles « sciences humaines », à la destruction pure et simple de son humanité. » (2008, 242)

 

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