N°45 / Normes et normalités - Juillet 2024

De la quête de la qualité à la culture des normes ou l’enjeu de la perte du sens

Pierre-Antoine Pontoizeau

Résumé

Cet article a pour objectif d’analyser les difficultés liées à la bureaucratisation normative des systèmes qualité. Les difficultés de ces systèmes sont tout à la fois liées aux limites internes de ces modèles qu'à une dérive normalisatrice sous l'impulsion d'organisation bureaucratique qui en dénature le sens. En étudiant ces systèmes à l'aide de concepts en provenance d’autres disciplines, il s'agit de répondre aux insuffisances et limites du système Qualité actuel. Fort de ce nouveau cadre théorique, nous en tirons des propositions d’ajustement des processus, méthodes et outils de la qualité existants. L’article montre en particulier que la prise en compte de la non-neutralité axiologique dans les processus et méthodes de gestion de la qualité permet d’envisager une démarche de conception et production durable, efficace et efficiente. En se saisissant de l'esprit de cette philosophie de la qualité pleine d'une quête du sens et d'un élan créatif permanent, il s'agit de distinguer la part de processus méthodique d'une normalisation bureaucratique stérilisante et déresponsabilisante, soit le contraire même de l'intention de la Qualité pensée par Deming.

 

 

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De la quête de la qualité à la culture des normes ou l’enjeu de la perte du sens [1]

 

[1] Je tiens à remercier mon ami Stéphane Hubac pour nos nombreux échanges, ingénieur-physicien de formation, spécialiste de physique des plasmas industriels. Depuis 40 ans, il a participé aux phases de démarrage et de stabilisation en fort volume de production de cinq usines « high-tech » dans le monde de l’industrie des semiconducteurs. Il a assuré aussi des activités d’enseignement et de recherche, en particulier à l’université de Grenoble

 

Introduction

Nous devons une nouvelle organisation du travail en vue de la constance de la qualité des productions à William Edwards Deming [1]. Les industriels connaissent bien sa célèbre roue construite autour des étapes : Plan, Do, Check et Act, le cycle PDCA [2]. Ce qui est advenu de sa démarche est absolument emblématique de l’effet de la normalisation, comme processus bureaucratique et instrumental privilégiant le formalisme jusqu’à l’irresponsabilité des acteurs, reproduisant des normes dans leurs actes sans attention sur leur opportunité et leurs évolutions au fil des usages ; et qui fait perdre le sens de l’intention initiale : cette créativité implicite à l’esprit de son fondateur.

Ce glissement de la démarche qualité à sa normalisation productrice de normes tient au fait que beaucoup ont manqué le sens de l’intention de Deming, celle-ci disparaissant, faute d’avoir formellement été transcrite dans des normes explicites ; ceci conduisant inéluctablement à l’absence de dispositif pour gérer efficacement les connaissances et les compétences au sens où le spécifie, sans le développer justement, la norme qualité ISO 9001 [3], ainsi que d’autres normes qui lui sont associées, par exemple IATF [4] ou ISO 31000 [5]. Cette lacune explique largement cette dérive vers la soumission bureaucratique aux normes industrielles puis législatives.

Cet article veut montrer que la normalisation a détruit l’essentiel de cette démarche qui porte en elle une ambition ; celle de l’écologie intégrale du faire-sens [6]. Pour cela, nous examinerons pourquoi et comment les normes n’atteignent pas leurs objectifs de gestion dynamique des connaissances, des compétences et des évolutions cohérentes des standards industriels. Nous ferons l’hypothèse que la difficulté tient aux limites des systèmes et modèles normatifs, insuffisants et destructeurs s’ils ne sont pas enrichis de l’esprit même qui préside à l’intention de la qualité de Deming. De cette étude, nous en extrapolerons que la culture bureaucratique fabrique cette normalisation qui constitue une réelle menace pour l’avenir, par stérilisation des capacités créatrices : les bureaucraties technocratiques préférant la contrainte et la croyance en une vérité établie par le droit plus que par les faits.

1. Le mésusage de la pensée initiale de W.E. Deming

Nous adopterons ici un type de discours critique et constructif. Celui-ci a pour objectif d’analyser le dysfonctionnement des systèmes de gestion de la qualité et de la connaissance, avec pour finalité d’en tirer des propositions d’améliorations de la maîtrise des risques fonctionnels et de la dynamique d’intégration de processus de créativité et d’innovation, soit la part oubliée du modèle de Deming. Cet objectif impose que ce discours ait un sens dans le cadre d’un système intégrant différents cadres normatifs [7]. A ce stade, nous admettons la possibilité d’une objectivation liée à la normativité scientifique.  Elle suppose que toute organisation est schématisable, par l’association fonctionnelle d’un système (structure), de protocoles standardisés (opérations), étant sous-entendu que chaque élément de cette association est décrit dans un langage formel (discours), de type logico-mathématique par le calcul en vue d’un contrôle puis la codification informatique en vue d’une automatisation, ou naturel de type littéraire dans des procédures et consignes en vue d’une supervision ou intervention humaines.

C’est pourquoi tout discours décrivant un système respecte des conventions d’écritures. Le processus de normalisation institue implicitement des règles de conceptualisation et de rédaction. Or, très étonnamment, cet aspect essentiel d’un langage formalisé n’est jamais abordé dans les normes Qualité [8] rédigées en langage naturel. C’est là une source d’un risque de confusion. En effet, la norme rédigée entretient des confusions sémantiques, dont, par exemple, celle entre deux notions non-superposables de système et organisme. Pour parler de l’entreprise, la norme utilise le terme d’organisme, par transposition métaphorique d’un univers mental [9]. Elle répond mal à la description des enjeux et du contexte, au-delà de la technique de production, soit les normativités du système lui-même :

1) une normativité économique interne et externe, définie par une sphère de besoins – de santé, de liberté, de justice – proposés à un collectif humain souverain et législateur.

2) une normativité axiologique, définie par une sphère de valeurs jugée comme le bien, l’éthique ou le moral, sans oublier une certaine idée du beau en harmonie avec des désirs et des besoins.

3) une normativité scientifique concernant le vrai répondant à une efficacité liée à une sincérité et une authenticité, reflétant la cohérence entre les actes et les discours qui émanent du fonctionnement réel de ce système dans son milieu. L’ensemble fait en effet système, mais celui-ci n’est pas nécessairement un organisme [10].

La littérature académique témoigne des difficultés des organisations à normaliser et assurer cette cohérence entre ces trois normativités potentiellement contradictoires : 1. Economique, 2. Axiologique et 3. Scientifique. Répétons-le, le système de normes et d’outils qualités ne documente pas cette gestion cohérente de l’organisation dans son ensemble. Ces dimensions politiques et stratégiques de l’organisation ne sont donc pas normées. C’est pourquoi, le problème majeur n’est pas dans la mise en œuvre des procédures émanant des normes opérationnelles, mais plutôt dans les limites conceptuelles du système de normes lui-même.

Pour s’en convaincre, notons d’abord les incohérences qui transparaissent dans des outils, pourtant considérés comme des standards dans l’industrie, et supposés conduire à une mythique, voire utopique « Qualité Totale ». Prenons deux exemples, l’un prôné par les normes pour prévenir les risques structurels, dits systémiques : l’AMDEC[11], l’autre en reprenant le cycle PDCA de Deming.

1.1. L’exemple de l’AMDEC

L’AMDEC (Analyse des Modes de Défaillance et de leur Effet), le FTA (Fault Tree Analysis), ou le FMEDA (Failure Mode Effect & Diagnosis Analysis) sont utilisés dans le cadre d’analyses ayant pour objectif de prévenir les risques de conception et des procès, respectant ainsi tous les cadres normatifs, au travers de critères objectifs explicites, transmissibles en tant que connaissance. Ces documents sont supposés permettre de capitaliser la connaissance et le savoir-faire grâce à des critères objectifs décrits en langage naturel.  Soulignons que de tels documents ne font aucune distinction entre les critères objectifs des trois normativités : scientifiques, socio-économiques et axiologiques, l’ensemble étant regroupé dans la notion imprécise de critères de valeurs : « Value criteria », qui engendre immanquablement une confusion. Il faut aussi noter qu’il est clairement spécifié dans les normes d’usage de ce type d’outils[12] que leur champ d’application se limite à l’analyse de risques techniques et que les risques financiers, de planification et stratégique sont hors de leur champ d’application, alors que la technique est à contextualiser des facteurs qui la conditionnent. Les risques réputationnels ou les risques liés aux intérêts et réactions des acteurs sociaux et politiques n’y figurent même pas. La technique est isolée !

Cette ségrégation au sein des normes de gestion qualité entre processus de gestion des risques techniques, économiques, et sociaux pose un problème. Elle est un facteur aggravant lorsque les systèmes socio-économiques et technologiques dans lesquels sont implantés les entreprises soumises à ces mêmes normes sont des milieux en constante mutation, donc instables. En effet, ces mutations produisent l’évolution des savoirs, des innovations, l’émergence de nouveaux objets techniques, des nouveaux critères d’appréciation et des éléments de langage inédits : concepts, raisonnements, méthodes. Il est alors impossible d’ignorer la difficulté liée à l’aspect structurant des dynamiques internes du langage puisqu’il est le seul moyen d’assurer un lien préventif cohérent en terme scientifique, socio-économique et axiologique. Une gestion technique limitée se prive ainsi des connaissances qui peuvent en affecter la pertinence, cas de la découverte de la toxicité d’un composé comme l’amiante ou des effets délétères dans la durée d’un produit phytosanitaire chimique. Le risque pour la santé humaine, le risque réputationnel, le risque juridique puis économique existent pourtant, bien au-delà des seules analyses techniciennes. Des industriels ont fabriqué sans discernement des produits dangereux ; ces risques étant, dans certains cas, parfaitement connus. La normalisation a donc échoué par ses angles morts ou la prégnance d’autres considérations : économiques ou commerciales surdéterminants l’arbitrage technique.

1.2. L’exemple du PDCA

Cette incohérence s’apprécie aussi dans le cycle de Deming, au cœur de l’approche processus recommandée par les normes, encore appelé aujourd’hui PDCA [13] (Plan, Do, Check-Study, Act). Pour décrire ce cycle, le mieux est de se référer à son auteur, W.E. Deming [14].

« Ce cycle se trouve pour la première fois dans les cours que j’ai donnés au Japon en 1950. C’est un diagramme pour aider celui qui apprend, et pour conduire l’amélioration d’un produit ou d’un processus.

- 1ère étape. PLAN. Quelqu’un a une idée pour améliorer un produit ou un processus. C’est l’état initial qui aboutit à la préparation d’un essai de changement, d’un essai comparatif ou d’une expérience. Le cycle complet repose sur la première étape. Le démarrage précipité d’un projet risque d’engendrer des coûts inutiles et des frustrations. On a malheureusement tendance à abréger cette étape, à passer rapidement à la deuxième étape pour ne pas rester inactif et pour paraître occupé.

Pour préparer un plan, on peut commencer par choisir entre plusieurs suggestions. Laquelle va-t-on vérifier ? Quel peut être le résultat ? On comparera les différents choix. Quelle est la suggestion qui semble la plus intéressante pour apprendre quelque chose ou faire un bénéfice ? Le problème est de savoir comment atteindre un objectif réaliste.

- 2ème étape. DO. Faire l’essai, l’essai comparatif ou l’expérience, de préférence à petite échelle, conformément aux dispositions prises à la première étape.

- 3ème étape. CHECK-STUDY. Etudier les résultats. Répondent-ils aux attentes ? Sinon, pourquoi l’expérience n’a-t-elle pas donné les résultats escomptés ? On a pu se tromper au départ, et dans ce cas il faut recommencer.

- 4ème étape. ACT. Adopter le changement, ou l’abandonner, ou recommencer le cycle, autant que possible dans un environnement différent, avec des matériaux différents, des acteurs différents, des règles différentes. »

Son mésusage tient à une confusion entre une injonction de normalisation et une recommandation de création et d’amélioration des compétences. A ce sujet, Jean-Marie Gogue [15] fait remarquer que la norme ISO-9001, version 2015 laisse planer une confusion entre une méthode de gestion de la qualité et un processus d’acquisition de connaissances permettant d’améliorer la qualité dans une organisation [16], ce qui n’est pas la même chose.

Cette confusion produit une préférence pour l’objectivation et la normalisation en vue de l’exécution des consignes et procédures visant à respecter l’application de la norme ou de la méthode décrite. Or, Deming expose plus un processus méthodique d’acquisition et de développement des compétences. D’ailleurs son célèbre testament [17] ne laisse planer aucun doute sur la réalité de son intention qui se concentre bien sur les moyens de contribuer au développement humain, source de l’excellence et de la qualité, bien plus que sur le respect passif et désabusé d’une norme dont la routine va progressivement vider de son sens la dîtes norme, ses méthodes et ses procédures. La bonne lecture de Deming induit d’autres conclusions dont la mise à l’épreuve démontre que la normalisation élimine le sens alors que le processus méthodique porte un faire sens plus holistique. La qualité est bien une démarche autant qu’un résultat constatable dans une production, à l’instar du travail qui nomme l’action de fabrication et l’objet qui en résulte.  

D’ailleurs, la normalisation de la qualité n’a pas empêché des prestigieux industriels dont Boeing [18] de se saisir des processus de certification de leurs normes qualité, sans beaucoup de culpabilité sur le plan juridique et éthique, respectant facialement des normes, mais intégrant peu les « Value criteria » ; celles-ci n’étant pas explicitées justement. La norme est bien alors dénaturée par la perte du sens initial de l’esprit qualité de Deming. Le cas Monsanto [19] est aussi emblématique du respect des normes de production de produits chimiques, pourtant très loin des critères de valeurs et de qualité de Deming. Les cas des producteurs de médicaments contenant des opiacés provoquant dépendances et mortalité aussi. Une production normée n’est pas nécessairement une production de qualité au sens de Deming.

2. Les apports de l’approche pragmatique, surdéterminant de la normalisation

Plusieurs aspects de la démarche de Deming sont à comprendre pour les distinguer de la tentation normative, que nous qualifierons, de dérive rationaliste et techno-bureaucratique.

2.1. Le cycle de Deming : une démarche gnoséologique

Ce cycle est avant tout un processus d’acquisition de connaissances. Il permet l’apprentissage d’un contexte fonctionnel, soit un système, un protocole et un langage. Il soutient, en parcourant son cycle, la méthode de conceptualisation, soit le système de connaissance approfondie. Il permet d’améliorer la capacité de comprendre et d’agir grâce à un langage contextualisé et partagé, ce langage commun permettant de renforcer des coopérations en mobilisant la compétence de chacun, soit l’expérience et le savoir-faire de collaborateurs. Ceux-ci ont la capacité de capitaliser sur les résultats de leurs échanges et de leurs résolutions des problèmes ou créations de solutions nouvelles. Ce processus, d’inspiration pragmatique, permet d’étudier les critères objectifs nécessitants la mise en œuvre d’actions de révision qualitative et quantitative.  Ces actions sont justifiées par des hypothèses réalistes et l’exercice d’une activité plus spéculative qui ouvre la capacité d’explorer en vue de test et de recherches de preuves attestant de la fiabilité des actions envisagées. L’enjeu est bien d’étendre la capacité à créer, formaliser et pérenniser des connaissances existantes et nouvelles permettant une production.

Il y a donc une pragmatique à l’œuvre dans la méthode de Deming. Un des écarts, voire le quiproquo historique qui a fait que l’Occident n’a pas adopté sa méthode là où le Japon l’a magnifié, tient à la compréhension de l’étape initiale du Plan. Avec une naïveté étonnante, la plupart prend cette étape comme le point initial, un point fictionnel zéro : abstrait, où se crée ex nihilo une planification. L’idéalisme et la foi en une déduction sans généalogie tronque l’intelligence d’une cycle permanent. Si Deming prend le soin de décrire une roue, d’insister sur la circularité du processus d’acquisition des connaissances, c’est bien que le Plan se nourrit des étapes antérieures, d’une histoire, d’un vécu, d’une expérience acquise, des connaissances existantes, etc. Il ne faut pas confondre la saisie de l’exposé dans le temps et ce qu’il décrit une fois perçu dans sa globalité. Il est situé dans un hic et nunc. Il s’appuie sur la pratique du Do, sur les expérimentations et les mesures du Check-Study en tenant compte des expériences vécues et des faits du Act.

Ainsi, très loin d’apprendre à rédiger des procédures réunies dans des normes figées, Deming rappelle à ceux qui ne le comprennent pas en s’obstinant à pratiquer un formalisme bureaucratique stérile, qu’il s’est inspiré du Docteur Shewhart [20] pour élaborer un système d’approfondissement des connaissances. Loin de normer, Deming développe son processus méthodique [21], une discipline de travail, entre ces moments de connaissances théorico-pratiques, d’expérience et de socialisation. Nous sommes très loin de la norme législative contraignante imaginée par les techno-bureaucraties dont les normes sont décorrélées du réel, des possibles et des situations. Les récentes normes agricoles sont des interdits d’usage de produits comme la norme consistant à interdire les moteurs thermiques. Nous l’analyserons dans notre dernière partie.

2.2. La normalisation rationaliste du cycle de Deming et la perte du sens

Le cycle n’a donc pas pour finalité la production d’une norme par des experts, à exécuter en s’y soumettant passivement par la suite. Ceci procède d’une vision bureaucratique de l’organisation du travail, d’un rationalisme étroit très présent dans la culture wébérienne des administrations d’Etat en vue d’une norme législative portant sur des processus de fabrication abusivement universalisés. Deming promeut autre chose. Le plan de travail décrit bien des consignes à respecter, mais elles sont créées. C’est une première capacité à former des règles et former des hommes à les comprendre pour les appliquer. Mais pour accomplir ces tâches, il faut des hommes qui coopèrent dans des exécutions complexes, d’où l’enjeu d’une mobilisation et cette seconde capacité à faire ensemble. De plus, la réalité confronte à des aléas, des accidents, des usures, des échecs d’où la troisième capacité à dépasser l’échec pour résoudre méthodiquement et intelligemment des problèmes ; cette capacité à capitaliser respecte une philosophie générale d’économie, de qualité, de fiabilité des solutions requises. Enfin, certaines situations de production comme des avis des clients et l’observation des compétiteurs ou les propositions des fournisseurs obligent à développer une quatrième capacité, celle de sortir du plan précédent par une exploration des solutions nouvelles, voire l’incrémentation d’innovations qui amène à réviser la norme. Celle-ci est donc évolutive, par l’effet de l’amélioration continue.

Voilà pourquoi le cycle de Deming ne se confond pas avec la quête immodérée et insensée de la norme pour elle-même. Il fait coexister une rationalité spéculative de conception et d’invention à celle bien pratique de l’expérience et de la mesure des résultats ; soit la confrontation permanente des standards aux qualités observées ; sans négliger l’appréciation de l’environnement, à commencer par les clients dans leurs usages.

Or, et c’est sans doute la preuve que la normalisation échoue dans son entreprise, celle-ci ne permet pas de percevoir le non-dit de Deming. En effet, ce dernier point de l’expression de la norme dans un discours n’est jamais ou très peu abordé alors qu’il est déterminant. Si la méthode ou système d’approfondissement des connaissances vise à déterminer par des concepts et mettre en œuvre le chemin, la démarche, ou les schèmes, de manière synthétique ; inventé avec ordre, en vue de maîtriser une structure et un protocole, leur élaboration, leur évaluation, leur amélioration se fait par l’échange langagier entre des acteurs. Ainsi, le processus méthodique revient à construire des connaissances, les mettre en œuvre, les apprécier et les réviser par amélioration, abandon ou substitution. La dimension psychologique et sociale est donc surdéterminante, parce qu’elle ne met pas chacun dans la position d’une application de la norme, mais dans une position d’élaboration sociale des connaissances. Connaître, c’est négativement, la possibilité de pertes de repères dans l’espace ou dans le temps, car : « connaître, c’est accepter de faire évoluer ses connaissances, connaître c’est aussi accepter le possible saut vers l’absolu qui dépasse l’entendement » [22] par intuition ou du fait d’interaction avec le milieu.

Pour terminer cette partie, l’exposé de Deming a simplement été dévoyé par un rationalisme instrumental de type bureaucratique, lui-même lié à un idéalisme philosophique pour lequel la connaissance humaine demeure avant tout un exercice déductif délié de la sensibilité et de l’expérience, délié des réalités sociales en termes de maîtrise collective des connaissances permettant la validation et la reconnaissance des savoirs communs, délié aussi des inventions, créations, besoins économiques et politiques producteurs du sens de l’action comme de la production.

Il y a donc une différence considérable entre la représentation bureaucratique de la normalisation, portant souvent sur des interdits assortis du contrôle d’exécution sous la forme d’une soumission administrative aux normes comme règles de droit et le processus d’apprentissage proposé par Deming. L’illusion des premiers tient à la stabilité des normes et à la passivité exécutante qu’elles peuvent induire jusqu’à dériver lentement vers des souffrances psychiques lors des phases d’exécution : soumission, coercition, passivité, apathie, irresponsabilité, alors que le cycle de Deming est plus disruptif ou incrémental, invitant à une dynamique sociale et langagière porteuse d’un sens à régénérer en permanence par l’examen des critères de valeurs. Comme pour le travail, la norme est un moment, une étape, un support dynamique sans cesse remis en cause. Elle n’est pas un pur résultat.

3. La création de l’écologie du faire sens, l’au-delà des normes bureaucratiques

La norme n’est donc pas le résultat d’une production définitive par quelques collèges d’experts pensant en surplomb du réel des injonctions et interdits normatifs. Une telle conception est autoritaire, bureaucratique et d’un rationalisme désuet. Cette représentation colporte la théorie de la connaissance de la physique classique, son déterminisme, son rationalisme dont toutes les administrations ont été le fruit, avec la normativité juridique comme conséquence de la normativité des théories scientifiques jugées absolues et vraies ad vitam aeternam. Or, la normalisation actuelle en Occident en est toujours-là, dans des normes dogmatiques. Pourtant, la connaissance passe par l’action et sa représentation en un discours précis et adéquat.

3.1. La connaissance : actions et discursivité

Avec Deming, le pragmatisme modifie la théorie de la connaissance, donc le rapport à l’élaboration de connaissances. La synthèse d’une pleine compréhension et expérimentation réussie de Deming permet de dire que cela suppose que les schèmes et les fonctions soient sémantiquement décrites par des critères objectifs qui spécifient la connaissance grâce au langage. Celui-ci permet de formaliser symboliquement la relation entre des fonctions de processus : quelles actions réaliser ?, des fonctions produits : pour quels usages ?, et des fonctions ressources : comment agir et interagir ?, ceci dans un cadre conceptuel coopératif. Enfin, pour répondre au critère de la rationalité étendue, il parait indispensable que ce processus-méthodique intègre les interlocuteurs et leurs interlocutions créatrices qui sont constitutives de ce langage dont le formalisme est toujours une œuvre sociale en création. Mais tout cela se joue entre des actions, des observations et des mesures et des concepts et modèles.

Armand Hatchuel [23] fait remarquer que si la conception inclue « la résolution de problème », elle ne peut pas être réduite à cela. Il propose de rénover ce paradigme en introduisant le concept de « rationalité étendue » qui met en évidence la possibilité pour le concepteur d’avoir à manipuler individuellement et collectivement une infinité d’extensions ou d’évolutions possibles de concepts. Il parait donc irrationnel de concevoir a priori en phase PLAN du cycle PDCA un plan associé à des contrôles (Check), comme on le voit si souvent pratiqué dans de nombreuses entreprises et parfois enseigné à l’université. En effet que peut signifier une telle attitude en termes de rationalité lorsqu’une infinité d’extensions ou d’évolutions est possible en termes d’actions fonctionnelles ? Ne s’agit-il pas ici d’un détournement de la philosophie pragmatique qui est à la source du processus PDCA et du « système de connaissance approfondie » prôné par son auteur en 1993 ?

La discursivité n’est donc pas définitive et absolue, la norme étant un texte incomplet, imparfait, sémantiquement instable du fait des compréhensions possibles. Rappelons ici avec Hans Georg Gadamer qui précise les limites du langage reflétant une pensée humaine qui se déploie toujours dans une temporalité. Et les mathématiques ou la physique n’y font pas exception :

« En exprimant la pensée le verbe intérieur représente donc, pour ainsi dire, la finitude de notre entendement discursif. Puisque notre entendement n'embrasse pas d'un seul regard pensant ce qu'il sait, il doit à chaque fois commencer par extraire de soi ce qu'il pense et le placer devant lui comme dans une auto- énonciation intérieure. Dans ce sens, tout penser et un « se-dire ». »[24]

Celui-ci explique en quoi cette imperfection est inhérente à la pensée située dans un déploiement, qu’il soit celui de l’activité cérébrale, des perceptions ou de leurs représentations :

« La multiplicité des mots ne signifie donc aucunement que le mot isolé présente une insuffisance que l'on pourrait combler, dans la mesure où il n’exprimerait pas parfaitement ce que l'esprit pense ; elle signifie au contraire que notre intelligence requiert la multiplicité des mots parce qu'elle-même est imparfaite, en ce sens qu'elle n'est pas parfaitement présente dans ce qu'elle sait. Ce qu'elle sait, elle ne le sait pas vraiment. » [25]

Or, cette mise en situation oblige de revenir régulièrement aux sources des définitions et des accords qui président à une représentation sociale commune qui elle-même guide des actions qui s’y réfèrent. C’est pourquoi, il est indispensable d’animer, donner une âme à la communauté, pour qu’elle renouvelle et institutionnalise régulièrement ses conventions sémantiques et logiques. Il en va de l’efficience d’un système partagé qui résiste alors à de multiples facteurs d’entropie : dispersion des acteurs, diversion des événements, distinction des significations qui affectent le système logique et formel du qualiticien.

3.2. La connaissance : phénomène social et qualité

Deming est à situer dans la mouvance de l’approche pragmatique du sociologue et philosophe américain John Dewey. Elle est ici fort utile, parce qu’elle s’appuie sur une réflexion épistémologique d’une grande profondeur pour attester de la nécessité d’un autre rapport aux faits et réalités, dans lesquels se situent les acteurs économiques et sociaux. Dans un chapitre consacré aux nouvelles conceptions de l’idéal et du réel, Dewey critique cette vision idéaliste et dualiste de la connaissance :

« Nous subissons encore – en particulier dans les milieux instruits et cultivés – l'emprise de l'ancienne conception de la raison et du savoir comme sphères indépendantes de l'action, à tel point que nous refusons de reconnaître cette doctrine et ses implications. Lorsque nous défendons la philosophie traditionnelle de l'intellectualisme, nous croyons défendre la cause de la réflexion impartiale, définitive et désintéressée. En fait, la doctrine de l'intellectualisme historique du savant spectateur a été inventé par des hommes pleins d'aspirations intellectuelles. » [26]  

A ce sujet, il en fait une généalogie brillante où il met en évidence que le savoir n’est pas une démonstration abstraite et éloignée du réel qui s’imposerait à lui à la façon d’un système. Il oppose les héritages germaniques et anglais pour faire comprendre la subtilité d’une théorie de la connaissance implicite à l’organisation classique de l’action et du savoir. Il montre comment la pensée kantienne [27] a posé les bases d’une approche systématique puissante mais tendanciellement éloignée des faits et réalités. Puis, il en revient à Bacon pour souligner que l’expérience humaine est un tout indissociable et ouvert, les perceptions et les émotions jouant un rôle dans l’élaboration des futures connaissances [28].

L’apport essentiel de Dewey tient à la conclusion qu’il tire de cette crise de compréhension et de définition de la connaissance. Il en induit que toute action – la connaissance supposant des actions pour s’élaborer – suppose du social. L’individu est peu de chose et connaître est une aventure collective, apprendre est une affaire sociale, construire des connaissances est une entreprise organisée en société. Il ouvre ainsi la voie à la nécessité de l’échange, au bénéfice de la coopération, à l’urgence même d’enquêter et de progresser par itération, pour lutter contre la dissolution du savoir par entropie ou excès d’individualisation, celle-ci étant comprise comme une fragmentation par divergence croissante. La coopération est la clé pour créer de nouveaux savoirs partageables et opérants au sein des collectifs humains. En cela, J. Dewey pose les principes d’un dispositif vivant d’interlocutions et d’intermédiations permanentes, sans lesquels le savoir est voué à se dissocier de l’action à la façon du mot qui ne nomme plus les mêmes choses pour chacun, jusqu’à la confusion des esprits :

« Seul l'individu ne peut pas grand-chose, ou il ne peut rien. Il devient la proie de la toile d'erreur qu'il a lui-même tissée. D'où le besoin impérieux d'une organisation de la recherche fondée sur la coopération, permettant aux individus de s'attaquer collectivement à la nature, et au travail d'enquête de se poursuivre de génération en génération […] Bien des malentendus concernant l'esprit pragmatique seraient évités si on était attentif à l'importance que le pragmatisme accorde à la dimension sociale tant dans le processus d'acquisition du savoir que dans sa finalité. » [29]

C’est pourquoi, il est indispensable d’animer, donner une âme à la communauté, pour qu’elle renouvelle et institutionnalise régulièrement ses conventions sémantiques et logiques. Il en va de l’efficience d’un système partagé qui résiste alors à de multiples facteurs d’entropie : dispersion des acteurs, diversion des événements, distinction des significations qui affectent le système logique et formel du qualiticien. Celui-ci n’est donc jamais éternel. Il est dépendant de ces itérations salutaires dans le jeu des interactions et intermédiations humaines et symboliques. Et Gadamer explique très bien cette indispensable entente parce que :

« La langue n'a son être véritable que dans le dialogue, c'est-à-dire dans la mise en œuvre de l'entente. Mais cette affirmation ne doit pas être entendue comme si elle livrait en même temps le but de la langue l'entente n'est pas un simple faire, ce n'est pas une action intentionnelle, telle une fabrication de signes par lesquels je transmettrais mes volontés à d'autres. Au contraire, l'entente comme telle ne nécessite aucun instrument dans le sens propre du mot. Elle est un processus vivant dans lequel s'exprime une communauté de vie. »[30]

La qualité produit des normes utiles mais toujours révisables. C’est un système non-bureaucratique mais bien plus holistique intégrant l’indispensable complémentarité des disciplines dans une écologie du faire-sens qui évalue les critères de valeurs : scientifique, économique et axiologique ; soit le cadre indispensable à celui que nous nommerons « l’ingénieur citoyen », attentif à l’immense défi qui consiste à préserver et penser le lien entre une appréciation du réel et de ses ressources, c’est-à-dire le milieu naturel. Il y a donc alternative.

Conclusions

En analysant les pratiques industrielles et les normes de gestion du système qualité, nous avons montré que les processus et méthodes existants n’intègrent pas les principes pragmatiques et surtout les aspects fonctionnels du langage en société, pourtant indispensable afin de décrire dans la durée les interfaces entre les modèles, leur mise en œuvre et les enseignements du réel. C’est le défi d’une caractérisation sous la forme d’un discours permettant de formaliser la connaissance de la structure d’un système, des protocoles opératoires, ce qui les lient, en vue d’une indispensable normalisation scientifique, gage de possibles standardisations, d’une reproductibilité et d’une soutenabilité des compétences dans un environnement technologique, socio-économique, éducatif et naturel en évolution permanente. La norme est toujours transitoire et située.

En nous appuyant sur l’état de l’art de disciplines importantes mais auxquelles on se réfère trop rarement dans l’industrie ou la recherche : linguistique, logique, psychologie, sociologie, philosophie, et épistémologie en tant que science de la connaissance, nous avons fait émerger le processus-méthodique. Nous avons mis en évidence des angles de vues manquants, comme celui de la prise en compte des aspects fonctionnels du langage ou de la description des interfaces, en particulier le fait que l’interaction sociale n’est pas qu’une « ressource » de conception mais un « élément » à prendre en compte lors de la conception. 

 

Nous avons le sentiment d’être au début du chemin, tant les organismes, qu’ils soient des entreprises à vocation économique ou des institutions publiques à vocation politique, nous paraissent devoir révolutionner leurs pratiques pour avoir la capacité d’agir efficacement, selon leur mission, dans le cadre d’une écologie du faire-sens. Il manque l’essentiel à une culture des normes sans autres finalité que la normalisation prise comme le but poursuivi.

Parmi ces pistes que nous voulons approfondir, en vue de participer à l’évolution des normes et des moyens éducatifs, il y a indubitablement l’étude de la relation continue des groupes humains avec un langage partagé dont la stabilité et la dynamique sont tout à la fois maîtrisées et ouverts. Il y a aussi le travail essentiel sur la représentation de soi, celle de l’ingénieur, du normalisateur, de l’expert et du juriste rédacteur de la norme publique. Les porteurs de projet privés et publics sont en fait au carrefour d’interactions complexes où la valeur de l’intelligence humaine en situation constitue la pierre angulaire d’un système efficient dans la durée, soit l’inverse même de la machinisation, quand bien même, une part du travail de l’ingénieur consiste à construire des systèmes autonomes. Enfin, une dimension éthique à laquelle, les ingénieurs et les organismes qui les emploient ont tout à gagner à s’y investir pour s’insérer dans leur milieu, tant les promesses de la technicisation nous confrontent à des choix philosophiques et politiques majeurs de coexistence ou de destruction de notre milieu.

L’art de la qualité serait aux interfaces, aux interstices, dans une démarche de coopération des savoirs, à la manière d’une science interstitielle. Et ce pour deux raisons. Il s’agit d’interfacer des disciplines dont les apports sont essentiels à une progression des organisations humaines. Il s’agit de percevoir et embrasser des multiples interfaces entre l’homme au pluriel dans les faits sociaux, le langage et les systèmes dans leurs réalités factuelles dans un milieu naturel situé, donc non-universalisable. La quête de la qualité ouvre une nouvelle ère des progrès techniques, économiques et sociaux, éducatifs. Mais il y a ici une condition : mettre un terme à la culture répressive de la norme instituée par les législateurs et les techno-bureaucraties, au service de leur propre puissance et de celles des acteurs économiques installés qui y voient le moyen de détruire et d’exclure les acteurs porteurs de sens et d’actions ajustées à une qualité située dans l’espace et le temps. La norme pour la norme est destructrice et avilissante, la norme prise dans un processus de connaissance et d’action, c’est partager une quête dynamique d’un sens commun. Et pour ceux qui doutent encore de la valeur du situé, il suffit d’écouter ces jours-ci les experts militaires parlant des caractéristiques techniques des chars qui ont tous été imaginé pour des théâtres d’opération connus, et de ce fait inadaptés à d’autres nombreux théâtres d’opération. Même la technique est exposée à la géographie comme le corps humain.

 

 

 

[1] William Edwards DEMING (1900-1993), statisticien, qualiticien américain dont l’enseignement au Japon dans les années cinquante exercera une influence considérable sur la performance industrielle nipponne puis sur l’économie mondiale.

[2] The W.E. DEMING Institute - PDSA Cycle (1980): https://deming.org/explore/p-d-s-a or Association Française Edwards Deming:  http://fr-deming.org/afed-F54.pdf

[3] Norme ISO 9001 : 2015 – Système de Management de la qualité – Chapitres 7.1.6, Connaissances organisationnelles (de l’organisme) et 7-2 Compétences (de l’organisme). www.iso.org/tc176/sc02/public

[4] Norme IATF 16949 : 2016 – Système de management de la qualité applicable au secteur automobile – mêmes chapitres.

[5] Norme ISO 31000 – Management des Risques – Principes & recommandations (Risk management - Principle & guidelines).

[6] Jean-Hugues BARTHELEMY, 2021, Ego Alter- Dialogues pour l’avenir de la Terre, Paris, Editions Matériologiques p 187.

[7] J.H BARTHELEMY, La société de l’invention – Pour une architectonique de l’Age écologique, op. cit. Le lecteur souhaitant approfondir cet aspect se référerera à l’Introduction puis aux Chapitre V et suivants de cet ouvrage qui a inspiré l’usage des notions de normativité scientifique (Ontologique), économique (Politico-économique) et axiologique (éducative) utilisées dans cet article

[8] On trouve ce type de phrase dans la norme ISO : « terms must be clear and understandable for all targeted people »

[9] Le lecteur se reportera utilement à notre autre article consacré à la métaphore dans ce numéro 45 et à sa partie sur les incidences d’une transposition excessive de la métaphore de l’organisme dans les organisations : La normalisation de la pensée par la métaphore.

[10] Rappelons qu’un système est un ensemble d’éléments interagissant selon des principes et règles décrites dans une théorie : système moléculaire ou solaire et qu’un organisme est un ensemble d’organes constituant un être vivant, le second n’étant pas réductible au premier en l’état des connaissances existantes.

[11] FMEA Handbook Design FMEA – Process FMEA – Supplemental FMEA for Monitoring & System Response – AIAG & VDA - 2019

[12] FMEA Handbook Design FMEA – Process FMEA – Supplemental FMEA for Monitoring & System Response – AIAG & VDA – 2019, p.19

[13] Le 15 avril 1989, W.E. DEMING (1900-1993) écrit à son ami J.M. GOGUE (Président honoraire de l’Association Française Edwards Deming) : « Je crois que le Cycle de Shewhart pour acquérir des connaissances est très utile. Je le nomme le Cycle PDSA. A vrai dire, il ne se trouve pas dans les écrits du Dr. Shewhart, mais je l’ai construit à partir d’idées que j’ai apprises de lui. ». Source :  PCDA : Méfiez-vous des imitations. J.M. GOGUE – 2016 - Association Française Edwards Deming - http://fr-deming.org/

[14] J.M. GOGUE précise dans sa publication : « Etant donné que l’exposé de cette méthode comporte souvent des erreurs, voici la façon dont elle est présentée par Deming dans son dernier livre, dont l’édition française a été publiée en 1996 chez Economica sous le titre Du nouveau en Économie. J’en ai assuré la traduction en accord avec l’auteur. Le sigle a été légèrement modifié pour devenir PDSA (Plan-Do-Study-Act). 

[15] Ingénieur des Mines, il obtient le grade de master en physique corpusculaire en 1961 à l'université de Caen. Il dirige des recherches dans un laboratoire industriel à l’origine des premiers transistors silicium.

[16] Le lecteur intéressé par ces applications peut se référer à l’ouvrage de référence préfacé par J.M. GOGUE : André CHARDONNET et Dominique THIBAUSON, 2003, Le guide du PDCA de Deming – Progrès continu et Management, Editions d’Organisation

[17] Dans ses célèbres 14 recommandations aux dirigeants, Deming mentionne plusieurs dimensions qui soulignent bien son ambition autour du leadership, du développement des compétences, les méthodes servant bien un processus cognitif plus que normatif, soit la qualité porteuse d’un sens économique et social, et non la norme éviscérée du sens. Quelques extraits :

- « R1. Gardez le cap de votre mission en améliorant constamment les produits et les services. Le but d'une entreprise est d'être compétitive, d'attirer des clients et de donner du travail.

- R5. Améliorez constamment tous les processus de planification, de production et de service, ce qui entraînera une réduction des coûts.

- R7. Instituez le leadership, nouvelle manière pour chacun d'exercer son autorité. Le but du leadership est d'aider les hommes et les machines à mieux travailler. Révisez la façon de commander.

- R12. Supprimez les obstacles qui empêchent les employés, les ingénieurs et les cadres d'être fiers de leur travail. ». Cette notion de fierté renvoyant à l’acceptabilité sociale, la non-nuisance et positivement l’utilité dans le respect des parties-prenantes.

[18] Nous faisons référence à l’actualité récente et aux événements qui commencent en 2019 par l’accidents des Boeing 737 Max en date du 10 mars 2019 (vol 302 d'Ethiopian Airlines) et du 29 octobre 2018 (vol Lion Air 610) conduisant à l’arrêt des vols. Le constructeur installe son MCAS (Maneuvering Characteristics Augmentation System) destiné à éviter des décrochages par des interventions automatiques indépendamment des décisions du commandant de vol. Il a pour objectif de sécuriser le profil du vol et d’éviter des décrochages liés à un degré d’inclination excessif de l’appareil relativement à sa vitesse, ce phénomène de cabrage conduisant à la perte de portance. Ce système est introduit du fait de nouveaux moteurs plus lourds et repositionnés qui accroit ce risque de cabrage. Il a pour effet de modifier l’inclinaison en provoquant un piqué. Si le piqué est commandé et maintenu alors que le risque de décrochage est erroné, l’avion est projeté en piqué et s’écrase. Son efficacité est en cause du fait d’une certification très largement déléguée au constructeur qui arbitre en termes d’efficacité économique : délai, coût, risque de retard, livraison, etc. Le bilan atteste d’une erreur d’appréciation sur les buts et fins poursuivies. Rappelons que le coût est estimé à plus de trois milliards de dollars mi-2019, soit l’arrêt des livraisons de plus de cinquante appareils, l’immobilisation et modification des avions en service, les indemnisations et procès des victimes et compagnies. L’arrêt de sa production le 16 décembre 2019 induit des pertes considérables. Les dernières estimations évoquent près de 20 milliards. La commission des transports du Congrès américain conclut dans son rapport de mars 2020 à la production d’un avion jugée : « fondamentalement défectueux et dangereux ». Les critiques soulignent bien l’arbitrage sur les buts et l’efficacité immédiate : 1) les pressions exercées sur les employés de Boeing pour augmenter la cadence de production du MAX au détriment de la sécurité, 2) des présupposés erronés sur des technologies critiques, dont le système anti-décrochage MCAS, 3) des dissimulations d’informations cruciales auprès du régulateur aérien américain et des compagnies clientes et leurs pilotes, 4) des conflits d’intérêts et un jeu d’influence de Boeing sur les institutions.

[19] Monsanto, aujourd’hui disparu et cédé à Bayer a produit des pesticides dont le fameux Roundup, des hormones de croissance à l’origine d’un scandale sanitaire dans les années 80, des semences transgéniques contestées (OGM), le Roundup étant classé dans les produits toxiques, dangereux pour l’homme et pour la reproduction des abeilles, etc.

[20] Walter A. SHEWHART, PhD de l’université de Berkeley, est embauché en 1918 chez Western Electric, une filiale des Bell Telephone Laboratories dont la grande usine, Hawthorne Plant, se trouve dans la banlieue de Chicago. En 1925, il est nommé à la direction technique du groupe, à New-York, avec mission de mettre au point des méthodes d’amélioration de la qualité et de la productivité. En 1931, il publie les résultats de ses travaux : Economic Control of Quality of Manufactured Product (Van Nostrand). En 1939, il énonce sa philosophie dans un livre : Statistical Method from the Viewpoint of Quality Control, édité par William Edwards Deming et publié par le ministère de l’Agriculture. Il fut professeur de statistiques à l’université Rutgers, président de l’American Statistical Association, président de l’Institute of Mathematical Statistics, membre du comité scientifique de l’université de Princeton, et directeur de la collection de statistique mathématique de l’éditeur Wiley and Sons.

[21] Alexis PHILONENKO, 1989, L’école de Marbourg – Cohen, Natorp, Cassirer. Librairie Vrin, p. 32-33

Comment le concept en sa pureté pouvait s’appliquer aux données sensibles toujours imparfaites ? : « C’est à ce problème fondamental écrit Cassirer que s’applique la doctrine du schématisme. Son thème propre est la question concernant la possibilité psychologique du concept en général ». (EP,II,713). On ne résoudra pas ce problème en faisant abstraction dans le donné sensible de toutes les déterminations qui le séparent de la généralité. Au terme de l’abstraction de toutes les particularités il ne resterait plus rien. Il faut alors renverser la position du problème ; nous n’avons pas à « raffiner » une chose, mais à mettre en lumière le processus méthodique par lequel nous la construisons, comme l’explique Kant à propos de l’exemple du nombre 5 (K.d.r.V,A,140). Ces méthodes, Kant les nomme des schèmes. Les schèmes « constituent le procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image » (ibid). Il ne s’agit plus, comme le veut l’empirisme appuyé sur l’abstraction, d’aller par « raffinements » de l’image au concept, mais au contraire de procurer à un concept son image. Ainsi le rapport chose concept est renversé. Cassirer voit là le point fondamental de la pensée kantienne. Nos concepts ne reposent plus sur des images ou des affections mais sur des fonctions (EP, II, 715). »

[22]  Pierre MARCHAIS, 2000, Le processus de connaissance – Unité et déploiement des dynamiques psychiques, de la psychiatrie à l’interdisciplinarité, avec la participation de J.B GRIZE. Paris, Ed. Frison-Roche.

[23] A. HATCHUEL, 2001, Towards Design Theory and expandable rationality: The unfinished program of Herbert Simon. Journal of management and governance, 5(3-4), 260-273. Il est l’auteur de la théorie de C-K pratiquée en milieu industriel qui articule avec beaucoup d’intelligence les connaissances et les concepts, les connaissances étant ici à bien comprendre comme des savoirs authentifiés par une démarche de type expérimental.

[24] Hans Georg GADAMER, Vérité et Méthode, 1976, Paris, Editions du Seuil, p.273

[25] Idem, p.276

[26] John DEWEY, Reconstruction en philosophie, 2014, Paris, Editions Gallimard, p.173

[27] « Cela a créé un climat intellectuel d'irresponsabilité et de négligence. Irresponsabilité, parce que le rationalisme tient pour acquis que les concepts de la raison se suffisent à eux-mêmes et dépassent l'expérience au point que toute confirmation de l'expérience est aussi inutile qu'impossible. Négligence, parce que ce même présupposé rend les hommes désinvoltes en matière d'observations et d'expériences concrètes. » (p.155) J. Dewey explicite ensuite en quoi Kant y a joué selon lui un rôle déterminant : « Les faits ont été tenus à l'écart, ce qui a mené tout droit à l'échec, au malheur et à la guerre. Il n'est de meilleure illustration de la rigidité dogmatique du rationalisme que dans les conséquences de la tentative kantienne de soutènement, à grand renfort de concepts purs, d'une expérience livrée au chaos. Au départ, l’œuvre de Kant était un effort louable pour rabattre les extraordinaires prétentions d'une raison qui se voulait indépendante de l’expérience. Mais en professant que l'entendement se sert de concepts fixes a priori pour imposer une cohérence à l'expérience et donc pour faire connaître des objets, il a favorisé dans la pensée allemande un curieux mépris pour la vivante diversité de l'expérience ainsi qu'une curieuse surestimation des systèmes de l'ordre et de la régularité recherché pour eux-mêmes. » (p.155-156)

[28] En revenant aux sources de l’esprit pragmatique, J. Dewey rappelle comment Bacon oblige à changer de paradigme face aux idéalités logiques : « La logique classique ne pouvait pas être légitimement tenue pour responsable de cette attitude mais bacon avait le sentiment avec raison qu'une logique pour laquelle la technique du savoir n'est autre que la démonstration de vérité déjà approprié par l'esprit émousse l'esprit d'investigation et confine l'esprit aux savoirs traditionnels. » (p.90). Pour bien faire comprendre la rupture épistémologique qui induit une autre relation de l’homme à l’édification du savoir et à son devenir, J. Dewey précise : « Mais sa conviction que la science est une invasion de l'inconnu plutôt qu'une répétition sous une forme logique du déjà connu fait néanmoins de lui le père de l'induction. Le progrès continu du savoir est la seule façon sûre d'empêcher le savoir ancien de dégénérer en doctrines dogmatiques imposées ou de sombrer imperceptiblement dans la superstition et les histoires de bonnes femmes. » (p.91)

[29] Op.cit. p.93-95

[30] Idem, p.298

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